La maison de l’expropriation

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Charles COLLINS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

– Il n’y a pas un seul miroir dans toute la maison, monsieur. C’est une lubie particulière de mon maître. Il n’y en a dans aucune des pièces.

C’était une bâtisse sombre et lugubre, qui avait été achetée par la Compagnie dans le but d’agrandir la gare de marchandises. Le montant de l’indemnisation avait été évalué par ce que l’on appelait populairement une « commission d’expropriation », et la maison avait depuis lors été baptisée « La Maison de l’Expropriation ». Elle était ainsi devenue la propriété de la Compagnie ; mais le locataire était resté sur place en attendant le commencement effectif des travaux. Au début, si j’eus l’attention attirée par cette maison, c’est parce qu’elle se trouvait juste en face d’un tas d’énormes poutres qui étaient entreposées près de ce tronçon de la Ligne, et sur lesquelles il m’arrivait de m’asseoir pendant une demi-heure pour me reposer, au cours de mes promenades dans les alentours de Mugby Junction.

Elle était carrée, froide, grisâtre, faite de blocs de pierre mal équarris, et son toit était recouvert de minces plaques de la même pierre. Les fenêtres, peu nombreuses, étaient très petites par rapport à la taille du bâtiment. La large façade, monotone et grise, n’était percée que de quatre fenêtres. La porte d’entrée se trouvait au milieu, il y avait une fenêtre de chaque côté et deux autres à l’unique étage. Tous les stores sans exception étaient perpétuellement baissés et, lorsque la porte était fermée, rien n’indiquait que cette triste bâtisse fût habitée.

Mais la porte ne restait pas toujours fermée. Elle s’ouvrait quelquefois de l’intérieur, dans un grand fracas de verrous et de chaînes, et livrait passage à un homme qui sortait et se tenait un instant sur le seuil, humant l’air comme quelqu’un qui serait habituellement soumis à un rationnement d’oxygène. Trapu et corpulent, il pouvait avoir de cinquante à soixante ans ; ses cheveux étaient coupés beaucoup trop ras et il portait une grande barbe broussailleuse. Enfin, ses yeux brillaient d’une étincelle de bonté qui était fort engageante. Je ne le vis jamais que vêtu d’une redingote brun-vert coupée dans un tissu qui n’était pas du drap, ainsi que d’un gilet et d’un pantalon de couleur claire. Sa chemise s’ornait d’un jabot, détail qui n’allait d’ailleurs pas du tout avec sa barbe, et était cependant continuellement en contact avec elle. Après s’être tenu un court instant sur le pas de sa porte à respirer profondément, ce digne personnage avait coutume de descendre sur la chaussée, de jeter un coup d’œil quasi machinal en direction d’une des fenêtres du haut, puis de traverser vers la réserve de poutres et d’aller s’appuyer sur la barrière qui gardait les voies, pour suivre du regard la Ligne (qui passait juste devant la maison) ; il avait l’air de remplir une tâche qu’il se fût imposée à lui-même, mais dont il n’attendait aucun résultat. Après cela, il retraversait la route et, se retournant sur le seuil pour prendre une dernière bouffée d’air, il disparaissait à nouveau dans la maison, non sans refermer chaînes et verrous, comme s’il n’y avait aucune chance que l’on dût rouvrir la porte avant une semaine au moins. Et pourtant, une demi-heure ne s’était pas écoulée qu’on le revoyait sur la route, humant l’air et longeant la voie du regard comme auparavant.

Je ne mis pas longtemps à trouver le moyen de lier connaissance avec ce remuant personnage. J’appris bientôt que mon ami au jabot était homme de confiance, majordome, valet, factotum et tout ce qui s’ensuit d’un gentleman malade nommé M. Oswald Bisard, qui était récemment venu s’établir dans la maison d’en face. Ma nouvelle connaissance, qui s’appelait Masey, semblait assez disposée à bavarder sur son maître. Ce dernier, semblait-il, était venu s’installer ici en partie pour réduire son personnel – non pas par besoin financier, comme M. Masey s’empressa de préciser, mais parce que le pauvre monsieur avait des raisons particulières de souhaiter peu de domestiques autour de lui –, et en partie aussi afin de vivre près de son vieil ami le Dr Garden, qui était établi dans le voisinage et dont la société et les conseils étaient vitaux pour lui. Cette vie de souffrance de M. Bisard devait, selon toute apparence, ne tenir qu’à un fil. Elle ne cessait de décliner sensiblement, heure après heure. Le domestique parlait déjà de son maître à l’imparfait, me le dépeignant comme un homme jeune, qui n’avait pas plus de trente-cinq ans, avec un visage jeune pour ce qui était des traits et de la conformation, mais qui reflétait une expression dépourvue de toute jeunesse. C’était la caractéristique principale de cet homme : de loin, il faisait beaucoup plus jeune qu’il n’était en réalité, à tel point que les étrangers, à l’époque où il avait encore l’habitude de circuler, le prenaient toujours pour un homme de vingt-sept ou vingt-huit ans, pour changer ensuite d’avis en le voyant de plus près. Le vieux Masey avait une façon bien à lui de résumer les particularités de son maître en une phrase, qu’il répétait vingt fois par jour :

– Il s’appelait Bisard, il était bizarre, il avait même l’air bizarre.

C’est au cours de ma deuxième ou troisième entrevue avec lui que le vieux bonhomme me fit la déclaration par laquelle j’ai commencé ce récit.

