Le mont analogue

 

ROMAN D’AVENTURES ALPINES, NON EUCLIDIENNES ET SYMBOLIQUEMENT AUTHENTIQUES

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

René DAUMAL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE PREMIER,

QUI EST LE CHAPITRE DE LA RENCONTRE

 

 

Du nouveau dans la vie de l’auteur. – Les montagnes symboliques. – Un lecteur sérieux. – Alpinisme passage des Patriarches. – Le Père Sogol. – Un parc d’intérieur, et un cerveau extérieur. – L’art de faire connaissance. – L’homme qui caressait les pensées à rebrousse-poil. – Confidences. – Un monastère satanique. – Comment le diable de service induisit en tentation un ingénieux moine. – L’industrieuse Physique. – La maladie du Père Sogol. – Une histoire de mouches. – La peur de la mort. – À cœur furieux, raison d’acier. – Un projet fou, ramené à un simple problème de triangulation. – Une loi psychologique.

 

 

Le commencement de tout ce que je vais raconter, ce fut une écriture inconnue sur une enveloppe. Il y avait dans ces traits de plume qui traçaient mon nom et l’adresse de la Revue des Fossiles, à laquelle je collaborais et d’où l’on m’avait fait suivre la lettre, un mélange tournant de violence et de douceur. Derrière les questions que je me formulais sur l’expéditeur et le contenu possibles du message, un vague mais puissant pressentiment m’évoquait l’image du « pavé dans la mare aux grenouilles ». Et du fond l’aveu montait comme une bulle que ma vie était devenue bien stagnante, ces derniers temps. Aussi, quand j’ouvris la lettre, je n’aurais su distinguer si elle me faisait l’effet d’une vivifiante bouffée d’air frais ou d’un désagréable courant d’air.

La même écriture, rapide et bien liée, disait tout d’un trait :

 

Monsieur, j’ai lu votre article sur le Mont Analogue. Je m’étais cru le seul, jusqu’ici, à être convaincu de son existence. Aujourd’hui, nous sommes deux, demain nous serons dix, plus peut-être, et on pourra tenter l’expédition. Il faut que nous prenions contact le plus vite possible. Téléphonez-moi dès que vous pourrez à un des numéros ci-dessous. Je vous attends.

Pierre Sogol, 37, passage

des Patriarches, Paris. »

 

(Suivaient cinq ou six numéros de téléphone auxquels je pouvais l’appeler à différentes heures de la journée.)

 

J’avais déjà presque oublié l’article auquel mon correspondant faisait allusion, et qui avait paru, près de trois mois auparavant, dans le numéro de mai de la Revue des Fossiles.

Flatté par cette marque d’intérêt d’un lecteur inconnu, j’éprouvais en même temps un certain malaise à voir prendre tellement au sérieux, presque au tragique, une fantaisie littéraire qui, sur le moment, m’avait assez exalté, mais qui, maintenant, était un souvenir déjà lointain et refroidi.

Je relus cet article. C’était une étude assez rapide sur la signification symbolique de la montagne dans les anciennes mythologies. Les différentes branches de la symbolique formaient depuis longtemps mon étude favorite – je croyais naïvement y comprendre quelque chose – et, par ailleurs, j’aimais la montagne en alpiniste, passionnément. La rencontre de ces deux sortes d’intérêt, si différentes, sur le même objet, la montagne, avait coloré de lyrisme certains passages de mon article. (De telles conjonctions, si incongrues qu’elles puissent paraître, sont pour beaucoup dans la genèse de ce que l’on appelle vulgairement poésie ; je livre cette remarque, à titre de suggestion, aux critiques et aux esthéticiens qui s’efforcent d’éclairer les dessous de cette mystérieuse sorte de langage.)

Dans la tradition fabuleuse, avais-je écrit en substance, la Montagne est le lien entre la Terre et le Ciel. Son sommet unique touche au monde de l’éternité, et sa base se ramifie en contreforts multiples dans le monde des mortels. Elle est la voie par laquelle l’homme peut s’élever à la divinité, et la divinité se révéler à l’homme. Les patriarches et prophètes de l’Ancien Testament voient le Seigneur face à face sur des lieux élevés. C’est le Sinaï et c’est le Nébo de Moïse, et ce sont, dans le Nouveau Testament, le Mont des Oliviers et le Golgotha. J’allais jusqu’à retrouver ce vieux symbole de la montagne dans les savantes constructions pyramidales d’Égypte et de Chaldée. Passant chez les Aryens, je rappelais ces obscures légendes des Védas, où le soma, la « liqueur » qui est la « semence d’immortalité », est dit résider, sous sa forme lumineuse et subtile, « dans la montagne ». Dans l’Inde, Himalaya est le séjour de Çiva, de son épouse « la Fille de la Montagne », et des « Mères » des mondes – de même qu’en Grèce le roi des dieux tenait sa cour sur l’Olympe. Dans la mythologie grecque, justement, je trouvais le symbole complété par l’histoire de la révolte des enfants de la Terre qui, avec leurs natures terrestres et des moyens terrestres, essayèrent d’escalader l’Olympe et de pénétrer dans le Ciel avec leurs pieds glaiseux ; n’était-ce pas d’ailleurs la même entreprise que poursuivaient les constructeurs de la tour de Babel, qui, sans renoncer à leurs ambitions multiples et personnelles, prétendaient atteindre au royaume de l’Unique impersonnel ? En Chine, il était question des « Montagnes des Bienheureux », et les anciens sages instruisaient leurs disciples sur le bord des précipices...

Après avoir ainsi fait le tour des mythologies les plus connues, je passais à des considérations générales sur les symboles, que je rangeais en deux classes : ceux qui sont soumis à des règles de « proportion » seulement, et ceux qui sont soumis, en plus, à des règles d’« échelle ». Cette distinction a souvent été faite. Je la rappelle pourtant : la « proportion » concerne les rapports entre les dimensions du monument, l’« échelle » les rapports entre ces dimensions et celles du corps humain. Un triangle équilatéral, symbole de la Trinité, a exactement la même valeur quelle que soit sa dimension ; il n’a pas d’« échelle ». Par contre, prenez une cathédrale, et faites-en une réduction exacte de quelques décimètres de haut ; cet objet transmettra toujours, par sa figure et ses proportions, le sens intellectuel du monument, même s’il faut en examiner à la loupe certains détails ; mais il ne produira plus du tout la même émotion, ne provoquera plus les mêmes attitudes ; il ne sera plus « à l’échelle ». Et ce qui définit l’échelle de la montagne symbolique par excellence – celle que je proposais de nommer le Mont Analogue –, c’est son inaccessibilité par les moyens humains ordinaires. Or, les Sinaï, Nébo et même Olympe sont devenus depuis longtemps ce que les alpinistes appellent des « montagnes à vaches » ; et même les plus hautes cimes de l’Himalaya ne sont plus regardées aujourd’hui comme inaccessibles. Tous ces sommets ont donc perdu leur puissance analogique. Le symbole a dû se réfugier en des montagnes tout à fait mythiques, telles que le Mérou des Hindous. Mais le Mérou – pour prendre cet unique exemple –, s’il n’est plus situé géographiquement, ne peut plus conserver son sens émouvant de voie unissant la Terre au Ciel ; il peut encore signifier le centre ou l’axe de notre système planétaire, mais non plus le moyen pour l’homme d’y accéder.

« Pour qu’une montagne puisse jouer le rôle de Mont Analogue, concluais-je, il faut que son sommet soit inaccessible, mais sa base accessible aux êtres humains tels que la nature les a faits. Elle doit être unique et elle doit exister géographiquement. La porte de l’invisible doit être visible. »

Voilà ce que j’avais écrit. Il ressortait en effet de mon article, pris à la lettre, que je croyais à l’existence, quelque part sur la surface du globe, d’une montagne beaucoup plus haute que le mont Everest, ce qui était, du point de vue d’une personne dite sensée, une absurdité. Et voici que quelqu’un me prend au mot ! Et me parle de « tenter l’expédition » ! Un fou ? Un farceur ?... Mais moi ! me dis-je tout à coup, moi qui ai écrit cet article, est-ce que mes lecteurs n’auraient pas le droit de me poser la même question ? Allons, suis-je un fou, ou un farceur ? Ou tout bonnement un littérateur ? – Eh bien, je peux l’avouer maintenant, tout en me posant ces questions peu agréables, je sentais qu’au fond de moi, malgré tout, quelque chose croyait fermement à la réalité matérielle du Mont Analogue.

 

Le lendemain, dans la matinée, j’appelai un des numéros de téléphone indiqués dans la lettre, à l’heure correspondante. Une voix féminine et mécanique m’attaqua aussitôt, m’avertissant que c’étaient « ici les Laboratoires Eurhyne » et me demandant à qui je voulais parler. Après quelques cliquetis, une voix d’homme vint à ma rencontre :

– Ah ! c’est vous ? Vous avez de la chance que le téléphone ne transmette pas les odeurs ! Seriez-vous libre dimanche ?... Alors venez chez moi vers onze heures ; nous ferons une petite promenade dans mon parc avant de déjeuner... Quoi ? Oui, bien sûr, passage des Patriarches, et alors ?... Ah ! le parc ? C’est mon laboratoire ; j’ai pensé que vous étiez alpiniste... Oui ? alors ! entendu, n’est-ce pas ?... À dimanche !

Donc, ce n’est pas un fou. Un fou n’aurait pas une position importante dans une fabrique de parfums. Alors, un farceur ? Cette voix chaude et résolue n’était pas celle d’un farceur.

Nous étions un jeudi. Trois jours d’attente, pendant lesquels mon entourage me trouva bien distrait.

 

 

Ce dimanche matin, bousculant des tomates, glissant sur des peaux de bananes, frôlant des commères en sueur, je me fis un chemin jusqu’au passage des Patriarches. Je passai sous un porche, interrogeai l’âme des corridors, et me dirigeai vers une porte au fond de la cour. Avant de m’y introduire, je remarquai, le long d’une muraille décrépite et renflée à mi-hauteur, une corde double qui pendait d’une petite fenêtre du cinquième étage. Une culotte de velours – pour autant que je pouvais percevoir de tels détails à cette distance – sortit par la fenêtre ; elle plongeait dans des bas qui s’engageaient dans des chaussures souples. Le personnage qui se terminait ainsi par en bas, en se tenant d’une main à l’appui de la fenêtre, fit passer les deux brins de la corde entre ses jambes, puis autour de sa cuisse droite, puis obliquement sur sa poitrine jusqu’à l’épaule gauche, puis derrière le col relevé de sa courte veste, et enfin devant lui par-dessus l’épaule droite, tout cela en un tour de main ; il saisit les brins pendants de la main droite et les brins supérieurs de la main gauche, repoussa le mur du bout des pieds et, le torse droit, les jambes écartées, il descendit à la vitesse d’un mètre cinquante à la seconde, dans ce style qui fait si bien sur les photographies. Il avait à peine touché terre qu’une seconde silhouette s’engageait sur la même voie ; mais ce nouveau personnage, arrivé à l’endroit où le vieux mur se bombait, reçut sur la tête quelque chose comme une vieille pomme de terre, qui alla se meurtrir sur le pavé, tandis qu’une voix d’en haut claironnait : « Pour vous habituer aux chutes de pierres ! » ; il arriva pourtant en bas sans être trop déconcerté, mais ne termina pas son « rappel de corde » par le geste qui justifie cette appellation, et qui consiste à tirer sur un des brins pour ramener le câble. Les deux hommes s’éloignèrent et franchirent le porche sous les yeux de la concierge qui les regarda passer d’un air dégoûté. Je poursuivis mon chemin, montai quatre étages d’un escalier de service et trouvai ces indications placardées près d’une fenêtre

« Pierre SOGOL, professeur d’alpinisme. Leçons les jeudi et dimanche de 7 h à 11 h. Moyen d’accès : sortir par la fenêtre, prendre une vire à gauche, escalader une cheminée, se rétablir sur une corniche, monter une pente de schistes désagrégés, suivre l’arête du nord au sud en contournant plusieurs gendarmes et entrer par la lucarne du versant est. »

Je me pliai volontiers à ces fantaisies, bien que l’escalier continuât jusqu’au cinquième. La « vire » était un étroit rebord de la muraille, la « cheminée » un obscur enfoncement qui n’attendait que d’être fermé par la construction d’un immeuble contigu pour prendre le nom de « cour », la « pente de schiste » un vieux toit d’ardoise et les « gendarmes » des cheminées mitrées et casquées. Je m’introduisis par la lucarne et me trouvai devant l’homme. Plutôt grand, maigre et vigoureux, une forte moustache noire, des cheveux un peu crépus, il avait la tranquillité de la panthère en cage qui attend son heure ; il me regardait par de calmes yeux sombres et me tendait la main.

– Vous voyez ce que je dois faire pour gagner ma croûte, me dit-il. J’aurais voulu vous recevoir mieux...

– Je croyais que vous travailliez dans la parfumerie, interrompis-je.

– Pas seulement. J’ai aussi à faire dans une fabrique d’appareils ménagers, une maison d’articles de camping, un laboratoire de produits insecticides et une entreprise de photogravure. Je m’engage partout à réaliser les inventions jugées impossibles. Jusqu’ici, cela a réussi, mais comme on sait que je ne puis rien faire d’autre, dans la vie, que d’inventer des absurdités, on ne me paie pas gros. Alors, je donne des leçons d’escalade à des fils de famille fatigués du bridge et des croisières. Mettez-vous donc à votre aise et faites connaissance avec ma mansarde.

C’était en fait plusieurs mansardes dont on avait abattu les cloisons et qui formaient un long atelier bas de plafond mais éclairé et aéré à une extrémité par une vaste verrière. Sous la verrière se tassait le matériel ordinaire d’un cabinet de sciences physico-chimiques, et tout autour tournait en rond un chemin de pierrailles imitant le plus mauvais muletier, bordé d’arbrisseaux et de buissons en pots ou en caisses, plantes grasses, petits conifères, palmiers nains, rhododendrons. Le long du sentier, collées aux vitres ou accrochées aux arbustes, ou pendant du plafond, de sorte que l’espace libre était utilisé au maximum, s’offraient à la vue des centaines de petites pancartes. Chacune portait un dessin, une photographie ou une inscription, et leur ensemble constituait une véritable encyclopédie de ce que nous appelons les connaissances humaines ». Un schéma d’une cellule végétale, – le tableau des corps simples de Mendeleïev, – les clefs de l’écriture chinoise, – une coupe du cœur humain, – les formules de transformation de Lorentz, – chaque planète avec ses caractéristiques, – la série des chevaux fossiles, – des hiéroglyphes mayas, – des statistiques économiques et démographiques, – des phrases musicales, – les représentants des grandes familles végétales et animales, – les types de cristaux, – le plan de la Grande pyramide, – des encéphalogrammes, – des formules logistiques, – des tableaux de tous les sons employés dans toutes les langues, – des cartes géographiques, – des généalogies ; enfin, tout ce qui devrait meubler le cerveau d’un Mirandole du XXe siècle.

Par-ci, par-là, des bocaux, des aquariums, des cages contenaient des faunes extravagantes. Mais mon hôte ne me laissa pas m’attarder à regarder ses holothuries, ses calmars, ses argyronètes, ses termites, ses fourmilions, ses axolotls... ; il m’entraîna sur le sentier, où nous pouvions tout juste tenir tous les deux de front, et m’invita à me mettre en marche autour du laboratoire. Grâce à un petit courant d’air et aux odeurs des conifères nains, on pouvait avoir l’impression de gravir les lacets d’un chemin de montagne interminable.

– Vous comprenez, me dit Pierre Sogol, nous avons à décider de choses si graves, dont les conséquences peuvent avoir tant de répercussions dans tous les recoins de nos vies, à vous et à moi, que nous ne pouvons pas tirer comme cela de but en blanc, sans avoir un peu fait connaissance. Marcher ensemble, parler, manger, se taire ensemble, voilà ce que nous pouvons faire aujourd’hui. Plus tard, je crois que nous aurons des occasions d’agir ensemble, de souffrir ensemble – et il faut bien tout cela pour « faire connaissance », comme on dit.

Tout naturellement, nous parlâmes de la montagne. Il avait couru tous les plus hauts massifs connus de notre planète, et je sentais que, chacun à un bout d’une bonne corde, nous aurions pu, ce jour même, nous lancer dans les plus folles aventures alpines. Puis la conversation fit des sauts, des glissades, des volte-face, et je compris l’usage qu’il faisait de tous ces bouts de carton qui étalaient devant nous le savoir de notre siècle. Ces figures et inscriptions, nous en avons tous une collection plus ou moins étendue dans notre tête ; et nous avons l’illusion que nous « pensons » les plus hautes pensées scientifiques et philosophiques, quand quelques-unes de ces fiches se sont groupées d’une façon ni trop coutumière ni trop nouvelle, par hasard – c’est-à-dire par l’effet des courants d’air, ou simplement du fait du mouvement incessant qui les agite, comme le mouvement brownien agite les particules en suspension dans un liquide. Ici, tout ce matériel était visiblement hors de nous ; nous ne pouvions nous confondre avec lui. Comme une guirlande à des clous, nous suspendions notre conversation à ces petites images, et chacun voyait les mécanismes de la pensée de l’autre et de la sienne propre avec une égale clarté.

Il y avait dans la manière de penser de cet homme, comme dans toutes ses apparences, un singulier mélange de vigoureuse maturité et de fraîcheur enfantine. Mais surtout, de même que je sentais, à côté de moi, ses jambes nerveuses et infatigables, je ressentais sa pensée comme une force aussi sensible que la chaleur, la lumière ou le vent. Cette force, c’était une faculté exceptionnelle de voir les idées comme des faits extérieurs, et d’établir des liens nouveaux entre des idées d’apparences tout à fait disparates. Je l’entendais – je le voyais même, oserais-je dire, – traiter de l’histoire humaine comme d’un problème de géométrie descriptive, puis, la minute suivante, parler des propriétés des nombres comme s’il se fût agi d’espèces zoologiques ; la fusion et la scission des cellules vivantes devenait un cas particulier de raisonnement logique, et le langage prenait ses lois dans la mécanique céleste.

Je lui donnais péniblement la réplique, et bientôt j’étais pris de vertige. Il s’en apercevait et se mettait alors à me parler de sa vie passée.

