Le jugement de l’épée

 

 

Quand Guntz Tête-de-Fer revint de Palestine,

Une nuit qu’il veillait, couché sous la courtine,

Près de sa femme Hilda, fille de Suénon,

Il l’entendit, tout bas, en rêve, dire un nom,

Un nom d’homme, celui du voisin de sa terre.

Guntz est jaloux : il croit son épouse adultère,

Va prendre son épée et la tire à demi.

Mais, devant la candeur de ce front endormi,

Qui repose, parmi la chevelure brune,

Et que vient effleurer un doux rayon de lune,

Il s’arrête, il hésite ; et le rude seigneur

Sent son amour en lui plus fort que son honneur.

Son oreille pourtant ne peut s’être trompée.

– Guntz voulut prendre alors conseil de son épée,

Celle que ses aïeux portaient de père en fils.

Il la déposa donc devant le crucifix,

Sur le prie-Dieu, sortie à moitié de sa gaine,

Et lui dit :

                « Mon épée, ô ma bonne Africaine !

Toi que j’ai retrempée au sang du Sarrasin,

Qu’en dis-tu ? « Mon épouse a nommé le voisin

Dans son rêve ; et je crois qu’elle m’est infidèle,

Mais je n’en suis pas sûr. Dis, que penses-tu d’elle ?

Je connais ton horreur de toute trahison

Et puis te confier l’honneur de ma maison ;

Ton clair regard d’acier, amie, est seul capable

De lire dans cette âme innocente ou coupable ;

Tu ne voudrais pas voir dormir auprès de moi

Une femme moins pure et moins fière que toi.

Pour que je lui pardonne ou qu’elle soit frappée,

Juge-la donc. »

                        Alors, la noble et juste épée,

Qui savait que, malgré qu’elle eût le cœur touché,

Hilda n’avait jamais accompli le péché

Avec le chevalier qu’elle nommait en songe,

La généreuse épée, exempte de mensonge,

Ne voulut pas que Guntz agît comme un bourreau,

Et, brusque, elle rentra d’elle-même au fourreau.

 

 

 

François COPPÉE,

Les récits et les élégies, 1878.

 

 

 

 

 

 

 

 

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