– Pas un seul miroir dans toute la maison, avait-il dit, debout à côté de ma poutre et considérant d’un œil pensif la bâtisse en face de nous. Pas un seul.

– Vous voulez sans doute parler des salons ?

– Non, monsieur, je veux dire ni dans les salons, ni dans les chambres à coucher. Vous n’y trouveriez pas un miroir à barbe grand comme votre main.

– Mais comment cela se fait-il ? demandai-je. Pourquoi n’y a-t-il de miroir nulle part ?

– Ah, monsieur ! répliqua Masey, voilà ce à quoi aucun de nous ne peut répondre ! Voilà le mystère ! C’était un caprice de mon maître. Il avait d’étranges lubies, et c’était l’une d’entre elles. C’était un homme facile à vivre, et le meilleur maître que l’on pût souhaiter ; généreux et accommodant, il était toujours prêt à dire un mot aimable, ou même à faire plaisir. Il n’y avait pas une seule maison dans toute la paroisse de Saint Georges (qui était la nôtre avant que nous ne venions vivre ici) où les domestiques eussent davantage de congés, ou fussent mieux nourris ; mais, par contre, il avait ses curieuses façons et ses lubies, comme je les appelle, et entre autres celle-là. Et l’importance qu’il y attachait, monsieur ! poursuivit le vieil homme. La façon dont cette règle devait être poussée jusqu’au bout, chaque fois qu’un nouveau domestique était engagé ! Et les changements que cela a causés dans le personnel ! Quand on engageait quelqu’un, la toute première condition à stipuler était la loi des miroirs. Ça faisait partie de mes attributions d’expliquer la chose autant que c’était possible, avant de prendre à notre service qui que ce soit.

» – Vous verrez, c’est une place agréable, je leur disais, – une table bien garnie, de bons gages, beaucoup de loisirs. Mais il y a une chose à laquelle il faudra vous faire : vous devrez vous passer de miroir pendant tout le temps que vous serez ici. Il n’y en a pas un seul dans toute la maison, et il n’y en aura jamais.

– Mais comment saviez-vous qu’il n’y en aurait jamais ? demandai-je.

– Bon Dieu de bonsoir ! Si vous aviez vu et entendu tout ce que moi j’ai vu et entendu, monsieur, vous n’en douteriez même pas. Pour ne prendre qu’un exemple : je me souviens d’un certain jour où mon maître dut entrer dans la chambre de l’intendante, dans laquelle logeait la cuisinière, pour aller surveiller des transformations qu’on y faisait. Quelle scène ! La cuisinière – c’était une femme très laide, et vaniteuse comme pas deux – avait laissé traîner sur la cheminée un petit morceau de miroir qui pouvait avoir six pouces carrés ; elle l’avait apporté subrepticement et le gardait toujours enfermé dans un tiroir ; mais, cette fois-ci, elle l’avait laissé là parce qu’on l’avait appelée tout à coup pendant qu’elle était en train d’attifer ses cheveux. J’ai vu la glace et je me suis dirigé aussi vite que possible vers la cheminée, mais le maître y est arrivé avant moi : à ce moment-là, tout s’est passé en quelques secondes. Il a jeté un regard perçant dans le miroir, est devenu blanc comme un linge et, s’emparant de la glace, l’a jetée par terre. Elle s’est brisée en mille morceaux, qu’il s’est mis alors à piétiner jusqu’à les réduire en poussière sous ses pieds. Il s’est ensuite enfermé dans sa chambre pour le restant de la journée, non sans m’avoir ordonné de renvoyer la cuisinière sur-le-champ, sans avertissement.

– Comme c’est extraordinaire, dis-je pensivement.

– Ah, monsieur ! continua le vieil homme, c’était pas croyable les ennuis que j’avais avec toutes ces femmes-là. D’abord, quelle difficulté d’en trouver qui acceptent encore la place dans de telles conditions ! « – Quoi ? On n’peut même pas avoir un tout p’tit bout de glace pour s’coiffer ? », qu’elles disaient, et elles s’en allaient malgré les suppléments de gages qu’on leur promettait. Et puis, celles qui prenaient la place, quels mensonges elles inventaient, pour sûr ! Elles prétendaient qu’elles n’avaient pas besoin de se voir dans une glace, qu’elles n’avaient jamais été habituées à employer une glace, et derrière mon dos toutes ces filles avaient leur glace avec elles, cachée là-haut parmi leurs vêtements. Tôt ou tard, elles l’en sortaient et elles la laissaient traîner quelque part (comme la cuisinière), à un endroit où il se pouvait très bien que le maître la voie. Et alors – ces filles-là, monsieur, ça n’a pas de conscience –, quand j’en prenais une sur le fait, elle se tournait vers moi, effrontée comme tout, et me disait : « – Et comment ç’que j’peux savoir si ma raie est au milieu ? » Comme si on n’avait pas tenu compte de ça dans ses gages, que justement ça, elle ne devrait jamais le savoir tant qu’elle vivrait dans cette maison. Toutes vaniteuses, monsieur, et c’étaient toujours les plus laides qui l’étaient le plus. Et il n’y avait pas de fin à leurs ruses. Elles dissimulaient des miroirs dans le couvercle de leur boîte à ouvrage, où c’était quasi impossible pour moi de les trouver, ou bien à l’intérieur de leur livre de cantiques, ou dans leurs livres de recettes, ou encore dans leur boîte à thé. Je me rappelle une fille, une sournoise celle-là, et qui était toute marquée par la petite vérole : elle était toujours en train de lire dans son livre de prières à des moments bizarres. Parfois je me disais qu’elle était drôlement pieuse, mais d’autres fois (selon mon humeur du moment) j’imaginais que ça devait être le service de noces qu’elle étudiait par cœur. Puis un jour, je suis passé derrière elle pour satisfaire ma curiosité et qu’est-ce que je vois ! C’était de nouveau la même histoire : un morceau de miroir, sans cadre, qui était collé à l’intérieur de la couverture avec des bords de feuilles de timbres-poste. Elles avaient de ces trucs ! Il y en avait qui gardaient leur miroir à l’arrière-cuisine ou à la cave à charbon, ou bien qui le confiaient aux servantes de la maison d’à côté ou à la laitière derrière le coin. Mais fallait qu’elles en aient ! Et j’avoue franchement, monsieur, dit le vieil homme en guise de conclusion à ce long discours, que c’était vraiment incommode de ne pas même en avoir un tout petit morceau pour se raser. Au début, j’allais chez le barbier, mais j’ai bientôt abandonné et je me suis décidé à me laisser pousser la barbe, tout comme mon maître ; et aussi, dit Masey en touchant son crâne, à porter les cheveux assez court pour ne jamais devoir me préoccuper d’une raie, ni par-devant ni par-derrière.