– Encore jeune, dit-il, j’avais connu à peu près tous les plaisirs et tous les désagréments, tous les bonheurs et toutes les souffrances qui peuvent échoir à l’homme en tant qu’animal social. Inutile de vous donner des détails : le répertoire des événements possibles, dans les destinées humaines, est assez limité, et ce sont toujours à peu près les mêmes histoires. Je vous dirai seulement que je me trouvai un jour seul, tout seul, avec la certitude que j’avais fini un cycle d’existence. J’avais beaucoup voyagé, étudié les sciences les plus hétéroclites, appris une dizaine de métiers. La vie me traitait un peu comme un organisme traite un corps étranger : elle cherchait visiblement ou à m’enkyster ou à m’expulser, et moi-même j’avais soif d’« autre-chose ». Je crus trouver cet « autre-chose » dans la religion. J’entrai dans un monastère. Un curieux monastère. Quel, où, peu importe ; sachez pourtant qu’il appartenait à un ordre pour le moins hérétique.

» Il y avait, en particulier, une coutume très curieuse dans la règle de l’ordre. Chaque matin, notre Supérieur nous remettait à chacun – nous étions une trentaine – un papier plié en quatre. Un de ces papiers portait l’inscription : TU HODIE, et le Supérieur seul savait à qui il était échu. Certains jours, d’ailleurs, je crois bien que tous les papiers étaient blancs, mais, comme on n’en savait rien, le résultat – vous allez voir – était le même. « C’est toi aujourd’hui » – cela voulait dire que le frère ainsi désigné, à l’insu de tous les autres, jouerait pendant toute cette journée le rôle du « Tentateur ». J’ai assisté, parmi certaines peuplades africaines et autres, à des cultes assez horribles, des sacrifices humains, des rites anthropophagiques. Mais je n’ai jamais rencontré, dans aucune secte religieuse ou magique, de coutume aussi cruelle que cette institution du tentateur quotidien. Voyez-vous trente hommes, vivant d’une vie commune, déjà détraqués par la perpétuelle terreur du péché, se regardant les uns les autres avec la pensée obsédante que l’un d’eux, sans qu’ils sachent lequel, est spécialement chargé de mettre à l’épreuve leur foi, leur humilité, leur charité ? Il y avait là comme une caricature diabolique d’une grande idée – de cette idée qu’en mon semblable comme en moi-même il y a une personne à haïr et une personne à aimer.

» Car une chose me prouve le caractère satanique de cette coutume : c’est que personne, parmi les religieux, n’avait jamais refusé de tenir le rôle de « Tentateur ». Aucun, lorsque le tu hodie lui était remis, n’avait le moindre doute qu’il ne fût et capable et digne de jouer ce personnage. Le tentateur était lui-même victime d’une monstrueuse tentation. Moi-même, j’ai accepté ce rôle d’agent provocateur plusieurs fois, par obéissance à la règle, et c’est le plus honteux souvenir de ma vie. J’ai accepté, tant que je n’eus pas compris dans quel traquenard j’étais tombé. Jusqu’alors, j’avais toujours démasqué le satan de service. Ces malheureux étaient si naïfs ! Toujours les mêmes trucs, qu’ils croyaient très subtils, les pauvres diables ! Toute leur habileté consistait à jouer sur quelques mensonges fondamentaux et communs à tous, tels que : « suivre les règles à la lettre, c’est bon pour les imbéciles qui ne peuvent pas en saisir l’esprit », ou encore : « moi, hélas, avec ma santé, je ne peux pas me permettre de telles rigueurs. »

» Une fois, pourtant, le diable du jour a réussi à m’avoir. C’était cette fois-là, un grand gaillard taillé à la hache, avec des yeux bleus d’enfant. Pendant un repos, il s’approche de moi et me dit : « Je vois que vous m’avez reconnu. Rien à faire avec vous, vous êtes vraiment trop perspicace. D’ailleurs, vous n’avez pas besoin de cet artifice pour savoir que la tentation est toujours partout autour de nous, ou plutôt en nous. Mais voyez l’insondable veulerie de l’homme : tous les moyens qui lui sont donnés pour se tenir éveillé, il finit par en orner son sommeil. On porte le cilice comme on porterait un monocle, on chante les matines comme d’autres vont jouer au golf. Ah ! si les savants d’aujourd’hui, au lieu d’inventer sans cesse de nouveaux moyens de rendre la vie plus facile, mettaient leur ingéniosité à fabriquer des instruments propres à tirer les hommes de leur torpeur ! Il y a bien les mitrailleuses, mais cela dépasse de trop le but... »

» Il parla si bien que, le soir même, le cerveau en fièvre, j’obtins du Supérieur l’autorisation d’occuper mes heures de loisir à l’invention et la fabrication d’instruments de ce genre. J’inventai aussitôt des appareils ahurissants : un stylo qui bavait ou éclaboussait toutes les cinq ou dix minutes, à l’usage des écrivains qui ont la plume trop facile ; un minuscule phonographe portatif, muni d’un écouteur semblable à ceux des appareils pour sourds, à conduction osseuse, qui, aux moments les plus imprévus, vous criait par exemple : « Pour qui te prends-tu ? » ; un coussin pneumatique, que j’appelais « le mol oreiller du doute », et qui se dégonflait à l’improviste sous la tête du dormeur ; un miroir dont la courbure était étudiée de telle façon – cela m’en avait donné, un mal ! – que tout visage humain s’y reflétait en tête de porc ; et bien d’autres. J’étais donc en plein travail – au point que je ne reconnaissais même plus les tentateurs quotidiens, qui avaient beau jeu de m’encourager – lorsqu’un matin je reçois le tu hodie. Le premier frère que je rencontrai fut le grand gaillard aux yeux bleus. Il m’accueillit avec un sourire amer qui me doucha. Je vis du même coup et l’enfantillage de mes recherches et l’ignominie du rôle qu’on me proposait de jouer. J’allai, contre toutes les règles, trouver le Supérieur, et lui dis que je ne pouvais plus accepter de « faire le diable ». Il me parla avec une douceur sévère, peut-être sincère, peut-être professionnelle. « Mon fils, conclut-il, je vois qu’il y a en vous un inguérissable besoin de comprendre qui ne vous permet pas de rester plus longtemps dans cette maison. Nous prierons Dieu qu’Il veuille vous appeler à Lui par d’autres voies... »

» Le soir même, je prenais le train pour Paris. J’étais entré dans ce monastère sous le nom de Frère Petrus. J’en sortais avec le titre de Père Sogol. J’ai conservé ce pseudonyme. Les religieux, mes compagnons, m’avaient ainsi appelé à cause d’une tournure d’esprit qu’ils avaient remarquée en moi, qui me faisait prendre, au moins à titre d’essai, le contre-pied de toutes les affirmations qui m’étaient proposées, intervertir en toute chose la cause et l’effet, le principe et la conséquence, la substance et l’accident. « Sogol », l’anagramme était un peu enfantin, un peu prétentieux aussi, mais j’avais besoin d’un nom qui sonnât bien ; et il me rappelait une règle de pensée qui m’a beaucoup servi. Grâce à mes connaissances scientifiques et techniques, je trouvai bientôt quelques emplois dans divers laboratoires et établissements industriels. Je me réadaptai peu à peu à la vie du « siècle » ; tout extérieurement, il est vrai, car, au fond, je n’arrive pas à m’accrocher à cette agitation de cage à singes qu’ils appellent la vie, avec des airs dramatiques.

Une sonnerie retentit.

– Bien, ma bonne Physique, bien ! cria le Père Sogol ; et il m’expliqua : « Le déjeuner est prêt. Allons donc. »

Il me fit quitter le sentier et, montrant d’un geste toute la science humaine contemporaine inscrite en petits rectangles devant nos yeux, il dit, d’une voix sombre :

– Du toc, tout ça, du toc. Il n’y a pas une seule de ces fiches dont je puisse dire : voici une vérité, une petite vérité sûre et certaine. Il n’y a dans tout cela que des mystères ou des erreurs ; où les uns finissent, les autres commencent.

Nous passâmes dans une petite pièce toute blanche où la table était servie.

« Voici au moins quelque chose de relativement réel, si l’on peut rapprocher ces deux mots sans que ça fasse explosion », reprit-il comme nous nous installions de chaque côté d’un de ces plats campagnards où, autour d’un morceau d’animal bouilli, tous les légumes de la saison tressent leurs vapeurs. « Encore faut-il que cette brave Physique mette en œuvre toute sa vieille astuce bretonne pour réunir sur ma table les éléments d’un repas où n’entrent ni sulfate de baryte, ni gélatine, ni acide borique, ni acide sulfureux, ni aldéhyde formique, ni autres drogues de l’industrie alimentaire contemporaine. Un bon pot-au-feu vaut tout de même mieux qu’une philosophie menteuse. »

Nous mangeâmes en silence. Mon hôte ne se croyait pas obligé de bavarder en mangeant, et je l’en estimais beaucoup. Il n’avait pas peur de se taire quand il n’y avait rien à dire, ni de réfléchir avant de parler. En rapportant maintenant notre conversation, je crains d’avoir donné l’impression qu’il discourait sans arrêt ; en réalité, ses récits et ses confidences étaient entrecoupés de longs silences, et souvent aussi j’avais pris la parole ; je lui avais raconté, à grands traits, ma vie jusqu’à ce jour, mais cela ne vaut pas la peine d’être reproduit ici ; et quant aux silences, comment raconter des silences au moyen de mots ? Seule la poésie pourrait le faire.

Après le repas, nous revînmes au « parc », sous la verrière, et nous nous allongeâmes sur des tapis et sur des coussins de cuir : c’est un moyen très simple de rendre de l’espace à un local bas de plafond. Physique apporta le café silencieusement, et Sogol se remit à parler :

– Tout ça, ça remplit l’estomac, mais guère plus. Avec un peu d’argent, on arrive bien à tirer de la civilisation ambiante les quelques satisfactions corporelles élémentaires. Pour le reste, c’est du toc. Du toc, des tics et des trucs, voilà toute notre vie, entre le diaphragme et la voûte crânienne. Mon supérieur avait bien dit : je souffre d’un inguérissable besoin de comprendre. Je ne veux pas mourir sans avoir compris pourquoi j’avais vécu. Et vous, avez-vous jamais eu peur de la mort ?

Je fouillai en silence mes souvenirs, des souvenirs profonds où les mots ne s’étaient pas encore mis. Et je dis, difficilement :

– Oui. Vers l’âge de six ans, j’avais entendu parler de mouches qui piquent les gens pendant leur sommeil ; quelqu’un avait fait cette plaisanterie que « quand on se réveille, on est mort ». Cette phrase m’obsédait. Le soir, dans mon lit, la lumière éteinte, j’essayais de me représenter la mort, le « plus rien du tout » ; je supprimais en imagination tout ce qui faisait le décor de ma vie et j’étais serré dans des cercles de plus en plus étroits d’angoisse : il n’y aura plus « moi »... moi, qu’est-ce que c’est, moi ? – je n’arrivais pas à le saisir, « moi » me glissait de la pensée comme un poisson des mains d’un aveugle, je ne pouvais plus dormir. Pendant trois ans, ces nuits d’interrogation dans le noir revinrent plus ou moins fréquemment. Puis, une certaine nuit, une idée merveilleuse m’est venue : au lieu de subir cette angoisse, tâcher de l’observer, de voir où elle est, ce qu’elle est. Je vis alors qu’elle était liée à une crispation de quelque chose dans le ventre, et un peu sous les côtes, et aussi dans la gorge ; je me rappelai que j’étais sujet à des angines ; je m’efforçai de me relâcher, de détendre mon ventre. L’angoisse disparut. J’essayai de penser encore, dans cet état, à la mort, et cette fois, au lieu d’être saisi par la griffe de l’angoisse, je fus envahi d’un sentiment tout nouveau, auquel je ne connaissais pas de nom, qui tenait du mystère et de l’espérance...

– Et puis vous avez grandi, vous avez étudié, et vous avez commencé à philosopher, n’est-ce pas ? Nous en sommes tous là. Il semble que vers l’âge de l’adolescence, la vie intérieure du jeune être humain se trouve soudain aveulie, châtrée de son courage naturel. Sa pensée n’ose plus affronter la réalité ou le mystère en face, directement ; elle se met à les regarder à travers les opinions des « grands », à travers les livres et les cours des professeurs. Il y a pourtant là une voix qui n’est pas tout à fait tuée, qui crie parfois, – chaque fois qu’elle le peut, chaque fois qu’un cahot de l’existence desserre le bâillon, – qui crie son interrogation, mais nous l’étouffons aussitôt. Ainsi, nous nous comprenons déjà un peu. Je puis vous dire, donc, que j’ai peur de la mort. Non pas de ce qu’on imagine de la mort, car cette peur est elle-même imaginaire. Non pas de ma mort dont la date sera consignée dans les registres de l’état civil. Mais de cette mort que je subis à chaque instant, de la mort de cette voix qui, du fond de mon enfance, à moi aussi, interroge : « que suis-je ? » et que tout, en nous et autour de nous, semble agencé pour étouffer encore et toujours. Quand cette voix ne parle pas – et elle ne parle pas souvent ! – je suis une carcasse vide, un cadavre agité. J’ai peur qu’un jour elle ne se taise à jamais ; ou qu’elle ne se réveille trop tard – comme dans votre histoire de mouches : quand on se réveille, on est mort.

» Et voilà ! fit-il, presque violemment. Je vous ai dit l’essentiel. Tout le reste, ce sont des détails. Depuis des années, j’attends de pouvoir dire cela à quelqu’un.

Il s’était assis, et je vis que cet homme devait avoir une raison en acier pour résister à la pression de la folie qui bouillonnait en lui. Il était maintenant un peu détendu, et comme soulagé.

– Mes seuls bons moments, reprit-il après avoir changé de position, c’était en été, quand je reprenais les souliers ferrés, le sac et le piolet pour courir les montagnes. Je n’avais jamais de très longues vacances, mais j’en profitais ! Après dix ou onze mois passés à perfectionner des aspirateurs de poussière ou des parfums synthétiques, après une nuit de chemin de fer et une journée d’autocar, lorsque j’arrivais, les muscles encore encrassés des poisons de la ville, aux premiers champs de neige, il m’arrivait de pleurer comme un idiot, la tête vide, les membres ivres et le cœur ouvert. Quelques jours après, arc-bouté dans une fissure ou chevauchant une arête, je me retrouvais, je reconnaissais en moi des personnages que je n’avais pas vus depuis l’été précédent. Mais c’étaient toujours les mêmes personnages, après tout...

» Or, j’avais entendu parler, comme vous, dans mes lectures et dans mes voyages, d’hommes d’un type supérieur, possédant les clefs de tout ce qui est mystère pour nous. Cette idée d’une humanité invisible, intérieure à l’humanité visible, je ne pouvais me résigner à la regarder comme une simple allégorie. Il était prouvé par l’expérience, me disais-je, qu’un homme ne peut pas atteindre directement et de lui-même la vérité ; il fallait qu’un intermédiaire existât – encore humain par certains côtés, et dépassant l’humanité par d’autres côtés. Il fallait que, quelque part sur notre Terre, vécût cette humanité supérieure, et qu’elle ne fût pas absolument inaccessible. Et alors, tous mes efforts ne devaient-ils pas être consacrés à la découvrir ? Même si, malgré ma certitude, j’étais victime d’une monstrueuse illusion, je n’aurais rien perdu à faire de tels efforts, puisque, de toute façon, hors de cet espoir, toute la vie était dépourvue de sens.

» Mais où chercher ? Par où commencer ? J’avais déjà bien couru le monde, fourré mon nez partout, dans toutes sortes de sectes religieuses et d’écoles mystiques, mais devant chacune c’était toujours : peut-être que oui, peut-être que non. Pourquoi aurais-je misé ma vie sur celle-ci plutôt que sur celle-là ? Vous comprenez, je n’avais pas de pierre de touche. Mais, du fait que nous sommes deux, tout change ; la tâche ne devient pas deux fois plus facile, non : d’impossible elle devient possible. C’est comme si, pour mesurer la distance d’un astre à notre planète, vous me donnez un point connu sur la surface du globe : le calcul est impossible ; donnez-moi un second point, il devient possible, parce qu’alors je peux construire le triangle.

Ce saut brusque dans la géométrie était bien dans sa manière. Je ne sais pas si je le comprenais très bien, mais il y avait là une force qui me convainquait.

– Votre article sur le Mont Analogue m’a illuminé, continua-t-il. Il existe. Nous le savons tous les deux. Donc nous le découvrirons. Où ? Cela, c’est une affaire de calcul. Dans quelques jours, je vous promets que j’aurai déterminé, à quelques degrés près, sa position géographique. Et nous partons aussitôt, n’est-ce pas ?

– Oui, mais comment ? Par quelle voie, quel mode de transport, avec quel argent ? pour combien de temps ?

– Tout cela, ce sont des détails. Je suis sûr, d’ailleurs, que nous ne serons pas seuls. Deux personnes en convainquent une troisième, et cela fait boule de neige – bien qu’il faille compter avec ce que les gens appellent leur « bon sens », les pauvres ; c’est leur bon sens comme le bon sens de l’eau est de couler... tant qu’on ne la met pas à bouillir sur le feu ou dans une glacière à geler. Et même... oui, battons le fer jusqu’à ce qu’il s’échauffe, s’il n’y a pas assez de feu. Fixons la première réunion à dimanche, ici. J’ai cinq ou six bons camarades qui viendront sûrement. Il y en a bien un qui est en Angleterre, deux autres en Suisse, mais ils seront là. Il a toujours été convenu entre nous que nous ne ferions jamais de grandes courses les uns sans les autres. Et pour une grande course, ce sera une grande course.

– Pour ma part, dis-je, je vois aussi quelques personnes qui pourraient se joindre à nous.

« Invitez-les donc pour 4 heures, mais vous, venez avant, vers 2 heures. Mes calculs seront certainement au point... Alors, vous devez déjà me quitter ? Bon, voilà la sortie », dit-il en me montrant la petite fenêtre d’où pendait la corde de rappel ; « il n’y a que Physique qui se sert de l’escalier. Au revoir ! »

Je m’enveloppai de la corde, qui sentait l’herbe et l’écurie, et fus en bas en quelques instants.

Je me retrouvai dans la rue, avec une sensation d’étrangeté, de non-adhérence, glissant sur des peaux de bananes, renversant des tomates et bousculant des commères en sueur.

