La voie du mal

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Grazia DELEDDA

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

Pietro Benu s’arrêta, un instant, devant la petite église du Rosaire :

« Il est à peine une heure, – se dit-il. – C’est peut-être trop tôt, pour aller chez les Noina. Sans doute, ils font la sieste. Les gens riches comme eux se donnent toutes leurs aises... »

Après quelques minutes d’hésitation, il se remit en marche, se dirigeant vers le faubourg de Sanr Ussula, qui est à l’extrémité de Nuoro.

On était aux premiers jours de septembre : le soleil, encore brûlant, dardait sur les petites rues désertes, où seuls passaient quelques roquets faméliques, dans les bordures d’ombre qui étendaient devant les maisons de pierre leurs lignes crénelées. Le bruit lointain d’un moulin à vapeur interrompait le silence de ce midi ardent ; et cette activité haletante et palpitante semblait être l’unique pulsation vitale de la petite ville brûlée par le soleil.

Pietro, suivi de son ombre courte, anima pendant quelques instants du bruit de ses gros souliers la solitude de la triste rue qui va de l’église du Rosaire au cimetière ; puis il s’engagea dans le faubourg de Sanr Ussula, s’attardant à regarder les petits jardins envahis par une végétation sauvage, les petites cours ombragées par quelques figuiers, par quelques amandiers, par de maigres treilles ; et, finalement, il entra dans un cabaret qui avait un bouchon pour enseigne.

Le cabaretier, un Toscan, jadis charbonnier, lequel avait épousé une paysanne de mauvaise vie, était couché sur l’unique banquette du « débit », – comme il appelait solennellement son trou ; – il dut se lever pour faire asseoir l’arrivant. Dès qu’il eut reconnu Pietro, il lui sourit, de ses grands yeux clairs et pétillants de malice.

– Bonjour, Pietro, – lui dit-il, dans un langage bizarre où le dialecte sarde s’était imprimé sur le siennois comme la patine sur l’or. – Que cherches-tu de ce côté-ci ?

– Ce que je cherche ? À boire ! Et sers-moi vite ! – répondit Pietro, avec une nuance de dédain.

Le Toscan lui versa à boire, sans cesser de l’observer avec ses grands yeux d’enfant qui souriaient toujours.

– Veux-tu parier que je sais où tu vas ?... Eh bien, tu vas chez les Noina, au service desquels tu désires te placer... Je t’aurai pour client, et je m’en réjouis.

– Comment diable sais-tu cela ? – demanda Pietro.

– Mais... je l’ai su par ma femme : les femmes savent tout. Elle-même l’a sans doute appris de la Sabina...

Pietro fronça un peu les sourcils, à l’idée que Sabina était en relations avec la femme du Toscan ; puis il hocha la tête, de droite à gauche, avec cette expression dédaigneuse qui lui était habituelle, et il reprit sa sérénité : une sérénité naturelle, qui n’en avait pas moins quelque chose de sarcastique. D’abord, Sabina n’était pas véritablement sienne. Il l’avait rencontrée, pendant les dernières moissons, et, par une nuit de pleine lune, tandis que, sur l’aire, les fourmis, en longues files silencieuses, dérobaient le grain, Pietro, endormi à plat ventre, avait rêvé qu’il épousait la jeune fille. Sabina était gracieuse, blanche de teint, avec une boucle de cheveux blonds qui retombait sur un front pur ; et elle se montrait tendre à l’égard de Pietro, l’aurait aimé volontiers... Mais, lorsqu’il s’était réveillé de son rêve, il avait ajourné la résolution à prendre et il ne s’était pas décidé encore à lui déclarer sa sympathie.

– Quelle Sabina ? – demanda-t-il, en regardant son verre vide, rougi par le vin.

– Allons, ne fais pas la bête !... La nièce de Zio Nicola Noina, – expliqua le Toscan, qui donnait même aux bourgeois, aux enfants et aux fillettes ce titre de zio et de zia 1, réservé par les Nuorais aux gens du peuple déjà vieux.

– Je ne m’en doutais pas, ma parole ! – affirma Pietro, qui mentait. – Ah ! elle a dit que je veux entrer au service de son oncle ?

– J’ignore si elle l’a dit. C’est moi qui le suppose.

– On voit bien que tu n’as pas grand-chose à faire, petit étranger ! – repartit Pietro, de son air méprisant, – et que les loisirs ne te manquent pas pour faire des suppositions... Mais, si je voulais réellement entrer au service de Nicola Noina, en quoi cela t’intéresserait-il ?

– Je te répète que cela me ferait plaisir.

– Alors, dis-moi quelle espèce de gens sont ces Noina.

– Puisque tu es de Nuoro, tu dois le savoir mieux qu’un étranger ! – repartit le cabaretier, pour se dispenser de répondre.

Et, en même temps, il saisit une sorte de plumeau façonné avec des bandes de papier et il se mit à chasser les mouches qui couvraient une corbeille de fruits placés en montre près de la porte.

– Un étranger voisin en sait plus qu’un compatriote lointain.

Sans interrompre sa chasse aux mouches, le cabaretier commença de bavarder comme une commère.

– Les Noina sont les rois du faubourg, tu le sais bien, quoiqu’ils soient Nuorais à peu près comme je le suis, moi...

– Que diable dis-tu ? Est-ce que la femme n’appartient pas à une famille de « principaux » 2 nuorais ?

– La femme, oui ; mais lui ? Qui sait d’où il est ? Il ne s’en souvient pas lui-même !... Il est venu à Nuoro avec son père, un de ces marchands ambulants qui achètent de l’huile à brûler et qui la revendent comme de l’huile fine.

– C’est ainsi qu’on s’enrichit !... Et toi, est-ce que tu ne baptises pas ton vin ? – s’écria Pietro, en répandant sur le plancher les dernières gouttes de son verre.

Il éprouvait déjà une velléité instinctive de défendre, par amour-propre, son futur patron.

– Nul cabaretier de Nuoro ne vous verse un vin aussi pur que celui-ci, – riposta l’autre. – Tu peux le demander à Zio Nicola, qui s’y connaît.

– Ah ! oui, n’est-ce pas, c’est un ivrogne ? – interrogea Pietro. – Il était ivre, à ce qu’on raconte, le mois passé, lorsqu’il est tombé de cheval et s’est cassé une jambe, en revenant d’Oliena.

– Je n’en sais rien. Au surplus, il avait peut-être dégusté beaucoup d’échantillons de vin : c’est pour acheter du vin qu’il y était allé... Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il s’est cassé la jambe ; et, à présent, il cherche un serviteur habile et fidèle, parce qu’il ne peut plus s’occuper lui-même de son bien.

– Et la patronne, quelle femme est-ce ?

– Une femme qui ne rit jamais, pas plus que le diable !... Une vaniteuse. Le parfait modèle de vos « principalesses », qui pensent avoir le monde dans leur bonnet, parce qu’elles possèdent une vigne, un clos, une lanca 3, des chevaux et des bœufs.

– Tu trouves que ce n’est guère, petit étranger ?... Et leur fille, comment est-elle ? orgueilleuse ?

– Zia Maria ? Un beau brin de fille ! – reprit l’autre, en gonflant ses joues. – Extraordinairement belle. Et bonne, modeste, excellente ménagère... Du moins, on le dit... Quant à moi, je la crois encore plus arrogante que sa mère... Et puis, ces deux femmes doivent être avaricieuses, aussi avaricieuses que Zio Nicola est jovial et prodigue. Mais elles le tiennent serré, ah ! oui, ce pauvre Zio Nicola !

– Cela, je m’en moque ! – dit Pietro. – Pourvu qu’elles ne soient pas ladres avec moi...

– C’est donc vrai, alors, que tu vas chez eux ? – demanda le cabaretier, qui cessa de chasser les mouches.

– Oui, s’ils me paient bien... Ont-ils une servante ?

– Ils n’ont jamais eu ni servantes ni serviteurs. Ils font toute la besogne eux-mêmes. Maria travaille comme une bête de somme : c’est elle qui va à la fontaine, qui lave, qui balaie la cour et la rue, devant la maison... Une honte pour des gens riches comme eux !

– Ce n’est pas une honte de travailler... Et puis, tu semblais dire, tout à l’heure, qu’ils ne sont pas riches !

– N’empêche qu’ils se croient riches, eux !... Ils se croient riches, parce qu’ils vivent dans ce faubourg de va-nu-pieds... Comme ces femmes ont grandi dans un milieu de misère, elles s’imaginent qu’elles sont des reines. D’ailleurs, chez Zia Maria, la vanité a une limite, ou du moins elle se dissimule un peu ; mais, chez Zia Luisa, on devine, aux moindres paroles, l’intention de faire sentir qu’elle n’a besoin de personne, qu’elle est cossue, qu’elle a sa maison pleine de provisions et son coffre plein de monnaie. C’est une femme qui vous considère de son haut. Zio Nicola l’appelle « Madame Royale ». Elle ne daigne même pas venir prendre le frais sur la place, avec les voisines, comme fait Zia Maria elle-même. Elle se tient dans sa cour, près de la porte ouverte ; et, si quelque malheureuse petite femme s’approche d’elle, il faut voir les airs qu’elle se donne !

– Tu dis donc, – interrompit Pietro, pensif, en regardant dehors, vers le fond ensoleillé de la petite rue, – que le patron n’est pas orgueilleux ?

– Le patron aime à bavarder et à rire, voilà tout. Il se moque un peu de tout le monde et il affecte d’être sans cesse à court d’argent. C’est un malin, mon cher !

– Est-ce que le mari et la femme vivent en bon accord ?

– Ils s’arrangent ensemble comme les oiseaux du même nid. Autant qu’on en peut juger d’après les apparences, ils vivent en bon accord ; mais, du reste, ils ne font part de leurs affaires à personne.

– Pourtant, tu parais bien informé, toi... aussi bien qu’une commère ! – fit remarquer Pietro, de son air méprisant.

– Que veux-tu ? Mon débit est un lieu où l’on cause : les gens s’y rassemblent comme les abeilles dans la ruche, – répondit le Toscan, dont la belle comparaison fit sourire Pietro. – Moi, j’écoute et je répète.

– Alors, quand je désirerai savoir quelque chose, je viendrai ici.

– Mais tu y es déjà venu, il me semble !...

Pietro déboutonna une bourse appliquée à sa ceinture de cuir et en tira une pièce blanche.

– Paie-toi... Et ta femme, où est-elle ?

– Elle est allée cueillir des figues de Barbarie, – répondit l’autre, en faisant sonner la pièce sur le comptoir, pour s’assurer qu’elle n’était pas fausse.

Pietro pensait à la femme du cabaretier, une très belle femme aux grands yeux noirs, avec laquelle il avait, lui aussi, passé plus d’une fois quelques heures ; et, par association d’idées, il demanda :

– Qu’est-ce qu’on dit de Maria Noina ? Est-ce une honnête fille ?

– Immaculée comme l’hostie ! Est-ce qu’on pose des questions pareilles ! – s’écria le Toscan. – La fille de Zio Nicola Noina ? Mais c’est un miroir de vertu !

– Et ce miroir-là ne se laisse faire la cour par personne ?

– Non. C’est une fille qui prétend épouser un richard...

– Eh bien, nous le lui amènerons du continent ! – dit Pietro, goguenard, en guignant cet étranger blondasse et bavard, qui était venu du continent pour épouser tout autre chose qu’un « miroir de vertu ».

Il aurait bien voulu obtenir encore d’autres renseignements ; mais il craignit que le cabaretier n’allât répéter ses questions aux Noina, et il se mit debout.

– J’espère que nous nous reverrons, Pietro, – conclut le cabaretier. – Engage-toi chez Zio Nicola, je te le conseille. C’est un brave homme, après tout ! Ne cède pas, et il te donnera tout ce que tu voudras.

– Merci pour le conseil. Mais je ne vais pas chez eux, – affirma Pietro, qui mentait encore.

 

*

*   *

 

Aussitôt sorti, il tourna à droite et se dirigea vers la maison des Noina. C’était une petite maison blanche et paisible qui, derrière le haut mur de sa cour, semblait considérer avec dédain les masures entassées confusément autour de la place et le long de la ruelle poussiéreuse. Pietro écarta sans plus de cérémonie le battant rouge de la porte entrebâillée, et il entra.

À droite de la cour, large, pavée de cailloux, brûlée par le soleil, propre et bien tenue, un hangar servait d’écurie et de remise. À gauche s’élevait la maison, dont l’escalier extérieur, construit en granit, était égayé par des touffes de campanules qui s’entrecroisaient à la rampe de fer. Çà et là, dans un ordre presque symétrique, étaient rangés des objets de ferme : un chariot sarde, de vieilles roues, des charrues, des boyaux, des jougs, des aiguillons, des poutrelles. Sous l’escalier se voyait une porte ; un peu plus loin, une autre porte de bois, pourvue d’un guichet à la partie supérieure, indiquait l’entrée de la cuisine. Pietro se dirigea de ce côté, regarda par le guichet ouvert et salua.

– Est-ce que je vous dérange ?

– Entre donc ! – répondit simplement une femme, petite et boulotte, dont le visage long, blanc et calme, était encadré par une bande de toile teinte au safran.

Pietro Benu poussa la porte et s’avança dans la cuisine

– Je voudrais parler à Zio Nicola.

– Assieds-toi. Je l’appelle.

Le jeune homme s’assit devant le foyer sans feu, tandis que Zia Luisa sortait dans la cour et gravissait l’escalier, de son pas lent et pesant.

Cette cuisine ressemblait à toutes les cuisines sardes : large, pavée de briques, avec un toit de roseaux noircis par la fumée. De grandes casseroles de cuivre luisant, des outils pour faire le pain, des broches énormes et des tranchoirs de bois pendaient contre les murs bruns. Sur une des bouches pratiquées dans l’énorme fourneau semi-circulaire, une cafetière de cuivre bouillait. Sur un escabeau, près de la porte, il y avait une corbeille d’asphodèle, avec tout ce qu’il fallait pour coudre, et une chemise de femme dont la broderie sarde était à peine commencée. Ce devait être un ouvrage de Maria. Où était, à cette heure, la jeune fille ? Sans doute, partie pour laver du linge au torrent : car, pendant tout le temps que Pietro fut là, elle ne se montra point.

Quelques minutes après, Zia Luisa reparut, blanche, impassible, pinçant les lèvres, le corsage lacé, malgré la chaleur suffocante ; et le pas d’un boiteux retentit dans la cour.

Dès que le jeune homme aperçut la figure débonnaire, la face colorée, les yeux brillants de Zio Nicola, il en fut tout réjoui.

– Comment vas-tu ? – lui demanda le propriétaire, en s’asseyant avec un peu d’effort sur un ample siège de paille.

– Bien, – répondit Pietro.

Zio Nicola allongea sa jambe valide, fit une légère grimace de douleur ; mais il se remit tout de suite. Zia Luisa éloigna du feu la cafetière et elle recommença de filer, avec son petit fuseau sarde, gros de laine blanche. Ainsi courtaude et ronde, presque solennelle dans l’ancien costume nuorais, avec sa jupe d’orbace bordée de vert, avec son bandeau jaune serré autour de son visage énigmatique, avec ses lèvres pincées, ses yeux clairs et froids, elle avait l’apparence d’une idole égyptienne et elle imposait une sorte d’intimidation religieuse.

– J’ai appris que vous cherchez un domestique, – dit Pietri, en dépliant et repliant son long bonnet noir. – Si vous voulez de moi, je viendrai chez vous. Mon engagement chez Antoni Ghisu finit en septembre...

– Mon garçon, – repartit Zio Nicola, en fixant sur lui ses yeux brillants, – soit dit sans t’offenser, tu ne jouis pas d’une trop bonne réputation.

Les yeux gris de Pietro brillaient aussi, et il soutint avec une sorte de violence les regards de Zio Nicola. Mais, quoiqu’il sentit ses oreilles s’échauffer sous l’offense, il répondit tranquillement :

– Eh bien, prenez des informations.

– Allons, ne te fâche pas ! – intervint Zia Luisa, parlant entre ses dents et presque sans déclore la bouche. – Ce sont des bruits qui courent, et Nicola aime à plaisanter.

– Mais quels bruits, ma bonne Zia Luisa ? Que peut-on me reprocher ? Je n’ai jamais eu de démêlés avec la justice, moi ! Le jour, je travaille ; la nuit, je dors. Je respecte le maître, les femmes, les enfants. Je considère comme mienne la maison où je romps le pain et où je bois le vin. Je n’ai jamais volé une aiguillée de fil. Que peut-on dire contre moi ? – demanda, Pietro, dont le visage s’était enflammé.

Zio Nicola ne cessait pas de l’observer, et il souriait. Entre la barbe roussâtre et les moustaches noires de Pietro luisaient des lèvres fraîches et des dents juvéniles.

– Mon Dieu, ce que l’on dit, c’est seulement que tu joues volontiers des poings et que tu as mauvaise, tête ! – s’écria-t-il. – Et le fait est qu’en ce moment même tu me parais fort en colère. Veux-tu que je te prête mon bâton ?

Et il lui tendit son bâton, comme pour l’inviter à malmener quelqu’un. Pietro se mit à rire.

– Soit ! – confessa-t-il. – Je ne nie pas que j’aie été un garçon un peu mutin dans ma jeunesse : j’escaladais les murs, je grimpais sur les arbres, je rossais mes camarades et j’enfourchais à cru les poulains sauvages. Mais quel enfant n’a pas été ainsi ? Parfois ma mère, la pauvrette, me liait avec une corde, m’enfermait à la maison ; et moi, je rongeais la corde et je prenais la clef des champs... Mais je n’ai pas tardé à connaître la peine : ma mère est morte ; le toit de notre maisonnette s’est effondré ; j’ai su ce que c’était, d’avoir froid, d’avoir faim, d’être abandonné, d’être malade. Mes deux vieilles tantes me sont venues en aide ; mais elles sont si misérables ! Alors j’ai compris la Vie. Ah ! oui, la faim est une bonne maîtresse ! Je suis entré en service, je me suis habitué à l’obéissance et au travail... Maintenant je suis un bon ouvrier, et dès que je pourrai reconstruire ma maisonnette ruinée, m’acheter un char, une paire de bœufs et un chien, je prendrai femme...

– Ah ! diable, diable ! Mais, pour prendre femme, il faut avoir du pain sur la planche 4, – repartit Zio Nicola.

Zia Luisa filait, tout en écoutant la conversation, et un petit pli fronçait sa joue droite, autour de sa bouche. « Ces gueux ! – pensait-elle, – ils meurent de faim, et ils rêvent de se marier ! »

– Suffit, – conclut Zio Nicola, en frappant la pierre du foyer avec son bâton. – Nous allons parler de l’affaire et nous tâcherons de nous arranger.

En effet, ils s’arrangèrent.

 

 

II

 

Pietro entra au service des Noina, le 15 septembre. Il arriva le soir, par un temps nuageux et sombre. Les femmes l’accueillirent avec froideur, presque avec défiance ; et il se sentit gagné par la tristesse, lorsqu’il pénétra dans la cuisine encore obscure et lorsqu’il accrocha son caban dans le coin, près de la porte.

Maria alluma une lampe et versa à boire au nouveau venu.

– Bois, – lui dit-elle, en fixant sur lui un regard perçant.

– Salut à vous tous ! – répondit Pietro.

Et, tandis qu’il buvait le vin rougeâtre, le vin de médiocre qualité, réservé aux domestiques et aux pauvres, il regarda, lui aussi, sa jeune maîtresse. Ainsi rapprochés, beaux l’un et l’autre, dans leurs costumes caractéristiques, le serviteur et la maîtresse paraissaient être de magnifiques échantillons d’une même race ; et cependant une distance infinie les séparait.

Pietro était grand et de formes sculpturales ; il portait un pourpoint d’écarlate, décoloré par l’usage, doublé de gros velours bleu, et, par-dessus le pourpoint, une sorte de jaquette sans manches, en peau d’agneau grossièrement raccommodée, mais bien coupée et ornée de filets rouges. L’ensemble de sa personne était élégant et pittoresque, malgré l’insuffisante propreté de ses vêtements de travail. Le teint de son visage était mat et bronzé ; son profil, très pur, était allongé par la ligne des cheveux noirs, dressés sur le front, et par la barbiche noire et taillée en pointe. Ses grands yeux gris, doux et limpides, contrastaient avec l’expression farouche de ses sourcils épais, qui se rejoignaient, et de ses lèvres empourprées et méprisantes.

La jeune maîtresse aussi était grande, brune, alerte ; et, avec ses cheveux noirs et frisés, ramassés en grosses tresses sur la nuque, avec sa carnation dorée, avec ses larges yeux noirs qui brillaient sous un front bas, avec les cercles d’or aux pendeloques de corail, qui semblaient dépendre naturellement des oreilles mignonnes et diaphanes, elle rappelait les femmes arabes, nées du soleil et de la terre voluptueuse, douces et âpres comme les fruits sauvages. Une ligne d’une beauté incomparable déterminait la pointe délicate du nez, la lèvre inférieure et le menton. Lorsqu’elle riait, deux fossettes se creusaient sur ses joues, et deux autres, plus petites, au coin de ses yeux : – peut-être était-ce pour cela qu’elle riait souvent.

Malgré tout, ils se déplurent l’un à l’autre.

Cependant Zia Luisa, le corsage toujours lacé et la tête enveloppée dans le bandeau jaune, préparait le repas. Zio Nicola n’était pas rentré encore. Pietro s’assit à l’écart, derrière la porte, et il se mit à considérer les deux femmes avec une curiosité soupçonneuse.

– Demain, – lui dit Maria, – tu iras à notre clos, dans la vallée. Sais-tu où il est ?

– Bien sûr ! – répondit Pietro en relevant la tête, avec son air habituel de mépris.

– Et le clos confine à la vigne, – ajouta Zia Luisa, sans se retourner.

– Je sais bien, je sais bien. Tout le monde la connaît, votre vigne.

– Oui, c’est la plus belle vigne de Baddemanna, – insista la vieille maîtresse. – Elle nous a coûté cher, et, outre l’argent, Nicola Noina y a fait une grosse dépense de temps et de travail. Mais, au moins, nous pouvons dire que nous avons une belle vigne.

– Oui, vous pouvez le dire, – approuva le serviteur, comme un écho, d’une voix triste.

– J’irai souvent t’y retrouver, – annonça Maria, en se penchant pour déposer une bouteille auprès de Pietro.

Puis elle plaça devant lui un escabeau, une corbeille qui contenait du pain d’orge, un fromage, un plat de viande et de pommes de terre. Et elle ajouta :

– Mange. Voici mon père qui revient.

On entendit dans la cour le pas boiteux de Zio Nicola, et Pietro se réjouit à la pensée de son maître.

– Salut à toi, et sois le bienvenu ! – dit celui-ci en entrant dans la cuisine. – Quelle vilaine soirée ! Ma jambe souffre comme une femme en couches... Mettons-nous à table. Et sois content, Pietro Benu : tu es au milieu d’amis, au milieu d’honnêtes gens qui ne se font pas de bile. Si nous sommes pauvres, nous n’en sommes pas moins gais.

Zio Nicola s’assit devant une petite table où il n’y avait pas de nappe ; les femmes mirent à terre une corbeille, s’assirent, à leur tour, et commencèrent à manger.

La conversation continua, sans animation. Après le repas, Pietro demanda la permission de sortir. Il rejoignit quelques jeunes paysans auxquels il avait donné rendez-vous, et, tous ensemble, formant un chœur, à la mode nuoraise, ils s’en allèrent chanter devant la porte de leurs amoureuses. Pietro voulut faire comme les autres, et il chanta, sous les fenêtres de la maison où Sabina servait :

 

        Tu m’as volé le cœur, ô blonde chevelure 5...

 

*

*   *

 

Les jours suivants, Pietro fut envoyé au clos, pour y travailler, et à la vigne, pour y garder les raisins et les fruits qui mûrissaient. Maria, comme elle le lui avait annoncé, descendait presque tous les après-midi dans la vallée, à pied ou à cheval, et elle semblait s’occuper fort peu du jeune serviteur. Quelquefois elle repartait sans lui avoir adressé une seule parole.

Pietro, qui construisait une sorte de digue, le long du ruisseau, dans le fond du domaine, voyait de loin Maria errer dans la vigne, entre les rangs des ceps qu’éclairait un soleil encore vif. Au-dessus de la vigne s’élevaient les roches de l’Orthobene, rayonnantes de lumière ; et, au-dessus des roches, sur le ciel d’un azur éblouissant, les chênes immobiles semblaient contempler, rêveurs, l’autre côté de l’horizon. Une végétation sauvage recouvrait les flancs de la vallée ; parmi le vert cendré des figuiers de Barbarie et des oliviers brillait le vert émeraude des vignes, et la viorne s’entrelaçait au lentisque luisant. Des blocs de pierre, tombés sans doute de la montagne, se dressaient çà et là, dans les anfractuosités du terrain et sur le bord du petit torrent qui rafraîchissait les jardinets de la vallée. Le lierre et la pervenche tapissaient les roches ; des sentiers à peine tracés dégringolaient ou grimpaient, entre les ronces et les broussailles ; de gigantesques bouquets de cactus, aux lourdes feuilles greffées l’une sur l’autre, couronnées de fruits et de fleurs d’or, débordaient sur les crêtes ou hérissaient les pentes.

Maria, en simple jupe d’indienne grisâtre, avec un petit corsage de velours vert qui ressortait comme une tache un peu plus claire et plus délicate sur la verdure de la vigne et de l’olivaie, errait çà et là, d’un pas léger. Agile et souple, elle se penchait pour examiner les grappes, se haussait pour toucher un fruit presque mûr, détachait avec un roseau les figues de Barbarie, toutes dorées. Semblable à certains insectes verts qui prennent la couleur du buisson où ils sont nés, elle semblait être une émanation de la vallée féconde : elle avait la flexibilité du sarment, la maturité charnue et un peu voluptueuse de la figue de Barbarie.

Mais, précisément, comme la figue de Barbarie, elle ne savait pas cacher ses épines ; et Pietro lui jetait des regards hostiles, de travers, car il s’apercevait bien qu’elle le méprisait et même qu’elle se méfiait de lui.

« Elle vient ici pour me surveiller, – se disait-il. – Elle a peur que je ne lui vole son bien. Si elle me provoque, je vais lui enseigner la politesse : je lui donnerai un soufflet ! »

Mais elle ne le provoquait pas, et elle ne lui adressait la parole que de temps à autre, pour lui indiquer le travail à faire.

Elle était toujours froide et digne. Aussi Pietro commençait-il à la haïr et désirait-il quitter promptement le clos, pour ne plus voir ce visage hypocrite, ces yeux scrutateurs qui l’insultaient tacitement.

« On s’aperçoit bien que ces gens-là n’ont jamais eu de serviteurs ! » se disait-il. Et, par dépit, par amour-propre, il travaillait vaillamment, montait la garde avec diligence et ne mangeait pas un seul fruit...

Un jour, en octobre, comme il rognait les pampres pour que le soleil, arrivât mieux jusqu’aux grappes, Maria, en passant près de Pietro, lui dit :

– Pourquoi ne manges-tu jamais de raisin ?

– Tu comptes donc les grappes ? – répliqua-t-il, courbé, mais en levant, les yeux vers elle et en secouant la tête, avec cette expression dédaigneuse qui lui était habituelle.

Elle comprit qu’elle s’était trahie, et elle rougit ; mais, adroitement, elle parla d’autre chose :

– Pietro, – dit-elle, en abritant ses yeux avec sa main, pour mieux regarder jusqu’à la limite de la vigne où s’alignaient les poiriers aux feuilles jaunes, chargés de fruits mûrs qui, sous le soleil, paraissaient être de cire et tout près de se liquéfier, – il faudra qu’après-demain nous cueillions les poires.

Comme elle, il regarda vers les poires.

– Bon ! c’est entendu.

– Écoute. Toi, dans la matinée, tu cueilleras les poires ; et moi, je viendrai plus tard avec le cheval et je les emporterai... Crois-tu qu’elles puissent tenir toutes dans quatre paniers ? S’il le faut, je ferai deux voyages.

Puis, comme Pietro s’éloignait entre les rangs de ceps, avec une botte de pampres dans les bras, elle le suivit :

– Quelle récolte de poires !... L’an passé, on nous les a volées toutes. Mais, cette année-ci, nous les vendrons et nous en retirerons au moins vingt lires... Qu’est-ce que tu en penses, Pietro ?

– Moi ? Je n’en pense rien. Je n’ai jamais vendu de poires.

– Oui, on nous les a volées, l’an passé. Mais tu les as bien gardées, cette année-ci. Je te ferai cadeau d’une demi-douzaine de cigares.

– Je ne fume jamais, – répondit-il, presque narquois.

Mais la jeune maîtresse se montrait si expansive et si bonne, ce jour-là, qu’il se demanda s’il ne s’était pas trompé en la jugeant méchante. Puis, pendant qu’il jetait une autre botte de pampres au bout du rang, Maria lui dit :

– Écoute, Pietro. Le mieux serait que je vienne tôt, vers les deux heures de l’après-midi. Nous cueillerions ensemble les poires, et nous les emporterions en une seule fois.

« C’est cela ! – pensa-t-il ; – elle craint qu’en les cueillant je n’en mette un tas de côté... Ah ! l’avaricieuse, la sournoise, la vilaine diablesse ! »

Mais, tout à coup, elle prononça trois paroles magiques, qui le comblèrent de joie :

– J’amènerai Sabina....

« Sabina viendra ! Sabina viendra ! » – continua-t-il de se répéter à lui-même, après le départ souhaité de Maria.