Je demeurai quelque temps perdu dans ma perplexité, et regardais fixement mon compagnon. Ma curiosité était fortement mise en éveil et je ressentais un violent désir d’en apprendre davantage.

– Votre maître avait-il un défaut physique particulier, m’enquis-je, à cause duquel il aurait été déprimé de voir son propre reflet ?

– Pas du tout, monsieur, dit le vieil homme. C’était le plus beau gentleman que l’on pût rêver : légèrement délicat d’aspect et rongé par le chagrin, peut-être, et extrêmement pâle de visage. Mais il n’avait pas plus de difformité que vous ou moi, monsieur. Non, monsieur, non, ce n’était rien de tout cela.

– Mais alors, qu’est-ce que c’était ? Qu’est-ce que c’est ? demandai-je désespérément. N’y a-t-il personne qui soit ou ait été au courant des raisons de votre maître ?

– Si, monsieur, dit le vieux bonhomme en tournant les yeux vers la fameuse fenêtre d’en face. Il y a une personne qui connaît tous les secrets de mon maître, y compris celui-là.

– Qui est-ce ?

Le vieil homme se retourna et me regarda d’un œil fixe :

– Le médecin de ce village. Le Dr Garden. Un très vieil ami de mon maître.

– J’aimerais parler à ce monsieur, dis-je sans réfléchir.

– Il est auprès de mon maître pour le moment, répondit Masey. Il va bientôt ressortir et je crois pouvoir dire qu’il répondra à toutes les questions que vous voudrez lui poser.

Il parlait encore, quand la porte de la maison s’ouvrit et livra passage à un gentleman d’âge moyen, grand et mince mais que l’habitude de se pencher avait rendu un peu voûté. Le vieux Masey me quitta prestement : il marmonna quelque chose à propos de prendre les instructions du docteur et traversa rapidement la route. L’homme élancé lui parla très sérieusement pendant une ou deux minutes, sans doute au sujet du malade d’en haut ; puis il me sembla, à en juger par leurs gestes, que j’étais moi-même devenu le sujet de leur conversation. En tout cas, lorsque le vieux Masey se retira dans la maison, le docteur vint vers moi en m’adressant un sourire fort sympathique.

– John Masey me dit que vous vous intéressez au cas de mon pauvre ami, monsieur. Je rentre chez moi : si cela ne vous ennuie pas de faire la route avec moi, je serai heureux de vous éclairer autant qu’il me sera possible.

Je m’empressai de lui présenter mes excuses et mes remerciements, et nous nous mîmes en chemin. Une fois arrivés chez le médecin, nous nous installâmes dans son bureau et je me risquai à l’interroger sur la santé de ce pauvre homme.

– Son état ne s’améliore pas, et il ne s’améliorera jamais, j’en ai bien peur, dit le médecin. Le vieux Masey vous a un peu parlé de cette étrange situation, n’est-ce pas ?

– Oui, un peu, répondis-je. Et il dit que vous êtes au courant de tout.

Le visage du Dr Garden s’emplit de gravité :

– Je ne suis pas au courant de tout. Je sais seulement ce qui se passe lorsqu’il se trouve en présence d’un miroir. Mais pour ce qui est des circonstances qui l’ont amené à être hanté de cette façon, la plus étrange dont j’aie jamais entendu parler, je n’en sais pas plus long que vous.

– Hanté ? répétai-je. De la façon la plus étrange dont vous ayez entendu parler ?