 

 

Si, pendant mon trajet du passage des Patriarches jusqu’à l’appartement que j’habitais dans le quartier de Saint-Germain-des-Prés, j’avais pensé à me regarder comme un étranger transparent, j’aurais pu découvrir une des lois qui régissent le comportement des « bipèdes sans plumes inaptes à l’intellection du nombre π », selon la définition que le Père Sogol donnait de l’espèce à laquelle lui, vous et moi nous appartenons. Cette loi pourrait se formuler : la résonance aux plus proches affirmations, mais les guides du Mont Analogue, qui me l’exposèrent plus tard, l’appelaient simplement la caméléonne. Le Père Sogol m’avait vraiment convaincu, et, tandis qu’il me parlait, j’étais tout prêt à le suivre dans sa folle expédition. Mais, à mesure que je me rapprochais de mon domicile, où j’allais retrouver toutes mes vieilles habitudes, je me représentais mes collègues de bureau, mes confrères écrivains, mes meilleurs camarades, écoutant le récit de l’étonnante entrevue que je venais d’avoir. J’imaginais leurs sarcasmes, leur scepticisme, leur apitoiement. Je commençais à me méfier de ma naïveté, de ma crédulité... si bien que, lorsque j’entrepris de raconter à ma femme mon entretien avec Sogol, je me surpris à employer des expressions telles que : « un drôle de bonhomme... », « un moine défroqué », « un inventeur un peu loufoque », « un projet extravagant »... Aussi ce fut avec stupeur que je l’entendis me dire, mon récit achevé :

– Eh bien, il a raison. Je vais commencer dès ce soir à préparer la malle. Car vous n’êtes pas seulement deux. Nous sommes déjà trois !

– Alors, tu prends vraiment cela au sérieux ?

– C’est la première idée sérieuse que je rencontre dans ma vie !

Et la puissance de la loi caméléonne est si grande que je me remis à considérer l’entreprise du Père Sogol comme, en effet, tout à fait raisonnable.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE DEUXIÈME,

QUI EST CELUI DES SUPPOSITIONS

 

 

Présentation des invités. – Un truc d’orateur. – Position du problème. – Hypothèses insoutenables. – Jusqu’au bout de l’absurdité. – Navigation non euclidienne dans une assiette. – Astronomes de référence. – Comment le Mont Analogue existe tout à fait comme s’il n’existait pas. – Une lueur sur la véritable histoire de Merlin l’enchanteur. – De la méthode dans l’invention. – La porte solaire. – Explication d’une anomalie géographique. – Le milieu des terres. – Un calcul délicat. – Le Rédempteur des milliardaires. – Un lâcheur poétique. – Un lâcheur amical. – Une lâcheuse pathétique. – Un lâcheur philosophique. – Précautions.

 

 

Le dimanche suivant, à deux heures de l’après-midi, j’introduisais ma femme dans le « laboratoire » du passage des Patriarches, et, au bout d’une demi-heure, nous formions, à trois, une association pour laquelle rien d’impossible n’existait plus.

Le Père Sogol avait à peu près terminé ses mystérieux calculs, mais il en réservait l’exposé pour un peu plus tard, quand tous les invités seraient là. En attendant, nous convînmes de nous décrire l’un à l’autre les personnes que nous avions convoquées. C’étaient, de mon côté :

IVAN LAPSE, 35 à 40 ans, russe, d’origine finnoise, linguiste remarquable. Remarquable surtout entre tous les linguistes parce qu’il était capable de s’exprimer, oralement ou par écrit, avec simplicité, élégance et correction, et cela, dans trois ou quatre langues différentes. Auteur de La langue des langues et d’une Grammaire comparée des langages de gestes. Un petit homme pâle, le crâne allongé et chauve couronné de cheveux noirs, des yeux noirs, obliques et longs, le nez fin, le visage rasé, la bouche un peu triste. Excellent glaciairiste, il avait un faible pour les bivouacs en haute montagne.

ALPHONSE CAMARD, français, 50 ans, poète fécond et estimé, barbu, gras de poitrine, avec un air de veulerie un peu verlainienne, que rachetait une belle voix chaude. Une maladie de foie lui interdisant les longues courses, il s’en consolait en écrivant de beaux poèmes sur la montagne.

ÉMILE GORGE, français, 25 ans, journaliste, mondain, insinuant, passionné de musique et de chorégraphie, sur quoi il écrivait brillamment. Virtuose du « rappel de corde », préférant la descente à la montée. Petit, bizarrement bâti, avec un corps maigre et un visage grassouillet, une bouche épaisse, et pour ainsi dire sans menton.

JUDITH PANCAKE, enfin, une amie de ma femme, américaine, une trentaine d’années, peintre de haute montagne. Elle est d’ailleurs le seul véritable peintre de haute montagne que je connaisse. Elle a très bien compris que la vue que l’on a d’un haut sommet ne s’inscrit pas dans les mêmes cadres perceptifs qu’une nature morte ou un paysage ordinaire. Ses toiles expriment admirablement la structure circulaire de l’espace, dans les hautes régions. Elle ne se prend pas pour une « artiste ». Elle peint simplement pour « garder des souvenirs » de ses ascensions. Mais elle le fait avec une telle conscience artisane, que ses tableaux, avec leurs perspectives courbes, rappellent d’une façon frappante ces fresques où les anciens peintres religieux essayaient de représenter les cercles concentriques des mondes célestes.

Du côté de Sogol, c’étaient, d’après sa description :

ARTHUR BEAVER, de 45 à 50 ans, médecin ; yachtman et alpiniste, donc anglais ; connaît les noms latins, les mœurs et les propriétés de tous les animaux et de toutes les plantes de toutes les hautes montagnes du globe. N’est vraiment heureux qu’au-dessus de 15 000 pieds d’altitude. Il m’a interdit de publier combien de temps et à l’aide de quoi il était resté au sommet de quel pic de l’Himalaya parce que, disait-il, « en tant que médecin, que gentleman et que véritable alpiniste, il se méfiait de la gloire comme d’une peste ». Il avait un grand corps osseux, des cheveux or et argent plus pâles que son visage tanné, des sourcils haut perchés et des lèvres qui ondulaient finement entre la naïveté et l’ironie.

HANS et KARL, deux frères – on ne prononçait jamais leur nom de famille –, d’environ 25 et 28 ans respectivement, autrichiens, spécialistes des escalades acrobatiques. Blonds tous les deux, mais le premier dans le genre ovoïde, le second dans le genre rectangulaire. Des musculatures intelligentes, avec des doigts d’acier et des yeux d’aigles. Hans faisait des études de physique mathématique et d’astronomie. Karl s’intéressait surtout aux métaphysiques orientales.

Arthur Beaver, Hans et Karl, étaient les trois compagnons dont Sogol m’avait parlé et qui formaient avec lui une insécable équipe.

JULIE BONASSE, 25 à 30 ans, belge, actrice. Elle avait alors d’assez beaux succès sur les scènes de Paris, de Bruxelles et de Genève. Elle était la confidente d’une nuée de jeunes gens falots, qu’elle guidait dans les voies de la plus sublime spiritualité. Elle disait « j’adore Ibsen » et « j’adore les éclairs au chocolat » avec un ton d’égale conviction, qui vous mettait l’eau à la bouche. Elle croyait à l’existence de la « fée des glaciers » et, l’hiver, skiait beaucoup dans les stations à téléphériques.

BENITO CICORIA, une trentaine d’années, tailleur pour dames à Paris. Petit, coquet et hégélien. Bien qu’italien d’origine, il appartenait à une école d’alpinisme que l’on pourrait – grosso modo – appeler l’« école allemande ». On pourrait ainsi résumer la méthode de cette école : on attaque la face la plus abrupte de la montagne, par le couloir le plus pourri et le plus mitraillé par les chutes de pierre, et l’on monte vers le sommet tout droit, sans se permettre de chercher des détours plus commodes à gauche ou à droite ; en général, on se fait tuer, mais, un jour ou l’autre, une cordée nationale arrive vivante à la cime.

Avec Sogol, ma femme et moi, cela faisait douze personnes.

Les invités arrivèrent à peu près à l’heure. Je veux dire par là que, le rendez-vous ayant été fixé à quatre heures, Mr. Beaver était là, le premier, à trois heures cinquante-neuf, et que Julie Bonasse, la dernière arrivée, bien qu’ayant été retenue par une répétition, avait fait son apparition à peine sonnée la demie de cinq heures.

Après le brouhaha des présentations, on s’installa autour d’une grande table à tréteaux et notre hôte prit la parole. Il rappela les grands traits de la conversation qu’il avait eue avec moi, affirma sa conviction de l’existence du Mont Analogue et déclara qu’il allait organiser une expédition pour l’explorer.

– La plupart d’entre vous, poursuivit-il, savent déjà la manière dont j’ai pu, en première approximation, limiter le champ des recherches. Mais deux ou trois personnes ne sont pas encore au courant et, pour elles et aussi pour rafraîchir la mémoire des autres, je vais reprendre l’exposé de mes déductions.

Il me lança là-dessus un regard à la fois malicieux et autoritaire, qui exigeait ma complicité à cet adroit mensonge. Car personne n’était au courant de rien, bien entendu. Mais, par cette simple ruse, chacun avait l’impression de faire partie d’une minorité ignorante, d’être un des « deux ou trois qui n’étaient pas au courant », croyait sentir autour de lui la force d’une majorité convaincue, et avait hâte d’être convaincu à son tour. Cette méthode de Sogol pour mettre, comme il me le dit plus tard, « l’auditoire dans sa poche » était une simple application – disait-il – de la méthode mathématique qui consiste à « considérer le problème comme résolu » ; ou encore, sautant dans la chimie, « un exemple d’une réaction de proche en proche ». Mais si cette ruse était au service de la vérité, pouvait-on encore l’appeler mensonge ? Toujours est-il que chacun tendit ses plus intimes oreilles.

– Je résume, dit-il, les données du problème. Premièrement, le Mont Analogue doit être beaucoup plus haut que les plus hautes montagnes jusqu’ici connues. Son sommet doit être inaccessible par les moyens jusqu’ici connus. Mais, secondement, sa base doit nous être accessible, et ses pentes inférieures doivent être habitées d’ores et déjà par des êtres humains semblables à nous, puisqu’il est la voie qui relie effectivement notre domaine humain actuel à des régions supérieures. Habitées, donc habitables. Donc présentant un ensemble de conditions de climat, de flore, de faune, d’influences cosmiques de toutes sortes, pas trop différentes de celles de nos continents. Le mont lui-même étant extrêmement haut, sa base doit être assez large pour le soutenir : il doit s’agir d’une surface de terres au moins aussi grande que celle des îles les plus vastes de notre planète – de la Nouvelle-Guinée, de Bornéo, de Madagascar, peut-être même de l’Australie.

» Cela admis, trois questions surgissent. Comment ce territoire a-t-il échappé jusqu’ici aux investigations des voyageurs ? Comment y pénétrer ? Et où se trouve-t-il ?

» Je répondrai d’abord à la première question, qui peut paraître la plus difficile à résoudre. Comment ? Il existerait sur notre Terre une montagne plus haute que les plus hauts sommets de l’Himalaya, et l’on ne s’en serait pas encore aperçu ? Pourtant, nous savons a priori, en vertu des lois de l’analogie, qu’elle doit exister. Pour expliquer qu’on ne l’ait pas encore remarquée, plusieurs hypothèses se présentent. Tout d’abord, elle pourrait se trouver sur le continent austral, encore assez mal connu. Mais en prenant la carte des points déjà atteints de ce continent, et en déterminant, par une simple construction géométrique, l’espace que le regard humain a pu embrasser à partir de ces points, on voit qu’une hauteur de plus de 8 000 mètres n’aurait pu passer inaperçue – pas plus dans cette région qu’en aucune autre région de la planète.

Cet argument me parut, géographiquement, assez discutable. Mais personne, heureusement, n’y prit garde. Il poursuivit :

» S’agirait-il donc d’une montagne souterraine ? Certaines légendes, qu’on entend raconter surtout en Mongolie et au Tibet, font allusion à un monde souterrain, séjour du « Roi du Monde », et où, comme une graine impérissable, se conserve la connaissance traditionnelle. Mais ce séjour ne répond pas à la seconde condition d’existence du Mont Analogue ; il ne pourrait pas offrir un milieu biologique suffisamment voisin de notre milieu biologique ordinaire ; et même si ce monde souterrain existe, il est probable qu’il se trouve précisément dans les flancs du Mont Analogue. Toutes les hypothèses de ce genre étant inadmissibles, nous sommes amenés à poser le problème autrement. Le territoire cherché doit pouvoir exister en une région quelconque de la surface de la planète ; il faut donc étudier sous quelles conditions il se trouve être inaccessible, non seulement aux navires, avions ou autres véhicules, mais même au regard. Je veux dire qu’il pourrait très bien, théoriquement, exister au milieu de cette table, sans que nous en ayons la moindre notion.

» Pour me faire comprendre, je me permettrai de vous donner une image analogique de ce qui doit être.

Il alla, dans la pièce voisine, chercher une assiette qu’il posa sur la table, et où il versa de l’huile. Il déchira un morceau de papier en tout petits fragments qu’il jeta à la surface du liquide.

– J’ai pris de l’huile, parce que ce liquide, très visqueux, sera plus démonstratif que l’eau, par exemple. Cette surface huileuse est la surface de notre planète. Ce bout de papier, un continent. Ce morceau plus petit, un bateau. Avec la pointe de cette fine aiguille, je pousse délicatement le bateau vers le continent ; vous voyez que je n’arrive pas à le faire aborder. Parvenu à quelques millimètres du rivage, il semble être repoussé par un cercle d’huile qui entoure le continent. Bien entendu, en poussant un peu plus fort, j’arrive à aborder. Mais si la tension superficielle du liquide était assez grande, vous verriez mon bateau contourner le continent sans jamais le toucher. Supposez maintenant que cette invisible structure de l’huile autour du continent repousse non seulement les corps dits « matériels », mais aussi les rayons lumineux. Le navigateur qui se trouve sur le bateau va contourner le continent non seulement sans le toucher, mais même sans le voir.

» Cette analogie est maintenant trop grossière ; laissons-la. Vous savez, d’autre part, qu’un corps quelconque exerce, en fait, une action répulsive de ce genre sur les rayons lumineux qui passent près de lui. Le fait, prévu théoriquement par Einstein, a été vérifié par les astronomes Eddington et Crommelin, le 30 mai 1919, à l’occasion d’une éclipse du soleil ; ils ont constaté qu’une étoile pourrait être encore visible alors qu’elle se trouverait déjà, par rapport à nous, derrière le disque solaire. Cette déviation, sans doute, est minime. Mais n’existerait-il pas des substances, encore inconnues – inconnues, d’ailleurs, pour cette raison même – capables de créer autour d’elles une courbure de l’espace beaucoup plus forte ? Cela doit être, car c’est la seule explication possible de l’ignorance où l’humanité est restée jusqu’à présent de l’existence du Mont Analogue.

» Voici donc ce que j’ai établi, simplement en éliminant toutes les hypothèses insoutenables. Quelque part sur la Terre existe un territoire d’au moins plusieurs milliers de kilomètres de tour, sur lequel s’élève le Mont Analogue. Le soubassement de ce territoire est formé de matériaux qui ont la propriété de courber l’espace autour d’eux de telle manière que toute cette région est enfermée dans une coque d’espace courbe. D’où viennent ces matériaux ? Ont-ils une origine extra-terrestre ? Viennent-ils de ces régions centrales de la Terre, dont nous connaissons si peu la nature physique que, tout ce que nous pouvons dire, c’est, d’après les géologues, qu’aucune matière n’y peut exister ni à l’état solide, ni à l’état liquide, ni à l’état gazeux ? Je ne sais pas, mais nous l’apprendrons sur place, tôt ou tard. Ce que je puis encore déduire, par ailleurs, c’est que cette coque ne peut pas être complètement fermée ; elle doit être ouverte par en haut, afin de recevoir les radiations de toutes sortes, venant des astres, nécessaires à la vie d’hommes ordinaires ; elle doit aussi englober une masse importante de la planète, et sans doute même s’ouvrir vers son centre, pour une raison semblable.

(Il se leva pour jeter un croquis sur un tableau noir.)

» Voici, schématiquement, comment nous pouvons nous représenter cet espace ; les lignes que je trace représentent ce que seraient les trajets de rayons lumineux, par exemple ; vous voyez que ces lignes directrices s’épanouissent en quelque sorte dans le ciel, où elles se rejoignent à l’espace général de notre cosmos. Cet épanouissement doit se produire à une hauteur telle – bien supérieure à l’épaisseur de l’atmosphère – qu’il ne faut pas songer à pénétrer dans la « coque » par en haut, en avion ou en ballon.

» Si maintenant nous figurons le territoire en plan horizontal, nous avons ce schéma. Remarquez que la région même du Mont Analogue ne doit offrir aucune anomalie spatiale sensible, puisque des êtres tels que nous doivent pouvoir y subsister. Il s’agit d’un anneau de courbure, plus ou moins large, impénétrable, qui, à une certaine distance, entoure le pays d’un rempart invisible, intangible ; grâce auquel, en somme, tout se passe comme si le Mont Analogue n’existait pas. Supposant – je vous dirai tout à l’heure pourquoi – que le territoire cherché soit une île, je représente ici les trajets d’un navire allant de A en B. Nous sommes sur ce navire. En B est un phare. Du point A, je braque une lunette dans la direction de la marche du navire ; je vois le phare B, dont la lumière a contourné le Mont Analogue, et je ne me douterai jamais qu’entre le phare et moi s’étend une île couverte de hautes montagnes. Je poursuis ma route. La courbure de l’espace dévie la lumière des étoiles et aussi les lignes de force du champ magnétique terrestre, si bien que, naviguant avec le sextant et la boussole, je serai toujours persuadé que je vais en ligne droite. Sans que le gouvernail ait à bouger, mon navire, se courbant lui-même avec tout ce qui est à bord, épousera le contour que j’ai tracé sur le schéma de A à B. Donc, cette île pourrait avoir les dimensions de l’Australie, qu’il est tout à fait compréhensible, maintenant, que personne ne se soit jamais avisé de son existence. Vous voyez ?

Miss Pancake devint soudain pâle de joie.

