L’écu de six livres

 

 

LA bonté, c’est le fond de toute âme française.

 

À la fin de l’an mil sept cent quatre-vingt-treize,

Quand le pays était ivre de sang et fou

Et quand chaque buisson de Vendée et d’Anjou

Pour les républicains cachait une embuscade,

Douze ou quinze soldats d’une demi-brigade

De Mayençais, ployant sous le sac, éreintés

Par une longue marche en des chemins crottés,

Arrivèrent, le soir, dans un petit village.

Il faisait froid. Le rouge et sinistre sillage

Du soleil disparu s’éteignait dans le ciel ;

Et c’était justement la veille de Noël.

 

Noël ! Nul ne pensait au jour de fête, certes.

Quel accueil ! Les maisons étaient toutes désertes,

Car, sachant que les Bleus arrivaient aujourd’hui,

Les habitants remplis de terreur avaient fui ;

Et tous ces logis clos, cette église fermée,

Ces toits d’où ne sortait nul filet de fumée,

À ces pauvres soldats, dans leur propre pays,

Disaient qu’ils faisaient peur et qu’ils étaient haïs.

 

Mon Dieu, préservez-nous de la guerre civile !

 

Au petit peloton, l’arme au pied, immobile,

Le sergent, beau jeune homme au regard sérieux,

Dit alors :

                  – Mes amis, logez-vous pour le mieux.

 

Sous quelques coups de crosse une porte voisine

Tomba. Bientôt le feu brilla dans la cuisine

Et les hommes contents de sécher leurs habits

Firent la soupe avec le lard et les pains bis

Qu’ils avaient apportés au bout des baïonnettes.

 

Cependant, avec des allures inquiètes

Et suivi par un vieux caporal chevronné,

Le sergent visitait le bourg abandonné,

Quand la vitre d’une humble et croulante chaumière

S’éclaira, devant lui, d’une faible lumière.

– Ils ne se sont donc pas tous sauvés devant nous

Comme devant la peste en ce pays de loups,

Dit-il.

           L’autre reprit :

                                     – Entrons, et qu’on s’explique.

Nous leur ferons crier : « Vive la République ! »

À ceux-là qui n’ont pas encore décampé...

Entrons.

                On leur ouvrit dès qu’ils eurent frappé ;

Et sur le seuil parut une petite fille,

Pieds nus dans des sabots, et la jupe en guenille.

Elle portait, avec un geste maternel

Et touchant qui semblait chez elle habituel,

Un gros enfant dormant sur sa chétive épaule.

 

– Avoir affaire à ces marmots, ce n’est pas drôle,

Dit le sergent de qui l’humeur se dissipa.

Réponds, petite !... Où donc sont maman et papa ?

 

Elle leva les yeux sur lui, triste et naïve,

Puis elle répondit de cette voix plaintive

Que donne la misère aux pauvres paysans :

 

– La mère ?... Mais elle est morte depuis deux ans,

Quand elle m’a donné Jacques, mon petit frère.

 

– Eh bien ! fit le jeune homme un peu troublé, le père

À tous les deux ?... Je veux le voir s’il est ici.

 

Mais l’enfant murmura :

                                           – Le père est mort aussi.

 

Ce soldat, en ce temps d’effroyables tueries,

Avait pourtant gardé sous ses buffleteries

Un bon cœur qui se mit à battre un peu plus fort.

Il demanda :

                       – Quand donc et comment est-il mort ?...

Te fais-je peur ?... Pourquoi trembler ? Pourquoi te taire ?

 

Non, il n’avait pas l’air méchant, ce militaire.

Au deuil des orphelins il semblait compatir.

Elle fit son aveu, ne sachant pas mentir,

Mais tout bas, en ses noirs souvenirs absorbée :

 

– Tous les gars, pour partir avec monsieur d’Elbée,

Ont pris leur canardière et leur grand chapelet...

Et notre père est mort au combat de Cholet.

 

Alors, le caporal, sans-culotte féroce,

Frappa brutalement le sol avec la crosse

De son fusil et, d’un ton bourru, grommela :

 

– Vas-tu pas t’attendrir sur ces louveteaux-là ?...

Viens... Nous perdons du temps à leurs jérémiades.

 

– Non, mon vieux. Va souper avec les camarades.

Mais moi, je reste, étant en pays dangereux,

Auprès de ces enfants... J’en saurai long par eux...

La petite – tu vois – répond comme à l’école.

 

Le caporal s’en fut, sifflant la Carmagnole,

Et le sous-officier entra dans la maison.

 

Ayant dans un berceau mis le petit garçon,

La fillette alluma le bois sec et la paille

Pour faire une flambée, et, contre la muraille,

Le soldat déposa son fusil doucement.

Car elle lui faisait pitié, décidément,

La pauvre mère-enfant, la petite « suspecte ».

 

Dans ce triste logis qu’une chandelle infecte

Éclairait, que de jours de chagrin, longs et froids,

Devait avoir comptés la vieille horloge à poids !

Bien rarement le feu devait briller dans l’âtre.

Un crucifix de cuivre, une Vierge de plâtre

Étaient de ces enfants les deux seuls compagnons.

Aux solives pendaient quelques bottes d’oignons.

Sur l’antique buffet bruni par la fumée,

La miche de pain noir était très entamée.

L’humidité suintait sur tous les murs. Enfin,

Tout exprimait ici la détresse et la faim.

 

La petite, selon l’usage charitable,

Mit cidre et pain devant le sergent, sur la table.

