Le voyage de Charles le Chauve dans l’autre monde

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jacques COLLIN DE PLANCY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les âmes dans le purgatoire n’ont que la peine.

La coulpe a été effacée par le repentir.

STE CATHERINE DE GÊNES.

 

Charles le Chauve, petit-fils dégénéré de Charlemagne, pendant trente-sept ans roi des Français, qui l’estimaient peu, empereur d’Occident pendant les deux dernières années de sa vie, était un prince qui mêlait à un grand respect pour la religion et l’Église bien des défauts et même des vices. Nous n’avons pas à le juger ici. Nous ne le citons que pour son voyage aux lieux inférieurs, aventure dont il a lui-même écrit et publié la relation.

« La nuit sainte d’un dimanche, dit-il, au retour des matines, comme j’allais me reposer et me livrer au sommeil, une voix terrible vint tout à coup frapper mes oreilles.

» – Charles, disait cette voix, ton esprit va sortir de ton corps ; tu viendras et tu verras les jugements de Dieu, qui te serviront de préservatif ou de présage. Ton esprit néanmoins te sera rendu ensuite.

» À l’instant, je fus ravi en esprit ; celui qui venait de me parler parut devant moi ; il était vêtu de blanc et tenait à la main une pelote de fil, qui jetait une grande lumière. Il la délia et, m’en présentant le bout, il me dit : – Prends ce fil ; attache-le au pouce de ta main droite et suis-moi au séjour des peines.

» Aussitôt, il marcha devant moi avec une extrême vitesse et me conduisit dans des vallées profondes, pleines de feux et de puits ardents où bouillonnaient la poix, la cire, le soufre et le plomb. Là je trouvai plusieurs des gouverneurs et des officiers de mon père et de mes oncles. Je leur demandai avec effroi la cause des tourments cruels qu’ils subissaient ; ils me répondirent :

» – Nous avons servi ton père et tes oncles. Mais au lieu de leur recommander la paix et l’union, comme c’était notre devoir, nous avons semé entre eux le trouble et la discorde. C’est pourquoi nous souffrons ici avec les meurtriers et les brigands ; et ceux qui autour de toi nous imitent viendront comme nous dans ces feux. »

On voit que, dans ce voyage, Charles le Chauve débute par l’enfer.

« Pendant que j’écoutais en tremblant ces paroles, continue-t-il, de noirs et affreux démons vinrent à moi en hurlant. Ils tenaient dans leurs griffes des crocs de fer avec lesquels ils cherchaient à m’enlever le fil que j’avais à la main ; mais l’extrême lumière qu’il jetait les empêchait de le saisir.

» Comme je m’éloignais, précédé de mon guide, je vis avec terreur que ces démons me suivaient et s’efforçaient de m’accrocher par derrière pour me jeter dans un de ces puits de soufre embrasé. Celui qui me conduisait mit obstacle à leurs desseins en m’entourant les épaules du fil lumineux dont il tenait la pelote. Nous montâmes alors sur de grands rochers, d’où sortaient des ruisseaux de feu, qui faisaient fondre et bouillir toutes sortes de métaux. Je rencontrai là une multitude d’âmes en peine, parmi lesquelles beaucoup de serviteurs de mon père et de mes frères étaient plongés dans ces bains ardents, les uns jusqu’au menton, les autres à mi-corps. Ceux-là s’écrièrent en me reconnaissant : – Hélas ! quand nous vivions là-haut, nous n’avons pas reculé devant le meurtre et les rapines ; nous avons semé la division et le trouble entre votre père, votre frère et vous. Voilà pourquoi nous sommes ici tourmentés.

» Tandis que je gémissais sur eux, j’entendis derrière moi des voix qui criaient : – Aux grands coupables les grands tourments !

» Je vis alors sur les rives du fleuve de feu des serpents et des scorpions monstrueux et de grands dragons acharnés aux damnés ; quelques-uns s’écriaient en me regardant : – Hélas ! Charles, tu vois quelles tortures punissent ici notre malice, notre orgueil et nos perfidies !

» J’étais ému de compassion ; et, dans mon trouble, je ne m’apercevais pas que d’affreux dragons s’élançaient sur moi, ouvrant d’énormes gueules pour me dévorer. Mon guide redoubla trois fois le cordon lumineux qui me protégeait, et son vif éclat leur fit rebrousser chemin.

» Nous descendîmes de là dans une vallée obscure et ténébreuse (le purgatoire sans doute), à l’extrémité de laquelle j’aperçus une colline tellement lumineuse, splendide et ravissante (sans doute l’avenue du paradis) que je ne saurais en exprimer la beauté délectable.