– Mais c’est l’histoire de Merlin dans son cercle enchanté ! J’ai toujours été convaincue, en effet, que cette stupide histoire avec Viviane avait été inventée après coup par des allégoristes qui ne comprenaient plus rien. C’est par sa nature même qu’il est dissimulé à nos yeux, dans son enceinte invisible et qui se trouve n’importe où.

Sogol se tut quelques secondes, pour montrer qu’il appréciait vivement cet à-propos.

– Oui, dit alors Mr. Beaver, mais votre capitaine, il va bien remarquer, un jour ou l’autre, que, pour aller de A à B, il a consommé plus de charbon qu’il n’était à prévoir ?

– Nullement, car en suivant la courbure de l’espace, le navire s’allonge proportionnellement à cette courbure ; c’est mathématique. Les machines s’allongent, chaque morceau de charbon s’allonge...

– Oh ! j’ai compris ; en effet, tout revient au même. Mais alors, comment pourra-t-on jamais pénétrer dans l’île, à supposer qu’on en ait pu déterminer la position géographique ?

– Cela, c’était la deuxième question à résoudre. J’y suis parvenu en suivant toujours le même principe de méthode, qui consiste à supposer le problème résolu et à déduire de là toutes les conséquences qui en découlent logiquement. Cette méthode, je vous le dis en passant, m’a toujours réussi, dans tous les domaines.

» Pour trouver le moyen de pénétrer dans l’île, il faut poser en principe, comme nous l’avons déjà fait, la possibilité, et même la nécessité d’y pénétrer. La seule hypothèse admissible est que la « coque de courbure » qui entoure l’île n’est pas absolument – c’est-à-dire toujours, partout et pour tous – infranchissable. À certain moment et à certain endroit, certaines personnes (celles qui savent et qui veulent) peuvent entrer. Le moment privilégié que nous cherchons doit être déterminé par un étalon de mesure du temps qui soit commun au Mont Analogue et au reste du monde ; donc par une horloge naturelle et, très probablement, par le cours du Soleil. Cette hypothèse est fortement appuyée par certaines considérations analogiques, et ce qui la confirme, c’est qu’elle résout une autre difficulté. Reportez-vous à mon premier schéma. Vous voyez que les lignes de courbure vont s’épanouir assez haut dans l’espace. Comment donc le Soleil, dans sa course diurne, pourrait-il envoyer continuellement ses radiations à l’île ? Il faut admettre que le Soleil a la propriété de « décourber » l’espace qui entoure l’île. Donc, à son lever et à son coucher, il doit, en quelque sorte, faire un trou dans la coque, et par ce trou nous entrerons !

Nous restâmes tous stupéfaits devant l’audace et la force logique de cette déduction. Tous se taisaient, et tous étaient convaincus.

– Il y a pourtant là, poursuivit Sogol, quelques points théoriques qui me restent obscurs ; je ne puis pas dire que je me représente parfaitement la liaison entre le Soleil et le Mont Analogue. Mais, pratiquement, il n’y a pas de doute. Il suffit de se poster à l’orient ou à l’occident du Mont Analogue (exactement à l’est ou à l’ouest, si c’est au moment d’un solstice), et d’attendre, selon le cas, le lever ou le coucher du Soleil. Alors, pendant quelques minutes – tant que le disque solaire n’aura pas quitté l’horizon –, la porte sera ouverte et, je le répète, nous entrerons !

» Il est déjà tard. Je vous expliquerai un autre jour (pendant la traversée, par exemple) pourquoi c’est par l’ouest et non par l’est qu’il est possible d’entrer : c’est à la fois pour une raison symbolique et à cause du courant d’air. Il nous reste à examiner la troisième question : où est située l’île ?

» Suivons toujours la même méthode. Une masse de matériaux lourds telle que celle du Mont Analogue et de sa substructure devrait provoquer dans les divers mouvements de la planète des anomalies perceptibles – plus importantes, d’après mes calculs, que les quelques anomalies observées jusqu’ici. Pourtant, cette masse existe. Donc, cette anomalie invisible de la surface terrestre doit être compensée par une autre anomalie. Or, nous avons la chance que précisément cette anomalie compensatrice soit visible ; si visible, même, qu’elle a depuis longtemps sauté aux yeux des géologues et géographes. C’est la bizarre répartition des terres émergées et des mers, qui partage à peu près notre globe en un « hémisphère des terres » et un « hémisphère des mers ».

Il prit sur une étagère un globe terrestre et le posa sur la table.

– Voici le principe de mes calculs. Je trace d’abord ce parallèle – entre 50 et 52° de latitude Nord. C’est celui qui parcourt la plus grande longueur de terres émergées ; il traverse le sud du Canada, puis tout le vieux continent depuis le sud de l’Angleterre jusqu’à l’île Sakhaline. Je trace maintenant le méridien qui traverse la plus grande longueur de terres émergées. Il se trouve entre le 20e et le 28e degré de longitude Est et traverse l’ancien monde à peu près du Spitzberg à l’Afrique du Sud. Je lui laisse cette marge de 8 degrés, parce qu’on peut tenir compte de la Méditerranée comme mer proprement dite ou comme simple enclave maritime dans le continent. D’après certaines traditions, il faudrait faire passer ce méridien exactement par la Grande pyramide de Chéops. Peu importe pour le principe. La jonction de ces deux lignes, vous le voyez, se fait quelque part en Pologne orientale, en Ukraine ou en Russie blanche, dans le quadrilatère Varsovie-Cracovie-Minsk-Kiev...

– Merveilleux ! s’écria Cicoria, le tailleur hégélien. Je comprends ! Comme l’île cherchée a sûrement une superficie plus grande que ce quadrilatère, l’approximation est suffisante. Le Mont Analogue se trouve donc aux antipodes de cette région, ce qui le situe, attendez que je calcule un peu..., là, au sud-est de la Tasmanie et au sud-ouest de la Nouvelle-Zélande, à l’est de l’île Auckland.

– Bien raisonné, dit Sogol, bien raisonné, mais un peu trop vite. Ce serait exact si les terres émergées avaient une épaisseur uniforme. Mais supposons que nous découpions, sur un planisphère en relief, l’ensemble de ces grandes masses continentales, et que nous suspendions le tout par une ficelle fixée dans le quadrilatère central. Il est à prévoir que les grandes masses montagneuses américaines, eurasiatiques et africaines, presque toutes situées plus bas que le 50e parallèle, vont faire pencher fortement le planisphère du côté du Sud. Le poids de l’Himalaya, des monts de Mongolie et des massifs africains va même peut-être l’emporter sur les montagnes américaines et faire pencher la balance quelque peu vers l’Est – mais je ne le saurai qu’après des calculs plus minutieux. Il faut donc déplacer le centre de gravité des terres émergées fortement vers le Sud, et peut-être un peu vers l’Est. Cela peut nous mener vers les Balkans, ou même jusqu’à l’Égypte, ou vers la Chaldée, vers le lieu de l’Éden biblique, mais ne présumons de rien. De toute façon, le Mont Analogue reste dans le Pacifique Sud. Je vous demande encore quelques jours pour mettre mes calculs au point d’une façon définitive. Ensuite, il nous faudra quelque temps pour les préparatifs – tant pour ceux de l’expédition que pour permettre à chacun d’arranger ses affaires personnelles en vue de ce long voyage. Je propose de fixer le départ vers les premiers jours d’octobre ; cela nous laisse deux bons mois devant nous, et ainsi nous arriverons dans le Pacifique Sud en novembre, c’est-à-dire au printemps.

» Restent à régler une foule de problèmes secondaires, mais non sans importance. Par exemple, les moyens matériels de l’expédition.

Arthur Beaver dit rapidement :

– Mon yacht Impossible est un bon petit bateau, il a fait le tour du monde, il nous mènera bien jusque-là. Quant à l’argent nécessaire, on verra cela ensemble, mais dès maintenant, je suis certain qu’on aura tout ce qu’il faudra.

– Pour ces bonnes paroles, dit le Père Sogol, vous aurez droit, mon cher Arthur, au titre de « Rédempteur des milliardaires ». N’empêche que nous aurons du travail. Il faudra que chacun y mette du sien. Fixons, si vous voulez bien, notre prochaine entrevue à dimanche prochain, à deux heures. Je vous communiquerai le résultat de mes derniers calculs, et nous tracerons un plan d’action.

Là-dessus, on but un verre ou deux, on fuma une cigarette, et, par la lucarne et la corde, chacun s’en alla, tout songeur, de son côté.

 

 

Rien d’indispensable à rapporter ne se passa dans la semaine suivante. Sauf, pourtant, quelques lettres. D’abord un petit mot mélancolique du poète Alphonse Camard, qui regrettait que son état de santé ne lui permît pas, tout bien pesé, de nous accompagner. Il voulait pourtant participer à l’expédition à sa manière, et pour cela m’envoyait quelques « Chansons de route des montagnards » grâce auxquelles, disait-il, « sa pensée nous suivrait dans cette magnifique aventure ». Il y en avait de tous les tons et pour toutes les circonstances alpines. Je vous citerai celle que j’ai le plus goûtée – bien que, sans doute, si vous n’avez jamais connu les petites misères en question, vous alliez trouver cela stupide. C’est en effet stupide, mais, comme on dit, il faut de tout pour faire un monde.

 

 

Complainte des alpinistes malchanceux.

 

Le thé sent l’aluminium, douze paillasses pour trente hommes, c’est vrai que ça tenait chaud, mais ils sont partis plus tôt, dans l’air en lames de rasoir, entre le blanc et le noir.

Ma montre s’est arrêtée, la tienne s’est embrouillée, on est tout gluants de miel, y a des grumeaux dans le ciel, on part qu’il fait jour déjà, le névé jaunit déjà, les cailloux pleuvent déjà, y a du froid dans la main lourde, y a du pétrole dans la gourde, y a de la gourde dans les doigts, et la corde a des raideurs d’hérisson de ramoneur.

La cabane était puceuse, et disgracieux les ronfleurs, j’ai la gelure à l’esgourde, tu as l’air d’une macreuse, je n’ai pas assez de poches, tu retrouves ma boussole dans un noyau de pruneau, j’ai oublié mon couteau, mais tu as ta brosse à dents.

Y a vingt-cinq mille heures qu’on monte, et on est toujours en bas, empâtés de chocolat, nous taillochons le verglas, nous grippons dans du fromage, y a de l’âcreur dans le nuage, on y voit blanc à deux pas.

Halte un peu qu’on se ménage, voilà mon sac qui s’ébat, en me décrochant le cœur ; il gambade vers l’en-bas, y a des trous plus noirs que verts, des glouglous, des chemins de fer, dix mille sacs sur la moraine, des faux sacs et des vrais trous, et des sales gros croquenjambes ; enfin voilà mon schaos, mets ta bouillie sur mon dos, mutissons-nous de noyaux de prudence et de pruneaux.

La rimaie va crever de rire, nous enfonçons jusqu’aux barbes, voilà l’espace qui grésille, on s’est crompé de touloir, nos genoux claquent des dents, le gendarme se défend, j’ai un bloc dans la mémoire, un surplomb dans l’estomac, on ne peut plus dire que soif, et j’ai deux gros doigts vert pâle.

On n’a pas vu le sommet, sauf la boîte de sardines, on coinçait tous les rappels, on passait sa vie entière à démêler la ficelle. On est tombé dans des vaches. – « Z’avez fait une jolie course ? » – « Épatante, Monsieur, mais dure ».

 

 

Je reçus aussi une lettre d’Émile Gorge, le journaliste. Il avait promis à un ami de le rejoindre dans l’Oisans au mois d’août, pour faire avec lui la descente du Pic central de la Meije par le versant méridional – on sait qu’une pierre lâchée de ce sommet vers le sud met 5 ou 6 secondes avant de toucher le rocher –, après quoi il devait faire un reportage au Tyrol, mais il ne voulait pas que nous retardions notre départ à cause de lui, et d’ailleurs, restant à Paris, il s’offrait à placer dans des journaux tous les récits que nous voudrions lui envoyer de notre voyage.

De son côté, Sogol avait reçu une très longue et très émouvante, et vibrante, et pathétique missive de Julie Bonasse, déchirée entre le désir de nous suivre et son Art à servir ; – c’était le plus cruel sacrifice que le dieu jaloux du Théâtre lui eût jamais demandé... et peut-être se serait-elle révoltée, aurait-elle suivi son penchant égoïste, mais que seraient devenus ses pauvres chers petits amis dont elle avait entrepris de soigner les âmes souffrantes ?

– Quoi ? m’avait dit Sogol après m’avoir lu cette lettre, cela ne vous tire pas les larmes des yeux ? Vous êtes donc tellement endurci, que votre cœur ne fond pas comme de la bougie ? Quant à moi, l’idée qu’elle hésitait peut-être encore m’a tellement ému que je lui ai aussitôt écrit, pour l’encourager à rester avec ses âmes et ses sublimités.

Enfin, Benito Cicoria lui avait aussi écrit. Un examen approfondi de sa lettre, qui avait douze pages, nous amena à cette conclusion qu’il avait décidé, lui aussi, de ne pas nous accompagner. Ses raisons étaient exposées en une série de « triades dialectiques » vraiment architecturale. Impossible de les résumer ; il faudrait pour cela suivre toute sa construction, et c’est un exercice dangereux. Je citerai une phrase au hasard : « Bien que la triade possible-impossible-aventure puisse être regardée comme immédiatement phénoménisable et donc comme phénoménisante par rapport à la première triade ontologique, elle ne l’est que sous la condition – à vrai dire épistémologique – d’un reversus dialectique dont le contenu prédiscursif n’est autre qu’une prise de position historique impliquant la réversibilité pratique de la procession ontologiquement orientée – implication que seuls les faits peuvent justifier. » Bien sûr, bien sûr.

En somme, quatre dégonfleurs, dirait le populaire. Nous restions huit. Sogol me confia qu’il s’était attendu à quelques lâchages. C’est même pour cela qu’il avait prétendu, lors de notre grande réunion, que ses calculs n’étaient pas achevés, alors qu’ils l’étaient. Il ne voulait pas que la position géographique exacte du Mont Analogue fût connue en dehors des membres de l’expédition. On verra plus tard que ces précautions étaient fort sages, et même qu’elles étaient insuffisantes ; si tout avait été exactement conforme aux déductions de Sogol, si un élément du problème ne lui avait pas échappé, cette insuffisance de précautions aurait pu aboutir à d’horribles catastrophes.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE TROISIÈME,

QUI EST CELUI DE LA TRAVERSÉE

 

 

Marins improvisés. – La main à la pâte. – Détails historiques et psychologiques. – Mesure de la puissance de la pensée humaine. – Que nous pouvons compter tout au plus jusqu’à 4. – Expériences à l’appui. – Les vivres. – Potager portatif. – Symbiose artificielle. – Appareils chauffants. – La porte occidentale et la brise de mer. – Tâtonnements. – Si les glaciers sont des êtres vivants. – Histoire des hommes-creux et de la Rose-amère. – La question de la monnaie.

 

 

Le 10 octobre suivant, nous nous embarquions sur l’Impossible. Nous étions huit, on s’en souvient : Arthur Beaver, propriétaire du yacht ; Pierre Sogol, le chef de l’expédition ; Ivan Lapse, le linguiste ; les frères Hans et Karl ; Judith Pancake, le peintre de haute montagne ; ma femme et moi. Il avait été convenu entre nous que nous ne dirions pas, dans nos entourages, le but exact de notre expédition ; car, ou bien on nous aurait jugés insensés, ou, plus probablement, on aurait cru que nous racontions des histoires pour dissimuler le vrai but de notre entreprise, sur lequel on aurait fait toutes sortes de suppositions. Nous avions annoncé que nous allions explorer quelques îles de l’Océanie, les montagnes de Bornéo et les Alpes australiennes. Chacun avait pris ses dispositions pour une longue absence d’Europe.

Arthur Beaver avait tenu à avertir son équipage que l’expédition serait longue et comporterait peut-être des risques. Il congédia et indemnisa ceux de ses hommes qui avaient femme et enfants, et ne garda que trois casse-cou, sans compter le « capitaine », un Irlandais, excellent navigateur, pour qui l’Impossible était devenu un second corps. Nous décidâmes tous les huit de remplacer les marins manquants, et c’était d’ailleurs la manière la plus intéressante d’employer le temps de la traversée.

Nous n’étions pas du tout faits pour être marins. Quelques-uns avaient le mal de mer. D’autres, qui ne se trouvaient jamais aussi maîtres de leurs corps que pendus au-dessus d’un abîme de rocs glacés, ne pouvaient supporter sans malaise les longues glissades du petit bateau sur les pentes liquides. Le chemin des plus hauts désirs passe souvent par l’indésirable.

L’Impossible, avec ses deux mâts, marchai : à la voile chaque fois que le vent était favorable. Hans et Karl avaient fini par comprendre l’air, le vent et la toile avec leurs corps, comme ils comprenaient le rocher et la corde. Les deux femmes faisaient toutes sortes de miracles à la cuisine, le Père Sogol secondait le « capitaine », faisait le point, distribuait les tâches, nous aidait à attraper les tours de main et avait l’œil à tout. Arthur Beaver lavait le pont et veillait sur nos santés. Ivan Lapse s’initiait à la mécanique, et je devenais un soutier passable.

La nécessité d’un intense travail en commun nous avait liés les uns aux autres comme si nous eussions été une seule famille, et encore, une famille comme on en voit peu. Nous formions pourtant un assemblage de natures et de personnages assez disparates, et, à vrai dire, Ivan Lapse trouvait parfois que Miss Pancake manquait irrémédiablement du sens de la propriété des mots ; Hans me regardait d’un mauvais œil quand je prétendais parler des sciences dites « exactes », envers lesquelles il me jugeait irrespectueux ; Karl supportait difficilement de travailler aux côtés de Sogol qui, d’après lui, sentait le nègre lorsqu’il transpirait ; l’expression satisfaite du docteur Beaver, chaque fois qu’il mangeait du hareng, me rendait hargneux ; – mais ce cher Beaver, précisément, en tant que médecin et que maître du bord, veillait à ce qu’aucune infection ne se déclarât dans le corps ni dans le psychisme de l’expédition. Il arrivait toujours à point, avec une douce raillerie, lorsque deux d’entre nous commençaient à se trouver mutuellement des façons déplaisantes de marcher, de parler, de respirer ou de manger.

