Le spectre de Berthwich

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jacques COLLIN DE PLANCY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La mort a ses mystères.

YOUNG.

 

C’est l’histoire d’une âme qui a pu revenir de l’autre monde pour un peu de temps.

On n’a pas oublié, dans le midi de l’Écosse, le clan redoutable des Laidlaws, qui avaient leur manoir à Craike, près de Berthwich. Quoique vassaux du laird de Buccleuch, ils allaient aux combats sous leur chef particulier, portant toujours le nom de William. On donnait ce nom aux fils aînés de toutes les familles puissantes du clan. Établis sur les frontières de l’Angleterre et de l’Écosse, les Laidlaws avaient des querelles fréquentes avec leurs voisins ; et, dans le moyen âge, les querelles de ce genre se terminaient toujours par la guerre. Dans l’une de ces excursions brutales, le William qui commandait les Laidlaws tua de sa main une femme qui fuyait avec le seul héritier de la famille qu’on venait de massacrer. Quand l’ivresse du combat fut dissipée, le meurtrier, ayant toujours l’image de cette femme devant les yeux, et se rappelant les regards mourants qu’elle avait jetés sur lui, se repentit profondément de son emportement. Il se décida à l’expier dans la retraite et remit à son fils aîné le commandement du clan.

Peu de temps après, comme cet homme s’en revenait d’une promenade solitaire, il aperçut une femme qui, sortant de son château, s’avançait vers lui ; elle avait un enfant dans ses bras. Inquiet à cette vue, il prit un autre chemin ; la dame se détourna et le prit aussi. Il se jeta alors dans un sentier qui séparait deux champs de blé ; la dame, semblant glisser plutôt que marcher, s’y porta également, se présenta devant lui et fit signe qu’elle voulait lui parler. Son visage était celui d’un spectre ; sa poitrine sanglante était ouverte par une profonde blessure ; l’enfant qu’elle portait était mort. Le Laidlaw reconnut ses deux victimes. Aussitôt il s’enveloppa la tête de son plaid et tomba sans mouvement. Ses enfants, qui le cherchaient, ne le trouvèrent là qu’à minuit, le reportèrent à son manoir ; et ce ne fut qu’aux premières lueurs du jour qu’il revint à la vie.

Il raconta ce qu’il avait vu, et ajouta que sa fin était proche, puisqu’il était poursuivi par les âmes des trépassés. Il fit jurer à ses fils, pour eux et leurs descendants, que jamais ils ne porteraient la main ni sur une femme ni sur un enfant, en quelque cas que ce pût être. Il leur fit promettre aussi de faire dire des messes pour lui, dès qu’il ne serait plus ; car l’Écosse alors n’avait pas déserté l’Église catholique.

Comme, dès lors, aussitôt qu’il était seul, il voyait la femme et l’enfant, on ne le quitta plus. Mais ceux qui restaient auprès de lui virent comme lui le double spectre.

Tous sentaient qu’il fallait prier la femme d’expliquer ce qu’elle voulait ; et toutes les langues se glaçaient devant elle. La vieille épouse du Laidlaw eut un jour enfin le courage de demander au spectre le sujet de ses visites obstinées. Il répondit :

– Je vais où l’on m’envoie ; je fais ce qu’on me commande.

La vieille dame reprit en tremblant :

– Avez-vous donc quelque chose à nous annoncer ?

– Oui, répondit le fantôme ; votre époux croit avoir privé d’héritiers les domaines d’Oxnam et de Kail ; mais ils rentreront dans les mains de leurs possesseurs légitimes. Quant à vous, sachez que les Laidlaws, à la quatrième génération, seront chassés des terres qu’ils occupent

– Que la volonté de Dieu soit faite, répliqua la vieille dame. Mais qui l’accomplira ?

– Moi ! ! dit le spectre d’une voix forte en élevant sa main pâle ; et il se retira dans la chambre où couchaient les deux époux, qui n’osèrent plus mettre le pied dans cette chambre, et abandonnèrent bientôt le manoir lui-même 1.

Aucun des Laidlaws n’oublia cette tragique aventure ; aucun ne manqua aux promesses qu’ils avaient tous faites ; et à la quatrième génération tous les Laidlaws furent chassés de leurs terres, comme le spectre l’avait annoncé.

 

 

Jacques COLLIN DE PLANCY,

Légendes de l’autre monde, s. d.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



1 Nous avons recueilli cette histoire du Literary Journal de 1831.

 

 

 

 

 

 

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