Les mouches, les insectes cachés sous les pampres, le pivert qui frappait de son bec le peuplier blanc, près du ruisseau, le rossignol qui faisait des roulades sur le rocher, les feuilles qui murmuraient, les petites pierres qui s’en allaient sur la pente, répétaient ces bonnes paroles. Dans la limpide sérénité du crépuscule, le jeune serviteur sentait son cœur palpiter d’allégresse. Tout ce qu’il y avait de trouble en son âme ardente et rebelle se dissipait comme un nuage au lever du soleil : « Sabina viendra !... » Entre les buissons jaunâtres, dorés par les derniers reflets du couchant, il voyait apparaître et disparaître une chevelure blonde. Des vers passionnés de vieilles chansons résonnaient pour lui dans les lointains bleus, parmi les roches où dorment peut-être les sauvages esprits des anciens poètes.

Lorsqu’à la splendeur bleuâtre du soir se mêlèrent les premières clartés de la lune qui déclinait derrière l’olivaie, et lorsqu’une étincelle brilla entre le peuplier et le noyer, dans l’eau courante, Pietro remonta sers la cabane et s’étendit sur un petit mur, les yeux perdus vers la montagne.

La brise respirait, si légère que les feuilles n’avaient plus un murmure ; seul un frisson silencieux changeait délicatement la nuance des pampres et des oliviers, que les reflets de la lune saupoudraient de perles. Un chœur de grillons s’élevait des broussailles ; on entendait le clapotis uniforme du ruisseau sur la route, blanche de lune, un chariot lointain roulait comme suspendu entre la vallée et la montagne ; et ces bruits vagues, mélancoliques, toujours égaux, rendaient plus sensibles le silence et la solitude qui régnaient autour de Pietro. Il goûtait inconsciemment la douceur de l’heure ; après une chaude journée de travail, le somnolent bien-être du repos et de fraîcheur enveloppait sa personne comme dans une couverture de velours ; quelque chose de vaporeux, comparable à la lumière diffuse de la lune nouvelle, baignait son âme primitive. C’étaient des rêves simples de paysan, des désirs d’homme jeune, des images de poète rustique.

« Sabina viendra !... » Et le monde des rêveries, des désirs, des imaginations s’élargissait, s’élargissait en grands cercles crépusculaires. Le présent se confondait avec l’avenir ; le besoin ardent de baisers impétueux, avec l’espoir de manger un jour dans la même corbeille où mangerait la jeune femme, blonde et bonne ménagère.

« Elle viendra, – se redisait le serviteur avec un frisson de plaisir. – Si l’autre, cette endiablée, nous laisse seuls ensemble, je la saisirai et je l’embrasserai follement. Sa bouche est fraîche comme une cerise... »

Puis la passion s’apaisait, à se figurer un bonheur plus prosaïque : « Nous aurons une maison, un chariot, une paire de bœufs. Elle fera le pain. Moi, je louerai mon travail, pour gagner davantage... »

La lune souriait aux rêves de Pietro, commue elle souriait aux rêves, honnêtes ou coupables, de tant d’autres rêveurs dispersés dans les campagnes – telle une reine qui, sans distinguer personne, sourit à tout le monde.

 

*

*   *

 

Le lendemain, Maria, contre son habitude, ne vint pas au clos. Pietro en fut un peu inquiet, quoiqu’il se réconfortât par l’espérance peu charitable d’un accident arrivé à sa jeune maîtresse. Il monta jusqu’à la route et il scruta le lointain. Il vit passer des femmes et des enfants qui portaient des corbeilles pleines de figues de Barbarie, des chariots chargés de raisin, des paysans d’Oliena montés sur leurs petits chevaux patients. Mais Maria n’était pas du nombre.

« Ainsi, – pensa Pietro en retournant à la vigne, – pour la première fois que je l’attends, elle manque de venir. Qu’elle aille au diable ! »

Le surlendemain encore, pas une âme vivante ne troubla pendant l’après-midi la solitude du domaine. Cette fois, à mesure que les heures passaient, Pietro éprouva un souci grandissant. « Viendront-elles ?... Ne viendront-elles pas ?... » Le soleil franchit le haut du ciel, les ombres des oliviers commencèrent à s’allonger. Et voilà qu’enfin le chien, attaché sous les poiriers, se mit à aboyer, dressé sur ses jambes de derrière, en tournant vers la route ses petits yeux rouges. Avant même d’avoir regardé, Pietro avait deviné.

Maria et Sabina, toutes les deux à cheval, dévalaient en galopant comme des folles. On apercevait, dans un nuage de poussière grise, leurs visages rouges, éclairés obliquement par le soleil, et les chevaux, ruisselants de sueur, qui se frappaient furieusement les flancs avec la queue. Arrivées à la barrière, elles mirent pied à terre et descendirent dans la vigne, tirant derrière elles les chevaux qui allongeaient le cou, pour attraper quelques feuilles d’arbre. Pietro, malgré son vif désir d’aller à la rencontre des jeunes filles, n’avait pas bougé, mais son cœur battait, et, dès que Maria eut franchi la limite de la vigne, il se redressa et il salua.

– Eh bien, quoi de nouveau ? – lui cria Sabina, tout en tirant son cheval par la longe. – Il y a si longtemps que nous ne nous sommes vus !

Il la regarda fixement et il sourit.

– Donne ! – fit-il, en l’aidant à attacher le cheval et à décharger la besace gonflée, qui contenait deux grandes corbeilles de roseaux, tandis que Maria se démenait en vain pour attacher l’autre cheval, qui avait fourré sa tête dans un buisson et qui s’ébrouait.

Sabina était très joliment vêtue, avec un petit corsage de velours rouge et une chemise d’une blancheur parfaite ; son foulard dénoué laissait entrevoir son cou nu, long et blanc, autour duquel étaient noués de petits cordons de soie noire. Sa beauté délicate et pure n’offusquait certes point la voluptueuse beauté de Maria ; mais Sabina était gracieuse plus encore que belle, et la boucle de cheveux qui s’échappait de son mouchoir de tête lui voilait le front et parfois même les yeux, donnait à sa physionomie un air enfantin. Elle plaisait extraordinairement à Pietro, et ses yeux clairs et languissants le fascinaient.

Quand le cheval fut attaché, elle s’assit par terre et elle ôta ses chaussures. Pietro la regardait avec insistance, et elle était heureuse de le constater. Mais tout à coup Maria, rouge et en sueur, se retourna et cria avec colère :

– Est-ce que tu es ensorcelé, Pietro ? Tu pourrais bien venir m’attacher cette bête, infernale comme toi !

Il s’approcha, sans répondre, et il attacha le cheval. Une ombre avait obscurci son visage.

Maria aussi ôta ses chaussures, et de nouveau elle cria, pour dire au serviteur de se dépêcher :

– Vite, vite !... Tu as du temps, toi, Pietro Benu ; mais nous, nous sommes pressées... Plus vite que ça, le diable t’emporte !

Alors il grimpa sur un arbre, avec un petit panier pendu au bras, et il se mit à cueillir les poires. Les deux cousines, elles, cueillaient les fruits des branches basses, et elles riaient entre elles, se faisant des signes et se bousculant. Quelquefois elles tendaient leur tablier à moitié plein, et Pietro y laissait tomber une poire moins mûre, qui rebondissait parmi les autres.

– À moi, maintenant !

– Non, à moi !

– C’est toujours à toi ! dit Maria, en tendant son tablier. À chacune son tour !... Attention, Pietro !... Jette !

– Mais c’est mon tour, à moi ! – protesta Sabina, en repoussant sa cousine. – Tu vois, Pietro, là-haut, celle qui semble d’or !

– Oui !... Prends garde : je te la jette sur la poitrine, répondit-il en souriant.

Le beau fruit mûr effleura en effet la poitrine de Sabina, rejaillit dans le tablier et en fit tomber le contenu.

– Oh ! – s’écria Sabina avec un chagrin puéril, tandis que l’autre se baissait pour ramasser les poires tombées à terre. – Il ne faut pas que tu me grondes, Maria !

Pietro, montrant sa face parmi le feuillage d’or, riait comme un enfant. Il s’arrêta, une minute, pour regarder les deux cousines qui se disputaient.

– C’est ta faute : tu m’as poussée !

– Non, c’est ta faute : tu as lâché les coins de ton tablier.

– Pietro, de qui est-ce la faute ? – demandèrent-elles, en levant toutes deux le visage vers lui.

– Eh bien, c’est ma faute, à moi !

Elles se mirent à rire ; et, pour la première fois, Pietro remarqua les fossettes de Maria et s’aperçut qu’auprès de ce visage ardent et de ce buste souple et plein Sabina paraissait blême et maigre.

– En voilà un de fini, – dit-il en se laissant glisser agilement du poirier. – À l’année prochaine, si nous sommes encore de ce monde !

Et il salua d’un geste d’adieu l’arbre dépouillé. Maria prit le petit panier qui était au bras de Pietro, et elle s’éloigna, un instant, pour verser les poires dans la besace.

– Pourquoi me regardes-tu ainsi ? – demanda Sabina, contrant le regard de Pietro.

– J’ai deux mots à te dire, – murmura-t-il en embrassant le tronc d’un autre poirier.

Elle comprit : elle savait déjà quelles seraient ces mystérieuses paroles. Elle les attendait, et elle aurait voulu qu’il les lui dît aussitôt. Mais sa cousine revenait. Une rougeur fugitive, colora le visage pâle de la jeune servante ; ses yeux tendres brillèrent et sa voix trembla de désir.

– Dis-les moi tout de suite, Pietro...

– Non, un autre jour, – répondit-il à voix basse, en montrant des yeux Maria. – Tu viendras pour la vendange, n’est-ce pas ?

Elle ne répondit ni oui ni non. Il grimpa sur le poirier, et il lui semblait qu’il montait au ciel. « Oui, Sabina l’aimait, puisqu’elle avait rougi et tremblé. » Le langage de leurs yeux avait été significatif.

À partir de ce moment, les amoureux ne rirent plus, ne plaisantèrent plus, ne causèrent plus. Pietro cueillait les poires d’en haut ; les deux cousines cueillaient celles d’en bas. Quelques poires tombaient d’elles-mêmes. Le soleil transperçait la frondaison luisante, et les beaux fruits, tièdes et fondants, parfumaient l’air d’alentour.

Maria chercha inutilement à ranimer la conversation : les autres se taisaient. Sabina, redevenue pâle, n’osait plus lever le visage et dissimulait entre les feuilles du poirier ses mains tremblantes. Pietro, les jambes ouvertes et les pieds appuyés sur deux branches, sentait sur toute sa face la chaleur des rayons obliques, et ses yeux reflétaient la scintillation des oliviers qui ondoyaient sur la pente.

Quand la récolte des poires fut terminée, il chargea les besaces combles sur la croupe des chevaux, et les cousines remirent leurs souliers. Maria ne s’éloigna pas une seule fois, et elle semblait le faire exprès. Au moment de partir, elle dit :

– Veux-tu, cousine, que nous fassions le tour du domaine ?

– Oui, certainement !

Et toi, Pietro Benu, – demanda-t-elle encore, pour s’amuser du jeune serviteur, très occupé des chevaux qui piaffaient, – veux-tu faire ce tour avec nous ?

– Que le diable vous fasse tourner ! – répondit-il, de mauvaise humeur.

Lés jeunes filles se mirent à rire et elles s’élancèrent sur le sentier ensoleillé, en se poussant l’une l’autre par les épaules.

Sans savoir pourquoi, Pietro devint triste. Il suivait du regard les deux cousines et il les voyait folâtrer sur la pente. Elles disparurent derrière les arbres ; puis elles reparurent près du ruisseau, avec leurs corsages resplendissants comme des fleurs. Le rire sonore de Maria se mêlait au murmure de l’eau courante. Sabina, penchée sur la petite cascade, près du noyer, se lava le visage et s’essuya avec le pan de sa jupe. Tout à coup, elle regarda en l’air, vers l’endroit où était Pietro, et elle tendit une main ; puis elle dit quelque chose à Maria. L’une et l’autre éclatèrent de rire. « Oui, oui, – pensa Pietro, – elles doivent parler de moi !... » Sans doute Sabina confiait à sa cousine la demi-déclaration d’amour qu’elle avait reçue du serviteur, et elles en riaient toutes les deux. Ah ! non, Sabina ne l’aimait pas : il s’était sottement trompé. Elle aussi, elle devait être ambitieuse, comme sa riche cousine ; et lui, il était pauvre, il n’avait pas de maison, il ne possédait pas même un char, une paire de bœufs, une charrue. Maintenant que Maria connaissait le secret de son amour, elle se moquerait de lui continuellement.

Presque certain que les deux filles riaient à ses dépens, Pietro tourna le dos, dépité, et il s’éloigna. Quelques minutes plus tard, lorsque les deux cousines remontèrent la pente en tirant derrière elles les chevaux chargés, Sabina lui, cria :

– Adieu !

Il la regarda, sans répondre. Elle se retourna plusieurs fois, et, arrivée sur la route, elle se pencha un moment, par-dessus le parapet. Après quoi, les silhouettes colorées des deux cousines, avec leurs chevaux chargés, disparurent au détour de la route, dans la lumière rose du couchant qui incendiait les rochers de la montagne, et Pietro resta seul dans l’ombre de la vallée. Sur son âme aussi était tombé un voile d’ombre.

« J’ai eu tort de me fâcher, – pensait-il. – Non, elle ne riait pas de moi ! Elle m’aime. Mais je suis pauvre, et le pauvre est comme le malade : le moindre heurt le fait souffrir... Baste ! je remédierai au mal. Elle viendra pour la vendange, et je la prierai de m’accompagner dans les rangs de vignes où je cueillerai le raisin. Nous irons en avant, très loin des autres, et, tandis qu’avec ma serpette je couperai les grappes et qu’elle les recevra, nous pourrons nous dire mille choses... Puis je l’aiderai à charger la corbeille sur sa tête, et nous nous regarderons... peut-être oserai-je même l’embrasser... Oui, Maria est plus belle ; mais Sabina est meilleure. »

Quelques instants après, il revit en esprit, avec un transport de désir, l’image voluptueuse de sa jeune maîtresse. « Ah ! – pensa-t-il alors, – comme l’autre est méchante ! Elle ne nous a pas laissés seuls une minute. Je voudrais qu’elle fût là, maintenant : je la jetterais par terre, je l’embrasserais et je la mordrais... Ah ! vipère, tu ne veux pas que les autres s’aiment ! Tu n’as pas voulu que j’embrasse ta cousine ! Eh bien, à toi les baisers cruels ; à Sabina les baisers tendres... Car tu es mauvaise, et Sabina est bonne...

Il s’arrêta au fond de la vigne, derrière une roche, sous une sorte de berceau :

– Ici..., – dit-il à haute voix ; – ici peut-être... Oui, l’endroit est favorable pour que Sabina et moi nous puissions nous embrasser.

L’image insidieuse de Maria s’était dissipée ; il ne restait, derrière la roche couverte de vignes, que la douce figure de la servante blonde, avec la petite corbeille de raisin posée sur la tête...

Cependant s’était abattu dans la vigne un vol de bergeronnettes à la queue frémissante, qui picoraient les grappes avant d’aller dormir dans leurs nids de feuilles. Et Pietro dut s’éveiller de son rêve amoureux pour courir vers la vigne, en frappant des mains et en sifflant. La bande de bergeronnettes s’enleva, bruyante et gaie, et se perdit dans la limpidité du crépuscule. La brise transportait jusqu’aux pieds de Pietro les feuilles tombées des poiriers.

 

 

III

 

Mais, le jour de la vendange, Sabina ne descendit pas à la vigne.

– Pourquoi ta cousine n’est-elle pas venue ? – demanda Pietro à Maria.

– Son maître ne lui a point permis de venir, – répondit la jeune maîtresse, en clignant des yeux avec malice et en hochant la tête.

Puis elle monta vers la cabane pour faire cuire le macaroni. À mi-chemin, elle s’arrêta près d’une fillette au visage rose, qu’on appelait Rosa « l’Épineuse », et Pietro les vit rire en faisant des signes vers lui. Une tristesse rageuse l’assaillit comme une fièvre maligne : pendant toute la journée il se tut, ou il ne prononça que quelques paroles, de mauvaise grâce. Lorsqu’il passa près de la roche où il avait rêvé qu’il embrasserait Sabina, il serrait les poings : « Oui, les femmes se moquaient de lui ! Pourquoi ? Parce qu’il était pauvre... Eh bien, lui aussi, il se moquait des femmes !...

– Travaille, ou je donne un coup de pied à toi et à ton panier ! – dit-il brutalement à Rosa l’Épineuse, qui, vendangeant derrière lui, s’amusait et ne recueillait pas les raisins qu’il avait coupés.

La fillette s’offensa, s’éloigna ; et, du fond de la vigne, elle se mit à crier :

– Le voyez-vous, là-bas, ce poulain qui rue !... Si tu es de mauvaise humeur, pends-toi donc à ce figuier, comme Judas ! Veux-tu que je te prête le cordon de mon soulier, dis, vilain homme aux yeux de chat sauvage ?

Il resta silencieux, courbé, occupé à détacher les grappes avec sa serpette. Tous les autres vendangeurs étaient allègres ; les garçons pinçaient les filles qui riaient et criaient, agiles, se tenant droites, portant leurs paniers remplis de raisins violets sur le coussinet qui couronnait leur gracieuses têtes d’Arabes provocantes. Il y avait quelque chose de païen dans cette simple fête champêtre : un souffle de joie et de volupté caressait ces paysans beaux et sains, qui parlaient selon leurs impressions du moment, et ces vendangeuses qui ne pensaient qu’à jouir de ce jour de ce soleil, de la douceur de ce raisin mûr, du voisinage de ces mâles pris de désir. Pietro seul se taisait, mécontent, l’esprit lointain ; et personne ne faisait attention à lui.

Deux gars se mirent à chanter, sans interrompre leur travail, improvisant une sorte de joute poétique sur la beauté des filles qui étaient là. Mais bientôt la joute dégénéra en dispute personnelle ; des vers on en vint à la prose, et, le soir venu, les poètes rivaux se prirent aux cheveux. Alors seulement Pietro sourit, mais d’un sourire presque féroce ; puis il attela ses bœufs à un chariot lourd de raisin, détacha le chien, prit l’aiguillon.

Une colonne de nuées blanches s’élevait derrière la montagne, sur les bois de Monte-Bidde, et une humidité invisible flottait dans l’air embaumé par l’âpre odeur des pampres. La fin de l’automne approchait, voilant l’horizon et teignant en violet le couchant mélancolique.

En franchissant la rustique barrière de bois qui s’ouvrait sur la route, Pietro ne daigna pas même jeter un dernier regard à la vigne dépouillée, à la cabane déserte où il avait passé des jours si sereins et rêvé tant de rêves humbles ou ardents. Il se sentait triste, irrité ; jamais comme alors il n’avait compris tout ce qu’avaient d’affligeant sa pauvreté et sa solitude. Désormais il était convaincu que Sabina ne l’aimait pas : sans quoi, elle serait venue pour la vendange. Les autres femmes lui étaient devenues odieuses : elles lui semblaient toutes coquettes, sottes, sensuelles ou narquoises. Personne ne l’aimait, personne ne l’avait jamais aimé. Il n’avait ni une sœur ni une parente avec laquelle il pût établir un échange de tendresse et de réconfort. Non, rien, excepté ces deux vieilles guenilles de tantes, courbées sous le fardeau d’une vie de misère : deux, petits spectres sans parole. Il était seul au monde, et il lui semblait que toutes ses affections rentrées, entassées sur son cœur, y pourrissaient comme des fruits que personne n’avait voulu cueillir.

La route, ce soir-là, était plus animée que d’habitude ; des chariots chargés la parcouraient, lents et pesants, suivis ou précédés par le conducteur qui traînait son aiguillon sur le sol et chantait des chansons populaires :

Rosa ses peligrina in sa Sardigna 6 !...

Des groupes de paysans et de paysannes revenaient en causant des vendanges ; quelques vieillards, à cheval, se profilaient sur le fond grisâtre de la montagne, dans la brume de crépuscule. L’air s’imprégnait d’une forte odeur de pampre, de vin doux, d’herbe humide. Le raisin, sur les chariots, avait de vagues reflets violacés ; les roues traçaient de profonds sillons sur la poussière blanche ; quelques feux brillaient déjà dans la vallée ; quelques tintements de chèvres égarées vibraient au-dessus des roches, dans les gorges qui dominent le pont de Caparedda. Et les voix de bouviers retentissaient, de plus en plus sonores, parmi le roulement monotone et sourd des chariots.

Pietro seul ne chantait pas, instinctivement absorbé dans cette calme tristesse du crépuscule automnal. Il voyait le sillon des chariots qui le précédaient, il respirait l’air humide, il percevait les voix mélancoliques de la vallée ; et son âme s’assombrissait de plus en plus, ainsi que le ciel et les choses environnantes. Et, commue d’habitude, personne ne s’occupait de lui ; seul Malafede, le chien long, noir et maigre, aux reins tremblants et au front marqué d’une tache blanche, l’accompagnait, sérieux, la queue et les oreilles pendantes. L’animal suivait la trace laissée sur la poussière par l’aiguillon que Pietro traînait derrière lui ; mais, de temps à autre, il regardait le jeune serviteur avec ses yeux rouges, agitait la queue, bâillait avec un faible gémissement.

– Qu’est-ce que tu veux ? – lui demanda Pietro, quand ils furent à moitié chemin. – Tu as faim ? Moi aussi ! Nous mangerons à la maison. Et demain nous repartirons encore... En attendant, prends patience.

Le chien gémit plus fort et dressa les oreilles, un peu réconforté. Ce n’était pas la première fois que serviteur et chien causaient ensemble, chacun à sa manière, et se comprenaient. Pietro disait souvent à l’animal :

– Quelle différence y a-t-il entre toi et moi ? Aucune, sinon que je suis un chien qui parle...

Ce soir-là, il ajouta en lui-même :

« Arriver, manger, repartir, garder le bien d’autrui, voilà pourquoi nous sommes nés l’un et l’autre. Nul n’attend de nous autre chose. Qui nous aime ? Personne. Si Malafede a une aventure amoureuse, un instant après il ne s’en souvient plus. Moi, si je vais chez la femme du cabaretier toscan, le jour d’après, quand je la rencontre, je ne la regarde même pas, et elle ne me regarde pas non plus. Chien et serviteur, serviteur et chien, c’est pareil. »

Tout à coup, près de la fontaine qui était en contrebas de la route, Rosa l’Épineuse prit un caillou et le lança sur l’échine du chien. Le chien aboya de douleur, se mit à courir en avant, puis s’arrêta et lécha sa blessure.

Pietro se retourna, les yeux étincelants de colère :

– Qui a fait cela ? – cria-t-il.

– Moi ! – répondit la fille, effrontément.

– Ah ! toi ? Sotte que tu es ! Ose un peu t’approcher, et je t’arrangerai la caboche : je te ferai gicler l’eau de la cervelle !

Elle s’approcha de lui, le regarda en face, le défia :

– Essaie donc !

Il serra dans son poing l’aiguillon ; puis il secoua la tête, de son air méprisant.

– Ne te fâche pas pour rien, – dit alors la fille. – Faisons la paix. Qu’est-ce que tu as, Pietro Benu ? As-tu mangé des sauterelles, aujourd’hui ?... Tè, Malavi ! Tè, Malavi 7 !

Le chien revint en courant, et Rosa essaya de le caresser.

– Malheur ! chien et serviteur, vous n’êtes pas fiers ! Voilà que Malafede me lèche le visage... Oui, Pietro Benu, je sais ce que tu as, je sais à quoi tu penses. Maria me l’a dit...

– Qu’est-ce que tu sais ? Qu’est-ce qu’elle a put te dire ? murmura-t-il avec mépris.

Alors, excitée et perfide, la fille lui raconta :

– Maria m’a dit que tu es de mauvaise humeur parce que Sabina n’est pas venue. Mais Sabina se moque de toi : elle est amoureuse folle d’un garçon moins misérable et moins sauvage... Elle m’a conseillé de te le dire, et de te taquiner, de te provoquer...

– Qui ?... Sabina ?

– Non. Maria.

– Au diable ceux qui l’ont mise au monde ! – maugréa-t-il, railleur.

– Ne jure pas, Pietro Benu !... Maria est jalouse de Sabina.

– Pourquoi ?

– Parce qu’elle t’aime, imbécile !

Il éclata de rire, comme il avait ri en partant de la vigne, lorsque les deux improvisateurs s’étaient pris aux cheveux. Et il lui sembla qu’il ne croyait pas aux propos malins de la fillette.

Tel fut le principe du drame.

 

*

*   *

 

La nuit tombait, vaporeuse et mélancolique. Voici les premières maisons de Nuoro, par-dessus les jardins herbeux ; voici, entre deux grands murs, la ruelle raide et sale par où Pietro devait passer.

Les bœufs avançaient, prudents et graves dans leur taciturne labeur. Un groupe de gamins, demi-nus, se jeta sur le chariot cahotant.

– Donne-moi une grappe !... Donne-moi une petite grappe !

– Filez ! filez ! – vociféra Pietro, sortant de son rêve.

Les polissons grimpaient sur le chariot comme des limaçons.

– Filez vite, ou je vous pique ! – menaça Pietro, féroce, en brandissant l’aiguillon.

Malafede aboya ; les gamins se réfugièrent près du mur, en hurlant et en riant.

Une étoile brillait sur la ruelle, sur les pauvres logis estompés par la brume du soir. Pietro retomba dans ses réflexions. Non, il ne croyait plus à la méchanceté des gens, ni surtout aux bavardages des femmes ; mais n’empêche que... Il était absurde que Maria... Suffit : il ne fallait pas même y penser... Son rêve anxieux le ramenait toujours à Sabina. Elle seule pouvait avoir divulgué le secret de cet amour, un secret qu’il osait à peine s’avouer à lui-même.

« Sotte, mille fois sotte !... Ah ! elle avait un autre amoureux ? Eh bien, ils pouvaient aller tous les deux au diable ! Quant à lui, il ne voulait plus penser à cela. Et pourtant... »

Une figure de femme, svelte et mince, en manches de chemise, passa dans le haut de la ruelle. « Était-ce elle ? Ah ! la voir, lui crier une insolence, un reproche ; conclure ainsi le rêve bref, né sur l’aire, mort daims la vigne !... » Mais non, ce n’était pas elle ; c’était la femme du cabaretier toscan, qui passait là, par hasard.

– Ah ! c’est toi, Pietro Benu ? Veux-tu me donner une grappe de raisin ?

– Dix, mon cœur !... Prends-en, prends-en davantage... Fais vite : ma jeune maîtresse me suit... Où pourrais-je te voir, Franzischedda ?

– Mais maintenant je suis une femme mariée ! – dit-elle.

Et, tout en remplissant de grappes son tablier, elle toisait Pietro de ses grands yeux noirs, cernés, pleins d’une étrange langueur.

– J’irai chez toi ce soir ! – insista-t-il d’une voix chaude. Prends encore ! prends !... Je te donnerai tout, le raisin, le chariot, mon âme...

– Tais-toi !... Zio Nicola t’attend sur la place du Rosaire.

Pietro poussa ses bœufs. La femme disparut. Au bout de quelques instants, en effet, Zio Nicola se présenta, avec son bâton, son bonnet, sa grande barbe roussâtre de fauve apprivoisé.

– Bonsoir, Pietro Benu !... Cette nuit, nous chanterons des couplets improvisés, – dit-il en examinant le raisin dut chariot.

– Pourquoi n’êtes-vous pas venu à la vigne ?

– Ma jambe ne me l’a pas permis, mon cher garçon.

– Ah ! vous êtes l’esclave de votre jambe ? – dit Pietro avec ironie.

Zio Nicoha tourna vers le jeune homme sa grande barbe roussâtre et leva son bâton :

– Tu ris de moi, garnement !... Tu me railles, parce que je ne suis qu’un pauvre diable ? Si j’étais un riche maître...

– Mais vous êtes riche, mon maître !

– « Mon maître, mon maître » !... Il faudrait savoir qui est le maître, de toi ou de moi !

Ils étaient arrivés à la maison. Le chien, parti en avant, grattait la porte avec ses griffes et aboyait de joie. Zia Luisa vint ouvrir.

– Vous voilà enfin ! – dit-elle, en rejetant sur son épaule le coin de son bandeau. – Et Maria, où est-elle ?

– Elle est restée en arrière avec les vendangeuses.

– Petite récolte ! – fit Zia Luisa en regardant avec complaisance le chariot de raisin, tandis que Pietro dételait les bœufs. – Petite récolte ! Heureusement que nous n’avons pas besoin de cette misère pour vivre !

 

*

*   *

 

En se réveillant après un sommeil bref et lourd, sur la natte, dans la cuisine des Noina, Pietro éprouva une sensation douloureuse, comme si une masse lui opprimait le cœur. Il était habitué à se réveiller en pensant à deux yeux très doux, voilés par une boucle de cheveux blonds ; mais cette agréable vision ne revenait pas, ne reviendrait jamais plus. Au lieu des lueurs de l’aurore dans la vallée, il avait autour de lui l’obscurité silencieuse de la cuisine ; et c’était à peine si une clarté blanchâtre filtrait à travers la vitre fixée dans le toit, en guise de lucarne.

Soudain, il entendit un bruit de pas, dans la cour. « Qui était-ce ? Était-ce Zia Luisa, toujours levée à l’aube, parce que c’est l’heure où doit être debout une bonne ménagère ? »

La porte, poussée doucement, s’écarta, laissa voir le fond terne de la cour ; et Maria entra, pieds nus, agile et muette.