Si j’écrivais l’histoire comme on écrit communément l’histoire, ou comme chacun se raconte à soi-même son histoire, c’est-à-dire en notant seulement les moments les plus glorieux pour en faire une ligne continue imaginaire, je laisserais dans l’ombre ces petits détails, et je dirais que les huit tambours de nos cœurs résonnaient du matin au soir et du soir au matin sous les baguettes d’un même désir – ou quelque mensonge de ce genre. Mais le feu qui chauffe les désirs et qui éclaire les pensées ne durait jamais plus de quelques secondes consécutives ; le reste du temps, on tâchait de s’en souvenir.

Heureusement, les difficultés du travail quotidien, où chacun avait son rôle nécessaire, nous rappelaient que nous étions sur ce bateau de notre plein gré, que nous étions indispensables les uns aux autres, et que nous étions sur un bateau, c’est-à-dire dans une habitation temporaire, destinée à nous transporter ailleurs ; et si quelqu’un l’oubliait, un autre avait vite fait de le lui rappeler.

 

 

Le Père Sogol, à ce propos, nous avait raconté qu’il avait fait autrefois des expériences destinées à mesurer la puissance de la pensée humaine. Je rapporterai seulement ce que j’en ai saisi. Sur le moment, je m’étais demandé s’il fallait prendre tout cela à la lettre, et, toujours préoccupé de mes études favorites, j’avais admiré en Sogol un inventeur de « symboles abstraits » : une chose abstraite symbolisant une chose concrète, au rebours de la coutume. Mais, depuis, j’ai constaté que ces notions d’abstrait et de concret n’avaient pas grande signification, comme j’aurais dû l’apprendre en lisant Xénophane d’Élée ou même Shakespeare : une chose est ou n’est pas. Sogol, donc, avait essayé de « mesurer la pensée » ; non pas au sens où l’entendent les psychotechniciens et manieurs de tests, qui se bornent à comparer la manière dont un individu exerce telle ou telle activité (souvent, d’ailleurs, tout à fait étrangère à la pensée), avec la manière dont la moyenne des individus du même âge exerce la même activité. Il s’agissait de mesurer le pouvoir de la pensée en valeur absolue. « Ce pouvoir, disait Sogol, est arithmétique. En effet, toute pensée est une capacité de saisir les divisions d’un tout ; or, les nombres ne sont pas autre chose que les divisions de l’unité, c’est-à-dire les divisions d’un tout absolument quelconque. J’observai donc, sur moi et sur d’autres, combien de nombres un homme peut réellement penser, c’est-à-dire se représenter sans les décomposer et sans les figurer ; combien de conséquences successives d’un principe il peut saisir à la fois, instantanément ; combien d’inclusions d’espèce en genre ; combien de relations de cause à effet, de fin à moyen ; et je ne trouvai jamais un nombre supérieur à 4. Et encore, ce nombre 4 correspondait à un effort exceptionnel, que je n’obtenais que rarement. La pensée de l’idiot s’arrêtait à l, et la pensée ordinaire de la plupart des gens allait jusqu’à 2, parfois à 3, très rarement à 4. Je vais, si vous voulez bien, reprendre avec vous quelques-unes de ces expériences. Suivez-moi bien. »

Il est nécessaire, pour comprendre ce qui suit, de refaire en toute bonne foi les expériences proposées. Cela exige une certaine attention, de la patience et de la tranquillité.

Il poursuivait donc :

» l) Je m’habille pour sortir ; 2) je sors pour aller prendre le train ; 3) je vais prendre le train pour aller à mon travail ; 4) je vais travailler pour gagner ma vie... ; essayez d’ajouter un cinquième chaînon, et je suis sûr que l’un des trois premiers, au moins, s’évanouira de votre pensée.

Nous fîmes l’expérience : c’était exact – et même un peu trop généreux.

– Prenez un autre type d’enchaînement : l) le bouledogue est un chien ; 2) les chiens sont des mammifères ; 3) les mammifères sont des vertébrés ; 4) les vertébrés sont des animaux... ; je vais plus loin : les animaux sont des êtres vivants – mais voilà, j’ai déjà oublié le bouledogue ; si je me rappelle « bouledogue », j’oublie « vertébrés »... Dans tous les ordres de succession ou de division logiques, vous constaterez le même phénomène. Voilà pourquoi nous prenons constamment l’accident pour la substance, l’effet pour la cause, le moyen pour la fin, notre bateau pour une habitation permanente, notre corps ou notre intellect pour nous-même, et nous-même pour une chose éternelle.

 

 

Les cales du petit navire étaient remplies de provisions et d’instruments divers. Beaver avait étudié la question des vivres d’un esprit non seulement méthodique mais aussi inventif. Cinq tonnes de substances diverses devaient suffire à nous alimenter sainement tous les huit, plus les quatre hommes de l’équipage, pendant deux ans, en admettant que nous ne dussions trouver aucun ravitaillement en route. L’art de se nourrir est une partie importante de l’alpinisme, et le docteur l’avait porté à un haut degré de perfection. Beaver avait inventé un « potager portatif », ne pesant pas plus de cinq cents grammes ; c’était une boîte de mica renfermant une terre synthétique, où l’on semait certaines graines à croissance extrêmement rapide ; tous les deux jours, en moyenne, chacun de ces appareils produisait une ration de végétaux verts suffisante pour un homme – plus quelques petits champignons délicieux. Il avait essayé aussi de mettre à profit les méthodes modernes de culture des tissus (au lieu d’élever des bœufs, on pourrait, se disait-il, cultiver directement des biftecks), mais il n’avait abouti qu’à des installations lourdes et fragiles et à des produits écœurants, et il avait renoncé à ces tentatives. Mieux valait se passer de viande.

Avec l’aide de Hans, Beaver avait d’autre part perfectionné les appareils respiratoires et chauffants dont il s’était servi dans l’Himalaya. L’appareil respiratoire était très ingénieux. Un masque de tissu élastique était adapté au visage. L’air expiré était envoyé par un tube dans le « potager portatif » où la chlorophylle des jeunes végétaux, suractivée par les radiations ultra-violettes des hautes altitudes, s’emparait du carbone du gaz carbonique et restituait à l’homme de l’oxygène supplémentaire. Le jeu des poumons et l’élasticité du masque maintenaient une légère surcompression, et l’appareil était réglé pour assurer un taux optimum de gaz carbonique dans l’air inhalé. Les végétaux absorbaient aussi le surplus de vapeur d’eau expirée, et la chaleur de l’haleine activait leur croissance. Ainsi fonctionnait, à l’échelle individuelle, le cycle biologique végétal-animal, ce qui permettait une économie sensible d’aliments. Bref, on réalisait une espèce de symbiose artificielle entre l’animal et le végétal. Les autres aliments étaient concentrés sous forme de farine, huile solide, sucre, lait et fromage desséchés.

Pour les très hautes altitudes, nous nous étions munis de bouteilles d’oxygène et d’appareils respiratoires perfectionnés. Des discussions auxquelles ce matériel donna lieu, et du sort qu’il eut, je parlerai en temps opportun.

Le docteur Beaver avait autrefois inventé des vêtements chauffants à combustion catalytique interne, mais, après expérience, il avait constaté que de bons vêtements duvetés, avec des doublures pneumatiques, conservant la chaleur du corps, suffisaient pour marcher par les plus grands froids. Les appareils chauffants n’étaient vraiment nécessaires que pendant les bivouacs, et alors on utilisait les mêmes réchauds qui servaient à la cuisine, alimentés par de la naphtaline ; ce corps, facile à transporter, fournit beaucoup de chaleur sous un petit volume, pourvu qu’il soit brûlé dans un réchaud spécial, assurant une combustion complète (et par conséquent inodore). Cependant, on ne savait pas jusqu’à quelles altitudes notre exploration nous mènerait, et, à tout hasard, on avait aussi emporté des vêtements chauffants à double doublure d’amiante platinée dans laquelle on insufflait de l’air chargé de vapeurs d’alcool.

Nous emportions aussi, bien entendu, tout le matériel ordinaire de l’alpiniste : souliers ferrés et clous de toutes espèces, cordes, pitons, marteaux, mousquetons, piolets, crampons, raquettes, skis et tout ce qui s’ensuit, sans compter les instruments d’observation, boussoles, clinomètres, altimètres, baromètres, thermomètres, télémètres, alidades, appareils photographiques et autres. Des armes aussi, fusils, carabines, revolvers, coutelas ; de la dynamite ; de quoi affronter, enfin, tous les obstacles prévisibles.

 

 

Sogol lui-même tenait le livre de bord. Je suis trop étranger aux choses maritimes pour parler des incidents de la navigation, qui furent, du reste, peu nombreux et sans grand intérêt. Partis de La Rochelle, nous fîmes escale aux Açores, à la Guadeloupe, à Colon et, le canal de Panama franchi, nous pénétrions dans le Pacifique sud au cours de la première semaine de novembre.

C’est un de ces jours-là que Sogol nous expliqua pourquoi il fallait chercher à pénétrer dans le continent invisible par l’ouest, au coucher du soleil, et non par l’est, au lever du soleil : c’est qu’alors, comme dans l’expérience de la chambre chaude de Franklin, un courant d’air froid, venant de la mer, devait se précipiter vers les couches inférieures, surchauffées, de l’atmosphère du Mont Analogue. On serait ainsi aspiré à l’intérieur, tandis qu’à l’aube et par l’est, on serait violemment repoussé. Ce résultat était d’ailleurs symboliquement à prévoir. Les civilisations, dans leur mouvement naturel de dégénérescence, se meuvent de l’est à l’ouest. Pour revenir aux sources, on devait aller en sens inverse.

Parvenus dans la région qui devait se trouver à l’ouest du Mont Analogue, il fallait un peu tâtonner. Nous croisions à petite vitesse, et, au moment où le disque du soleil allait toucher l’horizon, nous mettions le cap vers l’orient et nous attendions, respirant à peine, les yeux écarquillés et tendus, jusqu’à la disparition du soleil. La mer était belle. Mais l’attente était dure. Des jours et des jours se passèrent ainsi, avec chaque soir ces quelques minutes d’espoir et d’interrogation. Le doute et l’impatience commençaient à montrer le bout de leurs nez à bord de l’Impossible. Heureusement, Sogol nous avait avertis que ces tâtonnements nous prendraient peut-être un mois ou deux.

 

 

On tenait bon. Souvent, pour occuper les heures difficiles qui suivaient le crépuscule, on racontait des histoires.

Je me souviens qu’un soir nous parlions des légendes relatives aux montagnes. Il me semblait, disais-je, que la haute montagne était beaucoup plus pauvre en légendes fantastiques que la mer ou la forêt, par exemple. Karl expliquait cela à sa façon

– Il n’y a pas de place dans la haute montagne, disait-il, pour le fantastique, parce que la réalité y est par elle-même plus merveilleuse que tout ce que l’homme pourrait imaginer. Peut-on rêver de gnomes, de géants, d’hydres, de catoblépas qui puissent rivaliser en puissance et en mystère avec un glacier, avec le moindre petit glacier ? Car les glaciers sont des êtres vivants, puisque leur matière se renouvelle par un processus périodique dans une forme à peu près permanente. Le glacier est un être organisé : avec une tête, qui est son névé, par où il broute la neige et avale des débris de rocher, tête bien séparée du reste du corps par la rimaie ; puis un ventre énorme, où s’achève la transformation de la neige en glace, ventre sillonné par des crevasses profondes et par des rigoles, canaux excréteurs du surplus d’eau ; et, à sa partie inférieure, il rejette, sous forme de moraine, les déchets de sa nourriture. Sa vie est rythmée par les saisons. Il dort l’hiver et se réveille au printemps, avec des craquements et des éclatements. Certains glaciers se reproduisent même, par des procédés qui ne sont guère plus primitifs que ceux des êtres unicellulaires, soit par conjonction et fusion, soit par scission qui donne naissance à ce qu’on appelle les glaciers régénérés.

– Je soupçonne là, disait Hans, une définition de la vie plus métaphysique que scientifique. Les êtres vivants se nourrissent par des processus chimiques, tandis que la masse du glacier ne se conserve que par des processus physiques et mécaniques : congélation et fusion, compression et tiraillement.

– Très bien, répliquait Karl, mais vous autres savants, qui cherchez justement, dans l’étude des virus cristallisables, par exemple, les formes de transition du physique au chimique et du chimique au biologique, vous devriez tirer beaucoup d’enseignements de l’observation des glaciers. Peut-être la nature a-t-elle fait là une première tentative pour réaliser des êtres vivants par des procédés exclusivement physiques.

– « Peut-être », dit Hans, « peut-être » n’a aucun sens pour moi. Ce qui est certain, c’est que la substance du glacier ne renferme pas de carbone et que, par conséquent, elle n’est pas une substance organique.

Ivan Lapse, qui aimait bien montrer sa connaissance de toutes les littératures, interrompit :

– En tout cas, Karl a raison. Victor Hugo a remarqué, en revenant du Rigi, qui, même à son époque, n’était déjà pas bien haut, que les spectacles des hauts sommets contrarient violemment nos habitudes visuelles, si bien que le naturel y prend des allures de surnaturel. Il prétend même qu’une raison humaine moyenne ne peut pas supporter un tel dérangement de ses perceptions, et explique par cela l’abondance de débiles mentaux dans les régions alpestres.

– C’est vrai, c’est vrai, bien que cette dernière supposition soit une bourde, dit alors Arthur Beaver, et Miss Pancake m’a montré hier soir quelques esquisses de paysages de haute montagne qui confirment ce que vous dites...

Miss Pancake renversa sa tasse de thé et s’agita maladroitement, pendant que Beaver continuait :

– Mais vous vous trompez quand vous dites que la haute montagne est pauvre en légendes. J’en ai entendu d’assez étranges. Il est vrai que ce n’était pas en Europe.

– Nous vous écoutons, dit aussitôt Sogol.

– Pas si vite, dit Beaver. Je vous raconterai volontiers une de ces histoires ; ceux qui me l’ont racontée m’ont fait promettre de ne pas dire d’où elle venait, et d’ailleurs cela importe peu. Mais je voudrais la rapporter aussi exactement que possible, et pour cela, il faudra que je la reconstitue dans sa langue originelle, et que notre ami Lapse m’aide ensuite à vous la traduire. Demain après-midi, si vous voulez, je vous la dirai.

Le lendemain, après le déjeuner, le yacht étant en panne sur une mer toujours tranquille, nous nous réunîmes pour écouter l’histoire. En général, nous parlions entre nous anglais, parfois français, car chacun connaissait suffisamment les deux langues. C’est en français qu’Ivan Lapse avait préféré traduire la légende, et c’est lui-même qui en fit la lecture.

 

 

 

Histoire des hommes-creux et de la Rose-amère

 

 

Les hommes-creux habitent dans la pierre, ils y circulent comme des cavernes voyageuses. Dans la glace ils se promènent comme des bulles en forme d’hommes. Mais dans l’air ils ne s’aventurent, car le vent les emporterait.

Ils ont des maisons dans la pierre, dont les murs sont faits de trous, et des tentes dans la glace, dont la toile est faite de bulles. Le jour ils restent dans la pierre, et la nuit errent dans la glace, où ils dansent à la pleine lune. Mais ne voient jamais le soleil, autrement ils éclateraient.

Ils ne mangent que du vide, ils mangent la forme des cadavres, ils s’enivrent de mots vides, de toutes les paroles vides que nous autres nous prononçons.

Certaines gens disent qu’ils furent toujours et seront toujours. D’autres disent qu’ils sont des morts. Et d’autres disent que chaque homme vivant a dans la montagne son homme-creux, comme l’épée a son fourreau, comme le pied a son empreinte, et qu’à la mort ils se rejoignent.

 

Au village des Cent-maisons vivait le vieux prêtre-magicien Kissé et sa femme Hulé-hulé. Ils avaient deux fils, deux jumeaux que rien ne distinguait, qui s’appelaient Mo et Ho. La mère elle-même les confondait. Pour les reconnaître, au jour de l’imposition des noms, on avait mis à Mo un collier portant une petite croix, à Ho un collier portant un petit anneau.

Le vieux Kissé avait un grand souci silencieux. Selon la coutume, son fils aîné devait lui succéder. Mais qui était son fils aîné ? Avait-il même un fils aîné ?

À l’âge d’adolescence, Mo et Ho étaient de finis montagnards. On les appelait les deux Passe-partout. Un jour leur père leur dit : « Celui de vous deux qui me rapportera la Rose-amère, à celui-là je transmettrai le grand savoir. »

La Rose-amère se tient au sommet des plus hauts pics. Celui qui en a mangé, dès qu’il s’apprête à dire un mensonge, tout haut ou tout bas, la langue lui brûle. Il peut encore dire des mensonges, mais alors il est prévenu. Quelques personnes ont aperçu la Rose-amère : cela ressemble, à ce qu’elles racontent, à une sorte de gros lichen multicolore, ou à un essaim de papillons. Mais personne ne l’a pu prendre, car le moindre frémissement de peur auprès d’elle l’effarouche, et elle rentre dans le rocher. Or, si même on la désire, on a toujours un peu peur de la posséder, et aussitôt elle disparaît.

Pour parler d’une action impossible, ou d’une entreprise absurde, on dit : « c’est chercher à voir la nuit en plein jour », ou : « c’est vouloir éclairer le soleil pour mieux le voir », ou encore : « c’est essayer d’attraper la Rose-amère ».

 

Mo a pris ses cordes et son marteau et sa hache et des crochets de fer. Le soleil l’a surpris aux flancs du pic Troue-les-nues. Comme un lézard parfois, et parfois comme une araignée, il s’élève le long de hautes parois rouges, entre le blanc des neiges et le bleu-noir du ciel. Les petits nuages rapides de temps en temps l’enveloppent, puis le rendent soudain à la lumière. Et voici qu’un peu au-dessus de lui il voit la Rose-amère, brillante de couleurs qui ne sont pas des sept couleurs. Il se répète sans arrêt le charme que son père lui a enseigné, et qui protège de la peur.

Il faudrait un piton ici, avec un étrier de corde, pour enfourcher ce cheval de pierre cabré. Il frappe du marteau, et sa main s’enfonce dans un trou. Il y a un creux sous la pierre. Il brise la croûte de rocher, et voit que ce creux a la forme d’un homme : un torse, des jambes, des bras, et des creux en forme de doigts écartés comme de terreur, et c’est la tête qu’il a crevée d’un coup de marteau.

Un vent glacé passe sur la pierre. Mo a tué un homme-creux. Il a frémi, et la Rose-amère est rentrée dans le rocher.