Il la considérait et souffrait de la voir,

Tout en accomplissant l’hospitalier devoir,

Marcher en lourds sabots, frissonner sous sa loque.

Cet homme de vingt ans était de son époque.

La démence d’alors le marquait de son sceau,

Plus de Dieu ! Plus de rois ! Il avait lu Rousseau.

La Révolution – c’était sa foi profonde –

Allait faire bientôt triompher dans le monde

Le bonheur, la justice et la fraternité.

Admirant, sur son char, l’idole Liberté,

Sourd aux râles de mort de tous ceux qu’il écrase,

Il courait, le front haut et les yeux en extase,

Vers un rêve trompeur, vers un idéal faux,

Sans voir ses pieds souillés du sang des échafauds.

Pourtant, ce soir, un doute en sa pensée intime

Avait surgi devant l’innocente victime

De la guerre civile et des horreurs du temps ;

Et la maigre orpheline aux membres grelottants

Qui réunissait là tant de malheurs en elle,

Évoquait devant lui la misère éternelle.

 

Avec bonté, le jeune homme l’interrogea.

 

En cet hôte si doux confiante déjà,

Elle conta sa vie auprès du petit Jacques.

Elle n’aurait dix ans que l’an prochain, à Pâques.

Si jeune et pas robuste, elle avait bien du mal ;

Mais on mangeait du pain, et c’est le principal.

Quel dur hiver pourtant ! La chaumière s’écroule.

Dans le courtil tout est gelé. Pas une poule

N’a pondu d’œufs... Et qu’il fait froid dans le lavoir !...

Pour gagner quelques sous, elle pourrait, le soir,

Manier ses fuseaux, faire de la dentelle,

Pour Alençon, mais c’est par trop cher, la chandelle !

Cependant elle n’est pas ingrate envers Dieu.

Les voisins, bonnes gens, la secourent un peu ;

Sans eux, on n’aurait pas, des fois, mangé la soupe.

Mais voilà qu’ils ont fui, par crainte de la troupe.

S’ils ne reviennent pas, peut-être que demain

Il lui faudra, tenant son frère par la main

Et marchant dans la boue et dans les feuilles mortes,

Errer par les chemins et mendier aux portes.

 

Le soldat écouta ce douloureux discours,

Le cœur serré, l’œil sombre :

 

                                                   – Il y aura toujours

Des pauvres, j’en ai peur, gronda-t-il à voix basse...

Allons, va te coucher, car tu parais bien lasse.

Moi, je vais boire un coup et manger un morceau.

 

Elle prit le petit garçon dans son berceau.

 

– À votre aise, dit-elle. Il vaut mieux, moi, que j’aille

Au grenier. Nous aurons, tous deux, chaud dans la paille.

Bonsoir... Le lit est là, si le cœur vous en dit.

 

Mais avant de partir, sans lâcher le petit,

Devant cet étranger que l’acte allait surprendre,

Elle ôta ses sabots et les mit dans la cendre.

 

– Petite, que fais-tu ?

                                      – Mais c’est demain Noël,

Et, cette nuit, Jésus, en descendant du ciel,

Va mettre ici pour moi son cadeau, j’en suis sûre.

 

Le soldat regarda la rustique chaussure

Posée auprès du feu presque éteint, puis haussa

Les épaules.

 

                        – Vraiment, tu crois encore à ça ?

 

– Mais oui, j’y crois et j’y croirai toujours, j’espère.

Car tous les ans et l’an passé, lorsque mon père

Était là, j’eus toujours un jouet, un bonbon.

Aussi – je suis si pauvre et Jésus est si bon ! –

Je crois bien, cette fois, – faut-il que je le dise ? –

Que Noël va me faire une belle surprise.

 

Et l’enfant s’en alla, portant son gros garçon.

 

Le soldat avait vu la Déesse Raison,

En plein Paris, portée en triomphe, naguère,

Sous les traits d’une fille effrontée et vulgaire,

Avec écharpe rouge et bonnet phrygien.

Il l’avait applaudie et ne croyait à rien.

Mais devant ces sabots et cette cheminée,

Quand il fut seul, il eut l’âme tout étonnée

De trouver naturel l’acte de foi naïf

De l’orpheline. Alors, par un geste instinctif,

– Lui, le Bleu, le soldat de Kléber et de Hoche ! –

Avec la larme à l’œil, il tira de sa poche

Un gros écu d’argent de six livres, orné

D’un lourd profil, celui du roi guillotiné.

Six livres ! De l’argent brillant comme la lune !

En ce temps d’assignats, c’était une fortune.

Pour lui, c’était du vin, du tabac, du plaisir.

Ce trésor, allait-il vraiment s’en dessaisir ?...

Non !

           Il prit son fusil pour partir.

                                                          Mais la lutte

Dura dans ce cœur d’or à peine une minute,

Et se penchant, – ses yeux mouillés étaient bien beaux ! –

Il posa son écu dans l’un des deux sabots.

 

– Je suis pour la Raison et pour l’Indivisible,

Dit-il, et ces enfants sont suspects, c’est possible.

Mais on les abandonne... Ils vont manquer de pain...

C’est pourtant singulier que moi, le jacobin,

Ce soir, pour remplacer l’Enfant-Jésus, je vienne...

Mais tant pis si, demain matin, la Vendéenne

S’imagine trouver, en allumant le feu,

Ce portrait du tyran donné par le Bon Dieu.

 

 

 

François COPPÉE,

Poésies complètes, 1925.

 

 

 

 

 

 

 

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