Pietro feignit de dormir encore ; mais, de temps à autre, il entrouvrait un œil et suivait avec curiosité les mouvements de sa jeune maîtresse. Elle n’avait pas refermé le guichet de la porte, et la lueur de l’aube, de plus en plus claire, envahit la cuisine. Ensuite Maria ôta son foulard, se lava, et, tête nue, les manches de la chemise retroussées jusqu’aux coudes, elle prépara le café. Pendant que la cafetière bouillait à gros bouillons sur la braise, elle se mit à moudre le café ; et ce fut seulement alors qu’elle parut apercevoir Pietro. Il entrevit ses beaux yeux, encore somnolents, qui se fixaient sur lui, et il éprouva une indicible sensation de bonheur. Peu à peu, ce vague plaisir grandit, devint joie ardente, fascination, passion. Le jeune homme sentit que le sang courait dans ses veines, chaud et palpitant. Mais, à peine eut-il conscience de son désir, il en fut honteux, rougit, ferma les paupières. Quelques instants s’écoulèrent, durant lesquels il n’entendit plus que le bruit monotone du moulin à café, qui lui faisait l’effet d’un grondement à l’intérieur de son cerveau.

« Maria jalouse de sa cousine pauvre ?... Eh bien, pourquoi pas ? »

Ce secret, qui, la veille au soir, dans le crépuscule, alors qu’il était las et qu’il avait le cœur gonflé de rancune, lui avait semblé absurde, l’enivrait maintenant comme une liqueur amère. Dans son désir, il y avait encore quelque chose d’odieux : – une poussée de révolte, une occulte fureur de vengeance, quelque chose de moins féroce qu’au premier assaut de désir éprouvé le jour de la récolte des poires, mais toujours quelque chose d’un peu cruel. « Elle est riche et ambitieuse, – pensait-il, les yeux clos. – Sûrement, elle ne voudrait pas m’épouser. Mais m’aimer, pourquoi non ? Je suis beau, je suis fort... Oui, je me rappelle un jour, là-bas, dans la vigne, je l’ai surprise qui me regardait les lèvres... Elle doit n’avoir jamais embrassé un homme... Et voici que, de nouveau elle me regarde... Si je me levais et si je l’embrassais ?... »

Maria continuait à moudre lentement le café ; la cafetière chantait, les charbons embrasés pétillaient gaiement. Tout à coup, elle se leva et s’approcha du guichet. Pietro ouvrit les yeux et la regarda ; mais il n’osa pas se lever et l’embrasser.

Près du guichet, dans la lumière de plus en plus rose, les cheveux de Maria paraissaient plus noirs et plus luisants que d’ordinaire, et son buste flexible et plein se dessinait, provocant, dans le corsage délacé. Pietro la caressa toute du regard ; mais, encore une fois, il eut honte de son désir et de ses pensées. Ah ! oui, une distance infinie le séparait d’elle. Il n’était, lui, qu’un gueux, un vil serviteur, un individu qui, la nuit, se glissait le long des murailles pour aller au rendez-vous donné par une femme de mauvaise vie. Maria, elle, était belle et pure et elle devait aussi être bonne : c’était le fruit exquis réservé pour la bouche d’un homme riche et distingué.

– Te voilà réveillé ? J’allais t’appeler. Lève-toi vite, Pietro, il y a beaucoup d’ouvrage.

– La voix était calme, les paroles commandaient. Il s’éveilla complètement de son rêve insensé, et ses oreilles mêmes devinrent rouges de honte. Il sauta sur ses pieds, replia sa natte, en fit un gros rouleau, qu’il emporta et qu’il appuya contre le mur. Puis il sortit dans la cour, pour se laver à l’eau du puits, tandis que Maria frappait avec la main sur le moulin à café, pour en faire tomber la poudre dans la cafetière.

 

*

*   *

 

Le soleil ne faisait que poindre à l’horizon, et déjà le travail chauffait dans la cour et dans le cellier. On pressait le raisin, et la plus rude besogne était précisément celle du jeune serviteur.

Sous le hangar, au-dessus de la grosse cuve noirâtre, se dressait le cuveau, où Pietro, les jambes et les bras nus, la tête rasant la poutre du toit, sa main contre le mur, foulait vigoureusement les grappes. Deux femmes montaient par une petite échelle de bois et vidaient dans le cuveau les paniers du raisin choisi. Les taches violettes du moût maculaient le vêtement et la face un peu pâle du jeune homme, et ses yeux mêmes semblaient cernés par le jus du raisin. Mais il avait l’air joyeux, il riait, il bavardait ; et, de temps à autre, il se penchait pour mieux voir dans la cour. Autour du chariot chargé de raisin, deux filles et un garçon, un peu aidés par Zio Nicola, nettoyaient les grappes et les jetaient dans les corbeilles de roseaux que les femmes posaient ensuite sur leurs têtes et vidaient dans le cuveau, sous les pieds mobiles du fouleur. Comme la veille, dans la vigne, hommes et femmes causaient et badinaient joyeusement. Zio Nicola semblait le plus insouciant de tous.

Le soleil envahissait lentement la cour. L’odeur du moût attirait de bruyants essaims de mouches et d’abeilles. Parfois Zio Nicola pinçait sa voisine, sous prétexte de chasser les abeilles qui la tourmentaient. La jeune fille protestait, menaçait d’appeler Zia Luisa ; puis elle se mettait à rire.

– Vieux polisson, puisse le feu vous griller ! Laissez-moi tranquille...

– Ah ! tu ne parlerais pas de ce ton-là, si, au lieu d’un vieux, ç’avait été un jeune, même polisson... Mais vois : une abeille va te piquer le cou...

– Laissez-la piquer, barbe de bouc !... Sans doute, elle trouve là du miel.

– Comment ? Tu te laisses piquer par l’abeille, et moi, tu ne veux pas seulement que je te touche du bout du doigt !... C’est parce que je suis estropié ; sans quoi... Constate qua ta compagne est plus docile !...

– Ah ! vilain barbon, j’appelle votre femme ! – glapissait l’autre fille, vers laquelle Zio Nicola venait d’allonger la main.

– Du raisin, vite ! – criait le fouleur, se penchant sur le cuveau. – C’est comme ça, maître, que vous les excitez au travail ? Et la maîtresse, qu’en dit-elle ?

– Hélas ! – soupirait le vieux, – la maîtresse elle-même me considère comme un propre à rien.

Au lieu de Zia Luisa, c’était Maria qui, de temps à autre, sortait de la maison, avec un petit mouchoir jaune sur la tête. Sa chemise et son corsage vert resplendissaient au soleil et attiraient le regard de Pietro. Il épiait ce beau visage, ces lèvres d’un rouge vif, ouvertes pour le rire ; et une flamme fugitive passait sur son front. Quelquefois la jeune fille, inquiète du désordre de la cour et de l’importunité des mouches qui pénétraient jusque dans la cuisine, s’approchait de la cuve et du chariot, et elle disait aux travailleurs de se dépêcher.

– Vite ! vite ! Il est déjà dix heures. Si tout n’est pas terminé à midi, je me pendrai de désespoir !

Et Pietro répondait par des paroles moqueuses :

– Pends-toi donc ; mais pas assez haut pour qu’on ne voie plus tes jambes...

Une fois, elle grimpa sur la petite échelle et regarda dans le cuveau ; puis elle examina tranquillement les jambes nues et musculeuses du jeune homme. Lui aussi l’observait d’en haut, et il lui disait, avec une joie singulière qui faisait battre son cœur :

– Tu sais : mes jambes ne sont pas de fer. Quand j’aurai fini, j’aurai fini...

Pourquoi cette joie ? Qu’avait-elle donc, ce jour-là, sa jeune maîtresse, pour que, rien qu’à la voir, il se sentît tout joyeux comme après avoir bu du vin d’Oliena ?

 

*

*   *

 

À la cuisine, Zia Luisa, avec son corsage lacé et son bandeau serré autour de sa face impassible, préparait le déjeuner pour les travailleurs : du mouton aux pommes de terre. Dans un petit pot à part, un morceau de bœuf bouillait pour Zio Nicola. « Ce pauvre Nicola ! – se disait Zia Luisa, qui avait toujours été jalouse. – Il faut le traiter bien, maintenant qu’il est si mal en point. II aime les femmes, et, depuis son malheur, il boit un peu trop ; mais, dans le fond, c’est un brave homme : on doit avoir pitié de lui... Moi aussi, j’ai l’air d’être orgueilleuse ; mais, dans le fond, je suis bonne. Seulement... j’estime qu’il est utile de s’imposer au monde, sinon le monde vous foule aux pieds. »

Tout en remuant les pommes de terre dans la marmite, elle se disait encore :

« Oui, il faut s’imposer ! s’imposer !... Est-ce que nous sommes nés tous égaux ? Non ! Que chacun demeure donc à sa place : les riches d’un côté, les pauvres de l’autre. Faire du bien, oui, j’approuve ça ; mais s’humilier, s’abaisser, jamais ! Ce pauvre Nicola, au contraire, s’humilie trop. Mais lui, il n’est pas né riche... Ah ! c’est une triste chose, de ne pas naître riche, de ne pas appartenir à une famille puissante : on reste toujours humble... Ma fille Maria a hérité quelque chose du caractère de son père ; elle ne comprend pas toute la dignité de sa position. Mais elle est jeune, et, au surplus, elle est maligne... Sans aucun doute, elle fera un beau mariage... Et puis, elle est si instruite ! Elle tient les comptes et les registres comme un notaire ; elle est aussi capable qu’un avocat. Sans elle, comment aurions-nous fait, son père et moi, qui ne savions ni lire ni écrire ? »

Et Zia Luisa concluait : « Oui, elle épousera un homme riche ; et, qui plus est, savant... Elle épousera un docteur, mais un docteur qui aura des écus, non un de ceux qui se marient pour se pousser dans le monde grâce à la fortune de leur femme... »

À midi, tout le raisin était pressé : on déjeuna. Maria mit par terre, au milieu de la cuisine, une corbeille de pain de froment ; et, autour de la corbeille, elle disposa des assiettes creuses de terre rouge, où Zia Luisa avait réparti les pommes de terre et la viande de mouton. Ensuite la jeune maîtresse appela les filles, qui se lavaient à l’eau du puits. Zio Nicola, en boitant, s’approcha de la bejone, large et profond récipient de liège posé sur une auge de pierre, en vida l’eau sale, y versa de l’eau propre et se lava ; puis, la barbe ruisselante, il entra dans la cuisine, s’essuya, s’assit à la place qui lui était réservée, près de la table. Déjà les autres mangeaient avidement, assis à même le sol, autour de la corbeille, le visage rose et gai, dans la vapeur des viandes.

– Bon appétit ! – dit le maître, en allongeant sa jambe. Ma femme, qu’est-ce que cette petite soupe que tu as préparée pour moi ? Aujourd’hui que j’ai travaillé, donne-moi à manger ce que mangent les autres, donne-moi un peu de viande de mouton... Oui, c’est du mouton, mes enfants. Croyiez-vous, par hasard, que c’était du veau ?

Maria lui présenta le plat désiré.

– Vous avez de bonnes dents, vous autres, si vous pouvez mastiquer ça. La peau du diable n’est certes pas plus dure ! Mais que voulez-vous ? Chez un tel (un richard du pays), on vous fera mieux manger.

– Ou plus mal ! – répliqua Zia Luisa, qui, même pour manger, n’avait pas délacé son corsage. – Tais-toi donc, grand bavard !

Dès qu’ils eurent un peu apaisé leur faim, les jeunes gens commencèrent à plaisanter.

– Zia Luisa, me prêtez-vous cent écus ? – disait le garçon.

– Oui, si tu m’offres une bonne garantie ! – riposta la vieille maîtresse, entrant dans la plaisanterie, mais sans rien perdre de sa dignité.

– La garantie, la voilà ! – poursuivit le garçon, en frappant de la main sur l’épaule d’une des filles, très pauvre.

Tout le monde se mit à rire.

– Et, si ça ne vous suffit pas, je vous apporterai en gage tous les joyaux de ma famille et tous les couverts d’argent ! – ajouta-t-il, raillant sa propre indigence.

– La santé est le plus précieux des joyaux, – prononça Zio Nicola, qui, du haut de son siège, les dominait tous de sa figure majestueuse, à la grande barbe hiératique. – Avec ce gage-là, tu peux trouver, non pas cent, mais mille écus !

Cependant Maria était devenue nerveuse :

– Sans doute, – dit-elle ironiquement, – il vaut mieux être sain et riche que pauvre et malade !

– Verse donc à boire ! – lui ordonna sa mère.

Maria se leva, versa du vin à Pietro.

– Pourquoi es-tu de mauvaise humeur ? – lui demanda-t-il, en la regardant dans les prunelles.

Elle le regarda aussi, et elle lui répondit, avec son ironie accoutumée :

– Après que j’ai bien mangé, la mauvaise humeur me prend.

– Figurons-nous alors ce que ça doit être, quand tu as faim !... Mais tu ne sais pas ce que c’est, d’avoir faim, toi !

Et il but ; puis il jeta au loin quelques gouttes restées au fond de son verre. Il se rappelait la faim si souvent endurée pendant sa sauvage enfance...

Ce jour-là, on n’économisa pas le vin, et Maria passa plusieurs fois avec la carafe, se penchant pour emplir le verre du serviteur. Il buvait et il devenait gai, mais d’une gaieté méchante. L’image de Sabina, qu’il avait éloignée de lui, pendant ces heures de travail et de babillage, reparaissait maintenant, blonde, traîtresse et moqueuse.

« Ah ! elle avait ri de lui ? Eh bien, il voulait, à son tour, rire d’elle, rire de Maria, rire de toutes les femmes !... Mais s’il réussissait à persuader Maria qu’il était follement amoureux d’elle, est-ce qu’elle le chasserait ?... Non, elle ne le chasserait pas : elle était trop rusée pour commettre une semblable erreur ; on ne chasse pas un domestique amoureux qui ne demande que de la compassion. Tout au plus la jeune maîtresse profiterait-elle de cette passion insensée pour se faire mieux servir. Et lui, de son côté, il profiterait de la bienveillance et de la ruse de Maria... Ah ! il rirait bien ! Puisque les femmes se moquaient de lui, il voulait se moquer aussi des femmes... »

Tout à coup, il devint taciturne et sombre. Il courba la tête, puis il la redressa brusquement, et il leva de nouveau son verre. Maria approcha de lui la carafe.

– J’ai souffert la faim, moi ! – dit-il sans se rendre compte de ce qu’il disait, à moitié ivre, cherchant encore les yeux de la jeune fille.

Mais elle ne le regarda plus. Dès lors, il perdit la conscience de ce qui se passait en lui : il savait seulement qu’il suivait des yeux tous les mouvements de Maria, et il avait peur que ses maîtres ne s’aperçussent du feu qui lui embrasait le sang ; mais il ne pouvait pas détacher d’elle son regard.

Il eut toutefois la ruse de quitter ses compagnons et d’aller s’étendre dans un coin de la cour, près de la porte de la cuisine. Le vin et la chaleur de midi lui donnaient une sorte de fièvre ; le bourdonnement des mouches et des abeilles se confondait pour lui avec le bourdonnement intérieur de sa tête brûlante...

De cette place, il vit le garçon et les filles partir, les maîtres se retirer pour la sieste dans leur chambre. Maria, elle, demeura dans la cuisine. À travers son demi-sommeil d’homme ivre, Pietro entendait la jeune maîtresse aller et venir, remettre tout en ordre ; et il lui semblait qu’il poursuivait encore du regard sa haute et séduisante personne. Il avait besoin de désirer une femme ; et, maintenant que son amour-propre blessé repoussait la douce figure de la pauvre servante, son désir le portait vers la riche maîtresse. Mais il y avait dans ce désir quelque chose d’amer et de vindicatif.

« Je rirai bien... oui, je rirai bien ! » – pensait Pietro en s’endormant.

 

 

IV

 

Il resta encore quinze jours à Nuoro, aidant Zio Nicola à mettre le vin dans les tonneaux ou cultivant un jardin assez proche. Ensuite il s’en alla dans la montagne et il fit la provision de bois pour l’hiver.

Durant ces longues heures de solitude, soit dans le jardin désert, soit dans les bois de l’Orthobene, il pensait continuellement à Maria. Il s’imaginait qu’il n’était pas épris d’elle ; mais, quoiqu’elle lui parût extraordinairement séduisante, il n’osait plus, lorsqu’il pensait à elle, caresser les folles envies, les absurdes projets de vengeance amoureuse qui l’avaient hanté maintes fois.

Non, Maria n’était pas femme à inviter les hommes au badinage galant ; et il rougissait en se souvenant que, pendant une minute, il s’était fait illusion sur les intentions de la jeune fille à son égard, s’était amusé à l’idée de lui plaire. Désormais il la voyait toujours dans sa haute situation de maîtresse riche et digne : le regard de cette jeune femme, perçant et lumineux, coupait comme un couteau. Même dans les plus humbles besognes, soit qu’elle rît, soit qu’elle montrât une gravité inaccoutumée, elle était toujours une créature de race orgueilleuse et superbe. Mais cela, précisément, agréait au serviteur. Quelquefois il songeait encore à l’autre, à la cousine pauvre, et il souhaitait de la revoir, d’en venir avec elle à une explication ; mais, peu à peu, ce désir même, inspiré par le dépit, se dissipa. Durant deux semaines, le cœur de Pietro se tut, assoupi et gonflé comme la terre dans la saison hivernale.

Parfois, le soir, Zio Nicola s’attardait à la cuisine, où déjà le feu brûlait, et il invitait Pietro à boire et à chanter. Si les femmes ne veillaient pas, le maître et le serviteur buvaient plus que de raison, et Zio Nicola racontait, en vers improvisés, les épisodes les plus caractéristiques de sa vie. Lui aussi, il avait été pauvre, il avait erré à la recherche de la fortune, il avait aimé et rêvé.

– Mais, pauvre ou riche, toujours joyeux ! – affirmait-il. Quand on est gai, le ciel vous vient en aide. Un jour, mes souliers étaient percés. Alors je me dis : « Au premier propriétaire que je rencontre, j’en ôte un et je le lui plaque sur le museau... » Eh bien, devine qui j’ai rencontré ?

– Le père de Zia Luisa ! – répondit Pietro, goguenard.

Les yeux de son maître étincelèrent :

– Est-ce que tu serais le diable ? Comment as-tu fait pour deviner cela ? – s’écria-t-il, en frappant légèrement avec son bâton sur l’épaule du domestique.

– C’est donc vrai ? – demanda Pietro, étonné.

– Mais oui, c’est vrai !... aussi vrai que Dieu existe !...

– Et le soulier, vous le lui avez plaqué sur le museau ?

– Ha ! ha ! ha ! gros malin !

Pietro ne réussit jamais à savoir si Zio Nicola avait ou n’avait pas lancé son soulier au visage du riche propriétaire. D’ailleurs le maître se vantait à tout propos d’actes plus ou moins héroïques, accomplis par lui durant sa jeunesse, et il exagérait beaucoup ses aventures amoureuses. Une fois, il donna même à entendre qu’il avait épousé Zia Luisa sans amour, par la seule raison que c’était un bon parti.

– Mais elle, – ajouta-t-il, – elle était amoureuse, ah ! oui, vrai comme Dieu !... Moi, j’étais pauvre, mais j’étais beau garçon. Je ne dis pas ça pour m’en faire gloire.

– On le voit bien encore ! – répondait Pietro, flatteur.

– La beauté, mon ami, vaut presque une dot !

Ces discours exaltaient Pietro.

« S’il n’y avait pas cette grosse buse de Zia Luisa !... » – pensait-il.

Le vin, la tiédeur du feu, le bien-être goûté dans cette cuisine, où les innombrables casseroles de cuivre, accrochées à la muraille, luisaient et rappelaient au domestique la richesse des maîtres, tout éveillait en lui une ivresse d’amour et d’ambition. Ah ! comme c’était beau, d’avoir du bien, avec une femme agréable et jeune !... S’épouser sans amour, non ; mais faire un riche mariage, acquérir en même temps l’amour et la fortune, voilà en quoi consistait le véritable bonheur !

« Qui épousera Maria ? se demandait-il souvent. – Un tel, ou un tel ?... peut-être un monsieur, un docteur ; peut-être un paysan riche. Sûrement, ce ne sera pas un pauvre, et moins encore un domestique... À cette heure, elle n’aime encore personne. »

Et, à cette idée, il se sentait tout réjoui. Quelquefois même il se surprenait à penser qu’en somme, s’il n’était qu’un domestique, il appartenait cependant à une famille qui du moins n’était pas étrangère et qui n’avait pas vagabondé dans le pays comme celle de Zio Nicola.

« Ah ! si j’avais un petit capital !... – se disait-il. – Je ne sais ni lire ni écrire ; mais je suis débrouillard. On a vu tant de gens faire fortune ! »

Et, l’instant d’après, il se disait encore : « Ceux qui ont fait fortune ont volé, ou, comme Zio Nicola, ils ont épousé une femme riche... Moi aussi, je pourrais épouser une femme riche... »

Mais finalement il se disait que cette femme riche ne serait certes pas Maria Noina, et, quant aux autres, il s’en souciait peu. Alors il hochait la tête, avec son air méprisant, et il s’allongeait sur la natte, se couchait, le bonnet replié sous l’oreille.

 

*

*   *

 

Vint la saison des labours et des semailles. Le terrain que Pietro devait défoncer et ensemencer était très loin du bourg, plus loin que la vallée de Marreri, dans le voisinage de Lollovi, misérable groupe de maisons perdu au milieu des montagnes et des hauts plateaux les plus déserts et les plus tristes du pays nuorais. Le jeune serviteur devait passer là tout le temps des semailles, seul avec ses bœufs et son chien. Mais la solitude ne lui déplaisait pas : il y était habitué. D’ailleurs, à ce moment-là, un obscur instinct le poussait à désirer d’être hors de cette maison tiède, où son corps s’amollissait et où son âme s’égarait à la poursuite de rêves insidieux.

Avant de partir, il alla au cabaret du Toscan, un peu dans l’espoir d’y trouver la femme de celui-ci, la facile Francesca. Mais il ne rencontra que le Toscan, tranquille, curieux et mauvaise langue.

– Comment vas-tu, Pietro ?

– Bien. Donne-moi à boire.

– Par quel hasard es-tu si altéré ? Pourtant, chez tes maîtres, il y a du vin.

– Laisse mes maîtres en paix.

– Oh ! oh ! tu es trop bon de les défendre. Crois-tu qu’eux, ils ne disent pas du mal de toi ?

– S’ils en disent du mal, laisse-les parler... Où est ta femme ?

– Elle est au lavoir... Eh ! eh ! – ajouta-t-il en clignant de l’œil, – je sais bien pourquoi tu la demandes : tu l’as chargée de te chercher une femme, depuis que Sabina t’a dit bernique.

– Va-t’en au diable ! – repartit Pietro, riant sincèrement à l’idée que le Toscan estimait assez Francesca pour la croire digne de chercher une femme à un jeune homme honnête.

– Oui, je sais : tu veux épouser une femme riche. Ton maître l’a dit, l’autre jour, lorsqu’il était ivre à ne plus tenir debout.

– Ah ! il l’a dit ? – s’écria Pietro, redressant la tête. – Et après ?...

– Et après ?... Rien !... Pourquoi n’épouses-tu pas sa fille ?

– Est-ce que tu te moques de moi ? – fit Pietro avec mépris, en se levant. – Je ne viendrai plus boire chez toi, petit étranger.

Mais, sans qu’il sût pourquoi, la plaisanterie du cabaretier lui donna une joie soudaine.

Il revint à la maison et mit les bœufs sous le joug. Outre les semences, Zia Luisa chargea sur le chariot une bonne provision de pain d’orge, du fromage, de l’huile, des pommes de terre ; et Maria y ajouta une grosse gourde pleine de vin rouge et un sac, pour que Pietro se couvrît bien pendant la nuit, très froide sur ce plateau venteux.

– Et vous ne lui donnez pas un crucifix, un chapelet ? demanda Zio Nicola, riant d’une manière inconvenante. – Un chapelet de figues sèches ?

Zia Luisa pinça les lèvres, parce qu’elle n’aimait pas qu’on plaisantât sur la religion. Maria ouvrit la grande porte.

– Écoute-moi bien, – dit-elle. – Tu iras entendre la messe à Lollovi, mais tu ne t’amouracheras pas d’une belle Lollovaise...

En d’autres circonstances, Pietro se serait piqué de cette plaisanterie : car les femmes de Lollovi sont les plus misérables des environs. Mais alors il s’émut presque et il n’osa pas regarder Maria.

Son maître l’accompagna un bout de route, boitant plus que d’habitude. C’était une journée humide, et la jambe de Zio Nicoha s’en ressentait.

– Ah ! Pietro, Pietro, la belle chose que la santé ! La belle chose que la jeunesse ! Ne les gâche pas, mon ami ! Garde-les précieusement, – comme on garde une pièce d’or dans sa ceinture... Adieu. Bon voyage. Si tu as besoin de quoi que ce soit, fais-le moi dire par un passant... Conserve les semences dans un endroit bien sec, et sème le plus tôt possible. Adieu !

« Combien cet homme est bon ! » – se disait Pietro.

Il lui semblait qu’il aimait Zio Nicola comme un père, et peu s’en fallait qu’il n’éprouvât aussi des velléités d’aimer son orgueilleuse maîtresse.

Plongé dans ces pensées, il piquait, de temps en temps, avec l’aiguillon, le bœuf rouge, dont l’écume était marbrée de taches blanches, – indice évident que la bête avait passé dans un endroit où était caché un trésor ; – et le bœuf rouge trottait d’un pas lourd, tandis que Malafede aboyait pour exciter l’autre bœuf. Ainsi Pietro arriva de bonne heure au sentier pierreux qui descend vers la vallée de Marreri.

La journée était moite et tiède, le ciel laiteux. À la pointe de la charrue retournée sur le chariot, le soc brillait avec un pâle éclat d’argent neuf. Dans le lointain vaporeux, les yeux perçants de Pietro distinguaient la petite église de Valverde, noire au bord d’une côte abrupte, et, plus loin encore, l’église de San-Francesco, blanche, sur un fond de montagnes sauvages entre lesquelles le mont Albo se détachait en bleu, comme un étendard de velours, et le mont Pizzinnu se dressait, tel un écueil grisâtre au milieu d’une lunule de nuages violacés.

Pietro se souvint que sa mère, comme toutes les femmes de Nuoro, nourrissait une profonde dévotion pour le petit saint Francesco, – santu Franzischeddu ; – et, d’ailleurs avec une foi médiocre, il fit le signe de la croix. Il croyait bien à Dieu et aux saints, il allait à la messe et il communiait pour Pâques ; mais il n’était pas dévot, ne priait jamais, ne pensait jamais à la mort et à l’éternité. Et pourtant, à cette époque il était un peu sentimental, un peu mystique, un peu plus croyant que d’habitude, – si bien qu’un soir, lorsqu’il fut là-haut, dans son aronzu 8, il sentit le besoin de prier, comme une femmelette.

Autour de lui, le paysage, sublime de tristesse, était muet sous le crépuscule. Le lieu était désolé ; des prairies mélancoliques surmontaient les pentes revêtues d’épais maquis de lentisques, de genévriers, de cistes, dont les ondulations verdoyantes étaient rompues çà et là par des roches grises et noires qui, dans le soir incertain, faisaient penser à des monstres pétrifiés. Toute la contrée paraissait un désert que n’aurait jamais habité l’homme, et sur lequel veillerait seulement quelque divinité sauvage ou l’âme d’un ermite préhistorique.

Pietro s’agenouilla donc par terre, fit le signe de la croix et se mit à prier. Il lui semblait qu’il était dans une église sans murailles. Les étoiles scintillaient à l’horizon, cierges lointains allumés par d’invisibles esprits ; les genévriers exhalaient une odeur d’encens.

Pietro avait peur, comme s’il eût été sur le point de mourir Un mal mortel avait envahi son âme, et il en devinait tout le péril.

« Ô mon Dieu, ô bon saint Francesco, ôtez-la de ma pensée ! Ayez pitié de moi, ôtez-la de ma pensée !... Elle n’est pas pour moi, et ma passion peut me faire commettre des folies... Ma bienheureuse mère, viens à mon secours ! Délivre-moi des idées coupables. Ainsi soit-il ! »

Mais, tout en priant, il songeait à elle, brûlé du désir de l’avoir près de lui, de la contempler en réalité comme il la contemplait en rêve, de l’envelopper de ses bras comme les montagnes voilées par le crépuscule enveloppaient la vallée brumeuse, sous les yeux des étoiles complices.

  

*

*   *

 

Oui, depuis son départ, depuis l’imperceptible signe de croix dont il avait salué le santu Franzischeddu pour se le rendre favorable, comme le souhaitent toutes les femmes, tous les amants, tous les malandrins de Nuoro, l’image de sa jeune maîtresse ne l’avait plus quitté un seul instant. Il avait instinctivement espéré que, loin d’elle, il l’oublierait ; mais, au contraire, la séparation et surtout la solitude l’évoquaient sans cesse dans son cœur et la lui offraient toute, plus séduisante, plus belle que jamais. Un moment vint où il n’eut plus la force de combattre sa passion, qui grandissait et se développait dans son cœur comme une greffe sur un tronc jeune et sauvage...

Les jours passaient. Pietro travaillait du matin au soir, défrichant, brûlant les broussailles, arrachant les racines des lentisques, labourant et ensemençant les parcelles de terrain débarrassées de leur inutile végétation.

Aux heures vaporeuses du crépuscule, on apercevait encore sa silhouette sur le fond du paysage mélancolique. Il labourait des heures et des heures, marchant lentement derrière les bœufs roux qui traînaient avec patience l’antique charrue sarde. Arrivé à l’extrémité du long sillon, il frappait de l’aiguillon le flanc du bœuf marbré de blanc, et il le contraignait à tourner. Puis, redescendant la pente, sur la terre remuée, humide et sombre, qui fumait et répandait une odeur d’herbe en fermentation, il tirait la corde pour empêcher les bœufs de courir ; et, arrivé en bas, il faisait de nouveau tourner l’attelage et il remontait, toujours taciturne, l’aiguillon à la main. Les bœufs respiraient fortement ; leurs paupières courtes et rouges s’abaissaient avec une sorte de douleur sur leurs grands yeux tristes, et leurs mufles noirs fumaient comme la terre remuée.