 

Mo redescend au village, et il va dire à son père : « J’ai tué un homme-creux. Mais j’ai vu la Rose-amère, et demain j’irai la chercher. »

Le vieux Kissé devenait sombre. Il voyait au loin les malheurs s’avancer en procession. Il dit : « Prends garde aux hommes-creux. Ils voudront venger leur mort. Dans notre monde ils ne peuvent entrer. Mais jusqu’à la surface des choses ils peuvent venir. Méfie-toi de la surface des choses. »

À l’aube du lendemain, Hulé-hulé la mère poussa un grand cri et se leva et courut vers la montagne. Au pied de la grande muraille rouge, les vêtements de Mo reposaient, et ses cordes et son marteau, et sa médaille avec la croix. Et son corps n’était plus là.

« Ho, mon fils ! » vint-elle crier, « mon fils, ils ont tué ton frère ! »

Ho se dresse, les dents serrées, la peau de son crâne se rétrécissait. Il prend sa hache et veut partir. Le père lui dit : « Écoute d’abord. Voici ce qu’il faut faire. Les hommes-creux ont pris ton frère. Ils l’ont changé en homme-creux. Il voudra leur échapper. Aux séracs du Glacier limpide il ira chercher la lumière. Mets à ton cou sa médaille avec la tienne. Va vers lui et frappe à la tête. Entre dans la forme de son corps. Et Mo revivra parmi nous. N’aie pas peur de tuer un mort. »

 

Dans la glace bleue du Glacier limpide, Ho regarde de tous ses yeux. Est-ce la lumière qui joue, ou bien ses yeux qui se troublent, ou voit-il bien ce qu’il voit ? Il voit des formes argentées, comme des plongeurs huilés dans l’eau, avec des jambes et des bras. Et voici son frère Mo, sa forme creuse qui s’enfuit, et mille hommes-creux le poursuivent, mais ils ont peur de la lumière. La forme de Mo fuit vers la lumière, elle monte dans un grand sérac bleu, et tourne sur elle-même comme pour chercher une porte.

Ho s’élance malgré son sang qui se caille et malgré son cœur qui se fend, – il dit à son sang, il dit à son cœur : « n’aie pas peur de tuer un mort », – il frappe à la tête en crevant la glace. La forme de Mo devient immobile, Ho fend la glace du sérac, et entre dans la forme de son frère, comme une épée dans son fourreau, comme un pied dans son empreinte. Il joue des coudes et se secoue, et tire ses jambes du moule de glace. Et il s’entend dire des paroles dans une langue qu’il n’a jamais parlée. Il sent qu’il est Ho, et qu’il est Mo en même temps. Tous les souvenirs de Mo sont entrés dans sa mémoire : avec le chemin du pic Troue-les-nues, et la demeure de la Rose-amère.

Avec au cou le cercle et la croix, il vient près de Hulé-hulé : « Mère, tu n’auras plus de peine à nous reconnaître, Mo et Ho sont dans le même corps, je suis ton seul fils Moho. »

Le vieux Kissé pleura deux larmes, son visage se déplia. Mais un doute encore il voulait trancher. Il dit à Moho : « Tu es mon seul fils, Ho et Mo n’ont plus à se distinguer. »

Mais Moho lui dit avec certitude : « Maintenant je peux atteindre la Rose-amère. Mo sait le chemin, Ho sait le geste à faire. Maître de la peur, j’aurai la fleur de discernement. »

Il cueillit la fleur, il eut le savoir, et le vieux Kissé put quitter ce monde.

 

 

Ce soir-là encore, le soleil se coucha sans nous ouvrir la porte d’un autre monde.

 

 

Une autre question nous avait beaucoup préoccupés pendant ces jours d’attente. On ne va pas dans un pays étranger, pour acquérir quelque chose, sans une certaine provision de monnaie. Les explorateurs emportent en général avec eux, comme moyen d’échange avec d’éventuels « sauvages » et « indigènes », toute sorte de camelote et de pacotille, canifs, miroirs, articles de Paris, rebuts du concours Lépine, bretelles à poulies et fixe-chaussettes perfectionnés, colifichets, cretonnes, savonnettes, eau-de-vie, vieux fusils, munitions anodines, saccharine, képis, peignes, tabac, pipes, médailles et grands cordons, – et je ne parle pas des articles de piété. Comme il pouvait nous arriver, au cours du voyage, et même peut-être à l’intérieur du continent, de rencontrer des peuples appartenant à l’humanité ordinaire, nous nous étions munis de semblables marchandises, pouvant servir de monnaie d’échange. Mais dans nos relations avec les êtres supérieurs du Mont Analogue, qu’est-ce qui pourrait constituer une monnaie d’échange ? Que possédions-nous qui eût réellement de la valeur ? Avec quoi pouvait-on payer la nouvelle connaissance que nous allions y chercher ? Allions-nous la mendier ? Ou bien devrions-nous l’acquérir à crédit ?

Chacun faisait son inventaire, et chacun de jour en jour se sentait plus pauvre, ne voyant rien autour de lui ni en lui qui lui appartînt réellement. Si bien qu’un soir ce furent huit pauvres hommes ou femmes, démunis de tout, qui regardèrent le soleil descendre sur l’horizon.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE QUATRIÈME

OÙ L’ON ARRIVE, ET OÙ LE PROBLÈME DE LA MONNAIE

SE POSE EN TERMES PRÉCIS

 

 

Nous y voici. – Tout nouveau, rien d’étonnant. – Interrogatoire. – Installation à Port-des-Singes. – Les vieux bateaux. – Le système monétaire. – Le péradam, étalon de toute valeur. – Les découragés du littoral. – Formation des colonies. – Occupations passionnantes. – Métaphysique, sociologie, linguistique. – Flore, faune et mythes. – Projets d’explorations et d’études. – « Alors, quand partez-nous ? ». – Un vilain hibou. – La pluie imprévue. – Simplifications dans l’équipement, extérieur et intérieur. – Le premier péradam !

 

 

Une longue attente de l’inconnu use les ressorts de la surprise. Nous voici installés depuis trois jours seulement dans notre petite maison provisoire de Port-des-Singes, sur les rives du Mont Analogue, et tout nous est déjà familier. De ma fenêtre, je vois l’Impossible au mouillage dans une crique, et baie qui s’ouvre sur un horizon pareil à tous les horizons marins, sauf qu’avec le cours du soleil il s’élève sensiblement du matin à midi puis s’abaisse de midi jusqu’au soir, par un phénomène d’optique que Sogol, dans la chambre voisine, se casse la tête à étudier. Comme j’ai été chargé de tenir le journal de l’expédition, j’essaie depuis l’aube de raconter sur le papier notre arrivée sur le Continent. Je n’arrive pas à rendre cette impression d’une chose à la fois tout à fait extraordinaire et tout à fait évidente, cette vitesse ahurissante de déjà-vu... J’ai essayé d’utiliser les notes personnelles de mes compagnons, et elles m’aideront certainement. Je comptais aussi un peu sur les photographies et les films que Hans et Karl s’étaient proposé de prendre ; mais au développement, aucune image n’apparaissait sur la couche sensible ; il était impossible, avec le matériel ordinaire, de rien photographier ici : autre problème d’optique pour casser la tête de Sogol.

Il y a donc trois jours de cela, comme le soleil allait encore une fois disparaître à l’horizon et que nous lui tournions le dos, tendus à l’avant du bateau, un vent sans préliminaires se leva, ou plutôt une puissante aspiration soudain nous tira en avant, l’espace se creusa devant nous, un vide sans fond, un gouffre horizontal d’air et d’eau impossiblement enlacés en cercles ; le bateau craquait dans ses membrures et filait lancé infailliblement le long d’une pente ascendante jusqu’au centre de l’abîme et tout à coup il se trouva, doucement balancé, dans une vaste et calme baie, devant la terre ! Le rivage était assez près pour que nous puissions distinguer les arbres et les maisons ; au-dessus, des cultures, des forêts, des prairies, des rochers, et au-dessus encore des plans et des arrière-plans indéfinis de hauts pics et de glaciers flambant rouges dans le crépuscule. Une flottille de barques à dix rameurs – des Européens, certainement, le torse nu et bronzé – vint nous haler jusqu’à notre mouillage. Il semblait bien que nous étions attendus. Cela ressemblait fort à quelque village de pêcheurs méditerranéen. Nous n’étions pas dépaysés. Le chef de la flottille nous conduisit en silence à une maison blanche, dans une pièce nue, carrelée de rouge, où un homme en tenue montagnarde nous reçut sur un tapis. Il parlait français parfaitement, mais avec parfois le sourire intérieur de quelqu’un qui trouve fort étranges les expressions qu’il doit employer pour se faire entendre. Il traduisait certainement, – sans hésitation et sans incorrection, mais il traduisait visiblement. Il nous interrogea l’un après l’autre. Chacune de ses questions, – pourtant toutes simples : qui étions-nous ? pourquoi venions-nous ? – nous prenait au dépourvu, nous perçait jusqu’aux entrailles. Qui êtes-vous ? Qui suis-je ? Nous ne pouvions pas lui répondre comme à un agent consulaire ou à un employé des douanes. Dire son nom, sa profession ? – qu’est-ce que cela signifie ? Mais qui es-tu ? Et qu’est-ce que tu es ? Les mots que nous prononcions – nous n’en avions pas d’autres – étaient sans vie, répugnants ou ridicules comme des cadavres. Nous savions que désormais, devant les guides du Mont Analogue, nous ne pourrions plus nous payer de mots. Sogol, courageusement, prit sur lui de raconter brièvement notre voyage.

L’homme qui nous accueillait était bien un guide. Toute autorité est en ce pays exercée par les guides de montagne, qui forment une classe distincte, et, en dehors de leur métier propre de guides, assument à tour de rôle les fonctions administratives indispensables dans les villages de la côte et de la basse montagne. Celui-ci nous donna les indications nécessaires sur le pays et sur ce que nous devions faire. Nous avions abordé dans une petite ville du littoral peuplée d’Européens, Français pour la plupart. Il n’y a pas ici d’indigènes. Tous les habitants sont venus d’ailleurs ; des quatre coins du monde, comme nous, et chaque nation a sur la côte sa petite colonie. Comment se faisait-il que nous fussions tombés précisément sur cette ville, appelée Port-des-Singes, peuplée d’Européens occidentaux comme nous ? Nous devions comprendre plus tard que ce n’était pas par hasard, et que le vent qui nous avait aspirés et conduits là n’était pas un vent naturel et fortuit, mais qu’il avait soufflé selon une volonté. Et pourquoi ce nom de Port-des-Singes, alors qu’il n’y avait pas un seul quadrumane dans la région ? Je ne sais pas trop, mais cette appellation faisait resurgir en moi, peu plaisamment, tout mon héritage d’Occidental du XXe siècle, – curieux, imitateur, impudique et agité. Notre port d’arrivée ne pouvait être que Port-des-Singes. Nous devrions, de là, gagner par nos propres moyens les chalets de la Base, à deux jours de marche dans les hauts pâturages, où nous rencontrerions le guide qui pourrait nous conduire plus haut. Il nous fallait donc rester quelques jours à Port-des-Singes pour préparer nos bagages et réunir une caravane de porteurs, car nous devions emporter à la Base assez de provisions pour un très long séjour. Nous fûmes conduits à une petite maison très propre et très sommairement aménagée, où chacun de nous avait une sorte de cellule qu’il arrangea à son gré, et pourvue d’une salle commune, avec un âtre, où nous nous réunissions pour les repas et le soir pour tenir conseil.

Derrière la maison, un pic neigeux nous regardait par-dessus son épaule boisée. Devant s’ouvrait le port où se reposait notre bateau, dernier venu de la plus étrange marine qu’on pût voir. Dans les baies du rivage, des navires de tous temps et de tous pays s’alignaient en files serrées, les plus vieux encroûtés de sel, d’algues et de coquillages à ne plus être reconnaissables. Il y avait là des barques phéniciennes, des trirèmes, des galères, des caravelles, des goélettes ; deux bateaux à roues aussi, et même un vieil aviso mixte du siècle dernier, mais ces navires des époques récentes étaient très peu nombreux. Sur les plus anciens, nous pouvions rarement mettre des noms de type ou de pays. Et tous ces bâtiments abandonnés attendaient tranquillement la pétrification ou la digestion par la flore et la faune marine, la désagrégation et la dispersion de substance qui sont les fins dernières de toutes choses inertes, eussent-elles servi aux plus grands desseins.

 

 

Les deux premiers jours avaient été principalement occupés à transporter du yacht à notre maison notre cargaison de vivres et de matériel, à vérifier le bon état de toute chose et à commencer à préparer les charges que nous devions monter aux chalets de la Base, en deux étapes et en plusieurs voyages. À nous huit, avec l’aide du « capitaine » et des trois marins, tout cela se fit assez vite. Pour la première étape, qui demanderait une journée, il y avait un bon sentier et nous pourrions utiliser les grands ânes bruns et agiles du pays ; ensuite, tout devait être porté à dos d’hommes. Il avait donc fallu louer des ânes et engager des porteurs. Le problème de la monnaie, qui nous avait si fort préoccupés, avait été résolu, provisoirement du moins, dès notre arrivée. Le guide qui nous avait reçus nous avait remis, à titre d’avance, un sac des jetons métalliques qui servent ici aux échanges de biens et de services. Comme nous l’avions prévu, aucune de nos monnaies n’avait cours. Chaque nouvel arrivant, ou groupe d’arrivants, reçoit ainsi une certaine avance qui lui permet de couvrir ses premiers frais, et qu’il s’engage à rembourser pendant son séjour au continent du Mont Analogue. Mais comment rembourser ? Il y a plusieurs manières de rembourser, et comme cette question de la monnaie est à la base de toute l’existence humaine et de toute la vie sociale dans les colonies du littoral, je dois donner quelques détails à ce sujet.

On trouve ici, très rarement en basse montagne, plus fréquemment à mesure que l’on monte, une pierre limpide et d’une extrême dureté, sphérique et de grosseur variable, – un véritable cristal, mais, cas extraordinaire et inconnu sur le reste de la planète, un cristal courbe ! On l’appelle, dans le français de Port-des-Singes, péradam. Ivan Lapse reste perplexe sur la formation et le sens primitif de ce mot. Il peut signifier, selon lui, « plus dur que le diamant », et il l’est ; ou bien « père du diamant », et l’on dit que le diamant est en effet le produit de la dégénérescence du péradam par une sorte de quadrature du cercle ou plus exactement de cubature de la sphère ; ou encore le mot signifie-t-il « la pierre d’Adam », ayant quelque secrète et profonde connivence avec la nature originelle de l’homme. La limpidité de cette pierre est si grande, et son indice de réfraction si proche de celui de l’air malgré la grande densité du cristal, que l’œil non prévenu la perçoit à peine ; mais à qui la cherche avec un désir sincère et un grand besoin, elle se révèle par l’éclat de ses feux semblables à ceux des gouttes de rosée. Le péradam est la seule substance, le seul corps matériel auquel les guides du Mont Analogue reconnaissent une valeur. Aussi est-il le gage de toute monnaie, comme l’or chez nous.

En vérité, le seul mode loyal et parfait de payer sa dette, c’est de la rembourser en péradams. Mais le péradam est rare, et difficiles, voire dangereux, sa quête et son ramassage, car souvent il faut aller l’extraire d’une fissure dans la paroi d’un précipice, ou le prendre au bord d’une crevasse sur une pente de glace vive où il est venu s’encastrer. Aussi, après des efforts qui parfois durent des années, bien des gens se découragent et redescendent sur la côte où ils cherchent des moyens plus faciles de payer leur dette ; celle-ci, en effet, peut être simplement remboursée en jetons, et ces jetons peuvent se gagner par tous les moyens ordinaires : les uns se font cultivateurs, d’autres artisans, d’autres débardeurs, et nous ne médirons pas d’eux, car c’est grâce à eux qu’il est possible d’acheter sur place des vivres, de louer des ânes et d’engager des porteurs.

– Et si l’on n’arrive pas à payer sa dette ? avait demandé Arthur Beaver.

– Quand vous élevez des poussins, lui fut-il répondu, vous leur avancez du grain qu’ils devront, devenus poules, vous rembourser en neufs. Mais lorsqu’une poulette, l’âge venu, ne pond pas, qu’en advient-il ?

Et chacun de nous avait silencieusement avalé sa salive.

 

 

Ce troisième jour de notre arrivée, tandis que je rédigeais ces notes, que Judith Pancake faisait quelques esquisses sur le pas de la porte et que Sogol s’évertuait à résoudre de difficiles problèmes d’optique, les cinq autres étaient sortis de divers côtés. Ma femme était allée aux provisions, escortée de Hans et de Karl qui, chemin faisant, s’étaient livrés à un assaut dialectique très ardu à suivre, paraît-il, sur de cruelles questions métaphysiques et para-mathématiques ; il s’agissait surtout de la courbure du temps et de la courbure des nombres – y aurait-il une limite absolue à tout dénombrement d’objets réels et singuliers, après laquelle on retrouverait brusquement l’unité (disait Hans) ou la totalité (disait Karl) ? –, enfin ils étaient rentrés fort échauffés et sans s’être aperçus des kilos de victuailles qu’ils ramenaient sur leurs dos, légumes et fruits connus ou inconnus de nous, car les colons en avaient acclimaté de tous les continents, laitages, poisson, toutes sortes de nourritures fraîches bienvenues après un voyage en mer. Le sac de jetons était gros, on ne regardait pas trop à la dépense. Et puis, disait Lapse, il faut ce qu’il faut.