Mon impatience fit sourire le Dr Garden. Il sembla rassembler ses souvenirs et poursuivit :

– J’ai fait la connaissance de M. Oswald Bisard d’une manière fort curieuse. C’était à bord d’un vapeur italien qui nous conduisait de Civitavecchia à Marseille. Nous avions navigué toute la nuit. Au matin, j’étais occupé à me raser dans la cabine lorsque soudain cet homme apparut derrière moi, jeta un bref coup d’œil au petit miroir devant lequel je me trouvais et, sans un mot d’avertissement, l’arracha de son clou et le réduisit en miettes à mes pieds. Son visage avait d’abord blêmi sous le coup de la crise – qui m’avait paru un accès de terreur plutôt que de rage –, mais au bout d’un moment il changea et eut l’air honteux de ce qu’il avait fait. Moi, reprit le docteur de nouveau souriant, j’étais évidemment furibond. J’étais justement en train de me raser la mâchoire inférieure, et il m’avait fait si bien sursauter que je m’étais coupé. En outre, je trouvais cela absolument indigne et insolent, et je le dis au pauvre Bisard en des termes qui me font de la peine quand j’y pense à présent mais qui, je l’espère, étaient excusables à ce moment-là. Quant au coupable lui-même, sa confusion et son remords, une fois sa crise passée, me désarmaient. Il fit appeler le steward et remboursa fort généreusement le dommage qu’il avait causé à la Compagnie ; ce faisant, il expliqua au steward ainsi qu’aux autres passagers qui étaient présents dans la cabine, que tout cela n’avait été qu’un accident. Pour moi, cependant, il eut une autre explication. Peut-être parce que je devais savoir que cela n’avait pas été un accident – peut-être aussi parce qu’il éprouvait réellement le besoin de se confier à quelqu’un ? En tout cas, il m’avoua qu’il avait agi sous l’influence d’une impulsion incontrôlable, un accès qui le prenait quelquefois, disait-il, un peu comme une attaque. Il me pria de lui pardonner et de tâcher de le dissocier personnellement de cette action dont il se sentait profondément honteux. Et il risqua une plaisanterie tout à fait ratée, le pauvre garçon, au sujet de la barbe qu’il portait et qui. disait-il, le rendait vindicatif chaque fois qu’il voyait quelqu’un prendre la peine de se raser. Néanmoins, il ne parla ni d’infirmité ni d’hallucination et, peu après, il me quitta.

» Étant médecin, je ne pus m’empêcher de m’intéresser à ce M. Bisard. Je ne le perdis pas totalement de vue après notre arrivée à Marseille. Je le trouvais d’une compagnie agréable, jusqu’à un certain point ; mais je me heurtais toujours en lui à une sorte de réserve. Il ne parlait jamais de sa vie passée et, en particulier, il ne faisait jamais la moindre allusion à ses voyages ou séjours antérieurs en Italie. Et pourtant, j’étais certain qu’il devait y avoir résidé pendant longtemps : il parlait parfaitement l’italien et semblait bien connaître le pays ; cependant, il détestait en parler.

» Pendant la période que nous avons passée ensemble, il y eut des moments où il était si peu lui-même que moi, qui ai pourtant une assez grande expérience, j’avais presque peur d’être en sa compagnie. Ses attaques étaient d’une violence et d’une soudaineté extrêmes, et elles avaient toutes en commun un détail stupéfiant : elles se déclenchaient chaque fois qu’il se trouvait en face d’un miroir, qui semblait provoquer en lui quelque horrible association d’idées. C’était à un point tel qu’après avoir voyagé avec lui pendant quelque temps, j’en vins à redouter presque autant que lui la vue d’un miroir pendant innocemment à un mur, ou d’une glace de toilette posée sur une coiffeuse.

» Le pauvre Bisard n’était pas toujours affecté de la même façon par les miroirs qu’il voyait. Parfois ils l’emplissaient d’une rage de forcené ; d’autres fois, par contre, ils avaient pour effet de le pétrifier sur place : il restait alors immobile et muet, comme en proie à une catalepsie. Une nuit – les pires choses arrivent toujours la nuit et, plus souvent qu’on ne pense, pendant les nuits d’orage –, nous arrivions dans une petite ville d’un département du centre de l’Auvergne : c’était un endroit peu connu et qui n’était pas desservi par le chemin de fer, mais nous y avions été attirés en partie par ses richesses en antiquités, et en partie par la beauté du paysage. Le temps s’était montré peu clément. La journée avait été morne et brouillée, la chaleur étouffante et le ciel menaçant depuis le matin. Au coucher du soleil, ces menaces furent mises à exécution : l’orage qui avait couvé pendant toute la journée – comme il nous avait semblé, contre le vent – éclata avec une violence absolue, au-dessus de l’endroit où nous logions.

» Certaines personnes d’esprit pratique et de forte constitution nient carrément que les conditions atmosphériques affectent ou puissent affecter les gens, mentalement comme physiquement. Personnellement, je ne suis pas de cette école, tout simplement parce qu’il m’est impossible de croire que les changements atmosphériques, qui ont un tel effet sur les animaux et même sur les objets inanimés, puissent ne pas avoir d’influence sur un système aussi sensible et aussi complexe que la machine humaine. Je crois donc que la perturbation des éléments n’était pas totalement étrangère au fait que, ce soir-là, je me sentais particulièrement nerveux et déprimé. Lorsque mon nouvel ami et moi nous quittâmes pour aller nous coucher, je me sentais moins disposé que jamais à aller dormir. Le tonnerre rebondissait toujours entre les montagnes au milieu desquelles notre auberge était située : par moments il semblait plus proche, par moments beaucoup plus lointain, mais jamais il ne disparaissait complètement pour plus de quelques minutes. Je n’arrivais pas à me débarrasser d’une marée d’idées sinistres qui ne cessait d’envahir mon esprit.

