Comment saint François fit la conquête de Jérusalem

 

 

 

 

 

 

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Édith DELAMARE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

AU seuil de la tente ornée des armes pontificales, Jean de Brienne, roi de Jérusalem et chef de la Cinquième Croisade, se retourna.

– Votre position demeure-t-elle inchangée, seigneurs barons ? Vous acceptez l’offre du Sultan ?

– Oui certes ! s’écria un chevalier dont le casque s’ornait d’une plume de paon. Échanger une seule ville pour tout un royaume, il faudrait être fou comme Pélage pour refuser !

– Les barons francs sont-ils de l’avis de ceux de Syrie ?

– Oui, Sire. La chaleur est torride, l’armée bien lasse. Nos échecs l’ont découragée. Pourquoi s’entêter, puisque le Sultan nous propose le royaume de Jérusalem en échange de Damiette ? Le but de la Croisade n’est-il pas atteint ?

Jean de Brienne baisa l’anneau que lui tendait une main sèche. Vêtu de rouge de la tête aux pieds, le cardinal Pélage, représentant de Sa Sainteté Honorius III, siégeait entouré de Chevaliers du Temple.

– Vous m’avez demandé audience. Je vous écoute.

– Seigneur Légat, j’ai pour la troisième fois reçu de Mélik-el-Kâmil l’offre du royaume de Jérusalem contre la restitution de Damiette.

– Pour la troisième fois je vous répondrai : je veux et Jérusalem et Damiette !

– Les barons en mon Conseil...

– Que m’importent vos barons et votre Conseil ! Le Grand Maître du Temple est de mon avis : nous ne devons céder sur aucun point, et nous préparons l’assaut du Caire.

– L’armée sera donc lancée dans une aventure où l’on va tout perdre.

– Perdre quoi, traître ?

Le souverain devint aussi blanc que la tunique à croix rouge qui recouvrait sa cotte de mailles. Il saisit le court glaive qui pendait à son côté, aussitôt imité par ses compagnons. Alors, les Templiers dégainèrent leurs épées, et l’on put croire que les Chevaliers francs allaient s’égorger sous les yeux du Légat.

Un petit homme brun jaillit d’un coin de la tente où il s’était tenu silencieux et se jeta entre les combattants.

– Seigneurs chevaliers ! de grâce ! toute maison divisée contre elle-même périra ! Remettez l’épée au fourreau !

Jean de Brienne obéit, presque machinalement.

– Je m’associerai donc à votre marche, mais que Dieu nous juge !

– Dieu dirige la Croisade ! Dieu le veut !

– Encore conviendrait-il de ne point Le tenter... emmenez au moins du ravitaillement, puisque vos informateurs coptes vous ont prévenu que les communications par mer sont coupées entre Damiette et Saint-Jean-d’Acre.

– Les Coptes ? des manants qui débiteraient n’importe quelle sottise pour se faire payer à dîner. Inutile de s’encombrer de ravitaillement : nous entrerons au Caire immédiatement.

Le petit homme vêtu de bure vint s’agenouiller aux pieds du Cardinal.

– Seigneur Légat, je sais par révélation de Dieu que si vous réalisez ce projet, vous serez battu !

Les Templiers échangèrent des sourires apitoyés.

– Qui est cet homme ? demanda Jean de Brienne.

Le cardinal tapota les plis de sa soutane écarlate.

– Vous savez bien, ce nouvel Ordre qui prétend vivre comme vivaient les Apôtres... Notre Très-Saint-Père voit son développement avec faveur... Déjà, la présence des Frères a eu une influence salutaire sur l’armée.

– Je crois volontiers qu’il ne faudrait pas moins que les douze Apôtres pour convertir l’armée ! Mais cette révélation...

– Le Frère François s’entend merveilleusement à traiter des affaires du Ciel. Celles de la Terre me regardent.

– J’ai grandement entendu parler de vous, bien avant de vous connaître, Messire de Brienne. J’ai servi en Ombrie sous Messire Gauthier de Brienne, votre frère.

– Puis-je connaître votre nom de chevalier, mon Père ?

Le regard du moine s’attarda un instant sur les immenses manteaux blancs croisés de rouge des Templiers.

– Je n’étais pas chevalier, Messire. Mais j’ai désiré l’être..., autrefois.

Quelques jours plus tard, Frère François se retrouvait devant le cardinal, les Templiers et les Barons, – du moins ceux qui restaient. – Ses yeux étaient rouges d’avoir pleuré les morts. Six mille morts !

– Seigneur Légat, là où l’épée a échoué, laissez-moi aller porter l’amour ! Laissez-moi aller porter l’Évangile aux Infidèles !

Les Templiers éclatèrent de rire, et Jean de Brienne s’écria :

– Mon Père, y songez-vous ! Les Sarrasins viennent de promettre un besant d’or par tête de chrétien coupée ! Demain, la vôtre sera exposée sur les remparts du Caire et vous voulez aller leur parler de charité !

– Seigneur Légat, si le Sultan se laissait convaincre, la Croisade parviendrait au but que les armes n’ont pu atteindre !