Lapse, lui, s’était promené dans la petite ville, bavardant avec tout un chacun afin d’étudier le parler et la vie sociale de l’endroit. Il nous en fit un rapport fort intéressant, mais ce qui s’est passé entre nous après le déjeuner m’ôte tout désir et tout moyen de vous en parler. Tout de même, si ! Je n’en ai guère envie, mais ce n’est pas pour mon plaisir que j’écris, et quelques détails ici peuvent vous être utiles. La vie économique, à Port-des-Singes, est fort simple, quoique animée ; à peu près ce qu’elle devait être dans une petite bourgade européenne avant le machinisme, car aucun moteur thermique ni électrique n’est admis dans le pays : tout usage de l’électricité y est interdit, ce qui nous surprit assez, dans un pays de montagnes. Interdit aussi l’usage des explosifs. La colonie, – française dans sa majorité, ai-je dit, – a ses églises, son conseil municipal, sa police ; mais toute autorité vient d’en haut, c’est-à-dire des guides de haute montagne, dont des délégués dirigent l’administration et la police municipales. Cette autorité est incontestée, car elle est fondée sur la possession des péradams ; or, les gens qui se sont fixés sur le littoral ne possèdent que des jetons, qui permettent les échanges indispensables à la vie des corps mais ne confèrent aucune puissance réelle. Encore une fois, ne médisons pas de ces gens qui, découragés par les difficultés de l’ascension, se sont installés sur le rivage et en basse montagne et s’y sont fait leur petite vie ; leurs enfants, au moins, grâce à eux, grâce au premier effort qu’ils ont fait pour venir jusqu’ici, n’ont pas ce voyage à faire. Ils naissent sur le rivage même du Mont Analogue, moins soumis aux néfastes influences des cultures dégénérées qui fleurissent nos continents, en contact avec les hommes de la montagne, et prêts, si le désir en eux se lève et si l’intelligence s’éveille, à entreprendre le grand voyage à partir du lieu où leurs parents l’ont abandonné.

La plus grande partie de la population, cependant, semblait avoir une origine différente. C’étaient les descendants des équipages – esclaves, marins de tous les temps – des navires conduits jusqu’à ces bords, depuis les siècles les plus lointains, par les chercheurs de la Montagne. Cela expliquait l’abondance, dans la colonie, de types étranges où l’on devinait des sangs africains, asiatiques, ou même de races disparues. Il fallait supposer, puisque les femmes avaient dû être rares parmi ces équipages de jadis, que la nature, par le jeu de ses lois harmoniques, avait peu à peu rétabli l’équilibre des sexes par un excès compensatoire de naissances féminines. Dans tout ce que je raconte là, il y a d’ailleurs beaucoup de suppositions.

D’après les rapports faits à Lapse par les gens de Port-des-Singes, la vie dans les autres colonies du littoral est fort semblable à celle-là, à cela près que dans chacune chaque nation et chaque race a apporté ses mœurs et coutumes propres, et sa langue. Les langues, cependant, depuis le temps immémorial des premiers arrivants, sous l’influence des guides qui ont une langue spéciale et malgré les apports nouveaux des colons contemporains, ont évolué d’une façon particulière, et le français de Port-des-Singes, par exemple, présente bien des singularités, avec des archaïsmes, des emprunts, et aussi des mots tout à fait nouveaux pour désigner des objets nouveaux, comme « péradam » que nous avons cité. Ces singularités devaient s’expliquer plus tard à mesure que nous prenions contact avec le langage des guides eux-mêmes.

Arthur Beaver, de son côté, avait étudié la flore et la faune de la région, et il revenait, rose vif, d’une longue marche dans la proche campagne. Le climat tempéré de Port-des-Singes favorise l’existence des végétaux et animaux de nos pays, mais on y rencontre aussi des espèces inconnues. Parmi celles-ci, les plus curieuses sont un liseron arborescent, dont la puissance de germination et de croissance est telle qu’on l’emploie – comme une dynamite lente – pour disloquer les rochers en vue de travaux de terrassement ; le lycoperdon incendiaire, grosse vesse-de-loup qui éclate en projetant au loin ses spores mûres et, quelques heures après, par l’effet d’une intense fermentation, prend feu subitement ; le buisson parlant, assez rare, sorte de sensitive dont les fruits forment des caisses de résonance de figures diverses, capables de produire tous les sons de la voix humaine sous le frottement des feuilles, et qui répètent comme des perroquets les mots qu’on prononce dans leur voisinage ; l’iule-cerceau, myriapode de près de deux mètres de long, qui, se courbant en cercle, se plaît à rouler à toute vitesse du haut en bas des pentes d’éboulis ; le lézard-cyclope, ressemblant à un caméléon, mais avec un œil frontal bien ouvert, tandis que les deux autres sont atrophiés, animal entouré d’un grand respect malgré son air de vieil héraldiste ; et citons enfin, parmi d’autres, la chenille aéronaute, sorte de ver à soie qui, par beau temps, gonfle en quelques heures, des gaz légers produits dans son intestin, une bulle volumineuse qui l’emporte dans les airs ; elle ne parvient jamais à l’état adulte, et se reproduit tout bêtement par parthénogenèse larvale.

Ces espèces étranges avaient-elles été importées en des temps très lointains par des colons venus de diverses parties de la planète, ou bien y avait-il des plantes et des animaux réellement indigènes sur le continent du Mont Analogue ? Beaver ne pouvait encore trancher la question. Un vieux Breton établi menuisier à Port-des-Singes lui avait raconté et chanté d’anciens mythes – mêlés, semblait-il, de légendes étrangères et d’enseignements venus des guides – qui touchaient au sujet. Les guides que nous interrogeâmes par la suite sur la valeur de ces mythes nous firent toujours des réponses d’apparence évasive ; « ils sont aussi vrais, nous dit l’un d’eux, que vos contes de fées et vos théories scientifiques » ; « un couteau, dit un autre, n’est ni vrai ni faux, mais celui qui l’empoigne par la lame est dans l’erreur ».

 

 

Un de ces mythes disait à peu près ceci :

 

« Au commencement, la Sphère et le Tétraèdre étaient unis en une seule Forme impensable, inimaginable. Concentration et Expansion mystérieusement unies en une seule Volonté qui ne voulait que soi.

Il y eut une séparation, mais l’Unique reste l’unique.

La Sphère fut l’Homme primordial, qui, voulant réaliser séparément tous ses désirs et possibilités, s’émietta en figure de toutes les espèces animales et des hommes d’aujourd’hui.

Le Tétraèdre fut la Plante primordiale, qui engendra de même tous les végétaux. L’Animal, fermé à l’espace extérieur, se creuse et se ramifie intérieurement, poumons, intestins, pour recevoir la nourriture, se conserver et se perpétuer. La Plante, épanouie dans l’espace extérieur, se ramifie extérieurement pour pénétrer la nourriture, racines, feuillage.

Quelques-uns de leurs descendants hésitèrent, ou voulurent jouer sur les deux tableaux : ce furent les animaux-plantes qui peuplent les mers.

L’Homme reçut un souffle, et une lumière ; lui seul reçut cette lumière. Il voulut voir sa lumière et en jouir sous des figures multiples. Il fut chassé par la force de l’Unité. Lui seul fut chassé.

Il alla peupler les terres de l’En-dehors, peinant, se divisant et se multipliant par désir de voir sa propre lumière et d’en jouir.

Parfois un homme se soumet en son cœur, soumet le visible au voyant, et il cherche à revenir à son origine.

Il cherche, il trouve, il revient à son origine. »

 

 

L’étrange structure géologique du continent lui valait la plus grande variété de climats et l’on pouvait, paraît-il, à trois jours de marche de Port-des-Singes, trouver d’un côté la jungle tropicale, d’un autre des pays glaciaires, ailleurs la steppe, ailleurs le désert de sable ; chaque colonie s’était formée au lieu le plus conforme à sa terre natale.

Tout cela, pour Beaver, était à explorer. Karl se proposait d’étudier, les jours suivants, les origines asiatiques qu’il supposait aux mythes dont Beaver avait rapporté quelques échantillons. Hans et Sogol devaient installer sur une colline proche un petit observatoire d’où ils referaient sur les astres principaux, dans les conditions optiques particulières du pays, les mesures classiques de parallaxes, distances angulaires, passages au méridien, spectroscopie et autres, afin d’en déduire des notions précises sur les anomalies causées dans la perspective cosmique par la coque d’espace courbe entourant le Mont Analogue. Ivan Lapse tenait à poursuivre ses recherches linguistiques et sociologiques. Ma femme brûlait d’étudier la vie religieuse du pays, les altérations (et surtout, présupposait-elle, les purifications et les enrichissements) apportées dans les cultes par l’influence du Mont Analogue, – soit dans les dogmes, soit dans l’éthique, soit dans les rites, soit dans la musique liturgique, l’architecture et les autres arts religieux. Miss Pancake, en ces derniers domaines et spécialement ceux des arts plastiques, s’associerait à elle, tout en poursuivant son gros travail d’esquisses documentaires, qui avait pris soudain une importance considérable pour l’expédition depuis l’échec de toutes les tentatives photographiques. Quant à moi, j’espérais puiser dans les divers matériaux ainsi recueillis par mes compagnons de précieux éléments pour mes recherches sur la symbolique, sans négliger pour cela mon travail principal, qui était la rédaction de notre journal de voyage – ce journal de voyage qui devait se réduire finalement à ce récit que vous entendez.

Tout en nous livrant à ces recherches, nous entendions bien en profiter pour grossir notre stock de vivres, faire des affaires peut-être, – bref ce ne serait d’aucune manière du temps perdu.

– Alors, quand partez-vous ? cria une voix venant de la route, tandis qu’après le déjeuner nous parlions entre nous de tous ces passionnants projets.

C’était le guide délégué à Port-des-Singes qui nous avait interpellés, et sans attendre de réponse il continuait son chemin avec cet air de ne pas bouger qu’ont les montagnards.

Cela nous éveilla de nos rêves. Ainsi, avant même d’avoir fait les premiers pas, nous glissions déjà vers l’abandon, – oui, vers l’abandon, car c’était abandonner notre but et trahir notre parole que de passer une seule minute à satisfaire une curiosité inutile. Bien misérables nous parurent tout à coup nos enthousiasmes d’explorateurs, et les prétextes habiles dont nous les parions. Nous n’osions pas nous regarder. On entendit gronder sourdement la voix de Sogol

– Clouer ce vilain hibou à la porte et partir sans se retourner !

Nous le connaissions tous, ce vilain hibou de la cupidité intellectuelle, et chacun de nous aurait eu le sien à clouer à la porte, sans compter quelques pies jacassantes, dindons paradeurs, tourterelles roucoulantes, et les oies, les oies grasses ! Mais tous ces oiseaux-là sont tellement ancrés, entés à notre chair que nous ne pourrions les en extraire sans nous déchirer les entrailles. Il fallait vivre avec eux encore longtemps, les souffrir, les bien connaître, jusqu’à ce qu’ils tombent de nous comme les croûtes, dans une maladie éruptive, tombent d’elles-mêmes à mesure que l’organisme retrouve la santé ; il est mauvais de les arracher prématurément.

Nos quatre hommes d’équipage, à l’ombre d’un pin, jouaient aux cartes, et, puisqu’ils n’avaient, eux, aucune prétention à escalader les cimes, leur manière de passer le temps nous parut, comparée à la nôtre, des plus raisonnables. Comme ils devaient pourtant nous accompagner à la Base et nous aider à nous y installer, nous les appelâmes pour préparer ensemble le départ, que nous fixions au lendemain, coûte que coûte.

Coûte que coûte, c’est bientôt dit... Le lendemain matin, après que nous eûmes intensément travaillé toute la nuit à préparer les charges, tout était prêt, les ânes et les porteurs rassemblés, mais il se mit à pleuvoir à verse. Il plut l’après-midi, il plut la nuit, il plut le lendemain, il plut à seaux pendant cinq jours. Les chemins, détrempés, étaient sûrement impraticables, nous dit-on.

Il fallait employer ce délai. Nous fîmes d’abord une révision de notre matériel. Toutes sortes d’appareils d’observation et de mesure, qui nous avaient paru jusqu’alors plus précieux que tout, nous devinrent risibles – surtout après nos malheureuses expériences photographiques – et quelques-uns se montraient d’ores et déjà inutilisables. Les piles de nos lampes électriques étaient toutes hors d’usage. Il faudrait les remplacer par des lanternes. Nous nous débarrassâmes ainsi d’une assez grande quantité d’objets encombrants, ce qui nous permettrait d’emporter d’autant plus de provisions.

Nous parcourûmes donc les environs pour nous procurer des vivres supplémentaires, des lanternes et des vêtements du pays. Ceux-ci en effet étaient, quoique très simples, fort supérieurs aux nôtres, résultat de la longue expérience des anciens colons. De même, on trouvait chez des marchands spécialisés toutes sortes d’aliments desséchés et comprimés qui nous seraient extrêmement précieux. D’abandon en abandon, nous finîmes même par laisser là les « potagers portatifs » inventés par Beaver, qui, après une journée de maussade hésitation, partit d’un grand éclat de rire et déclara que c’étaient « des joujoux stupides qui ne nous auraient donné que des désagréments ». Il hésita plus longtemps à renoncer aux appareils respiratoires et aux vêtements chauffants. Finalement, on décida de les laisser, quitte à venir les reprendre pour une nouvelle tentative si c’était nécessaire. Nous laissâmes tous ces objets à la garde de notre équipage, qui les transporterait dans le yacht où les quatre hommes devaient s’installer après notre départ, car il fallait laisser la maison libre pour de nouveaux arrivants éventuels. La question des appareils respiratoires avait été très débattue entre nous. Fallait-il compter, pour affronter les hautes altitudes, sur l’oxygène en bouteilles ou sur l’acclimatation ? Les récentes expéditions dans l’Himalaya n’avaient pas tranché le problème, malgré de brillants succès des partisans de l’acclimatation. Nos appareils étaient d’ailleurs bien plus perfectionnés que ceux employés par lesdites expéditions ; beaucoup plus légers, ils devaient surtout être plus efficaces parce qu’ils fournissaient à l’alpiniste, non de l’oxygène pur, mais un mélange soigneusement dosé d’oxygène et de gaz carbonique ; la présence de ce dernier gaz, excitateur des centres respiratoires, devait permettre en effet de réduire considérablement les quantités d’oxygène nécessaires. Mais, à mesure que nous réfléchissions et que nous recueillions des renseignements sur la nature des montagnes que nous aurions à attaquer, il devenait de plus en plus certain que notre expédition serait longue, très longue ; elle durerait sûrement des années. Nos bouteilles d’oxygène n’y suffiraient pas, et nous n’avions aucun moyen de les recharger là-haut. Tôt ou tard, il nous faudrait donc y renoncer, et mieux fallait y renoncer tout de suite afin de ne pas retarder par leur usage notre acclimatation. On nous affirma, d’ailleurs, qu’il n’y avait pas d’autre moyen, pour subsister dans les hautes régions de ces montagnes, que l’accoutumance progressive, grâce à laquelle, nous dit-on, l’organisme humain se modifie et s’adapte dans une mesure que nous ne pouvions encore soupçonner.

Sur le conseil du chef de nos porteurs, nous échangeâmes nos skis, qui, nous dit-il, eussent été fort encombrants dans certains passages accidentés, contre des sortes de raquettes étroites, pliantes et tendues de la peau d’une sorte de marmotte ; leur principale utilité est de faciliter la marche en neige molle, mais elles permettent aussi de glisser assez rapidement dans les descentes ; pliées, elles tiennent aisément dans les sacs. Nous gardions aux pieds nos souliers ferrés, mais nous emportions, pour les remplacer plus haut, les mocassins du pays en « cuir d’arbre », sorte d’écorce qui, travaillée, tient du liège et du caoutchouc ; cette substance isole très bien la chaleur et, incrustée de silice, elle adhère à la glace presque aussi bien qu’au rocher, ce qui nous permettrait de nous passer de crampons, dangereux aux très hautes altitudes parce que leurs courroies, serrant les pieds, gênent la circulation du sang et prédisposent aux gelures. Par contre, nous gardâmes nos piolets, beaux outils qui désormais ne pourraient guère plus être perfectionnés que la faux, par exemple, nos pitons aussi et nos cordes de soie, et, tout de même, quelques très simples instruments de poche : boussoles, altimètres et thermomètres.

Bienvenue donc était cette pluie qui nous permettait de faire d’utiles réformes dans notre équipement. Nous marchions beaucoup chaque jour, sous les averses, afin de recueillir renseignements, vivres et objets divers ; et grâce à cela aussi, nos jambes reprenaient l’habitude de fonctionner, quelque peu oubliée après notre longue navigation.

C’est au cours de ces journées de pluie que nous commençâmes à nous appeler mutuellement par nos prénoms. Cela s’était amorcé par la coutume que nous avions déjà de dire « Hans » et « Karl », et ce petit changement n’était pas un simple effet de l’intimité. Si nous nous appelions maintenant Judith, Renée (c’est ma femme), Pierre, Arthur, Ivan, Théodore (c’est mon prénom), il y avait à cela un autre sens, pour chacun de nous. Nous commencions à nous dépouiller de nos vieux personnages. En même temps que nous laissions sur le littoral nos encombrants appareils, nous nous préparions aussi à rejeter l’artiste, l’inventeur, le médecin, l’érudit, le littérateur. Sous leurs déguisements, des hommes et des femmes montraient déjà le bout de leur nez. Des hommes, des femmes, et toutes sortes d’animaux aussi.

Pierre Sogol, encore une fois, nous donna l’exemple, – sans le savoir, et sans se douter non plus qu’il devenait poète. Il nous dit un soir, alors que nous venions de tenir conseil sur la plage avec le chef de nos porteurs et notre ânier :

– Je vous ai conduits jusqu’ici, et je fus votre chef. Ici je dépose ma casquette galonnée, qui était couronne d’épines pour la mémoire que j’ai de moi. Au fond non troublé de la mémoire que j’ai de moi, un petit enfant se réveille et fait sangloter le masque du vieillard. Un petit enfant qui cherche père et mère, qui cherche avec vous l’aide et la protection ; la protection contre son plaisir et son rêve, l’aide pour devenir ce qu’il est sans imiter personne.

Disant cela, Pierre, du bout d’un bâton, fouillait dans le sable. Ses yeux soudain se fixèrent, il se baissa et ramassa quelque chose – quelque chose qui brillait comme une minuscule goutte de rosée. C’était un péradam, un tout petit péradam, mais son premier et notre premier péradam.

Le chef des porteurs et l’ânier devinrent pâles et ouvrirent de grands yeux. Tous deux étaient des vieux, qui avaient tenté l’ascension et s’étaient découragés à cause de la question de la monnaie.

– Jamais, dit le premier, jamais, de mémoire d’homme, on n’en avait trouvé si bas ! Sur la plage même ! C’est peut-être un hasard unique. Mais serait-il possible qu’un nouvel espoir nous soit ainsi donné ? Repartir ?

Un espoir qu’il avait cru mort luisait à nouveau en son cœur. Celui-là, un jour, reprendrait le chemin. L’ânier, – à lui aussi ses yeux brillaient, mais de convoitise.