» Il n’est guère nécessaire d’ajouter que je pensais sporadiquement à mon compagnon de voyage, qui était dans la chambre voisine. Son image était presque continuellement devant mes yeux. Il avait été triste et déprimé toute la soirée, et lorsque nous nous étions séparés pour la nuit, il avait eu un regard dont je ne parvenais pas à chasser le souvenir.

» Il y avait une porte entre nos deux chambres et la cloison qui les séparait n’était pas très épaisse ; et cependant, depuis que je l’avais quitté, non seulement je ne l’avais pas entendu se déplacer ou remuer, mais je n’avais même pas perçu le moindre bruit qui témoignât seulement de sa présence. L’humeur dans laquelle j’étais, monsieur, me rendit ce silence intolérable et toutes sortes d’idées stupides m’assaillirent – peut-être était-il mort, peut-être avait-il eu une syncope, que sais-je. N’en pouvant plus, j’allai à la porte et, après avoir écouté très attentivement mais en vain, je finis par frapper, assez fort. Pas de réponse. Je ne me sentais pas capable de supporter plus longtemps cette tension et, sans autre forme de procès, je tournai le bouton de la porte et entrai.

» C’était une grande chambre nue et tellement mal éclairée par une unique bougie qu’il était pratiquement impossible de voir le fond de ses grands coins noirs – sauf lorsqu’il y avait des éclairs. Contre l’un des murs, un petit lit branlant était enveloppé dans des rideaux de coton jaune, suspendus au plafond par un gros anneau de fer. Il n’y avait guère d’autres meubles, sinon une vieille commode qui devait aussi faire usage de table de toilette, car une cuvette, un broc et une serviette s’y trouvaient disposés. Il y avait encore deux vieilles chaises et une coiffeuse. Sur celle-ci, un grand miroir démodé, dans un cadre sculpté.

» Il faut que j’aie vu tout cela, puisque je m’en souviens si bien aujourd’hui, mais je ne comprends pas comment j’ai pu remarquer tant de détails, car j’ai l’impression que dès l’instant où je suis entré dans la pièce, mes sens comme mon esprit furent accaparés par l’horrible personnage qui se dressait immobile au milieu de la chambre vide, face au miroir.

» Quelle vision effroyable ! La lueur blafarde de la bougie posée sur la table éclairait par en dessous le visage de Bisard et projetait (je m’en souviens à présent) son ombre démesurée et noire sur le mur derrière lui et sur le plafond. Il était légèrement penché en avant et s’appuyait des deux mains sur la table, et il plongeait dans le miroir qui lui faisait face un regard d’une atroce fixité. Son visage était couvert de sueur. Ses traits figés et ses lèvres exsangues, dans cette pâle lumière, formaient un spectacle d’horreur, d’une horreur indescriptible. Il était à ce point hébété et perdu qu’il ne remarqua même pas le bruit que je fis, en frappant puis en entrant dans la chambre. Je l’appelai par son nom, à voix haute, et ne réussis même pas à faire frémir son visage.

» Quelle chose épouvantable que cette vaste chambre sombre et vide, ce silence qui était davantage que l’absence de bruit, et au milieu de tout cela, cet homme terrifiant, pétrifié par quelque angoisse inconnue ! Et ce silence, ce calme ! Le tonnerre lui-même s’était tu. Mon cœur se serra d’inquiétude. Mû sans doute par un sentiment instinctif sous l’influence duquel j’agissais comme un automate, je fis quelques pas vers la table, sans bruit, de plus en plus près, et finalement, m’attendant plus ou moins à y découvrir un spectre plus abominable encore que ce que j’avais vu jusqu’à présent, je risquai un regard vers la glace, par-dessus son épaule. Ce faisant, j’effleurai sans le vouloir son bras, très légèrement. À l’instant même, le maléfice qui l’enchaînait – Dieu sait depuis combien de temps ! – fut rompu et il revint à notre monde. D’un geste aussi soudain qu’un bond de tigre, il se tourna alors vers moi et me saisit par le bras.

» Je vous disais tout à l’heure qu’avant de pénétrer dans la chambre de mon ami, je m’étais senti déprimé et nerveux, depuis le début de la soirée. Toutefois, à ce moment-là, la nécessité d’agir devint tellement évidente et mon malaise à moi m’apparut tellement mesquin par rapport à la souffrance qu’endurait cet homme, que je me sentis tout à coup beaucoup mieux. J’avais compris qu’il fallait que je sois fort.

» Le visage qui me faisait face était presque attendrissant. Ces yeux qui scrutaient les miens étaient tellement affolés de terreur, ces lèvres avaient l’air pour ainsi dire tellement muettes. Le malheureux me regarda longuement, puis, sans lâcher mon bras, il tourna la tête, lentement, très lentement. J’avais essayé, sans brusquerie, de l’attirer loin du miroir, mais il n’avait pas voulu bouger et voilà qu’il y plongeait de nouveau son regard, plus fixement que jamais. Je ne pus supporter cela davantage et, usant cette fois de toute la force nécessaire, je l’entraînai peu à peu jusqu’à l’une des chaises qui se trouvaient au pied du lit.

» – Venez ! disais-je – et ma voix, après cet interminable silence, avait une résonance étrangement caverneuse. Venez ! Vous êtes à bout de forces et le mauvais temps vous fait du mal. Ne feriez-vous pas mieux de vous coucher ? Allons, mettez-vous au lit et laissez-moi essayer mes talents de médecin à vous préparer une boisson reconstituante.

» Il me prit la main et posa sur moi un regard brûlant.