La passion lui travaillait le cœur comme la charrue travaillait la terme ; et, pas plus que la terre, il ne se demandait le pourquoi de ce déchirement. À certaines heures, il se désespérait ; mais il n’invoquait plus l’aide de saint François ou de sa mère bienheureuse, pour être délivré de cette passion qui le dominait tout entier.

  

*

*   *

 

Parfois quelque berger, quelque paysan à cheval, quelque femme de Lollovi, portant sur la tête une corbeille pleine de fromages ou une poule à la main, apparaissait sur le sentier qui longeait la pièce de terre labourée par Pietro. Alors un salut simple et rustique égayait un instant la solitude ; puis le cheval se perdait dans les genévriers, la femme dans les touffes d’oliviers épars sur la pente, – et, de nouveau, c’était le silence.

Pietro travaillait et rêvait, sous le ciel automnal toujours mélancolique, voilé par les nuages gris rose des aurores tardives, par les brouillards violets du soir, par les lourdes nuées des journées mauvaises, où les buissons verts et rougeâtres semblaient se gonfler d’humidité, où les roches mouillées devenaient plus grises et plus tristes. À la tombée de la nuit, il se retirait dans une cabane, s’étendait sur une couche de feuillage et se couvrait avec le sac que lui avait dominé Maria. Il y venait aussi pour manger, et tantôt il faisait cuire des pommes de terre, tantôt il se contentait de faire griller son pain, sur lequel il versait quelques gouttes d’huile. Les bœufs paissaient sur la pente. Malafede, n’ayant pas autre chose à faire, bâillait, à chaque instant, et aboyait contre les feuilles roulées par la bise.

La nuit, chose étrange, la solitude s’animait un peu, ou du moins elle n’était pas aussi profonde et aussi complète que pendant le jour. Des feux allumés par d’autres laboureurs brillaient dans la vallée ; on entendait tinter les clochettes des troupeaux ; des voix humaines et des abois de chien résonnaient dans le silence de la nuit, apportés par le vent.

Et une figure de femme, une apparition de beauté et de volupté, illuminait et réjouissait les rêves de Pietro, comme le feu de genévrier illuminait, réjouissait et parfumait la cabane solitaire.

 

*

*   *

 

Pietro laboura toute la pièce de terre et l’ensemença presque toute.

L’hiver clair et froid dissipa les nuées automnales. Certains jours, il pleuvait ; mais, le plus souvent. le temps se maintenait sec et glacé. La tramontane fouettait de ses grandes ailes les monts d’Orune, et le vent éparpillait au loin les semences que Pietro répandait autour de lui.

Depuis quelques jours, il se sentait joyeux ; il avait recommencé de parler à Malafede, et il avait souri en passant devant la pierre sur laquelle il s’était agenouillé naguère.

– Courage ! – disait-il à ses bœufs. – Nous aurons bientôt achevé notre besogne. Noël approche. Nous chanterons avec Zio Nicola et nous ferons une ribote solennelle.

Il n’osait pas en dire plus ; mais, comme il lui était impossible de se taire, il se mettait à chanter.

Il chantait à gorge déployée, cherchant quelquefois aussi à imiter le chœur qui accompagne les chants nuorais. Du ténor il passait à la basse, et de la basse au baryton ; puis il reprenait les strophes. C’étaient les mêmes chansons d’amour qu’il avait chantées pour Sabina ; mais maintenant ces chansons volaient vers Maria.

Ces jours-là, durant ces heures de joie presque enfantine, il espérait encore. Ce n’était plus le rêve d’un amour capricieux et sensuel qu’inspirerait à la jeune maîtresse le serviteur beau et hardi ; c’était le rêve d’une joie inconnue, par delà tout désir impur ; c’était l’aspiration à un amour vrai et chaste.

« Qui peut connaître l’avenir ?... »

Et il retombait dans ses imaginations fantastiques : il rêvait qu’il serait riche, qu’il pourrait un jour lever les yeux vers elle et la regarder dans les yeux, oui, s’expliquer d’un seul regard.

Alors il chantait, et sa voix s’envolait au loin, par-dessus la vallée car, à ces moments d’espoir, lorsqu’il redevenait pur comme un enfant et que l’idée de Maria le faisait rougir, l’image ardente de la jeune fille, cette image qui d’ordinaire lui tenait compagnie, s’enfuyait au loin et rentrait dans le cadre de la maison paternelle.

 

*

*   *

 

Mais, à mesure que l’heure du retour approchait, le sentiment de la réalité ressaisissait le jeune amoureux.

Parfois, des passants lui apportaient des nouvelles de ses maîtres, en même temps que les semences et les provisions envoyées par Zia Luisa.

– Zio Nicola n’est pas venu te voir, parce qu’il a été retenu quinze jours dans son lit par de fortes douleurs à la jambe.

– Et qu’est-ce que dit le médecin ? Il ne peut donc pas trouver de remède ?

– Ce n’est pas l’envie qui lui en manque... d’autant plus qu’il voudrait, dit-on, épouser Maria !

– Ha ! ha ! ha ! le médecin ?...

– Pourquoi ris-tu ?

– Parce que ma jeune maîtresse n’épousera sûrement pas le médecin.

– Elle épousera le fils du roi, alors !

– Elle épousera un riche propriétaire de troupeaux, voilà tout !

Médecin ou propriétaire de troupeaux, le certain, c’était qu’elle n’épouserait jamais un domestique. Et Pietro retombait dans ses idées noires en se rappelant, avec une ironie dirigée contre lui-même, les rêves insensés qui accompagnaient ses chansons. Il aurait voulu se donner des coups de poing, tant sa passion l’humiliait. Mais, dorénavant, il ne pouvait plus détruire ce qu’il avait lui-même semé dans son cœur : il eût été plus facile d’enlever une à une les semences répandues sur la terre labourée.

Encore deux ou trois nuits, et Pietro reviendrait coucher dans la maison de ses maîtres ; Zio Nicola lui raconterait encore ses histoires ; et lui... Que ferait-il, lui ? Il n’en savait rien, n’y pensait même pas. Il continuerait à vivre, à travailler pour les autres...

Ainsi arriva la dernière soirée. Pietro s’assit sur une pierre, au milieu du terrain ensemencé, et il resta longtemps immobile, comme plié en deux. Il paraissait ressentir enfin la fatigue de tout ce long labeur. La nuit tombait. De grands nuages ardoisés maculaient le ciel pâle. Pietro, les coudes appuyés sur les genoux, les yeux clos, sans mouvement, formait une seule tache, une seule chose avec la pierre sur laquelle il était assis, parmi les houles brunes de la terre labourée. Il s’était endormi.

Il dormit longtemps, comme le grain entre les mottes. Et n’était-il pas lui-même un grain jeté au hasard sur une terre mystérieuse et sauvage, un grain qui germerait à l’aventure, abandonné au caprice du temps et de la destinée ?

Lorsqu’il se réveilla, il était nuit. Alors il rentra dans la cabane. Dehors, les ténèbres, avec leurs brumes ternes, pesaient sur le haut plateau et sur les vallées, jusqu’aux montagnes d’où venait un grondement du vent pareil au hurlement de la mer ; et, si un petit morceau de lune jaune apparaissait entre les nuages mouvants, Malafede ne manquait pas d’aboyer là-contre, s’imaginant peut-être que c’était l’œil malintentionné d’un voleur.

 

 

V

 

À cette heure-là, Maria dormait son sommeil profond et agréable de fille bien portante ; mais, lors même qu’elle eût été éveillée, elle n’aurait pas pensé à Pietro Benu, pas plus qu’aux grains qu’il semait. Elle estimait en lui le domestique, mais c’était tout ; et, si elle avait plaisir à le voir vigoureux et dégourdi, c’était en raison de l’utilité que ces qualités pouvaient avoir. En famille, on parlait souvent du nouveau serviteur. Tout le monde était content de lui ; mais la jeune maîtresse se serait arraché de honte les cheveux, si elle avait soupçonné ce qui se passait dans l’âme de Pietro.

Un jour, on parla de lui en présence de Sabina. C’était la veille de la Toussaint, peu après le départ de Pietro.

Sabina n’était plus en service, et elle aidait ses riches parentes à faire le pain et les gâteaux de vin doux et de raisin sec, que toute bonne ménagère nuoraise a soin de cuire pour cette fête.

Maria, dès l’aube, avait chauffé le four, bluté la farine, préparé les amandes, le vin doux et le miel. Puis Sabina vint, et, toutes ensemble, les deux cousines et Zia Luisa, pétrirent la pâte, agenouillées par terre autour d’une table basse. Zia Luisa suait à la peine ; les deux cousines bavardaient et riaient, mais elles n’épargnaient pas leurs poignets, le buste balancé en avant et en arrière, les coins des foulards rejetés au sommet de la tête. Une agréable tiédeur échauffait la cuisine, et, par la petite fenêtre, par les ouvertures du toit, pénétraient des rayons de soleil, qui projetaient de longues raies de poussière bleuâtre et des taches d’or sur les murs et sur le carrelage.

Après une nuit de pluie, la sérénité de l’automne était revenue. Dans tout le quartier qui environnait la maison des Noina, lavé et balayé par l’eau et par le veut, se répandaient une fraîcheur et une senteur champêtres. Çà et là gisaient des branches cassées par les rafales ; les toits, couverts de mousse jaunâtre, fumaient. Du côté de la montagne, des groupes de petits nuages roses se dissolvaient dans le ciel inondé de soleil ; les coqs chantaient encore ; les poules, errant dans les ruelles, secouaient leurs plumes humides, frottaient leur bec sur le sol, sur les cailloux mouillés et luisants, le plongeaient dans les flaques d’eau, puis relevaient la tête, comme pour aspirer mieux l’air du matin.

Déjà les femmes d’Oliena, aux cheveux tordus autour des oreilles, passaient en vendant le raisin sec et le vin doux. Avec leur costume singulier, avec leurs pieds nus, tandis qu’elles tenaient leurs souliers à la main, elles exécutaient des mouvements semblables à ceux des poules vagabondes. Leur petite voix stridente qui criait « Papascja pjaes e fju ? Bini ottu pjaes 9 ? » annonçait que les vendanges étaient terminées et que l’hiver approchait.

Maria et Sabina jasaient et riaient. La première surtout paraissait gaie et sereine ; le rire jaillissait de sa belle gorge dorée comme le chant de la gorge d’un oiseau.

Sabina aussi plaisantait et riait. Elle racontait que son ancien maître lui avait fait la cour et que, pour la séduire, il lui avait promis une paire de souliers.

– Joli cadeau, ma foi !

– Attends un peu, que je te raconte. Je lui ai dit : « Faites-les moi donc voir, ces souliers !... » Et il m’a montré une paire de souliers qui appartenaient à sa femme !

Tout en racontant, Sabina levait, de temps à autre, sa main blanche de pâte, pour rentrer sous le foulard les cheveux qui lui couvraient le front. Quelquefois, à force de rire, les deux cousines ralentissaient le travail ; et alors Zia Luisa ouvrait sa petite bouche dédaigneuse et prononçait sévèrement :

– Les honnêtes filles ne se vantent pas de certaines choses, même lorsque ces choses sont vraies.

– Alors je ne suis pas honnête, moi ?

– Je n’en sais rien. Mais je sais qu’une fille d’honorable famille, comme tu l’es, ne doit pas ouvrir les lèvres avant d’avoir bien réfléchi.

– Chère Zia Luisa, mes lèvres s’ouvrent sans que je m’en aperçoive...

Ou encore la sévère « principalesse » menaçait les jouvencelles avec son rouleau :

– Finissez, ou je vous bats !

Mais les deux cousines continuaient à rire. De temps en temps, Maria se mettait debout, regardait si la marmite bouillait, et attisait avec un long bâton le feu du four.

Tandis que les trois femmes pétrissaient la farine avec le vin doux pour en faire de petits pains sucrés, Zio Nicola, qui avait été au cabaret pour boire, comme d’habitude, son petit verre d’eau-de-vie, rentra à la maison et fit part d’une nouvelle intéressante :

– J’ai vu passer un prêtre qui portait la sainte communion à un malade, là-bas, sur le Corso. J’ai demandé qui était gravement malade, et on m’a répondu : « Zia Tonia Benu. »

– La tante de Pietro ! – s’écria Sabina, en relevant ses mains jaunes de vin cuit. – Et il n’en sait mien ?

– Quand même il le saurait, crois-tu qu’il s’en soucierait beaucoup ? – déclara Zio Nicola, en se tournant et se retournant devant la gueule du four.

– Eh ! on dit qu’elle a des sous, la tante !

– Vrai ? – interrogea Maria.

– Des sottises ! – repartit Zio Nicola. – Des commérages de femmes !

– Le mari de Zia Tonia était un voleur fameux, et il est mort art bagne, – affirma Zia Luisa. – On dit qu’il a laissé à sa femme une cruche pleine d’or.

– Des commérages ! – répéta Zio Nicola, en frappant avec son bâton contre le four. – Des histoires à dormir debout ! Par le fait, cette pauvre vieille n’a qu’une masure, un coin de terre et deux maquis de lentisques.

– Dans tous les cas, c’est peut-être Pietro qui sera l’héritier ! dit avec vivacité Sabina.

– Et alors tu te réjouis, – murmura Maria, riant avec malice.

– Tais-toi donc ! – fit Sabina, un peu troublée.

– Pietro ? Pietro ?... Qu’il compte là-dessus ! Et les autres neveux, est-ce que c’est des ordures ? – protesta Zio Nicola. – Et d’ailleurs, Pietro refuserait sans doute cet héritage. L’héritage d’un malandrin ! Il est honnête, Pietro.

– Cependant, lorsqu’il n’est pas en service, il vit chez sa tante, – objecta Maria. – Mais, papa, laissez donc le feu tranquille : voilà que la fumée sort toute dans la cuisine !

Sabina n’osait plus parler, par crainte que Zio Nicola ne remarquât son trouble. Car elle aimait toujours Pietro, quoique celui-ci, après le court entretien dans la vigne, l’eût négligée et presque méprisée. Mais connaît-on l’avenir ? peut-être que, si Pietro héritait d’une petite maison et d’un coin de terre, il repenserait à se marier. Sabina espérait.

Zio Nicola prit un escabeau et s’assit devant le four, attisant le feu, malgré les protestations de Maria. Et il raconta, entre autres choses, l’histoire du mari de Zia Tonia Benu, ce vieux voleur mort « là-bas », vingt ans auparavant, dans ce triste lieu où les hommes sont réduits à tricoter des bas et à faire du crochet.

– Oui, c’était un fameux voleur ! Son âme n’a pas même été reçue en enfer, et elle vague maintenant par le monde, en compagnie de sept esprits de mauvais prêtres, avec lesquels elle pénètre quelquefois dans le corps d’une créature innocente. Un jour, parlant par la bouche d’un enfant possédé, il a dit que, pour racheter ses crimes, il fallait mille messes et cent processions... Mais suffit !... ce qui n’est pas douteux, c’est qu’il était un adroit voleur, épouvantail des propriétaires et des bergers. Tout ce qu’il voyait était à lui. Passait-il près d’un troupeau, il reluquait la brebis la plus grasse, et, le lendemain, cette brebis avait disparu : c’était à croire qu’il volait avec les yeux... Une fois, comme il passait près d’un bercail, il guigna une belle brebis de race espagnole. Le berger, qui l’avait aperçu, voulut soustraire cette brebis noire aux griffes du voleur, et il la tua, la vida, la suspendit à une branche de sa cabane. Mais le voleur trouva tout de même le moyen de la dérober.

– Si Pietro ne jouit pas d’une bonne réputation, c’est parce qu’il est apparenté à un semblable vautour, – prononça Zia Luisa, tout en fabriquant les gâteaux de pâte et de raisin sec auxquels elle donnait de curieuses formes d’anneaux, d’échiquiers, de pyramides, de croix et même de chapeaux de prêtre.

Zio Nicola se mit en colère, frappa encore le four avec son bâton et s’écria :

– Qu’il vienne me le dire en face, celui qui ose calomnier Pietro Benu ! Qu’il vienne me le dire en face, s’il a du courage ! Oui, qu’il vienne : je lui répondrai avec ce que j’ai dans la main !

Et il brandit le bâton, prêt à frapper le calomniateur de son domestique...

Vers le soir, les femmes quittèrent leur travail, après avoir déposé le pain et les gâteaux dans des corbeilles d’asphodèle. La cuisine chaude était parfumée de vin cuit et de raisin sec.

– Il faut maintenant que j’aille à la fontaine, – dit Maria à sa cousine, en secouant la cruche vide. – Si tu veux m’accompagner, nous passerons devant chez toi. Tu prendras ta cruche, et nous irons ensemble.

Maria endossa la tunica, – jupe d’orbace bordée d’un ruban cramoisi ; – elle posa sur sa tête la cruche renversée et elle sortit avec Sabina, à qui Zia Luisa avait mis du pain et des gâteaux plein son tablier.

Dans la maisonnette de Sabina, la vieille grand-mère filait, tout en surveillant la petite meule que tournait silencieusement un âne gris, aux yeux bandés. La pierre de la meule, l’âne et la face terreuse de Zia Caderina avaient la même couleur de cendre, paraissaient être d’une même substance, et, en réalité, ils formaient un tout. Les pensées de la vieille avaient toujours suivi l’âne, et l’âne avait toujours tourné la meule. Chaque jour, la meule broyait un quart de froment et produisait un gain d’une demi-lire, ce qui suffisait à Zia Caderina pour vivre. Quant à Sabina, elle pourvoyait à son entretien par son travail.

– Comment allez-vous ? – demanda Maria à la grand-mère, tandis que Sabina tordait un chiffon pour en faire un coussinet.

– Tout doucement, tout doucement, – répondit la petite vieille, qui parut faire allusion à quelque invisible route.

– Viens, – dit Sabina à Maria, en se penchant pour passer sous la porte.

L’âne s’était arrêté, comme pour écouter ce qu’on disait, et Zia Caderina lui cria vainement :

– Marche, marche donc !

Ce fut seulement après le départ des deux cousines que l’animal recommença d’évoluer patiemment autour de la meule.

Elles allèrent à la Funtanedda. L’une à côté de l’autre, élancées et gracieuses, vêtues de la même façon, avec les cruches renversées sur la tête, elles ressemblaient à deux sœurs de la Bible, Rachel et Lia, ou Marthe et Marie, se dirigeant vers la fontaine.

Elles descendirent en babillant jusqu’à la route d’Orosei, celle que Pietro avait parcourue en revenant de la vigne. Des bourgeois s’y promenaient, lents et tranquilles, respirant l’air parfumé de la vallée ; quelques paysans conduisaient leurs bœufs ou leurs chevaux à l’abreuvoir ; des feux de défricheurs, qui incendiaient les landes, commençaient à rougeoyer sur le fond bleuâtre des monts d’Oliena.

Arrivées à la fontaine, Sabina et Maria s’assirent sur une pierre, pour attendre que les femmes arrivées avant elles eussent rempli leurs cruches. Le crépuscule était splendide et tiède ; l’Orthobene dominait la route, gris et rose sur le ciel cendré ; l’ombre s’épaississait dans le fond de la vallée, mais les profils des dernières maisons de Nuoro et celui de la cathédrale se détachaient sur l’horizon d’or.

– Je voudrais un corsage de velours qui eût la couleur de ce ciel ! – dit Maria.

Mais Sabina regardait l’ombre, en bas de la pente, et elle se souvenait :

« Que faisait Pietro, maintenant, au delà de cette vallée et encore de l’autre vallée ? Se rappelait-il sa promesse de “dire deux mots” à la pauvre servante ? Ou regrettait-il cette promesse et pensait-il à une autre femme moins pauvre ?... »

Cependant les femmes caquetaient autour de la fontaine. Une petite brune, qui avait un œil bandé, lavait ses pieds dans le ruisseau et disait pis que pendre de sa maîtresse absente. Du haut du mur de soutènement, un gamin, juché sur le parapet de la route, crachait sur les femmes, qui relevaient la tête et lui envoyaient d’énergiques malédictions. Un homme descendait à la fontaine pour abreuver trois cochons de lait ; et les gentilles petites bêtes, au poil soyeux, rayé de noir et de jaune comme celui des sangliers, avec leur groin rose, sali de terre, se poursuivaient l’une l’autre, grognaient et roulaient dans la poussière ; arrivées près du ruisseau, elles flairèrent les pieds de la servante brune, puis, au lieu de boire, elles continuèrent à se poursuivre entre les buissons. Leur gardien siffla pour les rappeler ; le gamin cessa de cracher, les femmes finirent de remplir leurs cruches, et ce fut enfin le tour des deux cousines, qui ne tardèrent pas à s’en aller aussi, avec leurs cruches dressées sur leur tête ; et la fontaine murmura dans le silence embrumé du crépuscule.

Sabina poursuivait son rêve sentimental :

« Quand Pietro reviendrait-il ? Auraient-ils encore l’occasion de se rencontrer ? Ah ! si elle avait des ailes comme un oiseau ! si elle pouvait s’envoler auprès de lui, pour scruter ses pensées !... »

– Si sa tante meurt, il reviendra, n’est-ce pas ? – demanda-t-elle tout à coup.

– De qui parles-tu ?

– De Pietro.

– Ah ! comme tu penses à lui !... Je ne sais pas s’il reviendra ; mais, dans tous les cas, je le ferai avertir... Du reste, je crois que cette vieille est toujours malade et que, de temps à autre, elle se confesse et communie.

– Vous vous accordez bien, chez vous, avec Pietro ?

– Certainement, – affirma l’autre, non sans un sourire un peu dédaigneux. – C’est un bon domestique et je suis une bonne maîtresse !

– Un brave garçon, n’est-ce pas ?

– Oui, un brave garçon.

Sabina était au comble du bonheur, quand elle entendait louer Pietro Benu, – ce qui, d’ailleurs, n’arrivait pas souvent.

– De toute manière, – reprit-elle, – il reviendra bientôt ?

– Je n’en sais rien... Il a dit qu’il ne reviendrait pas avant d’avoir terminé sa besogne. Au surplus, tu devrais le savoir mieux que moi.

– Je t’assure que non ! – répondit Sabina, timidement. – Je ne sais rien du tout... Il ne me dit plus rien, depuis ce jour-là, tu te rappelles ?... Je crois qu’il a peur de vous autres.

– Il n’est pas homme à avoir peur de personne ! – déclara Maria.

– Alors je ne comprends pas qu’il n’ait plus cherché à me voir, puisque je suis sûre qu’il a de l’affection pour moi.

– Et toi pour lui ? – demanda Maria, en se tournant avec curiosité vers sa cousine.

– Mais... oui, – balbutia-t-elle, encouragée par la bienveillance de Maria et par le silence du crépuscule qui les environnait. – Depuis le jour que tu sais..., j’ai continuellement attendu... Quand j’entends prononcer son nom, mon cœur bat fort, fort !... Si, du moins, il s’expliquait !...

– Et ensuite ? – insista Maria.

– Ensuite ?... S’il m’aime véritablement, nous nous marierons...

Maria se tut ; et, pour la première fois, cette cousine si pauvre et si simple, qui se contentait de si peu, de presque rien, mais qui pouvait devenir si facilement heureuse, éveilla chez elle un sentiment d’envie, où pourtant, se mêlait de la pitié.

– Tu ne dis rien ? – ajouta Sabina. – Cela déplairait-il à mon oncle, à ma tante et à toi, s’il advenait... ce que j’espère ? Je suis pauvre. J’attendrais vainement un meilleur parti !

– Mais non, cela ne nous déplairait pas ! Bien au contraire ! – s’écria Maria, pensive. – Pietro est un honnête garçon. Et, de plus, il est beau !... D’ailleurs, si sa tante lui laisse ce qu’elle possède...

– Que m’importe ? Ce que je veux, c’est lui et non le bien de sa tante.

– Prends-le donc, si tu l’aimes tant ! Mais parle plus bas, ma belle !

Après un court silence, Maria dit encore :

– Mais es-tu sûre, vraiment sûre qu’il t’aime ?

– Oui ! – répondit Sabina, presque offensée.

Elles avaient regagné la maison de Sabina. À travers une fente éclairée de la petite porte, on apercevait la vieille grand-mère qui filait et le vieil âne qui continuait à tourner la meule. Maria éprouva un élan de compassion, en revoyant ce tableau mélancolique.

« Pauvres créatures ! – pensa-t-elle, les yeux fixés sur la vieille et sur l’âne. – Elles sont au bord de la tombe, et elles travaillent encore ! Quelle triste chose, d’être pauvres !... »

– Adieu, – fit Sabina, en se courbant pour passer sous la petite porte. – Cette nuit, je dormirai comme une marmotte... À demain !

– Adieu, Zia Caderina.

– Adieu, – répondit la vieille, tandis que l’âne s’arrêtait de nouveau pour écouter.

« Je veux aider Sabina. Je parlerai à Pietro, pour voir s’il l’aime véritablement », se disait Maria, tout en s’éloignant d’un pas tranquille, dans l’obscurité croissante du soir. Il lui semblait qu’avec une bienveillante pitié de reine elle prenait la cousine et le serviteur sous sa protection.

Et elle aurait rougi de honte, si on lui avait dit qu’à cette heure même, dans la mélancolie du haut plateau sauvage, Pietro rêvait à elle, au lieu de rêver à Sabina.

 

 

VI

 

Pietro revint après cinq semaines d’absence, la veille de Noël.

Avançant, avançant toujours, par les rudes chemins qui descendaient au fond de la vallée, puis qui remontaient jusqu’à Nuoro, il piquait ses bœufs sans pitié, pour accélérer le retour. Le soc était usé, le chariot était plein de racines de lentisque.

Nonobstant sa hâte et son anxiété, il aurait voulu ne rentrer chez ses maîtres qu’à la nuit close il éprouvait une crainte vague de la première rencontre avec Maria ; il avait peur qu’elle ne lût, sur son visage les sentiments qui l’agitaient. Par instants, son bras retombait, inerte, et l’aiguillon interrompait son œuvre cruelle. Alors les bœufs ralentissaient le pas, et Malafede furetait çà et là, dans les broussailles à demi dépouillées, noires et rouges comme des tas de charbon qui s’éteignent.

Une aigre tramontane soufflait ; le ciel bas et plombé annonçait la neige. Mais Pietro sentait un feu intérieur brûler dans sa poitrine ; ses mains noires étaient chaudes ; une veine battait à sa tempe droite, et il lui semblait qu’il avait la fièvre. Il aurait voulu chanter ; mais ses lèvres sèches et serrées refusaient de s’ouvrir. Un cercle ardent lui étreignait le front, et la pulsation continue de sa tempe droite ressemblait à des coups de marteau qui auraient rivé ce cercle invisible.

Il cheminait, désireux de rencontrer quelqu’un à qui parler. Mais le chemin sauvage était plus que jamais désert ; toute la vallée, avec ses maquis rouillés, avec ses pierres livides, avec ses fonds gris, paraissait morte, sous ce grand ciel obscur et lourd.

Arrivé devant la petite église de « la Solitude », sur la route qui domine les deux vallées, Pietro s’arracha à son rêve fébrile. Nuoro était là, toute voisine, enveloppée de vent, dans la nuit sinistre. On en distinguait déjà les premières maisons. Quelques femmes, drapées dans leur tunica et portant une cruche sur la tête, quelques hommes, avec leur immanquable cheval ou avec leurs bœufs somnolents, passaient, fouettés par la bise. Pietro tourna le dos aux montagnes voilées de brume, à la vallée fumeuse, et il pénétra dans la ville. Malgré son envie de lier conversation avec quelqu’un, il ne s’arrêta pas, ne salua aucun des rares passants, jusqu’à ce qu’il fût arrivé devant la porte de ses maîtres. Le bruit des roues emplit la ruelle d’un fracas de torrent. Malafede s’élança en avant, la queue dressée, et il aboya.

Parvenu devant le cabaret éclairé, Pietro entrevit, derrière le comptoir, la gracieuse et ardente figure de la belle Francesca, et un transport de désir brilla dans ses yeux. Mais aussitôt il pensa à Maria, et, pour la première fois de sa vie, il fut honteux d’avoir désiré une femme de mauvaises mœurs. Ah non, même si Francesca l’eût appelé, il n’aurait pas été chez elle : il lui aurait semblé qu’il trahissait Maria, à laquelle il aurait voulu sacrifier bien plus qu’un désir impur !

La porte charretière était close. Il heurta avec son aiguillon ; et, tout de suite, dans le brusque silence, il entendit, derrière le mur, la voix fraîche de Maria :

– C’est probablement Pietro !

« C’est probablement Pietro !... » Comme elle avait dit cela ! C’était à croire qu’elle l’attendait ! Et cette supposition, qui pourtant lui parut vaine, suffit pour emplir son cœur de joie.

Ce fut Zia Luisa qui vint ouvrir. Pietro aperçut Maria, debout sur la première marche de l’escalier ; mais il n’osa pas la regarder tout de suite.

– Bonsoir, – dit-il, en poussant ses bœufs dans la cour.

Enfin, lorsque Zia Luisa se retourna pour fermer la porte, il osa regarder sa jeune maîtresse et il lui demanda :

– Eh bien, quoi de nouveau ?

– Tout va bien, Dieu merci ! Il fait froid ; mais notre peau n’est pas délicate comme celle des citadins...

Le jeune homme pensa : « Aucune dame de la ville n’est préférable à elle ! »

– Mais toi, Pietro, est-ce que tu as été malade ? – fit Zia Luisa, quand, après avoir dételé les bœufs et remis le chariot à sa place, il regagna la cuisine, où Malafede allait flairant dans tous les coins. – Tu es jaune et maigri.

