Une crèche à la page

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Rose DARDENNES

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Qu’en penses-tu, Michel ?

– Qu’en dis-tu, Nicolas ?

– Parle aussi, toi, Luc... »

Parler ?... Souvent, la chose est aisée aux trois garçons. Aujourd’hui, elle leur semble terriblement difficile : ils voudraient exprimer des choses... des choses qui ne sont pas faciles à dire. Alors, ils se taisent ; ils réfléchissent et concluent seulement :

« Il faut que ça finisse ! »

De mémoire d’homme, il y eût des frottements durs entre les Têtembois-de-la-ville et les Têtembois-de-la-terre. Ceux de la ville éclaboussaient les cousins paysans de leurs toilettes et de leur argent, de leur fin parler, de leur confort et de leur mépris pour cette allure de rustauds endimanchés qu’ils promenaient sur les trottoirs de la ville, les jours de marché. Ceux de la terre se moquaient un brin des cousins citadins qui ne distinguaient pas une poule d’un coq, et pour un peu de boue poussaient des cris de pintade effarouchée ; surtout, ils ne leur pardonnaient pas de compter pour abêtissant leur rude labeur, et de les tenir pour rustres, parce qu’ils n’avaient point appris à débiter joliment des inutilités et des menteries. À chaque rencontre, cela faisait des étincelles ; aussi, les rencontres s’espacèrent de plus en plus : hier, on en était à l’échange d’une carte au jour de l’an... Mais le chômage survint, et se compliqua de la maladie, chez les Têtembois-de-la-ville, qui se firent « tout miel » avec les Têtembois-de-la-terre : « Cousin par-ci... Cousine par-là... Comment allez-vous ?... Quelle joie de vous revoir !... Dites donc ?... le petit a besoin de grand air et de bonne nourriture ; nous avions pensé que, peut-être... »

Les Têtembois-de-la-terre suivaient le manège d’un œil amusé. Tiens ! tiens ! Ça sert donc à quelque chose, ces paysans ? On échangea des mots acides ; et cela finit très mal.

Mais Luc, Michel et Nicolas Têtembois-de-la-terre se demandent par quel bout cet esprit « revanchard » peut bien s’accorder avec la Loi de Jésus qui dit de s’aimer tous comme des frères. Et, ne trouvant vraiment pas, ils concluent :

« Il faut que ça finisse ! »

Mais comment faire finir « ça » ?

« Où donc sont les gamins ?

– Dans la chambre, à déménager la crèche.

– Déménager la crèche ? C’est pas encore le temps, la Marie. Tu veux dire qu’ils y installent les Rois-Mages, sans doute ?

– Oh ! j’sais point, moi. Mais ils y sont d’puis l’matin, avec des airs de conspirateurs... »

Ils ont même demandé à Maman de ne pas venir voir avant que ce soit fini ; le mystère intrigue fort Maman... et même Papa...

« Tu crois, la Marie, qu’faut les laisser bricoler ça sans y voir ?

– C’est une surprise, qu’y-z-ont dit... »

Si Papa et Maman Têtembois-de-la-terre savaient ce qui se passe dans la chambre, ils seraient encore plus intrigués. Luc, Michel et Nicolas dessinent, découpent, collent, clouent et calligraphient... Cela n’a rien d’extraordinaire ; l’étonnant, c’est qu’ils prient en travaillant :

« Prête-moi tes ciseaux, Michel...

– Tiens... Je vous salue, Marie, pleine de grâce...

– Sainte Marie, Mère de Dieu, priez pour nous, maintenant...

– Oui, c’est « maintenant » qu’elle doit prier pour nous, la maman du ciel...

– C’est surtout ce soir... Je vous salue, Marie, pleine de grâce...

– Priez pour nous... maintenant... et ce soir... quand Papa et Maman verront. »

Le murmure de leurs « ave » se mêle au crissement des ciseaux et au toc-toc des marteaux... Les petits Têtembois ne sont pourtant ni des moines ni des saints. Je vous assure !...

Leur cervelle déborde toujours d’idées désopilantes et leurs jambes nerveuses ont du mal à rester en place pendant le catéchisme ; mais aujourd’hui, ils ont décidé de frapper un grand coup ; et ils sentent le besoin de « mettre la Sainte Vierge avec eux ».