» – Je vais mieux, à présent, dit-il enfin, d’une voix mal assurée.

» Mais il continuait à me regarder, de cet air désenchanté. C’était comme s’il avait eu envie de dire ou de faire quelque chose, mais sans arriver à en prendre la décision. Finalement il se leva de la chaise où je l’avais mené et, me faisant signe de le suivre, il traversa la pièce en direction de la coiffeuse et s’arrêta en face du miroir. Son corps tout entier fut secoué d’un violent frisson mais il ne quitta pas sa place. On eût dit qu’il se forçait à aller jusqu’au bout de ce qu’il avait entrepris. Sans détourner les yeux du miroir, il m’appela du geste. J’obéis et allai me placer à son côté.

» – Regardez ! dit-il, presque imperceptiblement. Comme auparavant, il se tenait appuyé des deux mains sur la table et ne pouvait indiquer ce qu’il voulait que d’un mouvement de la tête. Là ! Regardez répétait-il.

» Je fis ce qu’il demandait.

» – Que voyez-vous ? demanda-t-il alors.

» – Ce que je vois ? repris-je, en tâchant de parler aussi gaiement que possible. Et je me mis à décrire le plus fidèlement que je pus le reflet de son propre visage : Je vois un visage extrêmement pâle, des joues creuses...

» – Quoi ! s’écria-t-il, et sa voix était pleine d’une angoisse que je ne compris pas.

» – Des joues creuses, poursuivis-je, et deux grands yeux cernés aux pupilles dilatées.

» Je vis se transformer le reflet de mon ami, tandis que se resserrait encore son étreinte sur mon bras. Je m’interrompis brusquement et le regardai : mais lui ne se tourna pas vers moi. Toujours sans quitter des yeux le miroir, il parut faire un effort immense pour parler.

» – Quoi, parvint-il enfin à articuler, vous – le – voyez – donc aussi ?

» – Voir quoi ? demandai-je précipitamment.

» – Ce visage ! cria-t-il avec horreur. Ce visage, qui – n’est pas le mien – et que – je vois à la place du mien – toujours ! – toujours !

» Ces paroles me coupèrent le souffle. Ces quelques mots fournissaient donc l’explication du mystère – mais quelle explication ! C’était pire, cent fois pire que tout ce que j’avais pu imaginer. Comment ? Cet homme avait-il donc perdu la faculté de voir sa propre image, telle qu’elle était réfléchie dans ce miroir ? Et à la place de son image, il y avait donc celle d’un autre ? Avait-il changé de reflet avec un autre homme ? L’atrocité de cette pensée m’enleva la parole pendant quelques instants – mais bientôt je réalisai combien mon silence devait lui donner une fausse impression.

 » – Non, non ! m’écriai-je dès que je pus parler. Non, mille fois non ! C’est vous que je vois, vous, bien sûr, et rien que vous. C’était votre visage à vous que je cherchais à décrire, pas un autre.

» Il n’avait pas l’air de m’entendre.

» – Mais regardez ! dit-il encore une fois, d’une voix faible et indistincte, en montrant du doigt son reflet dans la glace. Quel visage voyez-vous là ?

» – Eh bien, le vôtre, évidemment. Et j’ajoutai, au bout d’un moment : et vous, qui voyez-vous ?

» Il répondit comme en proie à une transe :

» – Lui – rien que lui – toujours lui ! Il se tut quelques instants puis répéta ces derniers mots dans un cri sonore et terrible : Toujours lui ! Toujours lui !

» Et il s’écroula à mes pieds, sans connaissance.

 

« Je savais quoi faire, à présent. Je me trouvais enfin en présence de quelque chose qu’au moins je comprenais. J’avais avec moi ma trousse habituelle de médicaments et d’ustensiles médicaux, et je fis ce qui s’imposait : tout d’abord pour rétablir mon malheureux patient, ensuite pour lui donner ce dont il avait un tel besoin. Il était gravement atteint et se débattit entre la vie et la mort pendant plusieurs jours. Il m’était impossible de quitter son chevet, en dépit d’affaires urgentes qui me rappelaient à Londres. Lorsqu’il commença à aller mieux, j’envoyai chercher mon domestique en Angleterre, John Masey, en qui j’avais pleine confiance. Je lui expliquai le cas dans les grandes lignes et lui laissai la charge de mon malade ; il devait le ramener ici dès qu’il serait en état de voyager.

» L’horrible scène ne cessait de me hanter. Jour après jour, je revoyais en imagination cet homme dévoué, occupé à détruire avec rage l’innocent miroir qui était la cause immédiate de son martyre, ou au contraire, paralysé en face de l’atroce image qui le pétrifiait. Je me souviens qu’un jour où nous nous arrêtions devant une auberge au bord de la route, je l’avais vu figé dans cet état, en pleine lumière de midi. Il me tournait le dos, j’étais resté à l’observer pendant près d’une demi-heure : il était là sans un geste, sans une parole – on ne le voyait même pas respirer. Je ne suis pas sûr que cette apparition n’était pas plus épouvantable encore en plein jour que lorsque je la vis cette nuit-là, sous les grondements du tonnerre qui roulaient d’une colline à l’autre.

» Une fois que le pauvre Bisard fut rentré à Londres, le fait de pouvoir contrôler en quelque sorte les objets qui devaient l’entourer provoqua une amélioration qu’il n’eût trouvée nulle part ailleurs. Il ne sortait guère que le soir ; mais, à une ou deux occasions, je me promenai avec lui en pleine journée et le vis toujours extrêmement agité chaque fois qu’il fallait passer devant une boutique qui exposait des miroirs à sa devanture.