– Allons donc ! J’ai eu un peu de fièvre, ces derniers soirs. Mais, comme dit Maria, ma peau n’est pas assez délicate pour se ressentir de si peu de chose... Où donc est le maître ?

– De la fièvre, de la fièvre !... – dit Maria, à demi bienveillante et à demi moqueuse. – Une fièvre intérieure, peut-être... Cinq semaines sans voir celle que l’on aime !... C’est cela qui t’a donné la fièvre.

Pietro la regarda en face ; mais il baissa vite les yeux, tant le sourire de cette fille lui faisait mal. Ah ! comme elle était loin de lui ! Aussi loin qu’une femme sage l’est d’un fou, à qui elle n’adresse la parole que par compassion. Redevenu triste, il s’assit devant le feu, près de Zia Luisa, et il se mit à lui raconter la manière dont il avait accompli son travail.

Maria allait et venait dans la cuisine, préparant le souper maigre de la vigile de Noël. Dehors, les cloches sonnaient l’Ave, avec des carillons de joie.

Zio Nicola ne tarda pas à revenir. Il était maigri, lui aussi ; il était pâle et, contre son ordinaire, un peu mélancolique. Mais, dès qu’il eut aperçu Pietro, lequel s’était levé, respectueux et souriant, son visage s’épanouit et il frappa la terre avec son bâton.

– Ah ! bravo ! – dit-il, en s’asseyant à la place de Zia Luisa et en tapant avec sa main ouverte sur le genou de Pietro. – Je t’attendais. Cette nuit, nous veillerons et nous chanterons a disputas 10. Si les femmes veulent aller à la messe, qu’elles y aillent. Quant à moi, je m’en passerai volontiers. La messe de minuit m’a toujours été odieuse, parce que tout le monde y va pour se divertir, pour faire du scandale. Tu n’as pas l’intention d’y aller, toi, j’espère ?...

– Non, – dit Pietro, flatté de ces paroles. – Je vous tiendrai compagnie, puisque cela vous fait plaisir... Et cependant, vous pourriez passer cette nuit-ci avec vos amis.

– Au diable les amis ! – proclama le maître, en levant les bras. – Ils viennent aujourd’hui pour boire votre vin, et demain ils médisent de vous. Le meilleur ami, c’est le bon serviteur... Et le chien aussi, je ne dis pas le contraire. Ici, Malavi ! Parbleu, tu es laid comme un chien !

Malafede s’était réfugié entre les jambes de son maître, et il lui léchait les mains.

– Vite, à boire, femmes ! – ordonna Zio Nicola.

Maria s’approcha, tenant la carafe et le verre.

– Est-ce que tu iras à la messe ? – demanda Pietro à la jeune fille.

– Moi ? Non, certes ! J’irai tout de suite au lit, dès que j’aurai soupé. Je n’ai personne à rencontrer dans l’église... Et vous aussi, père, vous feriez bien de ne pas veiller trop tard...

Pietro n’entendit pas ce que répondit le maître... Maria n’avait personne « à rencontrer dans l’église ». Donc elle n’avait pas d’amoureux, pas de fiancé pins ou moins secret !... Ah ! comme elle était bonne ! Il la regarda avec reconnaissance et il but avec volupté le vin qu’elle lui avait offert.

– Les femmes vont se coucher, tant mieux ! – reprit le maître. – La nuit, les femmes n’ont rien de mieux à faire, voilà mon opinion. Nous, Pietro Benu, nous fermerons la grande porte, et nous n’ouvrirons à personne, même au diable, s’il se présente. Nous allumerons un grand feu, nous placerons à côté de nous une bouteille de vin, et nous chanterons.

– Mais je ne sais pas chanter ! – objecta Pietro. – Invitez donc un ami.

– Est-ce que tu es sourd ? est-ce que tu n’entends pas ce que je te dis ? – vociféra Zio Nicola, pris d’une colère subite.

– Je te dis que mes amis, à moi, c’est mon serviteur, c’est mon chien, c’est mon bâton !... Oui, mon bâton aussi ! Un ami que je n’avais pas, l’année dernière...

Et, s’attristant tout à coup, il courba la tête. Mais il la redressa aussitôt, secoua sa longue barbe.

– Au surplus, si tu ne veux pas rester, va-t’en ! Je chanterai tout seul.

– Je resterai, je resterai ! – dit Pietro, riant.

Le fait est qu’après souper les femmes se retirèrent. Pietro aurait voulu que Maria restât aussi : quoiqu’il n’osât pas la regarder, la seule présence de la jeune fille lui donnait un doux plaisir. Ce qu’il éprouvait, ce n’était pas de l’ivresse, comme aux heures où, loin d’elle, il croyait la voir devant lui, vivante et palpitante ; mais elle était si belle, sa voix était si harmonieuse, sa personne exhalait de tels effluves de jeunesse et de volupté, qu’il sentait la présence de la jeune fille de la même façon que, en cette soirée froide, il sentait l’agréable chaleur du feu.

 

*

*   *

 

Pietro Benu mit trois grosses bûches dans l’âtre et déploya deux nattes de jonc sur le sol tiédi. Le maître prépara deux bouteilles de vin, dont l’une, plus rouge que l’autre, resplendissait aux reflets de la flamme. Et la scène homérique commença.

Zio Nicola et son serviteur s’assirent sur les nattes, et le maître souleva une des bouteilles pour la mirer à la flamme. Ensuite il emplit et mira de la même façon le verre, où le vin scintillait comme un rubis. Et il se mit à chanter :

– Voici le sang généreux du tonneau, et, en le buvant, nous réchauffons notre cœur. Buvons-le donc et réchauffons-nous : car, au dehors, la neige tombe, et sur nous aussi tombe la neige des ans. Méfie-toi, jeune homme les années passeront pour toi comme pour les autres ; ton cœur se refroidira, et il faudra beaucoup de vin pour le réchauffer. Qu’en dis-tu ?

Pietro répondit :

– Mon cœur est déjà froid. Je ne suis qu’un pauvre serviteur, et nulle femme ne me regarde, et nul plaisir ne me sourit. Je bois, mais le vin même ne peut me réchauffer l’âme.

Et Zio Nicola riposta, dans une seconde strophe aux vers plus ou moins boiteux :

– Tu es un farceur et un vaniteux, et tu mens, lorsque tu affirmes que les femmes ne te regardent pas, que jamais les plaisirs ne te sourient. Je vais te prouver le contraire...

La tramontane soufflait par rafales ; de grands nuages clairs, compacts, semblables à d’énormes blocs de neige, venaient des monts d’Orune ; quelques flocons blancs commençaient à tomber ; aucun bruit, excepté le souffle furieux de la bise, n’arrivait jusqu’aux deux chanteurs. De temps à autre, Zio Nicola, s’animant, se relevait de sa natte pour s’asseoir sur une chaise, faisait à Pietro un signe de la main pour l’avertir de ne pas interrompre ; et, au lieu d’une strophe, il en improvisait deux ou trois, pires les unes que les autres. Pietro l’écoutait religieusement ; puis, à son tour, il chantait son huitain, et il buvait, buvait...

À onze heures, tandis que les cloches sonnaient avec une allégresse si exagérée qu’elles semblaient mises en branle par de folles rafales, le maître et le serviteur chantaient encore. Les bouteilles étaient vides, et leur brasillement avait passé dans les yeux des buveurs. Quelquefois, Pietro réussissait à composer des strophes sur des idées si vives et si piquantes que Zio Nicola se déclarait vaincu. Mais, loin de se fâcher, il considérait son adversaire avec admiration et il lui disait :

– Bravo ! J’aime à te voir ainsi !

Les deux hommes continuèrent à boire, mais ils cessèrent de chanter. Vers minuit, les yeux du maître, qui, aux reflets du feu, prenaient un éclat de cristal, s’ouvraient et se fermaient inconsciemment. Ceux du domestique, pleins de langueur, s’égaraient à la poursuite de rêves et de visions fantastiques.

– Pietro, mon enfant, tu chantes à merveille, et je te veux du bien. À quoi penses-tu ? Dis-le-moi vite... d’autant plus que je le devine !...

Était-ce vraiment ce que le maître avait dit ?... Et Pietro devait-il parler, devait-il avouer sans réticence les pensées qui hantaient son esprit ?

– Ah ! maître, si vous saviez !... – risqua-t-il. – Si vous saviez quel serpent j’ai dans le cœur !... Vous dites que vous me voulez du bien. Mais, si vous saviez que je pense à votre fille, vous vous jetteriez sur moi comme un chien enragé !...

– Hé ! hé ! moi aussi... – interrompit Zio Nicola, en relevant la tête.

Et il se mit à raconter pour la seconde fois, en prose, les aventures qu’il avait déjà rappelées dans ses vers. Pietro, qui les savait par cœur, commença d’être distrait, et bientôt les paroles du maître arrivèrent confusément à lui, comme un bourdonnement d’abeilles. Toutefois il lui semblait qu’il n’était pas ivre, que le maître ne l’était pas non plus ; et la confiance que lui accordait Zio Nicola le rendait heureux et hardi... Pourquoi non ? Il allait ouvrir la bouche et parler. Tout lui semblait facile, tout était possible... Oui, oui, il devait parler ; mais d’abord il était nécessaire de chercher les paroles convenables.

Il cacha son visage entre ses paumes, réfléchit longuement. Tout à coup il écarta ses mains de son visage en feu, et, comme un fou, il regarda à travers ses doigts ouverts la splendeur de la flamme rouge. Les paroles lui montaient aux lèvres :

– Zio Nicola, je ne suis pas riche ; mais, si vous m’aidez, je le deviendrai. Ma tante est sur le point de mourir, et je sais qu’elle a fait un testament en ma faveur... Son bien est peu de chose, je ne l’ignore pas : une maisonnette en ruine et un lopin de terre. Mais je vendrai le tout, et, avec mon petit capital, j’entreprendrai le commerce des bœufs. Je m’y connais, vous savez, et peut-être réussirai-je à faire fortune... Vous aussi, mon maître, vous avez commencé avec rien... Donnez-moi votre fille, Zio Nicola, donnez-la moi pour femme. Vous verrez, je deviendrai riche... Zio Nicola ! maître !...

Il appela doucement. Mais Zio Nicola, la tête appuyée sur la main, ne fit aucune réponse. Pietro l’examina et s’aperçut qu’il s’était endormi. Alors se produisit en lui une brusque réaction ; comme cela lui arrivait souvent, il rougit jusqu’aux oreilles, et il se sentit profondément humilié.

« Oui, c’est vrai, je suis ivre, – se dit-il en hochant la tête. – Dormons, dormons... »

Il s’étendit sur la natte ; puis il se releva, examina encore son maître.

« Ne vaudrait-il pas mieux le réveiller et lui dire de se mettre au lit ?... Mais non. Qu’il s’arrange tout seul ! »

Et, après avoir encore hoché la tête, il s’étendit de nouveau sur la natte. Ses oreilles étaient brûlantes ; ses paupières, très lourdes, ne voulaient pourtant pas se fermer ; des raies pourpres sillonnaient les murs, le toit, le parquet, et, sur ces sentiers lumineux, une quantité de limaçons verdâtres rampaient, dont quelques-uns allongeaient hors de leurs coquilles de petites cornes roses et tremblantes ; puis tout cela éclatait et se dispersait en étincelles d’or.

C’était le feu qui pétillait.

 

*

*   *

 

– Comme vous avez bien chanté, cette nuit ! dit Maria, le lendemain matin, à Pietro, non sans une grimace de dégoût.

– Oui, très bien. Qu’est-ce que tu as à y redire ? – répondit Pietro, en la dévisageant.

– Vous vous êtes soûlés comme des brutes. Je ne puis pas souffrir les hommes vicieux... Pour ce qui est de mon père, le pauvre, il faut être patient : après toutes les peines qu’il a endurées, il est naturel qu’il cherche à se distraire... Mais toi, Pietro ! quelle honte ! Quand je suis entrée ici, ce matin, tu ressemblais à un chien... Oui, à un chien jeté de travers sur la natte, les pattes dans la cendre.

Pietro comprit bien qu’elle exagérait ; mais il n’en regretta pas moins d’avoir bu, et, en même temps, il fut heureux de l’intérêt qu’elle témoignait. pour lui.

– Que t’importe si je bois ou si je ne bois pas ? – dit-il en redressant la tête, de son air méprisant. – Occupe-toi plutôt de toi-même. Prends garde, avec tout ton orgueil, à ne pas avoir pour mari un ivrogne, plus ivrogne que moi.

– Jésus ! – s’écria-t-elle, en grinçant des dents. – Je le mangerais !... Plutôt un bandit qu’un ivrogne !

– Eh bien, – reprit brusquement le serviteur, les yeux fixés sur ceux de Maria, – je ne m’enivrerai plus, je te le promets.

Cette promesse n’attendrit point Maria ; mais Pietro y fut fidèle. Ce jour-là, en effet, s’il alla au cabaret, il s’abstint soigneusement de boire et il ne regarda pas la femme du cabaretier. Il se contenta de causer et de défendre ses maîtres, dont le Toscan disait du mal.

Les jours suivants, il travailla dans un jardin que les Noina possédaient près de la ville. À la brune, il regagnait la maison et il soupait avec ses maîtres. Lorsqu’il était là, Zia Luisa l’employait à de petites besognes domestiques, et, un soir, elle l’envoya même à la fontaine, avec la cruche sur l’épaule. Lui qui naguère se serait révolté contre ses exigences, parce qu’un serviteur agricole doit seulement travailler la terre, il obéissait et il s’humiliait avec joie, pour plaire à la jeune fille.

Depuis quelque temps, sans savoir pourquoi, il se sentait bon, et, parfois aussi, triste, d’une tristesse douce, mais plus souvent allègre comme un enfant. Certains jours, il s’abandonnait tout entier à son rêve, comme il avait fait le soir de Noël. Ce rêve, le voici : – Un soir, il rentrait tard à la maison et il trouvait Maria seule, assise au coin du feu. Alors il s’asseyait devant le feu et il regardait sa jeune maîtresse avec insistance. « Pourquoi me regardes-tu ainsi, Pietro ? lui demandait-elle. – Parce que tu me plais, Maria ! » Elle riait ; et lui, il se levait d’un bond, se penchait sur elle, renversait la tête de l’aimée, lui donnait un baiser frénétique. – Ce rêve suffisait pour le rendre heureux, d’un bonheur ardent, et, de jour en jour, se transformait en projet délibéré, en idée fixe.

Pietro s’était procuré un petit peigne, un miroir de poche, et, dès qu’il se trouvait seul, il se mettait à peigner longuement sa barbe et sa chevelure, considérait avec soin ses yeux, ses lèvres, son front. Il se trouvait beau, et il en était réjoui.

 

 

VII

 

D’ordinaire, les maîtres allaient se coucher de bonne heure. Quelquefois pourtant, si un beau feu brûlait dans l’âtre, Zia Luisa et Maria s’attardaient dans la cuisine et causaient avec Pietro. Siégeant sur une chaise haute, la vieille maîtresse filait ; et la flamme jaune et bleuâtre de la hampe à huile donnait un paisible relief et comme une teinte de céruse à sa large face blanche. Maria, au contraire, un peu lasse après une longue journée de travail, se blottissait dans un coin du foyer, à même le sol ; et elle parlait peu, envahie par l’engourdissement de la chaleur et du repos. Ainsi accroupie, souvent les pieds nus, elle avait l’aspect d’une servante ; mais elle ne laissait pas d’être merveilleusement belle. Pietro l’admirait à la dérobée, et, chaque fois qu’il rencontrait ses yeux, il éprouvait un transport de désir.

Une conversation presque puérile s’engageait entre la vieille maîtresse et le jeune serviteur. Zia Luisa vantait ses propres biens ; Pietro s’amusait à louer les biens des autres :

– J’ai vu aujourd’hui le domestique de Franziscantoni Careddu ; il descendait à l’abreuvoir avec les bœufs de son maître. Quelles bêtes admirables ! Elles ont l’échine luisante comme un miroir et elles sont fortes comme des lions.

– Qu’est-ce que tu dis là ? Ils voulaient me les vendre, leurs bœufs ; mais je n’en ai pas voulu : ce sont des bêtes trop vieilles. Prétendrais-tu les comparer avec ma paire ?

– Je les trouve plus beaux que les vôtres, moi !

– Tu es fou !... On voit bien que tu ne te connais guère en bétail. Ma paire, à moi, sache-le, vaut cent écus sonnants !

Sur ce, Zio Nicola apparaissait, traînant la jambe et frappant la terre avec son bâton. Presque toujours il était à moitié ivre et il exigeait que Pietro se mît à chanter avec lui des couplets improvisés. Pour le satisfaire, Pietro chantait ; mais cela l’ennuyait, d’autant plus que ces chants n’amusaient guère les femmes.

– Faites-moi donc le plaisir de vous taire ! – dit un soir Maria, en tournant le visage vers le serviteur, fâchée. – Toi au moins, Pietro, finis !

– Voyez-vous cette petite femme ! – s’écria Zio Nicola, en la menaçant de son bâton.

Maria lui arracha le bâton des mains et se mit à rire ; mais elle remarqua que Pietro, devenu muet subitement, lui regardait le cou avec des yeux affolés. Elle porta sa main à sa poitrine, et elle sentit que sa chemise était entr’ouverte. Certainement Pietro avait vu le signe brun, orné de trois poils d’or et grand comme une lentille, qu’elle avait sur la gorge, un peu au-dessous de la fossette. Elle fit rentrer le bouton dans la boutonnière de sa chemise ; mais Pietro ne chanta plus, malgré les prières et les menaces du maître...

Les jours passaient. Un soir, Zio Nicola sortit avec Pietro et le conduisit au cabaret du Toscan. Franzisca y était seule, et sa figure de madone un peu défraîchie mettait une note de gaîté dans le débit mélancolique. Dès qu’elle aperçut les deux hommes, elle s’approcha d’eux avec empressement et elle sourit à Pietro.

– Il te plaît donc, ce garçon ? – lui demanda Zio Nicola, en frappant avec son bâton sur les épaules de Pietro.

– C’est un beau garçon, pour sûr !

– Et moi, est-ce que je ne suis pas un bel homme ?... Où est donc ton mari ?

– Il est allé à Oliena, pour y faire sa provision de vin.

Zio Nicola ne plaisanta pas davantage. Il commanda du vin fort et il en but deux verres, coup sur coup. Franzisca était retournée au comptoir ; mais Pietro constata que son maître la regardait avec des yeux luisants

– Pietro Benu, – dit soudain Zio Nicola, – j’ai oublié de t’envoyer chez Salvatore Brindis, pour lui dire que je l’attends demain à la maison. Il faut que nous réglions ensemble l’affaire des chèvres. Va donc lui parler. Ensuite, tu seras libre de faire ce que tu voudras...

Pietro comprit : il se leva et il s’en alla. Mais, au lieu de se rendre chez Salvatore Brindis, il se dirigea vers la maison de son maître. Il lui semblait qu’il était ivre, et il pensait à Maria comme dans les premiers jours de sa passion, alors qu’une force instinctive le poussait à la désirer, d’un désir presque cruel.

En arrivant, il trouva sa jeune maîtresse seule dans la cuisine ; assise à la place de Zia Luisa, sur la haute chaise, près de la lampe à pétrole. Elle cousait tranquillement, et Pietro – fut-ce une illusion ? – s’imagina qu’elle le voyait rentrer avec plaisir. En tout cas, elle ne laissa paraître aucune intention de se retirer.

– Où est la maîtresse ? – demanda Pietro, en accrochant sa capote au clou, comme d’habitude.

– Elle s’est sentie fatiguée, elle est allée se coucher... Mon père ne revient pas encore ? – interrogea la jeune fille avec tranquillité, sans même relever la tête.

– Il reviendra tout à l’heure. Je l’ai laissé chez Salvatore Brindis.

Tout en faisant ce mensonge, il décrocha du clou sa capote et il la pendit à la patère de la porte. Il ne savait comment dissimuler son trouble ; il se sentait pâlir et trembler, comme s’il avait été sur le point de commettre un crime ; et la tranquillité de Maria, dont la main s’élevait et s’abaissait avec une régularité lente, le dé d’argent passé au doigt du milieu, augmentait son émotion.

Il ressortit dans la cour et, prudemment, il ferma la grande porte, afin que Zio Nicola ne pût surprendre, à son retour, le dangereux entretien qu’il voulait avoir avec Maria. La nuit était limpide et froide ; la lune éclairait la cour, où les hoyaux et les socs brillaient comme s’ils avaient été d’argent. L’horloge de Santa-Maria sonna les heures, avec de longues vibrations tremblantes. Tout était silence et gel. Seul le cœur de Pietro brûlait et palpitait.

Il saisit un tronc gros et noir, couvert de mousse glacée ; il le souleva contre sa poitrine, rentra dans la pièce, déposa la bûche sur l’âtre. Cet effort physique le calma un peu : il s’assit par terre, dans une pose pittoresque ; il frappa ses mains l’une contre l’autre, pour les nettoyer de la mousse que le tronc y avait laissée ; il s’installa, puis il retira son bonnet. Mais il ne savait que dire. Il pensait confusément qu’il lui serait facile de se dresser, de bondir vers sa jeune maîtresse et de lui cueillir sur les lèvres ce baiser qu’il désirait comme le fiévreux désire la fraîcheur d’un fruit. Mais il n’osait pas faire un mouvement.

Pendant quelques minutes, les deux jeunes gens se turent. Puis Maria, voyant le jeune homme assis presque à ses pieds, dit quelque chose qui le frappa et le troubla davantage encore :

– Je t’attendais, Pietro. Il faut que je te parle.

Il leva la face vers elle et il la regarda ; mais elle continuait à coudre, les yeux fixés sur son aiguille, les cils baissés ; et elle ne vit pas le regard flamboyant de Pietro.

– Écoute-moi, – reprit-elle. – Il y a longtemps que j’aurais voulu te parler de cela ; mais je n’en ai pas eu l’occasion. D’ailleurs, je te prie de me faire une promesse : quoi que tu puisses décider, tu ne répéteras jamais à personne que je t’ai entretenu de ce sujet... Me le promets-tu ?

Il secoua la tête, de son air méprisant. Il devinait déjà ce qu’elle voulait lui dire. Il n’en répondit pas moins

– Je te le jure, sur mon honneur.

– Eh bien, que penses-tu de Sabina ? T’es-tu expliqué avec elle ? Est-ce qu’on t’aurait raconté quelque histoire sur son compte ? Car il est évident que tu la négliges... Sabina t’aime, elle !... Réponds.

Elle n’avait pas interrompu son travail ; elle parlait avec sérénité, et elle ne paraissait pas s’intéresser outre mesure à la cause qu’elle plaidait ; le silence prolongé de Pietro ne réussit pas même à l’émouvoir. Quant à lui, il ne trouvait pas un mot à dire ; il semblait frappé de stupeur et il fixait des yeux presque égarés sur la flamme, qui commençait à lécher le tronc où la mousse était déjà toute incendiée comme une lande minuscule.

Enfin Maria releva la tête, mais sans montrer beaucoup de curiosité. Elle prit la pelote, fit courir le fil entre ses doigts, le cassa avec ses dents, et, tout en enfilant l’aiguille, qu’elle haussait vers la flamme de la lampe, elle dit :

– Tu ne me réponds pas, Pietro ?... Parle donc.

Lui aussi, il avait relevé les yeux, et son regard désespéré la dévorait des pieds à la tête. Ce soir-là, Maria était plus belle que jamais, ou du moins elle le paraissait au jeune serviteur. La toile qu’elle cousait lui recouvrait les genoux et tombait jusqu’au parquet ; sa chemise très blanche avait des reflets de neige ; parmi toute cette blancheur, son cou semblait plus rose et son visage plus séduisant ; la flamme de la lampe et la clarté du feu la baignaient d’une lumière magique. Les coins de la cuisine étaient noyés d’ombre ; au dehors, la nuit et le silence régnaient. Tout cela formait un fond de mystère où la figure de Maria se présentait à Pietro comme elle s’était présentée à lui dans ses rêves, voisine, sienne, entièrement sienne. Il n’avait qu’à étendre les bras pour la saisir et pour la presser contre sa poitrine.

– Pourquoi ne me réponds-tu pas ? Pourquoi me regardes-tu ainsi ? – demanda-t-elle encore, commençant à s’inquiéter.

– Que veux-tu que je te dise ?... Qu’est-ce que ta cousine veut de moi ? – prononça-t-il enfin, avec un accent de franchise.

– Je ne lui ai jamais dit que je l’aimais, et je ne l’aime point. Qu’est-ce qu’elle veut de moi ?

– Pietro ! – s’écria fièrement la cousine riche, offensée pour la cousine pauvre. – On n’a pas le droit de parler ainsi ! On ne traite pas ainsi une fille honnête !... D’ailleurs, ne mens pas : je t’ai vu moi-même, dans la vigne, la courtiser et lui parler en secret.

Pietro eut une ruse d’amoureux :

– Lui parler en secret ? Eh bien, oui, je l’avoue !... – dit-il en baissant les yeux et en attrapant le bâton de fer évidé qui servait à souffler et à attiser le feu.

– Tu l’avoues !... Par conséquent, Pietro, tu vois bien que...

Il fit sur la cendre un signe de croix avec la pointe du bâton.

– Oui, j’ai dit alors à Sabina que j’avais à lui confier quelque chose... à l’entretenir de mon amour... de l’amour que j’ai, non pour elle, mais pour une autre femme... Je voulais lui demander un conseil.

– À qui ? à Sabina ?... Et pourquoi à elle ? – répartit Maria, étonnée.

Pietro fit un autre signe de croix sur la cendre. En ce moment-là, il se sentait plein d’astuce, quoique timide comme un enfant.

– Pourquoi ?... Parce que Sabina est parente de l’autre.

– De l’autre ? – répéta Maria.

Ils se turent. Le regard de la jeune fille s’assombrit, ses mains cessèrent de coudre.

– Une parente... Une parente de Sabina ? – reprit-elle, comme si elle se parlait à elle-même, pensive, le front courbé, le coude posé sur le genou, un doigt sur les lèvres.

Pietro éprouvait une peur anxieuse. Et cependant, à cette minute, il ne se souvenait ni de Zio Nicola, ni de Zia Luisa, ni qu’il était le domestique de cette femme à laquelle il était sur le point de révéler sa folle passion. Maria heurta deux ou trois fois ses dents avec son dé.

– Une parente ?... une parente ?...

– Eh bien, – déclara-t-il avec une sorte de colère, – c’est toi !

Elle le regarda, sans stupeur, sans indignation ; mais elle rougit et elle se mit à rire :

– Est-ce que tu plaisantes, Pietro Benu ?

Il recouvra soudain le sentiment de la réalité ; il se rappela le maître, la maîtresse, la distance sociale qui le séparait de cette belle fille à laquelle il avait enfin ouvert son cœur ; mais il n’eut plus de crainte. Désormais, ils étaient front à front ; le secret, du moins, ne les séparait plus, et un instinct sauvage animait Pietro, pareil à celui qui devait animer l’homme primitif en présence de la femme convoitée. Mais à cet instinct s’ajoutaient aussi les passions qui avaient tourmenté le jeune homme, durant les longues journées de sa solitude : désir et rêve d’amour, orgueil, besoin de vaincre.

– Oui, c’est toi !... Pourquoi ris-tu ? Parce que je suis pauvre ? parce que je suis domestique ? Mais, quoique pauvre et domestique, ne suis-je pas un homme comme les autres et ne puis-je t’aimer tout de même ?... Et mieux que les autres, Maria ! Car les autres te regardent avec une arrière-pensée, celle de t’épouser, d’avoir ta fortune, tandis que, moi, je te regarde comme un être inaccessible, je t’aime pour toi seule, sans aucune espérance, sinon de gagner ton amitié... D’ailleurs, qui sait si je ne réussirai pas à devenir riche ?...

– Écoute, – fit Maria, sérieuse, trop sérieuse. – Tout cela, c’est de la démence... Si j’ai ri, ce n’était pas pour t’offenser ; mais c’était parce que... parce que tu t’es expliqué d’une façon singulière... Si tu es pauvre, ce n’est pas ta faute. Nous sommes tous égaux devant Dieu.

Il comprit qu’elle parlait ainsi parce qu’elle avait peur de l’irriter. Il n’en devint que plus audacieux :

– Eh bien, alors, pourquoi...

– Sois donc raisonnable, Pietro ! Songe que, même si je consentais, les autres ne consentiraient pas...

– Mais toi... toi..., voudrais-tu ?

– Non. Je ne peux pas t’aimer.

– En aimes-tu un autre ?

– Non. Je n’aime personne, et je ne me soucie d’aimer personne.

– Tu dis ça parce que tu ne sais pas ce que c’est qu’aimer ! insista-t-il avec le courage du désespoir. Mais, maintenant que tu sais combien je t’aime, tu m’aimeras peut-être, un jour, tu me regarderas peut-être avec des yeux différents...

Elle le regarda, en effet, du coin de l’œil, assaillie d’une vague terreur. Il s’exaltait trop. Était-il devenu fou ? Que prétendait-il d’elle ? Si elle l’avait écouté d’abord avec bienveillance, c’était un peu par crainte, un peu parce qu’elle y prenait plaisir ; mais c’était assez, maintenant. Il parlait bien ; quant à ça, oui : jamais personne n’avait adressé à la jeune fille une plus chaude, une plus vive déclaration d’amour. Mais elle avait trop la conscience de son devoir pour se permettre plus que le plaisir de l’écouter. Elle replia la toile avec une lenteur voulue, piqua son aiguille dans la pelote de fil, ôta son dé et s’apprêta à partir.

Un voile obscurcit les yeux de Pietro. Elle s’en allait ; jamais plus il ne la reverrait ainsi, en tête à tête, dans le silence et dans l’ombre de la nuit. Il s’élança, s’assit à côté d’elle, lui saisit une main :

– Reste. J’ai à te parler encore...