« Dis donc, elle sera peut-être fâchée, la Sainte Vierge, qu’on la retire de la crèche :

– Bêta, va ! On ne la retire pas : on la met à la mode d’à présent, tiens ! »

Et crac-crac-crac... les ciseaux s’activent... Et pan-pan-pan, répondent les marteaux...

« C’est fou, fou, fou ! » souffle le diable qui n’est pas content.

« Que non, non, non ! » répliquent les petits gars.

« Je vous salue, Marie...

– Priez bien pour nous... »

« Marie ?... Eh, Marie ?... Écoute voir... »

Papa Têtembois a l’air tout drôle... Si ses petits gars le voyaient, ils se douteraient de quelque chose... Mais ils ne peuvent le voir : ils sont au catéchisme... Ils sont partis en fermant soigneusement la porte de la chambre... Mais Papa est venu tout doucement l’entrouvrir... il a jeté un coup d’œil... puis deux... puis tout d’un coup il est entré :

« Faut que j’aille voir ça ! »

Il n’en voulait pas croire ses yeux... Alors, il a appelé la Maman, pour qu’elle regardât aussi... Et maintenant, ils sont tous les deux devant la crèche. La même crèche qu’hier, avec les rochers et le sentier de mousse... Mais les personnages ont changé : le cousin Têtembois-de-la-ville a pris la place de saint Joseph, et la Sainte Vierge est remplacée par la cousine !... Le Petit Jésus Lui-même est parti, avec son auge de paille : à la place, il y a les trois petits cousins Têtembois-de-la-ville, à table devant des assiettes vides... Les bergers, le bœuf et l’âne ont déserté cette salle à manger de ville ; et les Rois-Mages qui étaient en route, chargés de présents, sur le chemin de mousse, se sont effacés devant Luc, Michel et Nicolas Têtembois-de-la-terre qui poussent une brouette vers cette extraordinaire crèche...

Et, sur leur brouette, il y a trois petits billets soigneusement pliés. L’un dit : « Je donne au Petit Jésus les pommes de mon goûter d’une semaine. »

L’autre annonce :

« Le beurre de ma tartine pendant huit jours. »

Et le troisième promet :

« Mon beau lapin blanc »...

Sans doute ces choses eussent été réellement sur la brouette si celle-ci n’avait été si petite, petite, à la mesure des photographies dans lesquelles les trois garçons avaient découpé les personnages de leur crèche « à la mode d’à présent ».

Papa et Maman Têtembois-de-la-terre restent tout ébahis à la vue de la famille Têtembois-de-la-ville, surgie dans la crèche à la place de la Sainte Famille...

« Qu’est-ce ça signifie, la Marie ?

– T’en as point une ’tite idée, le Père ?... »

Peut-être bien qu’ils en ont tous deux une « ’tite idée »... car leurs cœurs sont drôlement retournés... Et, quand ils voient la banderole que tendent les anges au-dessus de cette crèche moderne, ils comprennent tout à fait. Les anges de cette année-là ne chantent plus « la paix aux hommes de bonne volonté » ; ils expliquent la « bonne volonté » qu’il faut pour mériter cette paix-là ; ils disent, de la part du petit Jésus : « Ce que vous ferez au plus petit des miens, c’est à Moi que vous le ferez. »

Papa et Maman se regardent...

Ils se mouchent très fort... si fort que ce n’est pas naturel... Est-ce que ça fait cet effet-là quand des cœurs chrétiens se réveillent ?...

« Ils sont meilleurs que nous, nos petits gars...

– Mais on pourrait peut-être devenir aussi bons qu’eux, le Père ?... »

Cette année-là, il y eut cinq Rois-Mages à la crèche des Têtembois-de-la-terre, car le papa et la maman de Luc, Michel et Nicolas réclamèrent l’honneur d’y porter aussi leur offrande...

Et comme tout était vraiment moderne à cette crèche-là, le téléphone convia les Têtembois-de-la-ville à en prendre livraison, en partageant le lendemain le repas familial et la galette des rois... Une famille de bonne volonté avait retrouvé la paix auprès d’une « crèche à la page »...

Et le Petit Jésus demeura chez les Têtembois-de-la-terre avec le petit dernier des Têtembois-de-la-ville qui était si pâlot et avait besoin du grand air...

 

 

 

Rose DARDENNES.

 

Recueilli dans Et maintenant, une histoire,

deuxième volume, Fleurus, 1955.

 

 

 

 

 

 

 

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