– Hasard, dit-il, pur hasard ! On ne m’y prendra plus !

– Il faudrait, dit Judith, que nous nous confectionnions de petits sachets, bien solides, que nous porterions au cou, pour y mettre les péradams que nous trouverons.

C’était en effet une précaution indispensable. La pluie avait cessé depuis la veille, le soleil avait commencé à sécher les chemins, nous devions partir le lendemain à l’aube. Ce fut, avant de nous coucher, notre dernier préparatif : chacun, avec grand soin, se fabriqua un sachet pour les péradams à venir.

 

 

 

 

 

 

[CHAPITRE CINQUIÈME]

 

 

La nuit se tassait encore autour de nous, au bas des sapins dont les cimes traçaient leur haute écriture sur le ciel déjà de perle ; puis, bas entre les troncs, des rougeurs s’allumèrent, et plusieurs d’entre nous virent s’ouvrir au ciel le bleu lavé des yeux de leurs grands-mères. Peu à peu, la gamme des verts sortait du noir, et parfois un hêtre rafraîchissait de son parfum l’odeur de la résine, et rehaussait celle des champignons. Avec des voix de crécelle, ou de source, ou d’argent, ou de flûte, les oiseaux échangeaient leurs menus propos du matin. Nous allions en silence. La caravane était longue, avec nos dix ânes, les trois hommes qui les menaient, et nos quinze porteurs. Chacun de nous portait sa part de vivres pour la journée et ses affaires personnelles. Quelques-uns en avaient, de ces affaires personnelles, assez lourdes à porter dans leurs cœurs aussi et dans leurs têtes. Nous avions vite retrouvé le pas montagnard et l’attitude harassée qu’il convient de prendre dès les premiers pas si l’on veut aller longtemps sans fatigue. Tout en marchant, je repassais dans ma mémoire les évènements qui m’avaient conduit là – depuis mon article de la Revue des Fossiles et ma première rencontre avec Sogol. Les ânes étaient heureusement dressés à ne pas marcher trop vite ; ils me rappelaient ceux de Bigorre, et je prenais des forces à regarder couler le jeu souple de leurs muscles que ne rompait jamais une contraction inutile. Je pensai aux quatre lâcheurs qui s’étaient excusés de ne pas nous accompagner. Qu’ils étaient loin, Julie Bonasse, et Émile Gorge, et Cicoria, et ce brave Alphonse Camard, avec ses chansons de route ! C’était déjà un autre monde. Je me mis à rire tout seul au souvenir de ces chansons de route. Comme si les montagnards chantaient jamais en marchant ! Oui, on chante parfois, après quelques heures de grimpée dans les éboulis ou sur des gazons, mais chacun pour soi, en serrant les dents. Moi, par exemple je chante : « tyak ! tyak ! tyak ! tyak ! » – un « tyak » par pas ; sur la neige, en plein midi, cela devient : « tyak ! tchi tchi tyak ! ». Un autre chante : « stoum ! di di stoum ! » ou : « dji... pof ! dji... pof ! ». C’est le seul genre de chansons de route de montagnards que je connaisse. On ne voyait plus de sommets neigeux, mais seulement des pentes boisées, coupées de falaises calcaires, et le torrent au fond de la vallée, à droite, par les éclaircies de la forêt. Au dernier tournant du sentier, l’horizon marin, qui n’avait cessé de se hausser avec nous, avait disparu. Je grignotai un morceau de biscuit. L’âne, de sa queue, me chassa au visage une nuée de mouches. Mes compagnons aussi étaient pensifs. Il y avait tout de même quelque chose de mystérieux dans la facilité avec laquelle nous avions abordé au continent du Mont Analogue ; et puis il semblait bien qu’on nous y avait attendus. Je suppose que tout cela s’expliquera plus tard. Bernard, le chef des porteurs, était aussi pensif que nous, mais moins souvent distrait pourtant. Il est vrai que pour nous, c’était difficile de ne pas être distrait à chaque minute par l’écureuil bleu, l’hermine aux yeux rouges dressée comme une colonne au milieu d’une clairière d’émeraude éclaboussée d’oronges sanglantes, le troupeau de licornes, que nous avions prises d’abord pour des chamois, qui bondissait sur un contrefort dénudé de l’autre versant, ou le lézard volant qui se jetait, devant nous, d’un arbre à l’autre en claquant des dents. Sauf Bernard, tous les hommes que nous avions engagés portaient sur leur sac un petit arc de corne et un faisceau de flèches courtes, sans empennage. À la première grande halte, un peu avant midi, trois ou quatre d’entre eux s’éloignèrent et revinrent avec quelques perdrix et une sorte de gros cochon d’Inde. L’un me dit : « Il faut en profiter, tant que la chasse est permise. On les mangera ce soir. Plus haut, fini le gibier ! »

Le sentier sortait de la forêt et descendait par des clapiers violemment ensoleillés jusqu’au torrent qui galopait avec des bruits de foule, et que nous passâmes à gué. Nous fîmes lever des nuages de papillons nacrés de la berge humide, puis un long cheminement commença, par des pierrailles sans ombre. Nous revînmes sur la rive droite, où commençait une forêt de mélèzes assez claire. Je suais, et je chantais ma chanson de route. Nous avions l’air de plus en plus pensifs, mais en fait nous l’étions de moins en moins. Notre chemin s’éleva au-dessus d’une haute barre rocheuse et tourna vers la droite, où la vallée se resserrait en gorge profonde ; puis grimpa impitoyablement en lacet dans une garrigue pentue de genévriers et de rhododendrons. Nous débouchâmes enfin dans un alpage mouillé de mille ruisselets, où paissaient de petites vaches rondelettes. En vingt minutes de marche dans l’herbe noyée, nous atteignîmes un replat rocheux, ombragé de petits mélèzes, où se dressaient quelques constructions de pierre sèche grossièrement couvertes de branchages ; c’était notre première étape. Nous avions encore deux ou trois heures de jour devant nous pour nous y installer. Un des abris devait servir de dépôt de bagages, un autre de dortoir – il y avait des planches et de la paille propre, et un fourneau fait de grosses pierres – ; un troisième, à notre grande surprise, était une laiterie : jarres de lait, mottes de beurre, fromages qui s’égouttaient semblaient nous attendre. L’endroit était-il donc habité ? Bernard, dont le premier soin avait été d’ordonner à nos hommes de déposer leurs arcs et leurs flèches dans le coin du dortoir qu’il s’était réservé, leurs frondes aussi, car quelques-uns en étaient munis, Bernard vint nous expliquer :

– C’était encore habité ce matin. Il doit toujours y avoir quelqu’un ici pour s’occuper des vaches. D’ailleurs, c’est une loi qu’on vous expliquera là-haut : aucun campement ne doit jamais rester inoccupé plus d’un jour. La caravane précédente avait sans doute laissé une ou deux personnes ici, et elle attendait notre arrivée pour progresser. Ils nous ont vus venir de loin et sont partis aussitôt. Nous allons leur confirmer notre arrivée, et en même temps je vous montrerai l’amorce du sentier de la Base.

Nous le suivîmes pendant quelques minutes sur une large corniche rocheuse, jusqu’à une plate-forme d’où nous aperçûmes l’origine de la vallée. C’était une sorte de cirque irrégulier, dans lequel débouchait la gorge, entouré de hautes murailles du sommet desquelles pendaient çà et là quelques langues de glaciers. Bernard alluma un feu, sur lequel il jeta de l’herbe mouillée, puis il regarda attentivement dans la direction du cirque. Au bout de quelques minutes, nous vîmes, très loin s’élever, répondant au signal, une mince fumée blanche, presque confondue avec la lente écume des cascades.

L’homme devient vivement attentif, dans la montagne, à tout signe d’une présence d’un de ses semblables. Mais cette lointaine fumée était pour nous particulièrement émouvante, ce salut que nous adressaient des inconnus marchant devant nous sur le même chemin ; car le chemin liait désormais notre sort et le leur, même si nous ne devions jamais nous rencontrer. De ces gens, Bernard ne savait rien.

D’où nous étions, nous pouvions suivre des yeux à peu près la moitié de l’itinéraire de la deuxième étape. Nous avions décidé de profiter du beau temps pour repartir dès le lendemain matin. Peut-être aurions-nous la chance de trouver notre guide à la Base le jour même ; mais peut-être aussi faudrait-il attendre son retour d’une course plus ou moins longue. Nous partirions tous les huit avec tous les porteurs, sauf deux qui resteraient pour soigner les vaches, pendant que les ânes et leurs conducteurs redescendraient prendre de nouvelles charges. En huit voyages, avions-nous calculé, les ânes auraient transporté tous les vivres et vêtements nécessaires, de la maison du littoral aux Prés-mouillés – c’est le nom de la première étape. Pendant ce temps, avec les porteurs, nous ferions la navette entre les Prés-mouillés et la Base ; il nous faudrait faire au moins trente voyages, avec des charges de dix à quinze kilos, ce qui, compte tenu des jours de mauvais temps probables, nous prendrait au moins deux mois. Nous aurions ainsi accumulé, à la Base, de quoi subsister pendant plus de deux ans. Mais deux mois de montagne à vaches ! – les plus jeunes de l’expédition ne voyaient pas cela sans une certaine impatience.

Nous ne pouvions guère parler, sur notre plate-forme, à cause d’une haute et puissante cascade qui tombait en tonnant à quelques centaines de mètres de nous. Une passerelle, si l’on peut dire, faite de trois ou quatre câbles lancés d’une rive à l’autre, enjambait la gorge où s’engouffrait la cascade. Nous devrions passer là-dessus demain matin. Juste avant la cascade se dressait une sorte de grand cairn surmonté d’une croix – calvaire ou tumulus funéraire. Bernard regardait dans cette direction avec une étrange gravité. Il s’arracha brusquement à ses pensées et nous fit retourner au refuge, où les porteurs avaient dû préparer le repas. En effet ; et grâce à leur ingéniosité nous n’eûmes presque pas besoin d’avoir recours à nos provisions. Ils avaient ramassé en route d’excellents champignons, et coupé, parmi les rocailles, des capitules de chardons de diverses espèces, tous fort bons crus ou bouillis. Et le gibier fut très apprécié de tous, sauf de Bernard, qui n’y voulut pas toucher. Nous avions remarqué aussi qu’il avait vérifié attentivement que les arcs et autres armes de ses hommes n’avaient pas été touchés depuis l’arrivée. Mais ce fut seulement après le repas, – au coucher du soleil qui, en aval, entourait de gloires les sommets boisés, – ce fut seulement quand, tout en digérant autour du feu, nous l’eûmes questionné sur le monument que nous avions remarqué près de la grande cascade, qu’il s’ouvrit à nous.

– Mon frère, dit-il. Je dois vous raconter l’histoire, parce que, peut-être, nous ne nous quitterons plus de sitôt, et qu’il faut bien que vous sachiez à quelle espèce d’homme (il cracha dans le feu) vous avez affaire.

» Mes hommes sont des enfants ! ils se plaignent que la chasse soit strictement interdite à partir de cet endroit où nous sommes. C’est vrai qu’il y en a, du gibier, tout à l’entour, et du bon ! Mais ils savent ce qu’ils font, en haut lieu, en défendant de chasser passé les Prés-mouillés. Ils ont leurs raisons, et j’en ai fait l’expérience ! Pour un rat que j’ai tué à moins de cinquante pas d’ici, j’ai perdu les quatre péradams que j’avais eu tant de mal à trouver et à garder, et j’ai perdu encore, après cela, dix ans de ma vie.

 » Je sors d’une famille de paysans établie depuis plusieurs siècles à Port-des-Singes. Plusieurs de mes ancêtres étaient partis pour la montagne et devinrent des guides. Mais mes parents, craignant de me voir partir aussi, moi qui étais leur fils aîné, avaient tout fait pour me tenir à l’écart des appels de la montagne. Ils me poussèrent très tôt, dans ce but, à me marier ; j’ai en bas une femme que j’aime et un fils déjà grand ; il pourrait marcher, maintenant, et elle aussi. Après la mort de mes parents, – j’avais trente-cinq ans, – je vis brusquement le vide de cette vie. Quoi donc ? J’allais moi aussi continuer à élever mon fils, pour qu’à son tour il perpétue la lignée, et ainsi de suite, et pourquoi ? Je ne suis pas très habile à m’exprimer, vous voyez, et en ce temps-là je l’étais encore moins. Mais cela me serrait à la gorge. Un jour, je rencontrai un guide de la haute montagne, de passage à Port-des-Singes ; il venait aux provisions chez moi. Je sautai sur lui, le secouai par les épaules, et je ne pouvais que lui crier : « Pourquoi, pourquoi ? »

 » Il me répondit gravement : « C’est vrai. Mais vous devez maintenant penser : comment ? » Il me parla longuement, ce jour-là et les jours suivants. Enfin, il me donna rendez-vous pour le printemps suivant – nous étions en automne – aux chalets de la Base, où il devait former une caravane dans laquelle il m’accepterait. Je pus décider mon frère à m’accompagner. Lui aussi voulait savoir pourquoi, et voulait sortir des enchaînements des régions inférieures.

 » Notre caravane – douze personnes – fit du bon travail et réussit à s’installer à temps au premier camp pour y hiverner. Le printemps revenu, je décidai de redescendre à Port-des-Singes pour y voir ma femme et mon fils, avec l’espoir de les préparer à m’accompagner. Entre les chalets de la Base et cet endroit où nous sommes, je fus pris dans une tourmente effrayante de vent et de neige, qui dura trois jours. Le chemin était coupé en vingt endroits par les avalanches. Je dus bivouaquer deux nuits de suite, sans vivres suffisants et sans combustible. Quand le temps s’éclaircit, j’étais à cent pas d’ici. Je m’arrêtai, exténué de fatigue et de faim. À cette époque, le bétail n’était pas encore monté aux Prés-mouillés ; je n’y trouverais donc rien à manger. Sur la pente d’éboulis, en face de moi, je vis sortir de son trou un vieux rat de roche. C’est une bête qui tient du mulot et de la marmotte. Il venait se réchauffer au premier rayon de soleil. D’une pierre bien lancée, je lui cassai la tête, j’allai le ramasser, le fis cuire sur un feu de rhododendrons, et dévorai cette viande coriace. Réconforté, je dormis une heure ou deux, puis je dévalai jusqu’à Port-des-Singes où, avec ma femme et mon fils, nous fêtâmes notre réunion après une aussi longue absence. Je ne pus cependant les décider à remonter avec moi cette année-là encore.

 » Un mois plus tard, comme j’allais reprendre le chemin de la montagne, je fus convoqué devant un tribunal de guides, pour y répondre du meurtre de ce vieux rat. Comment avaient-ils su l’affaire, je ne sais. La loi est inflexible : l’accès de la montagne, au-dessus des Prés-mouillés, me fut interdit pour trois ans. Après ces trois ans, je pouvais demander à repartir avec la première caravane, à condition toutefois d’avoir réparé les dégâts que mon acte aurait pu causer. Le coup était dur. Je m’efforçai de me refaire temporairement une vie à Port-des-Singes. Avec mon frère et mon fils, je me consacrai à la culture et à l’élevage, afin de fournir des provisions aux caravanes ; et nous organisâmes aussi des compagnies de porteurs qui pouvaient louer leurs services jusqu’à la région interdite. Ainsi, tout en gagnant notre vie, nous restions en relations avec les gens de la montagne. Bientôt mon frère fut mordu, lui aussi, du besoin de partir, de ce besoin des hauteurs qui vous prend comme un poison. Mais il décida qu’il ne partirait pas sans moi et voulut attendre l’expiration de ma peine.

 » Enfin ce jour vint ! Je portais fièrement, dans une cage, un gros rat de roche que j’avais facilement capturé et que je laisserais en passant à l’endroit où j’avais tué l’autre, – puisque je devais « réparer les dégâts ». Hélas, les dégâts allaient seulement commencer à se montrer. Comme nous quittions les Prés-mouillés, au lever du soleil, un bruit terrifiant retentit. Toute la pente de la montagne, qui n’était pas encore coupée par la grande cascade, croulait, éclatait, fusait en avalanches de pierres et de boue. Une cataracte d’eau mêlée de blocs de glace et de rocher tombait de la langue de glacier qui dominait cette pente, et se creusait des chemins dans le flanc de la montagne. Le sentier, qui, à cette époque, montait dès la sortie des Prés-mouillés pour aller traverser la pente beaucoup plus haut, était détruit sur une très grande longueur. Pendant plusieurs jours, les éboulements, les jaillissements d’eau et de boue, les glissements de terrain se succédèrent, et nous étions bloqués. La caravane redescendit à Port-des-Singes pour s’y équiper en vue de dangers imprévus, et chercha un nouveau chemin vers les chalets de la Base, par l’autre rive – chemin très long, scabreux et difficile, sur lequel plusieurs hommes périrent. On m’avait interdit de repartir, jusqu’à ce qu’une commission de guides ait déterminé les causes de la catastrophe. Au bout d’une semaine, je fus convoqué devant cette commission, qui déclara que j’étais le responsable de ce désastre, et que, en vertu du premier jugement, je devais réparer les dégâts.

» Je fus abasourdi. Mais on m’expliqua comment les choses s’étaient passées, d’après l’étude faite par la commission. Voici ce qui me fut expliqué, – impartialement, objectivement, et je puis même dire aujourd’hui avec bonté, mais d’une façon catégorique. Le vieux rat que j’avais tué se nourrissait principalement d’une sorte de guêpe abondante en cet endroit. Mais, à son âge surtout, un rat de roche n’est pas assez agile pour attraper les guêpes au vol ; aussi ne mangeait-il guère que les malades et les débiles qui se traînaient à terre et s’envolaient difficilement. Ainsi il détruisait les guêpes porteuses de tares ou de germes qui, par hérédité ou par contagion, auraient, sans son intervention inconsciente, répandu de dangereuses maladies dans les colonies de ces insectes. Le rat mort, ces maladies se propagèrent rapidement et, au printemps suivant, il n’y avait presque plus de guêpes dans toute la région. Or ces guêpes, en butinant les fleurs, assuraient leur fécondation. Sans elles, une quantité de plantes qui jouent un grand rôle dans la fixation des terrains mouvants…

 

 

 

René DAUMAL, Le Mont Analogue, 1944

(roman inachevé).

 

 

 

 

 

 

 

 

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