– Laisse-moi ! – s’écria-t-elle, s’insurgeant toute, avec une indignation farouche. – Laisse-moi, ou j’appelle ma mère !

Aussitôt il laissa libre la main de Maria et il sentit comme une envie convulsive de pleurer. Peut-être se serait-il humilié, peut-être aurait-il demandé pardon, si la jeune fille n’avait bondi tout à coup, cherchant à s’échapper : il bondit à son tour, courut après elle, l’empoigna presque brutalement.

– Ne crie pas ! – lui dit-il, d’une voix qui pourtant était suppliante. – Je ne veux pas te faire de mal. Je veux seulement que tu m’écoutes. Si je te retiens, c’est précisément pour te dire qu’il ne faut pas avoir peur de moi... Vois, je pourrais te faire du mal ; mais je n’en ai pas la volonté, je n’y songe même pas...

– Laisse-moi, Pietro, laisse-moi ! – répéta-t-elle, menaçante, en se débattant toujours.

Il passa un bras autour de sa taille, rapprocha du sien le visage de la jeune fille, la baisa sur les lèvres ; et enfin il la laissa. Il tremblait de la tête aux pieds. Il entendit, comme dans un rêve, qu’elle pleurait convulsivement et qu’elle disait :

– Lâche ! lâche !... Je dirai tout à mon père... Je te ferai mettre à la porte...

Ensuite, quand il se trouva seul dans la cuisine silencieuse, où la grande flamme crépitante de la bûche semblait vivre, il redit à haute voix les paroles de Maria :

« Lâche ! lâche !... Je dirai tout à mon père... Je te ferai mettre à la porte... »

Donc, tout était perdu. Ne valait-il pas mieux s’en aller avant d’être chassé comme un chien ?... Et que ferait-il, après ? Où irait-il ? Désormais, sa vie n’avait plus de but.

Il remit en ordre l’ouvrage que Maria, dans sa fuite, avait laissé tomber à terre, et il s’assit sur la chaise, en attendant le retour du maître.

« Dès qu’il sera rentré, – pensait-il, – je lui raconterai tout, et puis je m’en irai... peut-être me pardonnera-t-il. Je lui dirai : « Moi aussi, je suis un homme. La passion m’a ôté le bon sens. Vous, mon maître, qui êtes un homme en chair et en os, vous qui, ce soir même, avez péché, excusez-moi et pardonnez-moi d’avoir donné un baiser à votre fille... Un baiser ! Oui, je lui ai donné un baiser ! »

Alors un frisson de volupté, tel qu’il n’en avait pas éprouvé au moment du baiser même, lui courut par tout le corps. Et, nonobstant toutes ses craintes et toutes ses incertitudes, il cacha son visage entre ses mains, s’abîma dans un rêve d’amour. Il avait maintenant quelque chose à se rappeler, et, quoique le souvenir et le désir fussent l’un et l’autre sans espérance, sa passion devenait de plus en plus forte, de plus en plus farouche.

 

 

VIII

 

Maria pleura de rage et d’humiliation ; mais ensuite le sommeil profond de la jeunesse la gagna et lui apaisa le cœur. En s’éveillant, le lendemain matin, à l’aube, elle se rappela aussitôt la scène du soir précédent, et il lui sembla qu’elle avait rêvé.

Par le fait, elle avait, elle aussi, rêvé. – Elle avait rêvé qu’elle était descendue à la vigne où Pietro gardait le raisin. Il faisait chaud ; mais une végétation printanière couvrait les pentes de la montagne. L’herbe, la viorne fleurie envahissaient la vigne, cachaient les ceps chargés de grappes déjà noires. Et elle avait crié à Pietro : « Que fais-tu donc ? Pourquoi n’arraches-tu pas toute cette mauvaise herbe ? Vois : il faut se courber et chercher les grappes comme on chercherait un objet perdu. » Mais, au moment où elle se courbait, deux bras robustes l’avaient entourée, l’avaient soulevée, l’avaient étreinte ; et c’étaient les bras de Pietro. Comme la veille au soir, il avait approché du sien le visage de la jeune fille, la forçant à tenir la tête immobile, et il lui avait donné un baiser sur les lèvres, puis un autre, puis d’autres encore, en nombre infini. Elle aurait voulu crier, mais elle ne le pouvait pas ; d’ailleurs, personne ne l’aurait entendue, dans cette vallée déserte. Il lui donnait des baisers, sans rien dire, les yeux fermés ; et elle avait peur, mais peu à peu ses genoux pliaient, et l’ardeur des lèvres de Pietro se communiquait à son propre sang : il lui semblait qu’elle allait mourir... – Lorsqu’elle se réveilla, elle se rappela qu’effectivement Pietro l’avait embrassée ; et, l’impression de la réalité se confondant pour elle avec l’impression du rêve, un sentiment de douceur jamais éprouvé lui pénétra le cœur. Mais aussitôt une réaction se produisit.

« Pietro Benu, son domestique, l’avait embrassée ! Elle avait reçu un baiser de son domestique ! Quelle honte suprême ! » Il n’est pas d’imprécations et d’insultes que, dans son for intérieur, elle ne prodiguât à ce domestique insolent et lâche. Comment oserait-elle reparaître devant lui ? Dorénavant il pouvait la regarder avec des yeux de maître et lui manquer de respect à toute minute. Il fallait donc le chasser comme un chien galeux... Mais ne se vengerait-il pas ? N’oserait-il pas répandre des calomnies sur le compte de ses maîtres, leur faire des avanies, leur causer du dommage, couper les arbres dans la vigne, tuer les bœufs, incendier les moissons ? Un homme offensé est plus redoutable que le feu et la tempête... Et, d’ailleurs, est-ce qu’on peut jamais savoir ? Les hommes sont si imprudents, si emportés ! Que ferait Zio Nicola, s’il venait à apprendre ?... Il serait capable, Dieu nous en préserve ! de provoquer un scandale, peut-être de verser le sang... Le mieux, c’était donc de se taire, d’agir avec prudence, d’éviter les catastrophes. On obtient par la douceur ce que l’on n’obtiendrait point par la violence. »

D’autre part, les paroles de Pietro lui revenaient à l’esprit : « Vois, je pourrais te faire du mal ; mais je n’en ai pas la volonté. » Oui, certes, il l’aurait pu ; et néanmoins il s’était contenté de lui donner un baiser, un seul... Et là-bas, dans la vigne (car, dès ce temps-là, il était sans doute amoureux d’elle), que de fois il aurait pu lui faire du mal ! que de fois ils s’étaient trouvés seuls dans la vallée déserte, dans des recoins du jardin où nul regard humain ne l’aurait surpris ! Or il l’avait toujours respectée...

Ce qu’il fallait, pour l’heure, c’était éviter les occasions de se retrouver en tête-à-tête avec lui. Plus tard, elle imaginerait un moyen pour le faire congédier sans scandale.

 

*

*   *

 

Elle se leva, ouvrit la fenêtre, s’attarda longtemps à regarder dans la cour silencieuse. Des nuages sombres montaient sur l’horizon, recouvraient le ciel froid et clair. Un coq chantait. Malafede aboyait près de la porte.

Maria, triste et soucieuse, oublia un peu sa désagréable aventure en se rappelant qu’elle avait à faire la lessive. Par ce mauvais temps ! Pourquoi le temps ne se décidait-il pas à se mettre au beau ?... La cour redeviendrait propre et gaie comme un salon ; la campanule refleurirait... Et Pietro ne serait plus dans le bourg ; il retournerait aux champs, il s’occuperait de manier la faucille et de ramasser le grain. Quant à elle, ah ! non, elle n’irait plus surveiller son travail !

Elle soupira, ressaisie par le souvenir de la scène qui avait eu lieu la veille au soir ; et, comme pour soulager sa mauvaise humeur, elle commença à refaire le lit et à ranger sa chambre, tout en frappant nerveusement du pied.

– Est-ce que tu as le diable au corps, ce matin ? – lui cria Zio Nicola, de la chambre voisine.

Alors elle sortit sur l’escalier, descendit dans la cour. Le guichet de la porte de la cuisine était ouvert, mais on n’entendait aucun bruit. Est-ce que Pietro était déjà parti ? L’idée lui vint que le jeune homme, pour ne pas subir le renvoi dont elle l’avait menacé, avait peut-être quitté la maison ; et cette idée lui bouleversa le cœur. Mais, en entrant à la cuisine, elle y trouva Pietro endormi dans une posture bizarre, assis par terre, la tête appuyée sur une cimaise basse. Il devait avoir passé une nuit tourmentée et sans sommeil : il n’avait pas même étendu sa natte devant le foyer, et, à la lueur livide qui arrivait par le guichet, son visage semblait pâle comme celui d’un malade. « Il n’a pas dormi », se dit-elle. Et, sans pouvoir s’en défendre, elle éprouva de la pitié pour lui.

Elle se rappela les paroles de Pietro : « Ne suis-je pas un homme comme les autres ?... » Et elle pensa : « C’est ici qu’il m’a donné un baiser... ici, à cette place... Il m’a donné ce baiser parce que je voulais fuir... Que fera-t-il, lorsqu’il se réveillera et qu’il me verra ?... S’il allait sauter sur moi, m’empoigner et m’embrasser encore, comme dans mon rêve ?... »

Le dépit, l’humiliation, la compassion, le désir de vengeance, le désir de ne pas provoquer le serviteur, et aussi une certaine satisfaction d’amour-propre agitaient son âme. Elle regardait avec mépris la face pâle du dormeur ; mais, sans le vouloir, ses yeux s’arrêtaient sur les lèvres du jeune homme, et elle sentait encore sur sa propre bouche la saveur des baisers qu’il lui avait donnés dans le rêve.

Cependant elle vaquait aux besognes accoutumées, en prenant soin de ne pas faire de bruit. Elle ne voulait pas réveiller Pietro ; mais elle ne savait pas si c’était par honte de reparaître devant ses yeux ou par crainte d’interrompre son sommeil.

Pietro dut sentir sa présence : car, tandis qu’elle fouillait dans la cendre pour y chercher une braise, il s’éveilla en sursaut et il la regarda, d’un air effaré.

– Pourquoi as-tu laissé le feu s’éteindre ? – lui demanda-t-elle, sans le regarder.

Il se souleva, s’agenouilla, se courba pour rallumer le feu.

– Tout à l’heure il brûlait encore... Je ne sais comment il s’est éteint. Je vais le rallumer... Attends un peu ; ne t’inquiète pas, – balbutia-t-il, encore ensommeillé, mais timide et presque craintif.

« Tout à l’heure il brûlait encore... Par conséquent, jusqu’au matin, Pietro n’avait pas dormi », – pensa Maria, debout près du foyer.

Il battit le briquet, ralluma le feu ; puis il se redressa, se secoua.

– Maria, – dit-il, – je te prie de m’excuser, si... si j’ai perdu la tête. Ne dis rien à ton père. Je m’en irai dès que j’aurai trouvé un prétexte... Tu es si bonne que tu me pardonneras. Je ne lèverai plus les yeux sur toi...

Elle lui tourna le dos ; et lui, pour le moment, n’ajouta pas une parole.

 

*

*   *

 

Mais il ne tint pas sa promesse, ne songea pas à s’en aller. Toutefois, pendant une quinzaine de jours, il n’osa plus lever les yeux devant Maria ; et il ne lui adressait la parole qu’après qu’elle l’avait interrogé. Il travaillait dans la vigne, et il lui arrivait souvent de ne rentrer chez ses maîtres qu’à la nuit close.

Un dimanche, pourtant, vers la fin du carnaval, il se trouva seul avec elle, dans la cour chauffée et égayée par le soleil. Ils se préparaient l’un et l’autre à sortir, elle en habit de fête, pour aller au sermon, lui très beau, dans un costume flambant neuf.

– Où vas-tu ? – lui demanda-t-elle, en laçant le corsage que, d’habitude, les Nuoraises portent délacé, lorsqu’elles restent chez elles.

– Je vais voir les masques.

– Tu ferais mieux d’aller entendre le sermon.

Pietro la regarda ; ses yeux, qui flamboyaient, la contemplèrent longuement, obstinés et avides. Elle rougit.

– J’irai l’entendre, si tu veux... Je ne m’intéresse pas du tout au carnaval... Loin de toi, je ne peux plus vivre...

– Tais-toi, Pietro !

Il la regardait toujours, de ses yeux fascinateurs. Maria s’éloigna rapidement et sortit. Pietro crut deviner qu’elle fuyait...

D’autres jours passèrent. Le printemps, grand complice des amoureux, était arrivé, avec sa tiédeur excitante. Depuis ce dimanche-là, Pietro ne manqua point d’adresser quelques paroles passionnées à sa jeune maîtresse, chaque fois qu’ils demeuraient seuls ; et elle ne s’indignait plus, ne fuyait plus. Elle semblait s’être habituée à considérer Pietro comme un admirateur fervent et à n’avoir plus peur de lui. Du reste, elle n’avait pas d’autres adorateurs, ou du moins elle n’en avait pas qui pussent entretenir avec elle des relations immédiates et périlleuses. Tous les paysans riches et célibataires d’alentour connaissaient l’orgueil de la belle Maria Noina, et ils disaient : « Elle veut pour mari un bourgeois, un avocat ; mais elle dédaigne un homme habillé de peaux. » Les jeunes gens pauvres n’osaient donc pas lever les yeux vers elle ; et, quant aux bourgeois et aux avocats, ils ne lui trouvaient pas assez de fortune.

Seul un propriétaire de bonne famille, Francesco Rosana, cultivateur riche et intelligent, mais fort laid, regardait avec insistance la fille de Nicola Noina. Elle le savait ; mais, pendant plus d’une année, elle avait attendu en vain une déclaration de Francesco, et, désormais, elle ne l’attendait plus. D’ailleurs, ce jeune homme ne lui plaisait guère ; elle aurait eu plus de goût pour un autre jeune homme, riche propriétaire de troupeaux, grand et bien fait ; mais celui-ci devait épouser une orpheline, moins belle et plus riche que Maria.

Un jour, ce riche propriétaire vint chercher Zio Nicola, et Maria, en le regardant bien, ressentit une étrange impression : elle crut remarquer qu’il ressemblait à Pietro. Sans savoir pourquoi, elle poussa un soupir, et, pendant toute la journée, elle éprouva une vague tristesse.

Parfois aussi, quoiqu’elle ne fût ni d’un caractère impulsif ni d’un tempérament très ardent, l’instinct de la jeunesse, l’enivrement de la saison printanière, les forces de la nature l’emportaient chez elle sur le sens rassis. Alors des rêves d’amour troublaient son sommeil ; et, dans ces rêves, c’était presque toujours l’image de Pietro, ce n’était presque jamais l’image du riche propriétaire, qui l’étreignait et qui la couvrait d’indicibles caresses. Presque toujours aussi ces rêves avaient pour cadre la vigne silencieuse et verte, sise à l’écart de ce monde plein de préjugés, telle une oasis où régnerait le seul amour, l’amour qui réclame la beauté et la force, la douceur et la volupté, non la richesse ni les autres avantages, extérieurs et vains, dont un homme peut se prévaloir...

Un soir, comme elle attendait que Zio Nicola revînt d’une de ces tournées qu’il faisait habituellement dans les cabarets du voisinage, elle entendit frapper à la grande porte. Elle sortit et elle demanda qui était là.

– Moi, – répondit la voix de Pietro.

Maria croyait qu’il ne rentrerait que le samedi soir, et cette voix entendue à l’improviste la troubla. Elle ouvrit tout de suite, et il franchit le seuil. La nuit était sombre, mais douce, étoilée. Aucun bruit, aucune lumière ne pénétrait dans la cour.

– Pourquoi es-tu rentré si tôt ? – interrogea-t-elle d’une voix défiante, comme si elle devinait déjà la réponse.

– Il y a trois jours que je ne t’ai vue, – déclara le jeune homme, immobile à côté d’elle. – Je ne suis revenu que pour te voir. Si tu l’exiges, je m’en retournerai à l’instant même.

Elle ne sut quoi répondre ; mais, instinctivement, elle se rapprocha du petit escalier. Il la suivit, timide, respectueux.

– Fais-moi voir au moins ton visage, Maria !... Viens, un moment, à la cuisine. Ensuite, je m’en irai.

Elle resta muette. Alors Pietro, emporté une seconde fois par sa passion, la saisit à la taille et l’entraîna, tandis qu’elle se débattait un peu, mais sans crier, vers la cuisine, dont la porte était entr’ouverte.

– Il n’y a personne ? – murmura-t-il.

– Non, – répondit-elle sur le même ton.

Ils entrèrent, et, à la lumière de la lampe, il la regarda comme un fou, si rapprochée de lui, palpitante et comme éperdue. Mais il n’osa pas lui donner un baiser ; et même il la lâcha, disant :

– Je suis content, à cette heure. Si tu veux, je m’en vais.

– Non, il vaut mieux que tu restes : on pourrait t’avoir vu... C’est toi qui ouvriras, quand mon père reviendra. Bonsoir.

Elle se retira, et, dès qu’elle fut dans sa chambre, elle commença à trembler, sans se rendre compte de son trouble. Elle passa une nuit agitée par des rêves, s’éveilla lorsqu’il était encore nuit, ne put se rendormir. Mais une joie jusqu’alors inconnue lui gonflait le cœur, à la pensée de revoir bientôt le jeune homme. Elle ne distinguait pas clairement la raison de cette joie, et elle ne se demandait pas non plus ce qui arriverait ; mais d’ailleurs l’intention de répondre à l’amour du domestique était fort loin de son esprit. « Elle se laisserait aimer, voilà tout... Et pourquoi non ? Quel mal y aurait-il ? Pietro était si honnête, si respectueux ! » La présence du jeune homme, au lieu de lui faire peur, lui donnait un vif plaisir. « Ne suffisait-il pas de se montrer bonne avec lui pour le rendre doux et tremblant comme un agneau ? Pourquoi ne lui donnerait-elle pas ce bonheur, puisque cela lui était si agréable à elle-même ?... »

À l’aube, elle s’habilla, se coiffa avec soin ; et elle descendit. Le cœur lui battait d’anxiété, et aussi d’un désir qu’elle ne voulait pas s’avouer à elle-même. Pietro était déjà debout, prêt à partir ; mais il semblait l’attendre.

– Je m’en vais, – dit-il. – La journée est vraiment belle... Pourquoi ne viens-tu plus là-bas, Maria ?

– Qu’irais-je y faire à présent ? – répliqua-t-elle avec une feinte dureté. – J’irai lorsque j’aurai besoin d’y aller...

– Alors, tu viendras ?

– Oui, je viendrai, bien sûr... Qu’est-ce qui pourrait m’empêcher de venir ?

Tout en parlant, elle vaquait aux besognes ordinaires,

– Eh bien, adieu, – dit-il, faisant mine de partir.

Elle ne répondit pas ; mais elle se retourna, sans y prendre garde. Il s’approcha d’elle, enflammé de passion :

– Donne-moi au moins ta main, Maria.

– Mais va-t’en donc ! En vérité, tu es fou... Laisse-moi tranquille, une bonne fois pour toutes !

– Ne te mets pas en colère ! Je ne veux pas te tourmenter... Ne me donne pas la main, puisque tu ne veux pas... Pourtant ma main n’est pas sale. Mais c’est la main d’un pauvre, et c’est pour cela que tu...

– Tais-toi, tais-toi ! Va-t’en ! – supplia-t-elle, en lui indiquant la porte et en s’écartant de lui.

– Accorde-moi au moins un regard ! Pourquoi baisses-tu les yeux ?... Un seul regard, Maria ! – insista-t-il, en se rapprochant d’elle. – Ah ! tu refuses parce que je suis pauvre... Oui, c’est pour cela. Mais je te l’ai déjà dit : est-ce qu’on sait si je ne ferai pas fortune ?... D’ailleurs, qu’est-ce que je te demande ? Rien !... Seulement, il ne faut pas que tu me traites mal. Accorde-moi au moins un regard... Allons, relève la tête...

Maria paraissait fascinée. Oui, c’était bien cette joie-là qu’elle désirait ardemment : se sentir adorée avec humilité, implorée pour un regard.

Pietro lui prit une main, qu’il serra fortement. À ce contact, un frisson les envahit tous les deux.

– Adieu !... Tu viendras à la vigne ?

– peut-être !

Il partit enfin. Mais il l’attendit vainement ; et, le samedi soir, il retourna chez ses maîtres avec l’anxiété et la fièvre d’un affamé qui cherche à voler un pain. Malheureusement pour lui, les maîtres veillaient, et, à l’heure du coucher, ils se retirèrent tous ensemble.

Jusqu’à l’aube, il eut un sommeil plein d’inquiétudes et de sursauts. Non, il ne pouvait plus lutter, il ne pouvait pins vivre ainsi. Ou Maria s’abandonnerait à son amour, ou lui-même... Que ferait-il, lui ? Il n’en savait rien ; mais il était résolu à tout.

Le lendemain matin, elle descendit plus tard que d’habitude. Elle semblait tranquille, impassible. À peine entrée, elle se pencha sur l’âtre et elle mit la cafetière devant le feu.

– Pourquoi n’es-tu pas venue ? – lui demanda-t-il. – Je t’ai attendue, attendue continuellement... Le temps était beau... Tu as craint de venir ?

– J’avais à travailler ici, – répondit-elle, d’une voix froide.

Mais soudain elle s’anima, le dévisagea, parut prendre un plaisir perfide à le provoquer, à lui faire comprendre qu’elle n’avait pas peur de lui.

– J’irai la semaine prochaine. Il doit y avoir du fenouil : j’irai le cueillir... Le travail de la vigne sera bientôt fini, n’est-ce pas ? Tu la tailles, en ce moment ?

– Oui, je la taille... Mais tu ne viendras pas ; je le prévois bien.

– Qu’irais-je faire dans la vigne, à cette heure ? Pourquoi veux-tu que j’y aille ?

– Pour que je te voie, pour que... nous nous voyions... Car tu as aussi de l’amitié pour moi, je le sais. Oui, à présent, tu as de l’amitié pour moi... Dis-moi que c’est vrai !

Elle secoua la tête, avec un agacement mêlé de chagrin.

– Quand même j’aurais de l’amitié jour toi...

– Eh bien, parle !

– Je n’ai rien à te dire.

Il se leva. Elle alla près de la porte et elle regarda dehors. Le soleil frappait sur le mur de la cour. Zia Luisa pouvait descendre d’un instant à l’autre. Pietro s’approcha de la jeune fille avec précaution et, lui donna un baiser.

– Eh bien... si tu avais de l’amitié pour moi ?... – insista-t-il. – Que t’importent les autres ?... Mais toi, dis, est-ce que tu m’aimes ?

– Laisse-moi, Pietro, laisse-moi !... On pourrait nous voir...

– Oui, je te laisse... Mais, auparavant, dis-moi que tu m’aimes.

– Laisse-moi, Pietro !

Elle lui disait : « Laisse-moi », mais elle ne se débattait plus. Maria Noina était devenue tout à coup si différente d’elle-même que Pietro croyait rêver.

– Oui, oui, je te laisse... je te le promets... Mais, auparavant, dis-moi...

– Eh bien, oui, je t’aime !

Alors, malgré sa promesse, il ne la laissa point.

 

 

IX

 

Pendant un mois environ, Pietro Benu vécut comme dans un songe, auquel pourtant il finit par s’habituer. Les premiers jours surtout, il eut comme un étourdissement et une fièvre continuels, se trouva pour ainsi dire suspendu entre ciel et terre. Il s’endormait et il se réveillait toujours avec la même joie au cœur. Jamais il n’avait été si heureux ; jamais il n’avait, même en imagination, souhaité un si grand bonheur.

Aux brefs rendez-vous qui suivirent leur premier entretien d’amour, Maria se montra tendre et ardente. Elle s’abandonnait presque entièrement à lui, avec une passion spontanée et sans défiance. Oh ! non, elle ne doutait pas de lui. Et lui, il n’était pas jaloux, il ne la soupçonnait pas ; mais il se sentait toujours un peu timide, toujours un peu domestique, devant elle.

D’ailleurs il s’écoulait des semaines entières sans qu’ils pussent se revoir ; et, lorsqu’ils se revoyaient en présence de personnes étrangères, ils affectaient un maintien glacé, presque hostile. Maria saisissait même tous les prétextes pour se plaindre de lui, pour le gronder à la moindre occasion ; lui, il se rebiffait contre elle ; et quelquefois ils se disputaient si bien que Zio Nicola croyait bon d’intervenir, presque toujours pour prendre le parti de son serviteur. Mais tout cela troublait un peu la joie de Pietro : car il lui semblait que Maria, si tendre et si attrayante aux heures d’amour, voulait ensuite lui rappeler de quelque manière sa condition et la distance qui les séparait.

Ah ! oui, il savait bien qu’il était un domestique ; mais il espérait, malgré tout ; L’amour n’accomplit-il pas des miracles ?

– Enfin ma tante a fait son testament en ma faveur, – dit-il, une nuit, à Maria, dans la cuisine où elle était descendue et où elle se tenait aux aguets, palpitante de crainte. – Ma tante est si vieille !... Ah ! si tu voulais m’attendre !... Je vendrais tout de suite la maisonnette, la terre, tout, et je ferais du commerce... Tu verras ! tu verras !

Maria se laissait embrasser, mais elle n’encourageait pas les espérances de Pietro. Entre eux, jamais il n’était ouvertement question de mariage ; mais cela ne l’empêchait pas de promettre fidélité à son jeune amoureux. Parfois une ombre venait obscurcir ces moments si doux. Pietro s’attristait et Maria devenait sévère.

– Qu’est-ce que tu as, mon amour ?

– Rien... Je suis de mauvaise humeur, cette nuit. N’y fais pas attention.

– Moi aussi, je suis de mauvaise humeur...

Ils n’osaient pas se dire ce qu’ils pensaient ; et ils échangeaient des baisers qui avaient un goût de volupté douloureuse. Mais bientôt ils oubliaient leur tristesse, afin de jouir instinctivement de l’heure présente, de l’instant qui fuyait pour ne jamais revenir.

Ils se voyaient presque toujours la nuit, et, pendant l’entretien, celui qui redoutait le plus une surprise, c’était Pietro. À chaque minute, il entrebâillait la porte, pour épier ; et, durant ces courts intervalles, Maria semblait recouvrer le sentiment de la réalité, changeait de physionomie, s’assombrissait, pleurait quelquefois.

« Non, je ne serai jamais à lui, – pensait-elle. – Que fais-je donc ici ? pourquoi le tromper ?... » Mais, dès qu’il revenait près d’elle, il l’enveloppait de nouveau dans la fascination de son regard et de ses paroles.

Elle était assez intelligente pour comprendre que Pietro n’était pas un séducteur. Elle voyait très bien qu’il avait été entraîné par la passion, et qu’il l’avait entraînée avec lui dans ce gouffre périlleux où l’avait poussé une force fatale. Mais, néanmoins, elle se révoltait parfois contre cette puissance mystérieuse et elle accusait le jeune serviteur de s’être fait aimer par artifice. Elle se demandait :

« Que veut-il de moi ? Je ne puis pas épouser un domestique... et il le sait si bien qu’il n’ose pas m’en parler... Non, Pietro n’est pas honnête : on ne tente pas ainsi une fille de bonne famille... Je crois qu’il m’aurait fait la cour, même si j’avais été mariée... »

Lui ; au contraire, il la respectait, parce que, de jour en jour, l’espérance grandissait en lui de faire d’elle sa femme, et il voulait l’épouser pure. S’il n’osait pas lui parler mariage, c’était surtout parce qu’il craignait que son amour ne parût intéressé.

Ainsi, de jour en jour, tandis que chez lui la passion devenait calme, profonde, et que son âme se rassérénait à la lueur d’un avenir heureux, le caprice de Maria se troublait, se transformait en sombre passion. La curiosité de savoir ce qu’était l’amour l’avait poussée vers cet homme jeune et beau ; et l’amour s’était révélé à elle, l’avait enlacée, mais ne l’avait pas pénétrée jusqu’au cœur. Elle ne comprenait pas ou elle ne voulait pas comprendre le but de cette passion. Au fond de son âme régnait une nuée orageuse, et c’était en elle-même que vibraient les sentiments perfides dont elle accusait Pietro...

Une après-midi, elle descendit dans la vallée où Pietro finissait de cultiver la vigne. Ils se revirent sous ces poiriers où il avait remarqué pour la première fois la beauté de la jeune fille. Le ciel était bleu ; la vallée était serte et délicate comme un immense berceau de velours. Tout invitait à aimer, et, pendant un instant, Pietro se crut perdu. Maria l’avait attiré derrière le rocher où il avait imaginé qu’il embrasserait Sabina. Le lierre embaumait ; deux moineaux s’aimaient, sur une branche feuillue. Les yeux de Maria devenaient inconscients ; Pietro tremblait, souffrait ; mais il se rappelait sa promesse : « Je ne te ferai pas de mal... »

Il ne voulait pas qu’elle se repentît de l’avoir aimé ; mais il eut le tort de le lui faire comprendre. Maria s’en retourna, et, lorsqu’elle fut seule sur la route, elle frissonna en pensant au péril auquel elle venait d’échapper.