» Il y a près d’un an à présent que mon malheureux ami m’a suivi dans ce village où je me suis retiré. Depuis quelques mois, il s’affaiblit de jour en jour, et une maladie des poumons s’est déclarée, qui l’a mené à son lit de mort. Je dois ajouter, à ce propos, que John Masey est devenu son fidèle compagnon et ne l’a plus quitté depuis que je les ai amenés à se connaître ; j’ai donc été obligé de me chercher un nouveau domestique.

J’étais sur le point de répondre lorsqu’un bruit de pas se fit entendre au-dehors et, avant que je puisse ouvrir la bouche, le vieux Masey entra dans la pièce avec désordre et précipitation.

– J’étais justement en train de raconter à ce monsieur, dit le docteur sans prendre garde d’abord au visage décomposé du vieux Masey, comment tu m’as abandonné au profit de ton maître actuel.

– Ah, monsieur ! répondit l’homme d’une voix altérée, je crains bien qu’il ne soit plus mon maître pour longtemps !

Le docteur se leva d’un bond.

– Comment ? Son état a empiré ?

– Hélas, monsieur, il est au plus mal, dit le vieil homme.

– Venez avec moi, me dit le docteur, vous pourrez être utile si vous gardez votre calme.

En m’adressant ces paroles, le médecin avait déjà empoigné son chapeau et, quelques minutes plus tard, nous arrivions à « La Maison de l’Expropriation ». L’instant d’après, nous étions introduits dans une chambre obscure du premier étage, et je voyais gisant devant moi, pâle, émacié et apparemment agonisant, l’homme dont je venais à peine d’apprendre l’histoire.

Il était étendu sur le lit, les yeux clos, et j’eus tout loisir d’examiner ses traits. Quelles souffrances n’y lisait-on pas ! Ils étaient réguliers et symétriques, et non dépourvus de beauté : la beauté du raffinement et de la délicatesse suprêmes. De force, point. Peut-être pouvait-on précisément attribuer à cette absence de force les fautes – ou même le crime – qui avaient rendu si misérable l’existence de cet homme. Le crime ? Oui, il ne semblait pas possible qu’un tourment aussi cruel que celui qui l’avait poursuivi pendant toute sa vie lui ait été infligé autrement que pour le châtier d’un méfait. Nous n’allions pas tarder à savoir quel avait été ce méfait.

Il arrive parfois que la seule présence de quelqu’un qui contemple un homme endormi suffise à réveiller celui-ci – je pense même que c’est la règle générale, à moins qu’il ne dorme d’un sommeil particulièrement profond. Ce fut le cas cette fois-ci : comme nous étions en train de le regarder, le malade s’éveilla en sursaut et nous dévisagea. Étendant la main, il agrippa faiblement celle du docteur.

– Qui est-ce ? demanda-t-il ensuite en me montrant du doigt.

– Voulez-vous qu’il s’en aille ? Ce monsieur est partiellement au courant de vos souffrances et il s’intéresse vivement à votre cas ; mais il s’en ira si vous le souhaitez, dit le docteur.

– Non, qu’il reste.

Je m’assis à un endroit d’où, sans être vu, je pourrais à la fois voir et entendre ce qui se passerait. Et j’attendis la suite des évènements. Le Dr Garden et John Masey se tenaient auprès du lit. Il y eut un silence.

– Je voudrais que l’on m’apporte un miroir, dit Bisard, sans un mot de préambule.

Ces mots nous firent sursauter tous les trois.

– Je vais mourir, dit Bisard, ne voulez-vous pas m’accorder cette faveur ?

Le Dr Garden chuchota quelques mots à l’oreille du vieux Masey, et celui-ci quitta la chambre. Il ne tarda pas à revenir – en effet, il n’avait dû aller que jusqu’à la maison voisine – et, à son retour, il avait à la main un miroir dans un cadre ovale. Lorsque le malade le vit, un frisson lui traversa le corps tout entier.

– Dépose-le. N’importe où... pour le moment, dit-il faiblement.

Pas un de nous ne parlait. Je ne crois pas que, dans cette tension, nous aurions seulement été capables de parler si même nous l’avions voulu.

Bisard essaya de se soulever quelque peu.

– Soutenez-moi, dit-il. Je parle difficilement, mais... j’ai quelque chose à dire.

Ils placèrent des oreillers derrière lui afin de redresser son corps et sa tête.

– À présent, j’en ai besoin, dit-il en montrant le miroir. Je veux voir. Il s’interrompit et parut changer d’avis. Il ménageait ses paroles. Je voudrais vous raconter... tout.

Il marqua de nouveau une pause. Puis il eut l’air de fournir un effort considérable et se remit à parler, brusquement.

– J’ai aimé ma femme comme un fou. Je l’adorais – elle s’appelait Lucy. Elle était Anglaise, mais après notre mariage nous avons vécu longtemps à l’étranger – en Italie. Elle aimait ce pays, et moi j’aimais ce qu’elle aimait. Elle aimait aussi le dessin, et je lui trouvai un maître. Un Italien. Je ne vous dirai pas son nom. Nous l’appelions toujours « le Maître ». C’était un homme perfide et insidieux et, sous le couvert de sa profession, il abusa des occasions qui lui étaient données et amena ma femme à l’aimer – à l’aimer.