– Mon cher Frère, ces rats puants d’Infidèles ne valent pas la peine que vous prendriez pour eux.

– Ne devons-nous pas, sur la parole du Seigneur, enseigner toutes les Nations ?

– Et que dirais-je à Sa Sainteté si Elle me demande compte de votre sang et de celui de vos frères ?

– Que la responsabilité à moi seul incombe. Je n’emmènerai d’ailleurs qu’un seul frère avec moi.

– Eh bien soit... allez... Messire de Brienne, et vous, Chevaliers, m’êtes témoins que je ne suis pour rien dans cette déraisonnable expédition.

– Celle-là comporte au moins l’avantage de n’entraîner que la perte de deux fous, grommela le chevalier d’Arcis.

Depuis la prédiction de l’échec du Caire, on ne riait plus quand le moinillon débarqué d’Italie grondait : « Vous portez une Croix sur vos armes ! Portez-la aussi dans votre cœur ! Vous n’entrerez pas à Jérusalem tant que vous n’en serez pas dignes ! » L’armée les regarda donc partir avec une commisération affectueuse. Ils s’éloignèrent en chantant : « Quand même je marcherais parmi les ombres de la mort, je ne craindrais encore rien, Seigneur, puisque tu es avec moi ! 1 »

Vers le soir, ils aperçurent les tentes sur lesquelles flottait l’Étendard du Prophète. Elles étaient nombreuses, comme les vagues de la mer. « Ayons bonne espérance, murmura François. C’est l’accomplissement de la parole de l’Évangile : “Voici que je vous envoie comme des brebis au milieu des loups...” »

– Déserteurs ? s’enquit laconiquement la première sentinelle à laquelle ils s’adressèrent.

François se sentit rougir.

– Non, non ! Nous voulons voir le Sultan.

– Renseignements pour l’émir ?

– Non ! Nous venons...

– Chef franc t’envoie demander la paix ?

– Non. Nous venons porter la parole du Christ au Sultan.

 

Assis sur des coussins de soie, Mélik-el-Kâmil vit avancer deux hommes enchaînés et meurtris. Il avait fait déposer sur le sol un tapis semé de croix, et comptait se distraire un peu.

– Eh quoi, tu foules aux pieds la croix du Christ ? s’écria-t-il en français.

– Ne sais-tu pas qu’il y avait plusieurs croix au Calvaire ? Nous adorons celle du Christ, mais celles des larrons, nous te les laissons volontiers.

– On me dit que tu viens pour me baptiser ?

– Fais allumer une grande fournaise ! J’y entrerai avec tes prêtres et tu jugeras toi-même quelle religion est la plus vraie !

Deux ou trois imams sortirent sur la pointe des pieds.

– Je ne crois pas qu’aucun de mes prêtres ait envie de pénétrer dans une fournaise ! répondit le Sultan. Il y avait de la malice dans sa voix et de la mélancolie dans ses yeux.

– J’y entrerai donc seul. Si je péris, tu n’accuseras que mes péchés. Mais si Dieu me protège, reconnaîtras-tu le Christ comme vrai Dieu et Sauveur ?

– Je suis chef des croyants de l’Islam. Mon peuple se révolterait si je me faisais chrétien. Mais reste avec moi, veux-tu ?

– Volontiers, pour l’amour du Christ.

Ils demeurèrent plusieurs jours, et le Sultan les fit appeler souvent près de lui. Mais voyant qu’il n’obtenait rien, François découragé, décida de repartir. Une dernière fois, il se présenta devant Mélek-el-Kâmil. Cette fois, il n’y avait plus de tapis brodé de croix devant lui, mais des joyaux, des soieries, des parfums.

– Emporte tout ce qui te plaira, en souvenir de moi. Rien ? Veux-tu me désobliger ?

François choisit une petite corne sertie d’argent.

– Je te remercie. Cela me servira à appeler les miens au sermon.

Mélek-el-Kâmil réfléchit :

– Je vais te faire donner un firman, un sauf-conduit pour la Terre Sainte. Toi et tes frères demeurerez aussi longtemps que vous le désirerez à Jérusalem et en Galilée. Accepteras-tu cela ?

Alors, voyant des larmes rouler sur le mince visage brun, le Sultan d’Égypte soupira :

– Prie pour moi, afin que Dieu me fasse connaître la foi qui lui est la plus agréable !

Une escorte les accompagna jusqu’au camp des Croisés, où ils furent accueillis avec une grande joie et une grande curiosité.

– Nous n’avons pas gagné une seule âme, gémit François. Et nous voilà !...

– Ne vous désolez pas, mon Frère. D’autres chevaliers débarquent. Nous reprendrons le siège du Caire, et cette fois, nous ne ferons pas quartier aux Infidèles.

François se tourna vers ses frères.

– Partons pour la Galilée, dit-il.

 

 

 

Édith DELAMARE.

 

Paru dans Ecclesia en septembre-octobre 1953.

 

 

 

 

 

 



1 Psaume XXII.

 

 

 

 

 

 

 

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