« Il croit toujours que, plus tard, il m’épousera. Il veut se faire bien voir de mes parents ; et moi, je n’ose pas lui dire qu’il est fou... Oh ! mon Dieu, mon Dieu, c’est moi qui suis folle !... Pourquoi ai-je été à la vigne, aujourd’hui ? N’est-il pas temps que cela finisse ?... Cette nuit, je lui dirai : « Renonce à tout espoir, Pietro ; ne me tourmente plus... » Dans quelques jours, il s’en ira loin d’ici ; il ira transporter du charbon et de la cendre depuis la forêt jusqu’au rivage de la mer. Ensuite on commencera les moissons. Nous ne nous verrons plus qu’une ou deux fois tous les trois mois, et il pourra oublier... Oui, oui, il est grand temps que cela finisse !... »

Pendant toute la soirée, elle fut inquiète et sombre. Elle se jeta sur son lit, en attendant que ses parents s’endormissent, et elle pleura de rage et d’amour. Elle mordait ses lèvres, où elle sentait encore le feu des lèvres de Pietro ; elle enfonçait ses ongles dans les paumes de ses mains, jusqu’à éprouver une sensation de douleur ; mais, malgré tout, elle se rappelait les caresses de l’aimé. « Va-t’en, ma chère Maria, – lui avait-il dit. – Ne faisons rien de malhonnête. Va-t’en, par charité !... » Et elle s’en était allée, et elle aurait voulu ne plus jamais le revoir. Mais il fallait le revoir encore une fois.

Ce qu’ils faisaient n’était-il pas déjà malhonnête ? Était-ce bien, de s’aimer ainsi, sans espérance ?... Elle s’avisait enfin qu’elle était dans le péché : – péché de désir, de mensonge, de désobéissance envers ses parents, de tromperie envers son inférieur. – Mais Dieu était plein de miséricorde, et, avec une bonne confession, l’âme se lave comme le linge dans la fontaine. Quoi qu’il en soit, il fallait couper court à cette relation blâmable, et indigne d’elle. Oui, tout de suite, à l’instant même !

Elle se leva et elle sortit dans la loggia, sur le petit escalier. Pietro l’attendait à la, cuisine, anxieux, confiant, bon et tendre. Pauvre Pietro !... Pendant une seconde, elle hésita.

Elle s’était appuyée à la balustrade, sous le clair de lune... Puis elle rentra dans sa chambre et elle pleura encore. Pourquoi était-il un domestique ? Pourquoi avait-il osé lever les yeux jusqu’à elle ? S’ils souffraient l’un et l’autre, c’était la faute de Pietro, de lui seul. Un fou, un écervelé, un imbécile ! Tant pis pour lui : il fallait absolument en finir.

Ressaisie d’un accès de colère, Maria sortit pour la seconde fois de sa chambre, descendit, entra dans la cuisine. Pietro était là, qui attendait, encore tout ému par la visite qu’elle lui avait faite à la vigne et par les baisers qu’ils avaient échangés derrière le rocher. Dès qu’il l’aperçut, il la prit dans ses bras et il lui donna un baiser ardent. Alors elle oublia ses perfides résolutions...

Mais, chez elle, depuis ce soir-là, la lutte entre les sens et la raison devint plus que jamais âpre et insidieuse. Un moment arriva où elle ne se demanda plus ce qu’elle voulait, où elle n’osa plus explorer les bas-fonds de son cœur ; et elle s’abandonna aux événements, dans l’espoir qu’un jour où l’autre l’avenir s’éclaircirait. Elle n’avait plus peur de Pietro : ce garçon n’était pas un homme, c’était un enfant ; ou, pour mieux dire, c’était un serviteur, humble et docile même en amour.

Cependant Maria maigrissait, se fanait. Elle n’était plus une ménagère économe et soigneuse ; d’inexplicables distractions lui engourdissaient les mains, lui obscurcissaient les yeux. Zio Nicola lui reprochait fréquemment la mauvaise tenue des registres et de la correspondance. Quant à Zia Luisa, elle se rappelait sa propre jeunesse et elle pensait : « Maria a besoin d’un mari. Il est grand temps que quelqu’un se décide... » Et, comme les avocats et les riches bourgeois ne se décidaient pas à demander la main de la jeune fille, Zia Luisa médisait d’eux et commençait à vanter les riches cultivateurs :

– Les avocats !... des gueux, des brouillons, des hommes de mauvaise foi qui vendent leur âme pour une poignée de sous. Y en a-t-il un seul, parmi eux, qui soit digne de dénouer les souliers de Francesco Rosana ?... Ce qu’il faut dans une bonne maison, c’est de l’argent, non du bavardage, non des souliers vernis par-dessus et percés par-dessous. Francesco Rosana et quelques autres qui lui ressemblent, oui, ceux-là sont vraiment des hommes : des hommes pourvus de tout, de sagesse et d’écus. Mais les petits avocats et les petits rentiers ne sont que des meurt-de-faim...

Les discours de Zia Luisa parvenaient aux oreilles de Francesco, qui ne cessait plus de regarder Maria, lorsqu’il la rencontrait à l’église ou dans la rue.

Cette année-là, Maria n’accomplit pas le devoir pascal. Elle n’avait pas le courage de se confesser, et elle craignait que le prêtre ne lui refusât l’absolution pour le péché qu’elle commettait, d’aimer et d’embrasser un homme dont elle n’avait pas l’intention de faire son époux.

« Je suis doublement pécheresse, – pensait-elle, – puisque je trompe à la fois mes parents et Pietro... »

L’époque de la moisson arriva. Pietro fut loin du logis pendant de longues semaines ; mais il obtint de Maria la promesse qu’elle viendrait le trouver là-haut, sur le plateau, dans ce lieu où son cœur s’était ouvert à l’amour comme la terre à la semence. Maria tint sa promesse, et il put voir la belle personne de la jeune fille se dresser parmi l’or des épis comme un pavot flamboyant.

La vallée, blottie à l’ombre des monts sauvages, était luxuriante de moissons ; les moissonneurs, courbés sous le soleil torride, las, mais possédés d’une joie presque religieuse, coupaient les épis sans rien dire. Seules quelques filles chantaient et riaient, et le gazouillement de leur rire se confondait avec le cri des cailles et avec le grillotement des cigales. Maria resta là-haut quelques jours, dans cette terre qui était à elle et dont elle semblait une fleur vivante ; et le soleil bronza et dora aussi son visage.

Sabina faisait partie de l’équipe des moissonneurs, et ce fut alors qu’elle perdit son dernier espoir d’être aimée par Pietro.

Dans le silence de midi, alors que les faucilles, abandonnées sur les gerbes, luisaient comme de l’argent, alors que tout le paysage, jaune de chaumes et de soleil, semblait assoupi dans une somnolence fiévreuse et que les montagnes lointaines se confondaient avec les vapeurs bleuâtres de l’horizon, les moissonneurs s’en allaient dormir à l’ombre des maquis, disséminés çà et là, fourbus de fatigue et de chaleur.

Or, un jour que Sabina s’était endormie comme ses compagnes, à l’ombre d’un buisson, elle se réveilla en sursaut et elle regarda autour d’elle. Maria n’était plus là. Une pensée, d’abord vague et informe, passa dans l’esprit de la jeune fille. Elle se glissa silencieusement entre les broussailles, gravit la hauteur, prudente comme un lézard, se cachant de temps à autre derrière les arbustes ; et, sans être vue, elle vit Pietro et Maria qui, derrière le mur de la cabane, s’embrassaient éperdument, insoucieux de prendre la moindre précaution. Ils s’étaient réfugiés là sous prétexte d’y chercher l’ombre ; et, seuls dans le cercle du paysage embrasé, ils cueillaient les baisers sur les lèvres l’un de l’autre, à la face du ciel et de la terre, comme les moissonneurs cueillaient les épis mûrs.

 

 

X

 

Dans la nuit du 7 au 8 septembre, un groupe de filles nuoraises parcourait les sentiers mal tracés qui, à travers les tancas closes, à travers les pâturages ouverts et les bois de chênes, conduisaient des campagnes de Nuoro vers le mont Gonare. Ces nocturnes pèlerines se rendaient pédestrement au sanctuaire qui se dresse sur la cime de ce mont, les unes pour y accomplir un vœu, d’autres pour y demander une grâce, le plus grand nombre, tout simplement, pour se divertir. C’était le lendemain que devait se célébrer la fête. Des gens de tous les villages d’alentour monteraient là-haut : il y aurait quelque chose à voir, et l’on pourrait danser et s’amuser.

Chacune des pèlerines portait un petit paquet, qui renfermait son déjeuner et son dîner, et elle avait, jetée sur le bras ou sur l’épaule, la tunica de gala, qu’elle n’endosserait que sur le lieu de la fête. Plusieurs d’entre elles marchaient pieds nus, par vœu ; et il y en avait une qui portait ses cheveux dénoués sur ses épaules et qui tenait à la main un cierge colorié : c’était Maria Noina, qui s’acquittait d’un vœu ancien. Sa longue chevelure noire, humide de rosée, ondulait au vent ; par instants, la brise la lui emmêlait, la lui fouettait sur la face ; mais la satisfaction de s’entendre louer par ses compagnes de voyage compensait bien ce petit ennui :

– Avec tes cheveux dénoués, Maria, tu ressembles à une fée.

– Tu ressembles à Mariedda ! tu as les cheveux de Mariedda !

Mariedda est la fillette des fables, volée par l’ogre, celle dont les cheveux étaient si longs qu’un jour elle lança le bout de sa tresse par la fenêtre et que le fils du roi s’en servit comme d’une corde pour monter jusqu’à elle.

– Dieu garde tes cheveux, Maria Noina ! Laisse-moi les toucher, pour me préserver du mauvais œil !

– Prions, maintenant ! – dit Rosa l’Épineuse, qui était jalouse des éloges adressés à Maria par ses compagnes.

Et elle regarda une étoile qui tremblait, sur le sanctuaire du Gonare ; puis elle entonna le rosaire à haute voix. Mais la première à rire sottement, ce fut Rosa elle-même, et ses compagnes ne purent continuer. Alors Maria dit que chacun prierait pour son propre compte, et tout retomba dans le silence.

La lune éclairait le paysage vaste et désolé, les tancas brûlées par l’été, noircies çà et là par des incendies récents. Quelques feux, qu’avaient allumés des bergers perdus dans ces solitudes, apparaissaient étranges comme des feux follets, pareils à des langues rouges qui sortiraient de la terre noire, derrière les murs bas ou au milieu des chaumes coupés et des asphodèles secs. Çà et là, de petits marais, formés par les premières pluies de septembre, exhalaient un brouillard bleuâtre qui semblait être l’haleine de la terre fiévreuse. De toutes parts, sur le lointain horizon, les montagnes s’estompaient en bleu, dans la vaporeuse clarté de la lune, et là-haut, dominant toutes choses, les étoiles veillaient dans leur mystérieux silence, palpitant sur le ciel clair et profond.

Les filles cheminaient, cheminaient, blanches de lune, silencieuses et recueillies. Les cheveux de Maria flottaient au vent, comme s’ils avaient voulu se détacher d’elle, s’envoler avec la brise qui les caressait ; puis ils retombaient sur ses épaules d’un air las, semblant regretter leur caprice.

Tout à coup, les filles s’arrêtèrent, se retournèrent, tendirent l’oreille : dans l’absolu silence qui précédait l’aube, on percevait le trot de plusieurs chevaux, et un écho de voix humaines était apporté par le vent... Qui était-ce ?... Et voilà que, à la ligne extrême de la tanca, une longue tache noire apparut, qui s’approchait peu à peu, qui se divisait ; et des ombres de chevaux et d’hommes s’allongèrent sur les chaumes éclairés par la lune.

– Des gens qui viennent à la fête ! – dit Maria.

Des hommes et des femmes, vêtus du costume sarde, les premiers avec le fusil en bandoulière, les secondes assises en croupe, ou sur des selles, ou à califourchon sur de petites juments, se présentèrent et entourèrent les filles arrêtées au milieu des chaumes. Dans cette caravane, se distinguait entre tous un jeune cultivateur qui montait une cavale blanche de grande taille, toujours en mouvement, à la tête fine et à la queue bien fournie. Ce garçon n’était pas beau, mais il avait un certain air de hardiesse et de distinction généreuse ; avec sa capote d’orbace et de velours, dont le capuchon était rejeté sur ses épaules, avec son fusil qui scintillait sous la lune, avec sa ceinture brodée et ses éperons attachés sur des guêtres qui dessinaient des jambes nerveuses, il faisait penser aux chevaliers errants ou aux orgueilleux hidalgos. Par le fait, c’était un principale, c’est-à-dire un de ces riches paysans qui forment une caste à part, se vantent d’avoir du sang noble dans les veines, et possèdent même une certaine instruction.

– Salut aux Nuoraises ! – commencèrent à crier les nouveaux venus, en arrêtant leurs chevaux près des filles.

– Salut à Nuoro !

– Voulez-vous monter en croupe ? – demanda un vieux galant, en se penchant de côté pour extraire d’une besace une gourde pleine de vin. – Voulez-vous boire ?

– Merci ! – répondit promptement Maria. – Votre vin, buvez-le vous-mêmes, ou donnez-le à vos femmes, pour les faire choir de la croupe de vos chevaux ! De cette façon, vous pourrez nous prendre avec vous, au retour.

– Bravo ! – cria le vieux. – Tu vois, je suis ton conseil !

Et il posa la gourde sur sa bouche, renversa la tête en arrière et se mit à boire, tandis que les femmes se rebéquaient contre Maria par des mots piquants.

Le jeune homme à la cavale blanche, s’inclinant sur la selle, dit tout bas à Maria :

– Salut, Maria Noina ! Tu vas donc aussi à la fête ?... Le beau manteau qui te couvre les épaules ! Dieu garde tes cheveux ! Quel dommage qu’il ne me soit pas permis de les toucher !

Alors seulement elle feignit de reconnaître le jeune homme :

– Salut, Francesco Rosana ! – répondit-elle, en levant le visage vers lui et en rejetant en arrière ses cheveux, qui lui tombèrent jusque sur les hanches.

Il la regardait d’en haut, avec des yeux avides ; mais, ayant rencontré le regard plutôt malveillant et un peu moqueur de la jouvencelle, il devint timide, se redressa, rendit la main à sa monture.

– Francesco, – lui dit soudain Maria, provocante, – au retour, voudras-tu me prendre en croupe sur ton cheval ?

Francesco se retourna vivement et s’écria :

– Tout de suite ! Viens !

– Non, pas tout de suite. Je t’ai dit : « au retour ».

– Entendu ! Bonne fête, les filles ! – leur souhaita-t-il, rayonnant de bonheur.

La jument frappait du pied, se battait les flancs avec sa queue, mordait son frein. Francesco s’éloigna, rejoignit ses compagnons, qui venaient de partir ; mais, pendant un long bout de chemin, il tourna vers Maria un visage souriant.

– L’affaire est faite ! – dit malignement Rosa.

– Quelle affaire ?

– Le mariage. Ne vois-tu pas qu’il est amoureux comme un fou ?

– Il est trop laid, – dit Maria.

– Qui déprécie, achète 11.

– Il est conseiller municipal.

– Il est riche.

– Il a quatre tancas. Tout à l’heure, nous en traverserons une.

– Je vous répète qu’il est trop laid !... Il a de beaux yeux ; mais il ne regarde jamais en face. Il a un nez qui ressemble au bec d’un vautour.

– Qui déprécie, achète...

Maria pensait à Pietro absent, seul dans la vigne, là-bas ; et elle comprenait que le moment était venu de le sacrifier ; et elle éprouvait de la pitié pour lui, mais comme pour une victime nécessaire. D’ailleurs, était-ce sa faute, à elle ? Pouvait-elle prévoir que Francesco se serait présenté, cette nuit, au milieu des tancas, envoyé vers elle par le destin ?

Les filles se reprirent à cheminer, à cheminer. L’aube resplendissait derrière les crêtes lointaines de l’Orthobene, derrière les montagnes bleues d’Oliena. Le ciel se colorait lentement de rose ; les chaumes commençaient à reluire, humides de rosée ; le vent se taisait ; les alouettes chantaient, cachées dans les maquis.

Les filles ne disaient plus rien. Elles s’arrêtèrent encore une fois, sur l’esplanade désolée qui entoure la vieille et mystérieuse chapelle du Saint-Esprit. Quelques-unes d’entre elles se lavèrent dans l’eau d’une mare, au milieu des joncs. Puis elles se remirent en marche, enveloppées dans la poétique splendeur du matin.

Elles cheminaient, cheminaient. Maria songeait toujours à Pietro et à Francesco. Le premier s’éloignait derrière elle, toujours plus loin, toujours plus loin, dans le silence de l’espace, tandis que Francesco se rapprochait, l’appelait, l’attendait là-haut, dans la montagne, avide et fascinant comme un vautour. Absorbée dans ses pensées, elle suivait ses compagnes, sans faire attention au paysage.

Les filles traversèrent des plaines couvertes de ronces et de prunelliers, celles-là chargées de mûres luisantes, ceux-ci alourdis par les baies violettes. Elles passèrent entre des groupes de roches énormes, percées au sommet, illuminées par les radieuses clartés de l’aurore. Maria secoua ses préoccupations lorsqu’elle vit les pentes de la montagne, tapissées de bois qui ondoyaient dans l’or du soleil naissant. Au sommet du mont, parmi les roches roses de soleil, le sanctuaire se profilait en gris sur le ciel bleu.

Les filles s’agenouillèrent et firent une courte prière.

Maria tira de sa poche un peigne et, aidée par ses compagnes, elle démêla et lissa ses cheveux. Puis, toutes ensemble, elles se mirent de nouveau à monter et elles s’enfoncèrent dans un bois de chênes nains, clairsemés. Alors elles commencèrent à rencontrer beaucoup de monde. Des groupes d’hommes, de femmes et d’enfants, venus de Bitti et d’Orune, soit à pied, soit à cheval, redescendaient, après avoir entendu la première messe, et s’en retournaient dans leurs villages lointains, blottis entre les monts sauvages, au nord de Nuoro. Les hommes, au visage basané, aux farouches yeux noirs, vêtus d’orbace, de serge, de cuir, pareils aux mastrucati latrones 12 de Cicéron ; les femmes, dans leurs rudes costumes d’orbace et de drap jaune, ne manquaient pourtant pas d’une primitive élégance.

– Salut à Nuoro ! – dirent les gens de Bitti, avec leur prononciation latine.

– Salut à Orune ! Salut à Bitti ! – répondirent les filles.

Plus haut, elles rencontrèrent des gens d’Olzai, village dont les habitants sont connus pour leurs sentiments religieux. Une femme de ce village, pâle et sévère comme une nonne, racontait à une gracieuse fille de Gavoi, coiffée d’une capuche rose, la légende de sainte Barbara. La femme d’Olzai disait, en se signant : « La madone de Gonare et notre sainte Barbara (au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, ainsi soit-il !) se sont rencontrées précisément à cette place. Elles se regardèrent, se donnèrent la main. Puis la madone dit :

 

            « Barbaredda d’Olzai,

            De l’endroit où l’on nous posera,

            Jamais nous ne nous verrons 13. »

 

Et, en effet, le sanctuaire de la madone de Gonare s’aperçoit de tout le district, sauf de l’église d’Olzai, où est sainte Barbara.

Peu à peu la montagne se peuplait. Par les sentiers grimpait une foule bariolée. Les paysans, les femmes, les pâtres d’Orune, le village le plus proche, formaient comme une procession. Mille voix résonnaient sous les chênes, dans le bois aride et sauvage. D’en haut venaient des cris d’enfants, de marchands ambulants, de personnes en gaieté. – Parmi cette foule, Maria se trouva mêlée à un groupe d’hommes qui, l’admirant plus qu’il n’aurait été convenable, lui adressaient des propos flatteurs et plaisantaient sur ses cheveux dénoués :

– On dirait la queue de ma jument noire... Regarde donc !

– Oui ; mais la jouvencelle ressemble à ta jument, quand les mouches la tourmentent.

– Quel malheur qu’elle ne se laisse pas mettre le frein !

Maria rougissait, mais elle faisait semblant de prier et elle ne répondait pas.

La presse augmentait. De tous les sentiers, de tous les fonds de bois affluaient cavaliers, piétons, chars tirés par des bœufs, chiens et mendiants. C’étaient des gens de la Barbagia ; c’étaient des Nuorais superbes, de belles filles d’Orune, roses sous leurs bandeaux blancs, des femmes de Mamojada, au corsage rouge, des pâtres d’Orgosolo, dont le costume laineux rappelait les Sardes de jadis, vêtus de fourrures ; c’étaient de pimpants Dorgalais, aux longues boucles frisées, des femmes d’Oliena, avec leurs chevaux chargés de vin. Et l’on voyait monter aussi les Baroniais, aux sandales de peau ; et l’on distinguait dans la multitude quelques femmes de Goceano, pâles, avec de grands yeux arabes, et quelques femmes de Campidano, aux foulards jaunes déployés sur la tête, aux faces roses et dorées comme des madones byzantines.

Le soleil était déjà haut et tombait d’aplomb sur le bois, lorsque Maria et ses compagnes arrivèrent au campement des marchands, établi au pourtour des clairières où quelques familles de Nuoro s’installaient pour passer le temps de la neuvaine. Avant de gravir la dernière côte, celle qui mène jusqu’à l’église, les filles déposèrent leurs fardeaux et s’assirent au pied d’un arbre. Maria regarda autour d’elle, en quête de Francesco ; mais, entre les nombreuses montures attachées aux arbres, elle ne reconnut pas la cavale blanche. Alors elle s’égaya un peu, rejeta ses cheveux en arrière et regarda le paysage.

Le lieu n’était pas beau. Les arbres jetaient des ombres rares sur la pente parsemée d’herbe aride, de buissons grisâtres. Dans ces ombres et dans cette herbe tout un peuple s’agitait, croyant s’amuser par la seule raison qu’il s’était rassemblé là.

Les marchands ambulants veillaient sur leur camelote de fer-blanc, criaient les prix, lançaient des plaisanteries grossières aux filles qui passaient. Des femmes de Tonara, étroitement serrées dans leur costume rude, insensibles au soleil et au bruit de la foule, mesuraient des noisettes ou sciaient et débitaient leurs nougats blancs, qui fondaient à la chaleur. Sous des cabanes de feuillage, les revendeurs exposaient leurs étoffes d’occasion ; l’écarlate saignait au soleil, les brocarts scintillaient ; toute une flore invraisemblable s’épanouissait sur les foulards et sur les châles rustiques.

Près des buvettes, autour des tonneaux et des bouteilles, se bousculaient des bandes d’hommes, amis nouveaux et vieux amis, qui s’étaient rencontrés là par hasard ; et au milieu d’eux se détachaient, faisant un bizarre contraste, les figures de quelques bourgeois. Le vin et les liqueurs réjouissaient l’âme de ces farouches paysans, et l’eau-de-vie embaumait, tel un parfum de fleur funeste.

Maria et ses compagnes mangèrent. Ensuite elles endossèrent la tunica et elles se remirent en marche vers l’église.

Le sentier s’élargissait, âpre, raidi en escalier, comme taillé dans la roche, entre des blocs énormes, entre des maquis, entre des troncs d’arbres de plus en plus sauvages et contournés. Les costumes colorés des femmes resplendissaient sur le fond lumineux de la pente. Les voix se perdaient dans la silencieuse pureté des cimes couronnées d’azur.

Mais Maria continuait à entendre, autour d’elle, de sottes et parfois d’indécentes paroles. Les jeunes gens accouraient pour la voir, s’arrêtaient, la dévisageaient. C’était toute une explosion d’admiration naïve, qui offensait et qui flattait la belle aux cheveux épars. Quelqu’un demandait :

– D’où est-elle, cette fille ?

– Elle est de Nuoro.

– Non, elle est d’Orune.

– Non, elle est d’Orotelli.

– D’où es-tu, ma belle ?

– Elle est de chez le diable ! – répondit Rosa, envieuse et impatientée.

Tout le monde se mit à rire, et les jeunes gens crièrent :

– Vive Nuoro !

Les mendiants, arrêtés près des croix qui s’érigeaient de place en place, au bord du chemin, tendaient la main et chantaient, d’une voie cadencée, une espèce de lamentation douloureuse. Personne ne prêtait l’oreille à ce qu’ils disaient, mais presque tout le monde jetait des sous dans leurs casquettes posées à terre. Maria ne manquait pas de jeter un sou à chacun d’eux.

Sitôt le sommet atteint, les filles de Nuoro entrèrent dans la vieille église, déjà remplie de fidèles, et Maria eut peine à s’ouvrir un passage dans la presse pour pénétrer jusqu’à l’autel. La chaleur était intense et le visage de la jeune fille s’empourprait, très beau dans le cadre des cheveux dénoués. Francesco Rosana, appuyé à la balustrade de l’autel, frémit en la voyant, et, pour l’arrêter, il lui toucha doucement le bras.

– Tu ne fais que d’arriver ? – lui demanda-t-il à voix basse ?

– Oui, – répondit-elle, continuant d’avancer sans lui accorder un regard.

Elle déposa son cierge, s’agenouilla, essaya de prier.

« Ô vierge du Gonare, il est accompli, le vœu que je t’ai fait, lorsque mon père est tombé de cheval. Tu as sauvé mon père, ô Vierge, et je suis venue vers toi, les pieds nus et les cheveux dénoués, et je t’ai apporté un cierge de trois livres... Sois louée, ô Vierge du Gonare... »

Elle ne sut pas en dire plus long, quoique, dans son cœur, bouillonnait un flot de prière. Mais elle n’osait pas formuler les obscurs désirs de son cœur. Elle aurait voulu demander à la Madone la grâce d’oublier tout de suite Pietro et d’aimer celui qui la regardait ardemment, à deux pas de distance ; mais elle n’en avait pas la hardiesse.

Trois prêtres, vêtus de blanc et d’or, entonnèrent la messe. Un adolescent, en robe rouge, vint se placer près de Maria, avec son encensoir allumé, qui se balançait et qui fumait.

Puis la foule envahit jusqu’aux marches de l’autel, et Maria dut se remettre debout. Quelqu’un lui effleura la main elle se retourna ; elle vit Francesco derrière elle, et elle sourit. Alors il fit tout ce qu’il put pour se rapprocher encore, si bien qu’il lui passa presque le bras autour de la taille.

La foule augmentait toujours. En se retournant, Maria apercevait une ondulation de têtes multicolores, et, par la porte grande ouverte, dans un carré d’éclatante lumière, elle découvrait une autre foule, puis une autre encore, serrée, entassée sur le parvis et sur les rochers d’alentour. Jamais elle n’avait vu un spectacle plus imposant, un tableau plus lumineux et plus coloré, pas même aux jours de la semaine sainte, dans la cathédrale de Nuoro. Il y avait là des costumes et des types de quinze ou vingt villages : vieilles têtes hiératiques de bergers, figures de hobereaux aussi aristocratiques que des figures de princes, profils bronzés d’insulaires montagnards, longues chevelures préhistoriques, petits visages de camées, yeux sarrasins, noirs et profonds comme la nuit, têtes enveloppées de bandeaux jaunes, noirs ou blancs, couvertes de capuches, coiffées à l’orientale, cachées sous de larges foulards à franges, voilées de dentelles, encadrées de cornettes raidies par l’amidon. On distinguait aussi dans la foule quelques autres femmes qui avaient les cheveux dénoués ; mais aucune ne les avait aussi beaux que Maria. Quand, à l’élévation, celle-ci se mit à genoux, ses cheveux balayèrent le sol.

Francesco ne cessait pas un moment de la contempler, et quelquefois leurs regards se rencontraient. Elle pensait toujours à Pietro ; dans les minutes de distraction et de rêve, elle voyait devant elle les yeux si doux et si clairs qui l’avaient regardée comme aucun autre homme ne la regarderait plus ; mais, en se retournant, elle rencontrait les yeux bruns et vifs de Francesco, et elle les considérait avec abandon et avec tristesse. Oui, le rêve était fini, la réalité commençait.

D’ailleurs, si elle se sentait triste, elle ne l’était pas profondément. Sans doute, Francesco était laid ; mais il avait une physionomie bonne et douce, qui inspirait de la confiance. On ne peut pas tout avoir, dans la vie : il faut savoir se contenter.

Et, pendant ce temps-là, les fidèles chantaient les gosos, laudes en l’honneur de la Madone, sur un mélancolique motif qui semblait la plainte d’un peuple désolé :

 

            Les roches distillent des perles ;

            Les maquis, des grâces et dons ;

            Avec mille voix et chansons

            T’acclament les oiseaux jolis ;

            Et les étoiles reluisantes

            Descendent pour te couronner 14.

 

 

 

XI

 

À peine sortie de la petite église, Maria ramassa ses cheveux en deux grosses tresses, qu’elle tordit sur sa nuque, et elle enveloppa sa tête d’un foulard sombre. Francesco la suivait, et, lorsqu’il vit les compagnes de la jeune fille dispersées dans la foule, il lui dit :

– Viens avec moi, là-bas, entre ces rochers. Les Nuorais y sont tous. Nous regarderons la course de chevaux.

Maria accepta l’invitation, et elle sourit, quand il recommença de lui faire la cour. Ils descendirent ensemble jusqu’aux rochers, un peu au-dessous de l’esplanade, et ils trouvèrent là un groupe de Nuorais qui regardaient les chevaux courant sur le plateau situé en contrebas. De cette hauteur, les chevaux ressemblaient à des souris montées par des cavaliers lilliputiens. La foule s’était éparpillée sur l’esplanade et sur les pentes rocheuses ; des cris sauvages résonnaient de toutes parts. Tout le monde parlait des prix, qui consistaient en bœufs, en argent, en étoffes de velours et de brocart.

Maria s’amusait beaucoup. Près d’elle, plusieurs femmes d’Orotelli faisaient circuler de main en main une fiole, où elles introduisaient leur petit doigt, et ensuite elles passaient religieusement ce doigt sur leurs lèvres.

– Que font-elles ? – demanda Maria.

– C’est l’huile miraculeuse de la lampe de Notre-Dame, qui préserve des maux d’yeux ! – répondit Francesco, ironique.

Maria, au lieu de rire, appela une des Orotellaises :

– Veux-tu me donner cette fiole d’huile bénite ? Ma mère a souvent mal aux yeux.

– Non, ma belle, je ne peux pas. Mais, si tu veux, libre à toi de t’en servir !...