» Je suis hors d’haleine. Inutile de vous raconter dans le détail comment je les découvris, mais – je les perçai à jour. Nous étions partis en excursion pour faire des croquis lorsque je fis cette découverte. Ma colère me rendit fou et il se trouva près de moi quelqu’un pour aviver ma folie. Ma femme avait une bonne qui, apparemment, avait aussi aimé cet homme – le Maître –, et avait été maltraitée et abandonnée par lui. Elle me raconta tout. Elle avait joué le rôle d’intermédiaire en facilitant entre eux l’échange de correspondance. Elle me dit tout cela un soir, dans une petite ville d’Italie perdue parmi les montagnes.

» – Il est dans sa chambre maintenant, me dit-elle, et il lui écrit.

» Je fus pris d’un accès de démence en entendant ces paroles. Je suis d’un naturel vindicatif – ne l’oubliez pas – et, cette fois, ma soif de vengeance était à son comble. J’étais toujours armé lorsque je voyageais dans ces régions isolées : quand cette femme me dit : « Il écrit à votre femme », je m’emparai de mes pistolets, mû par une impulsion. Je les pris tous les deux, et le souvenir de ce détail m’a toujours apporté un certain réconfort depuis lors : peut-être, à ce moment-là, avais-je une intention loyale à son égard, l’intention de lui proposer un duel. Je ne sais pas exactement ce que je comptais faire. Les mots de cette femme résonnaient dans ma tête. « Il est dans sa chambre à lui, maintenant. Il lui écrit. »

Le malade s’arrêta pour reprendre sa respiration. J’eus l’impression d’attendre une heure, mais ce ne furent sans doute que deux minutes, avant qu’il ne reprenne son histoire.

– Je parvins à m’introduire dans sa chambre à son insu. En effet, il était entièrement absorbé par ce qu’il faisait. Assis à l’unique table de la pièce, il écrivait sur une écritoire de voyage, à la lueur d’une seule bougie. C’était une grossière coiffeuse et – et devant lui – juste devant lui – il y avait – il y avait un miroir. Je me glissai derrière son siège pendant qu’il écrivait à la lumière de sa bougie. Je regardai par-dessus son épaule et lus : « Ma Lucy, mon amour, ma chérie. » J’avais à peine lu ces mots que je pressai la détente du pistolet que j’avais dans la main droite et le tuai – je le tuai – mais, avant de mourir, il leva les yeux – pas vers moi, mais vers mon image dans le miroir et depuis lors son visage – quel visage ! – est toujours là – toujours – et le mien, mon visage à moi – a disparu !

Il se renversa en arrière, épuisé, et nous nous précipitâmes tous, persuadés qu’il devait être mort, tant il était inerte.

Mais il n’avait pas encore rendu l’esprit et il se ranima sous l’influence des stimulants. De temps en temps, il s’efforçait de parler et marmonnait des paroles indistinctes, dont nous ne pouvions pas toujours saisir le sens. Nous comprîmes qu’il avait été jugé par un tribunal italien et déclaré coupable, mais avec de telles circonstances atténuantes que sa peine avait été commuée en un emprisonnement de, si nous avons bien compris, deux ans. Nous ne pûmes entendre ce qu’il disait de sa femme, mais apparemment elle devait être encore en vie, car il confia au docteur qu’il avait prévu une pension alimentaire pour elle dans son testament.

Après avoir terminé son récit, il s’assoupit et sommeilla pendant un peu plus d’une heure. Puis il se réveilla brusquement, tout comme lorsque nous étions entrés dans sa chambre. Il parcourut la chambre d’un regard mal assuré, jusqu’à ce que ses yeux rencontrent le miroir.

– Donnez-le-moi, dit-il précipitamment.

Je remarquai que cette fois il n’eut pas le moindre frisson quand on le lui apporta. Le vieux Masey s’approcha avec le miroir à la main et pleurant comme un enfant, mais le Dr Garden s’avança et s’interposa entre lui et son maître.

– Est-ce raisonnable ? demanda-t-il en prenant la main du pauvre Bisard. Pensez-vous que cela soit bon de revivre ce malheur de votre vie alors qu’elle est si près de son terme ? Le châtiment de votre crime, ajouta-t-il solennellement, a été terrible. Espérons que Dieu, dans sa miséricorde, vous l’épargnera désormais.

Le mourant se souleva dans un ultime effort et leva les yeux vers le médecin, avec une expression qu’aucun d’entre nous n’avait jamais vue sur son visage auparavant.

– Je l’espère, dit-il faiblement, mais il faut que vous me laissiez faire à ma guise – je veux me regarder – une dernière fois – et si je vois ma propre image, je – je pourrai espérer plus fermement encore, – car cela aura été pour moi un signe.

En entendant cela, le Dr Garden s’écarta sans plus un mot et le vieux domestique s’approcha, se pencha doucement et présenta le miroir au regard de son maître. Retenant notre souffle, nous étions tous autour de lui : à ce moment, nous vîmes son visage s’épanouir dans une telle extase que plus aucun doute ne put subsister. Le visage qui l’avait hanté pendant si longtemps avait, sa dernière heure venue, disparu.

 

 

Charles COLLINS, La maison de l’expropriation.

 

Recueilli dans L’Angleterre fantastique, de De Foe à Wells,

anthologie établie et présentée par Jacques van Herp, Marabout, 1974.

 

 

 

 

 

 

 

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