» En parcourant la vallée ténébreuse, je vis des rois de ma famille qui expiaient, moins durement que ceux que je venais de quitter ; je craignis pourtant d’être retenu avec eux par des géants qui présidaient là. Mais on me laissa passer ; et les ombres de la vallée se blanchissant peu à peu, je vis deux fontaines, l’une trouble et très chaude, l’autre tiède et claire, et près de ces fontaines deux cuves. Je m’en approchai, et je vis dans la cuve d’eau chaude mon père Louis le Débonnaire, plongé jusqu’aux cuisses. Quoique triste et souffrant, il me rassura et me dit :

» – Mon fils Charles, ne craignez point ; je sais que bientôt votre esprit retournera dans votre corps. Dieu a permis que vous vinssiez ici afin de juger quels péchés on expie en ces lieux, et comment on les expie. Je suis, pour mes fautes, alternativement un jour dans cette cuve d’eau bouillante et un jour dans cette autre qui n’est que de l’eau douce. C’est un soulagement que je dois aux prières de saint Pierre, de saint Denis et de saint Remi, protecteurs de notre maison. Et vous pouvez avec nos fidèles évêques et tout l’ordre ecclésiastique me délivrer de la cuve bouillante, par des prières et des aumônes. Lothaire et Louis ont été déjà exemptés ainsi du reste de leurs peines ; ils jouissent à présent des délices du paradis.

» Charles, ajouta-t-il, regardez à votre gauche. J’obéis, et je vis deux grandes cuves remplies d’eau bouillante. Voilà ce qui vous attend, continua-t-il, si vous ne vous corrigez et ne faites pénitence de vos fautes.

» Je frémissais d’horreur. Mais mon guide me fit partir de là et me conduisit vers le côté lumineux du vallon, où commence la splendeur du paradis. Je n’avais pas marché longtemps quand je vis Lothaire et Louis assis dans la gloire sur des trônes de topaze et couronnés de riches diadèmes. À peine Lothaire m’eut-il aperçu qu’il m’appela et me dit :

» – Charles, qui êtes mon troisième successeur dans l’empire d’Occident 1, approchez. Je sais que vous avez passé par le lieu de supplices et de peines où est votre père ; mais la miséricorde de Dieu l’en délivrera bientôt, ainsi que notre frère, par l’intercession des saints patrons de la nation des Francs. Sans eux depuis longtemps déjà notre race aurait cessé de régner. Or, apprenez que la puissance de l’Empire vous sera enlevée avant peu, et que vous mourrez en même temps.

» Louis alors se tournant vers moi (c’est Louis II) me dit : – L’Empire que vous possédez jusqu’ici doit passer incessamment à Louis, fils de ma fille.

» Alors il me sembla que je voyais ce petit Louis ; et Lothaire me dit : – Tel était l’enfant que Notre-Seigneur plaça au milieu de ses disciples, en leur disant : C’est à ceux-là qu’appartient le royaume des cieux. Rends-lui donc la puissance de l’Empire en lui remettant le fil lumineux qui est dans ta main.

» Sur-le-champ, je le dénouai de mon pouce et le donnai à l’enfant, qui devint aussitôt possesseur de tout le peloton, et en même temps éclatant de lumière. À cet aspect, mon esprit retourna dans mon corps, épuisé d’émotions, de lassitudes et d’épouvantes.

» Ainsi, tous, vous devez savoir que l’Empire appartiendra à cet enfant ; Dieu le lui a destiné, et quoi qu’on fasse, quand je serai passé à une autre vie, le Seigneur exécutera ce que je vous annonce, lui dont la puissance s’étend dans tous les siècles sur les vivants et les morts. Amen. »

Cette pièce, intitulée Visio Caroli Calvi de locis pœnarim et felicitate justorum, et dont Lenglet-Dufresnoy a publié le texte dans son Traité des apparitions, n’est pas autre chose qu’une brochure politique, faite sous le nom de Charles le Chauve, dans l’intérêt de ce petit Louis, fils d’Ermangarde, fille de Louis II (deuxième dans la série des empereurs et non dans celle des rois de France), et de Boson, qui fondait le royaume d’Arles. Il prit le nom de Louis III, comme empereur d’Occident ; mais son règne ne fut qu’un triste interrègne de trois ou quatre ans.

Nous n’ajoutons ces notes que pour montrer que la prédiction qui termine le récit de Charles le Chauve a dû être imaginée, puisqu’elle n’a pas eu le moindre accomplissement. Toutefois, la vision de Charles le Chauve nous peint les idées qu’on avait de l’autre monde au neuvième siècle.

 

 

Jacques COLLIN DE PLANCY,

Légendes de l’autre monde, s. d.

 

 

 

 

 



1 À Charlemagne, empereur, succéda Louis le Débonnaire, à Louis le Débonnaire, son fils Lothaire, à Lothaire, Louis II, son fils, à Louis II, Charles le Chauve, fils de Louis le Débonnaire, d’un second lit.

 

 

 

 

 

 

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