– Ses yeux n’ont pas besoin de médicaments, – intervint Francesco Rosana. – Ne vois-tu pas comme ils sont beaux ? Est-ce que tu es aveugle ?

– Je te la paierai une lire, – insista Maria.

– Quand même tu m’offrirais mille écus, je n’accepterais pas, ma belle.

– Alors, va en paix !

Francesco demanda à Maria

– Veux-tu que je prie ce monsieur de nous prêter sa jumelle ? Nous regarderons du côté de Nuoro.

– Oui ! – répondit-elle avec un sourire.

Francesco emprunta la jumelle et l’approcha des yeux de Maria. Pendant qu’elle regardait, il lui passa un bras autour des épaules et il dit :

– Regarde. Ce village que tu vois au-dessous de nous, c’est Sarule... Et vois-tu aussi ce bois, qui est un peu plus loin ? Il y a deux amis, j’y suis resté trois mois, à faire paître mes vaches... Regarde encore de cet autre côté, très loin. C’est la plaine de Macomer... Quel dommage qu’il y ait un peu de brume, aujourd’hui ! La journée va se gâter. Mais, l’an prochain, nous reviendrons ici ensemble, n’est-ce pas ?

Elle resta muette. Ses compagnes de voyage s’approchèrent d’elle et commencèrent à la plaisanter, à faire des allusions malicieuses. Puis toute la bande des Nuorais redescendit vers le bois. À moitié chemin, Maria s’arrêta près d’un bloc calcaire, contre lequel s’adossaient quelques femmes d’Ala. D’autres enveloppaient dans des morceaux de papier et conservaient religieusement quelques grains de poussière qu’elles avaient grattés à la surface du bloc.

– Ici, – expliqua une toute petite vieille, qui n’avait qu’un œil, – la très Sainte Vierge s’est adossée, lorsqu’elle gravissait la montagne... En s’adossant contre ce bloc, on se préserve des douleurs d’épaules, et la poussière qu’on y gratte guérit de la fièvre.

– Si je ne me trompe, – dit tout bas Francesco, – nous sommes sur le mont des miracles.

– Mécréant ! repartit Maria, en s’adossant contre le bloc.

Mais, quand elle vit qu’il s’y adossait aussi, à côté d’elle, elle éclata de rire et elle lui demanda :

– En somme, y crois-tu ou n’y crois-tu point ?

– Je crois en toi, Maria, et ce que tu fais, je le fais.

Cette galanterie plut beaucoup à la jeune fille. Oui, vraiment, Francesco était aimable et bien élevé. À partir de cette minute, ils ne se quittèrent plus.

Revenus dans le bois, les Nuorais s’attardèrent un peu autour d’une troupe de paysans qui dansaient la danse sarde. Puis ils firent quelques achats et ils se préparèrent au retour, avec l’intention de s’arrêter encore à moitié route, dans la tanca de Francesco Rosana.

Maria, ainsi qu’elle l’avait promis, monta en croupe derrière Francesco, et elle entoura de son bras la taille du cavalier. Le jeune propriétaire sentait le buste de la jeune fille s’appuyer contre lui légèrement ; il serrait dans sa main la main chère, et il était heureux comme il ne l’avait jamais été.

– Il me semble que je suis ivre, – dit-il tout à coup. – Mais, grâce à Dieu, tu es là pour me soutenir !

Rosa l’Épineuse, assise en croupe sur un bidet monté par un vieux paysan, regardait à chaque instant la cavale blanche de Francesco et faisait une grimace méchante.

Avant d’arriver à la chapelle du Saint-Esprit, tout le monde mit pied à terre, et l’on mangea à l’ombre d’un petit bois de chênes.

– Regarde donc ! – dit Rosa à une de ses compagnes, en indiquant Maria et Francesco. – Ils se font la cour d’une manière scandaleuse.

– Est-ce que tu serais jalouse ? – répondit l’autre.

– De qui ? De ce porc-épic ?

– Quel porc-épic ? – demanda quelqu’un de la compagnie.

– Toi ! – répliqua la fille.

Maria, devinant de qui il s’agissait, rougit de colère. Oui, sans doute, Francesco était laid. Plus elle le regardait, et moins il lui plaisait, avec ce teint pâle et presque terreux, avec cette mâchoire saillante, avec cette petite barbe noire et clairsemée, avec ce front bas et ridé, avec ce nez aquilin qui lui donnait un air d’oiseau de proie. Mais ses yeux étaient doux, son sourire était bon ; et, en outre, il s’habillait avec élégance, chaussait des bottines de bourgeois, portait une montre, avait un mouchoir blanc marqué à son chiffre. Bref, c’était un jeune homme distingué, un riche propriétaire, et Rosa avait bien de quoi crever d’envie ! Au surplus, les vastes tancas qui entouraient la chapelle du Saint-Esprit appartenaient à Francesco ; il était à lui, ce bois où la compagnie s’attardait à faire la sieste ; il était à lui, ce ruisseau ; elles étaient à lui, ces vaches paissantes ; – et tout cela faisait un cadre magnifique à la figure insuffisamment jolie du jeune propriétaire.

Lorsque la compagnie se remit en route, le jour commençait à décliner. Le repas, le vin, l’heure inspiraient l’allégresse, mais une allégresse un tantinet sentimentale, aux cavaliers et aux jeunes filles. Celles-ci, assises en croupe sur les chevaux un peu las, se laissaient mollement aller contre les épaules clos garçons qui leur serraient la main avec tendresse. Le soleil baissait sur le ciel bleu d’ardoise ; une douceur ardente imprégnait ce paysage désert, où, sur un fond doré, les ombres des arbres et des maquis ressortaient fortement ; au passage des chevaux, les ruisseaux, les eaux stagnantes, où se reflétaient les buissons et les joncs de la rive, jetaient des étincelles vertes.

Francesco, éperonnant sa belle cavale, devançait toujours ses compagnons de voyage. Puis, sous prétexte de les attendre, il arrêtait la cavale, se tournait en arrière, pour regarder ; et alors ses yeux se fixaient sur le visage de Maria, passionnés et avides. Elle baissait les siens ; mais souvent aussi elle riait, et les fossettes de ses joues exaltaient encore l’enthousiasme de l’amoureux cavalier.

Enfin, pendant la dernière étape qui les séparait de Nuoro, il déclara son amour à la jeune fille.

– Maria, – lui dit-il, – je voudrais t’adresser une question. Aujourd’hui tu as été si gentille avec moi que cela me donne le courage de t’ouvrir mon cœur.

– Parle, – répondit-elle simplement.

Mais sa voix était un peu tremblante, et un voile de tristesse offusquait ses yeux.

– Daigne m’écouter, Maria, et excuse-moi d’avoir une pareille audace... Es-tu libre ? As-tu quelque engagement d’amour ?

Elle pensa à celui qu’elle aurait voulu chasser de son âme, mais qui, malgré elle, y revenait toujours ; et un accès de pitié et d’humiliation l’envahit : – pitié pour lui, humiliation pour elle-même, qui s’était avilie jusqu’à aimer un domestique... Qu’aurait dit Francesco Rosana, s’il avait su ?...

Comme elle se taisait, le jeune homme lui serra la main, pour solliciter la réponse. Elle mordit sa lèvre inférieure, elle regarda au loin, et, pendant une seconde, elle eut l’idée généreuse de confesser sa funeste passion. Mais la honte aussitôt reprit le dessus.

– Je suis libre, – affirma-t-elle.

– Eh bien, veux-tu devenir ma femme ? J’en parlerai sur-le-champ à mon père.

– Francesco, – répondit-elle, sérieuse, – je te remercie beaucoup pour l’honneur que tu me fais. Mais tu comprends que je ne peux pas te donner tout de suite une réponse. Laisse-moi réfléchir un peu. Dans quinze jours, je te ferai savoir quelque chose.

– Dans quinze jours ! – s’écria-t-il. – Comme c’est long !... Eh bien, soit !

Il n’ajouta rien de plus ; mais il serra très fort la main qu’elle tenait toujours appuyée à sa ceinture, et à plusieurs reprises, il poussa des soupirs.

Elle pensa : « Oui, il m’aime, et peut-être autant que ce malheureux domestique. » Puis elle baissa les yeux, et deux larmes de douleur tombèrent sur son sein ému.

Mais ce ne fut qu’un instant. Déjà les premières maisons de Nuoro apparaissaient dans le limpide crépuscule de septembre. Les paysans rencontrés sur la route s’arrêtaient, saluaient Francesco avec une respectueuse déférence. Les compagnons de voyage éperonnèrent leurs chevaux et se réunirent pour rentrer tous ensemble dans la ville. Maria secoua la tête, comme pour en chasser les pensées tristes, et elle releva fièrement le visage. On fit une rentrée triomphale, et Francesco proposa aux cavaliers de reconduire à cheval, jusque chez elles, les femmes qui les avaient honorés de leur compagnie. Il traversa ainsi toute la ville, et il passa devant sa propre maison.

– Vois, – dit-il, en montrant à Maria une maison blanche qui avait quatre fenêtres ouvertes. – Tu sais que cette maison est la mienne. Derrière, il y a le jardin, avec un bel amandier, un grenadier, une treille. Cela te plaît-il ?

– Je n’ai jamais visité ta maison, – lui répondit-elle, en regardant les fenêtres.

– L’été, il fait frais dans le jardin, – reprit-il.

Et il ajouta, à voix basse :

– Nous prendrons le frais sous la treille, n’est-ce pas, Maria ?

– Je ne sais pas encore, – dit-elle timidement.

– Mais la maison te plaît, n’est-ce pas ? La rue est belle. En carnaval, elle est toujours pleine de masques et de personnes qui s’amusent.

Les voisines de Francesco sortaient sur leurs portes :

– Salut aux gens de la fête ! – criaient-elles. – Vous êtes-vous bien amusés ? Nous avez-vous rapporté du nougat ?

– Oui, oui, mais nous l’avons perdu en route ! – répondait en plaisantant l’heureux Francesco. – Les souris ont troué nos besaces.

Et Maria saluait de la tête, souriant à ses futures voisines. Cependant Zia Luisa filait, droite sur le seuil de sa porte cochère. Quelqu’un passa et lui annonça que Maria revenait, assise en croupe sur la cavale de Francesco Rosana. Une rougeur légère colora le pâle visage de Zia Luisa. Elle toucha son corset, pour s’assurer qu’il était lacé, arrangea le bandeau qui entourait son visage, pinça les lèvres et attendit, solennelle et imposante. Dès qu’elle aperçut les deux jeunes gens et qu’elle distingua la main de Francesco posée sur celle de Maria, la vieille chatte comprit que le mariage était bel et bien conclu, et, non sans juste raison, elle en éprouva un transport d’allégresse.

– Salut aux gens de la fête ! dit-elle, agitant son fuseau. Tu ne mets pas pied à terre, Francesco Rosana ?

– Non, il est trop tard, – répondit-il en aidant Maria à descendre. – Je viendrai un autre jour.

– Eh bien, reste au moins un moment ! Veux-tu accepter un verre de vin ?

– Oui ; apportez !

Zia Luisa s’en alla à la cuisine, et Maria se trouva encore seule avec Francesco pendant quelques minutes.

– Dans quinze jours, n’est-ce pas ?

– Oui, dans quinze jours.

 

 

XII

 

Les quinze jours s’écoulèrent. Francesco fréquentait la maison de Maria, faisait souvent des promenades avec le père, ne manquait pas une occasion de passer dans la rue. Il était vraiment amoureux, tout le monde s’en apercevait, et il ne cherchait pas à le cacher.

Après ces quinze jours, Maria en demanda huit autres pour prendre une décision.

– Encore ! – dit Francesco, presque offensé. – Mais c’est un martyre !

Il crut que Maria le tourmentait ainsi pour éprouver son amour, et il se résigna à attendre, de plus en plus impatient. Déjà les cadeaux pleuvaient de la maison Rosana dans la maison Noina ; presque chaque jour, les voisines et le cabaretier voyaient arriver une femme de service qui portait sur sa tête une corbeille soigneusement recouverte d’une serviette blanche.

– C’est sans doute une corbeille de fruits, – disait le cabaretier, en chassant les mouches de sa chétive boutique.

– Non : ce sont plutôt des biscuits saupoudrés de sucre ! répondait une voisine, de la porte d’en face.

– Parions-nous ?

– Quel dommage que Pietro ne soit pas au pays ! Il aurait pu nous dire quelque chose. Car, en somme, on ne sait rien ; on ne sait pas même si le mariage est résolu.

– Maria a demandé un mois pour prendre une décision ! affirmait le cabaretier, qui paraissait très bien informé. On ne comprend pas pourquoi cette fille hésite. Mais je veux lui parler à ce propos...

Un jour, en effet, comme il était entré chez les Noina pour acheter une mesure de grain, il demanda à la jeune fille :

– Eh bien, Zia Maria, quand vous mariez-vous ?

– Dieu seul le sait.

– Dieu seul ? Mais vous aussi, ce me semble, vous devriez le savoir. Francesco Rosana se consume en attendant votre réponse.

– Comment avez-vous appris cela ? – interrogea l’autre, étonnée.

– C’est un oiseau qui me l’a dit... Les oiseaux même le savent. Il n’est personne qui ne connaisse le secret... Mesurez bien le grain, Zia !

Elle pensait à Pietro, qui se trouvait alors dans la vigne. Connaissait-il la nouvelle ? Une crainte involontaire l’assaillit.

– Non, non, – répondit-elle en versant le grain poudreux dans le sac du cabaretier. – Je ne me marie, pas, je ne me marierai jamais. Les gens bavardent ; mais il n’y a rien...

– Qui voulez-vous donc pour mari, si Francesco Rosana ne vous plaît point ? Un garçon si riche, si sympathique, si aimable ! On le prendrait pour un gentilhomme habillé en paysan.

Et le Toscan se mit à flatter la jeune fille :

– Un garçon digne de vous, Zia ! Vous feriez un si beau couple !... Allons, décidez-vous, décidez-vous !

Tous les voisins, spécialement les jeunes femmes, tenaient le même langage ; ils louaient sans cesse Francesco et ils conseillaient à Maria de l’accepter pour époux.

Cependant Pietro, après avoir achevé son année de service, venait de renouveler son engagement pour une autre année. Maria avait bien essayé de persuader à Zio Nicola de ne pas le renouveler, cet engagement ; mais celui-ci l’avait toisée avec surprise et dédain :

– Que les femmes sont sottes ! Toutes sans exception ! Pourquoi veux-tu que je congédie ce domestique ? Où en trouverai-je un qui le vaille ? C’est une perle, ce Pietro Benu !... En vérité, tu es comme celui qui cherchait du pain meilleur que le pain de froment !

Pietro travaillait dans la vigne, et il rêvait. Quelques bruits vagues, relatifs aux fiançailles possibles de Maria, étaient arrivés jusqu’à lui ; mais déjà, en d’autres circonstances, il avait entendu des commérages et de fausses nouvelles au sujet du mariage de Francesco et de sa jeune maîtresse, et il ne croyait plus à rien. Il était aveugle et sourd ; il ne vivait que de sa passion, loin du monde réel, comme relégué dans une île de songes. Le temps était doux, serein ; la vendange mûrissait, au pied de la montagne poudreuse sur les pentes de laquelle les lentisques, brûlés par quelque incendie, ressemblaient, à des taches de rouille.

Pietro regardait à chaque instant là-haut, vers la grande route, dans l’espérance de voir arriver Maria. Mais Maria ne pensait à lui qu’avec haine. Pourquoi ce domestique s’était-il fait aimer ? Pourquoi s’était-il mis sur son chemin comme un obstacle qu’il fallait franchir, non sans péril ?

Toutefois il n’était pas rare non plus que le souvenir des yeux et des baisers du pauvre domestique suffit pour retourner la rancune de Maria contre Francesco. Ce souvenir éveillait en elle un tumulte de passion et de remords, l’enchaînait au passé, la faisait pleurer d’angoisse et de désir. Mais ensuite une voisine, venue pour acheter de l’orge, du froment ou des amandes, contemplait la jeune propriétaire avec un sourire servile et lui disait :

– L’as-tu vu passer ? Vraiment il fait peine ! Il n’a plus que la peau et les os... Ma parole, tu es plus dure que ces amandes ; tu as le cœur noir toi !... Et dire qu’il est si riche, si aimable ! Le plus beau garçon de Nuoro, le mieux vêtu !... Prends garde d’avoir à te repentir, Maria !

Et elle retombait dans ses rêves ambitieux...

Vint le temps de la vendange. Pietro rentra au pays et obtint avec difficulté de Maria un entretien nocturne.

– Je suis malade, – lui dit-elle. – J’ai la fièvre. Sens comme je suis brûlante. J’ai peur de mourir.

Effectivement elle était brûlante, elle avait la face pâle et elle tremblait. Pietro ne la retint qu’une minute, puis il la pria lui-même de se retirer, de se coucher, de se soigner. Elle fit quelques pas, en chancelant ; et, lorsqu’elle fut près de la porte, elle se retourna et lui dit :

– Pietro, il faut que nous soyons prudents... Ces jours-ci, j’ai refusé un bon parti, et mes parents soupçonnent que j’ai une passion dans le cœur... Seras-tu prudent ? Feras-tu tout ce que je voudrai ?

– Tout, mon cœur, tout ! Ordonne-moi de me jeter dans le feu, ordonne-moi de me couper les poignets...

– Moins que cela, beaucoup moins... Ce que je voudrais, c’est que tu ne cherches plus à me voir et à me parler si souvent.

– Ta volonté sera faite ! – s’écria-t-il, exalté.

Il avait grande envie de lui demander qui était ce « bon parti » qu’elle avait refusé ; mais il pensa que c’était Francesco Rosana, et il n’osa pas la retenir davantage. Elle avait la fièvre, la pauvrette !

Il la suivit des yeux pendant qu’elle traversait la cour éclairée par la lune, et il crut remarquer qu’elle pleurait.

 

*

*   *

 

Par une secrète suggestion de Maria, Zia Luisa fit partir Pietro tout de suite après la vendange. Comme l’année précédente, il fut envoyé sur le haut plateau, pour les semailles.

Son chariot était chargé de semences et de provisions ; le soc neuf brillait à la pointe de la charrue. Il se mit en route, un soir d’octobre doux et tiède, au clair de lune, sans avoir pu embrasser Maria. Il palpitait d’amour et de tristesse. Non, non, elle n’était plus la même : elle était souffrante, malheureuse, très changée. Et tout cela à cause de lui, à cause de lui ! Ah ! il s’en était bien aperçu : son père et sa mère la traitaient avec une froideur dédaigneuse, parce qu’elle ne voulait pas accueillir la demande en mariage de Francesco Rosana.

« C’est par crainte de ses parents, – se disait-il, – qu’elle n’a pas voulu me permettre de la voir de nuit. Et je vais être parti si longtemps ! »

Non, il ne pouvait pas la quitter ainsi ! Il fit halte dans un enclos ; il recommanda à un paysan son char et ses bœufs ; il attacha son chien, pour n’être pas suivi, et il retourna en arrière. Il marchait presque sans savoir ce qu’il faisait, comme un somnambule, sous l’impulsion d’une force mystérieuse. Son cœur battait d’amour et d’anxiété. Il rôda prudemment autour de la maison de ses maîtres, vit que Zio Nicola était au cabaret, frappa enfin à la porte cochère. Ce fut Maria qui vint ouvrir.

– Toi, Pietro ! – s’écria-t-elle, effrayée. – Pourquoi es-tu revenu ?

– Je ne pouvais pas... m’en aller de cette façon, – répondit-il, haletant et frémissant. – Pardonne-moi, je ne pouvais pas... Je suis revenu pour te parler... Dis-moi ce qui se passe, Maria, dis-le-moi tout de suite... Dis-moi ce que tu as. Dis-moi la raison pour laquelle il est impossible que nous nous voyions comme auparavant...

Il suppliait, il défaillait, il paraissait sur le point de tomber mort aux pieds de Maria. Et elle le regardait, tremblante de peur et de compassion. Ah ! oui, ce pauvre serviteur l’aimait, l’aimait plus que ne l’aimait le riche propriétaire ! Mais qu’y pouvait-elle ?... Pendant un instant, elle eut l’idée généreuse de révéler à Pietro toute la vérité ; mais le courage lui manqua. Elle mentit encore, elle mentit toujours.

– Mais tu ne sais donc pas, – lui dit-elle d’une voix douce, – tu ne sais donc pas que mes parents me surveillent ? Ne te l’ai-je pas déjà dit ?... J’ai refusé plus d’une proposition de mariage, et ils se doutent que j’aime quelqu’un... que je t’aime... Va-t’en, Pietro ! Sois prudent ! Ne me fais pas souffrir !

– Non, jamais je ne te ferai souffrir ! – protesta-t-il avec passion. – Mais j’ai besoin de te voir quelquefois ; j’ai besoin de toi comme du pain et de l’eau... Me permets-tu de revenir de temps à autre, Maria !

– Non, non, jamais en cachette !... Sois bon, Pietro ! Ne me fais pas souffrir !... Et maintenant, va-t’en, va-t’en ?

Elle le poussait vers la porte, craignant tout de bon qu’on ne les surprît ; mais il ne pouvait pas s’éloigner, il ne pouvait pas bouger. Il aurait voulu être mort ; il sentait un grand malheur suspendu sur sa tête.

– Permets que je reste au moins cette fois, Maria ! Il y a si longtemps !...

Et, avec une ardeur folle, il l’étreignit contre son cœur, la baisa sur les lèvres avec l’avidité d’un affamé. Elle ne put résister ; elle lui rendit ses baisers, pleura désespérément ; et ainsi leurs embrassements furent souillés par les larmes de la trahison.

 

*

*   *

 

Depuis deux semaines environ, Pietro avait repris possession du haut plateau et il travaillait avec diligence.

Un soir, dans les premiers jours de novembre, un jeune paysan de Nuoro, qui passait par là, lui apporta un panier de provisions. Pietro l’invita à entrer dans la cabane, à se reposer près du feu ; et Malafede lui-même, rôdant autour du voyageur, flairait ses vêtements et lui léchait les mains. Mais le jeune paysan, qui était pressé de partir, s’arrêta sur le seuil de la cabane, tendit le panier et prit congé.

– Donne-moi au moins des nouvelles de mes maîtres, – lui dit Pietro.

– Maria s’est enfin décidée à se fiancer avec Francesco Rosana... Le Toscan prétend que c’est lui qui a réussi à la convaincre ! – répondit l’autre en riant.

– Qu’est-ce que tu me racontes là ? – s’écria Pietro en s’élançant avec une sorte de violence contre le paysan.

– Comment ? tu ne savais pas ?...

Ces paroles entrèrent dans le crâne de Pietro comme un coup de hache. Pendant une seconde, il eut les lèvres gelées, aussi pesantes que du marbre ; ses yeux crurent voir un monstre qui fondait sur lui. Mais aussitôt il se rendit maître de ce vertige.

– Allons donc ! – reprit-il, en affectant de rire très fort, – ce n’est pas possible. Tu te trompes. Maria a refusé Francesco : elle me l’a dit, à moi-même.

L’autre, qui avait hâte de s’en aller, ne vit pas que, dans la pénombre, le visage de Pietro se décomposait, et il répondit tranquillement :

– Que te dirai-je ? Ce qui est certain, c’est que Francesco Rosana vient chaque soir faire visite à Maria et qu’il lui envoie presque tous les jours des cadeaux. Les parents lui ont accordé l’entrée... D’ailleurs, que nous importe ? Adieu. Amuse-toi bien !

Le passant se retirait ; mais Pietro siffla pour le rappeler.

– Écoute ! J’oubliais quelque chose... J’ai l’intention de me rendre ce soir à Nuoro, pour une affaire personnelle. Si Zia Luisa t’interroge, tu lui diras que j’étais déjà parti quand tu as passé. De cette façon, je pourrai prétendre que je suis revenu pour renouveler mes provisions de vivres. As-tu compris ?

– Entendu !

Pietro se mit en chemin, plus sombre et plus triste que la nuit. Pourquoi s’en allait-il ? où allait-il ? que ferait-il ? Il n’en savait rien, mais il allait. Il allait comme le bélier qui, poussé par le prurit de son front vermineux, va le frapper contre une pierre, contre un tronc d’arbre, contre un objet quelconque. Il avait besoin de marcher, de voir, de poursuivre une certitude qui aggraverait son mal.

Il chemina ainsi un bon bout de route. Ses tempes battaient ; il croyait entendre un galop de chevaux sur un sol pierreux ; il voyait de grandes taches violettes voltiger dans l’air froid de la nuit. Mais, peu à peu, il rentra en lui-même. Il regarda le ciel, pour deviner l’heure d’après le cours des étoiles ; il aperçût Jupiter, vert et brillant, assez bas sur l’horizon cristallin, et il pensa :

« Il doit être sept heures. Dans une heure et demie, je serai là-bas. C’est aujourd’hui samedi. Si la nouvelle est vraie, Francesco Rosana sera encore à la maison quand j’arriverai... Si je l’y trouve, je me jette sur lui et je l’égorge... Mais non, Maria ne l’aime pas, ne veut pas de lui. Il est impossible qu’elle me trahisse comme Judas a trahi le Christ. C’est sa famille qui lui a imposé ces fiançailles ; et elle, timide, peureuse, elle a cédé. Comme elle doit souffrir !... Qui sait ?... c’est peut-être elle qui m’a fait donner cet avis, et, en ce moment elle m’attend... »

Plus il avançait, plus le soupçon de la trahison s’affaiblissait dans son âme éperdue. Les souvenirs, en file serrée, repassaient dans son esprit ; chaque regard, chaque promesse, chaque parole de Maria se représentait à sa mémoire et y éveillait un sentiment de profonde tendresse.

En moins de deux heures, il remonta la vallée. Il courait, il haletait, il était fou. Il lui semblait qu’il se hâtait vers un lieu de péril, pour sauver Maria d’un incendie, pour l’arracher à un destin abominable. Il tendait les bras en avant, serrait les poings, comme pour mesurer sa force et se préparer à la lutte prochaine contre un ennemi inconnu. Tous les instincts de l’homme primitif ressuscitaient en lui :

« Je le tuerai, je l’égorgerai, je le jetterai par terre comme un arbre brisé par l’ouragan !... Oui, je le tuerai ! je le tuerai ! »

Il se répéta longtemps ces mots à lui-même ; il lui semblait qu’il les hurlait et qu’il les entendait répétés par le bruit de ses pas, par le battement de ses tempes, par les violentes pulsations de son cœur et de sa gorge. Et, plus il approchait de Nuoro, plus il sentait croître sa haine contre Francesco, plus Maria lui apparaissait comme une victime.

Parvenu à la petite église de « la Solitude », il s’arrêta brusquement, ressaisi tout à coup par la réalité. Là, devant lui, Nuoro étalait ses maisonnettes noires et silencieuses ; quelques lanternes rouges brillaient dans les ténèbres ; une cloche annonçait le couvre-feu, – l’heure du sommeil, du repos et des crimes.

« Où vais-je ? » se demanda Pietro. Un souffle de vent, descendu de l’Orthobene sinistre, tomba sur ses épaules, y refroidit la sueur, l’enveloppa tout entier comme d’un funèbre linceul... Oui, où allait-il ? Dans quelques instants, il serait arrivé, rentrerait sous le toit de ses maîtres. Peut-être Francesco Rosana était-il déjà parti ; mais, s’il était encore là, que ferait le pauvre domestique ? Eh bien, il saluerait, et ce serait tout...

« Non, – se dit-il, en reprenant sa marche, – je ne veux pas rentrer tout de suite. J’épierai, et, lorsque j’aurai vu sortir cette ordure, j’essaierai de pénétrer en cachette dans la maison et de parler à Maria... Il faut d’abord que nous nous concertions ensemble ; je verrai ensuite ce qu’il conviendra de faire. »

Mais tout à coup il entendit derrière lui une respiration haletante, un souffle presque humain ; et, avant même qu’il eût le temps de se retourner, Malafede le rejoignit et le devança.

– Bon ! voilà le chien ! – dit Pietro à haute voix. – Comment faire, à présent ?

Il jura, il siffla ; mais le chien, tout frémissant de joie et de fatigue, courait droit vers le pays. Alors Pietro pensa qu’il serait préférable d’entrer tout de suite à la maison. Mais, à mesure qu’il approchait davantage, son cœur se remettait à battre très fort et les pensées se confondaient dans son esprit.

« Si je le trouve là, je le tuerai, je me jetterai sur lui comme un chien enragé, – se disait-il ; – mieux vaut l’attendre dehors : je ne veux pas me perdre, non !... car Maria, j’en suis certain, m’aime encore... Il faut que je me domine, que je me vainque... par amour pour elle... »

Devant la maison de ses maîtres, il s’arrêta. Malafede grattait à la porte et gémissait : Pietro le saisit par le collier, l’entraîna jusqu’à l’angle du mur. Le chien se débattait, aboyait ; et Pietro, courbé, anxieux, le suppliait de se taire :

– Tais-toi, que diable !... Sois sage, tais-toi !

Subitement, un carré de lumière rougeâtre s’abattit sur le chemin, devant la porte qui s’ouvrait ; et un homme sortit, s’attarda un instant, finit de dire quelque chose, prit congé :

– Bonsoir, Maria.

– Bonsoir, Francesco.

Pietro se sentit mourir. Le chien lui échappa des mains. Lui-même se leva, s’approcha, s’arrêta dans le carré de lumière et vit comme en rêve la personne de Maria. Elle tenait à la main une chandelle. À l’aspect de Pietro, elle pâlit, le regarda, épouvantée. Mais déjà le chien était à la cuisine, et Zio Nicola se montrait sur la porte, criant :

– Malafede est ici ! Qu’est-ce que cela veut dire ?... Ah ! tu y es aussi, mon brave ?

Pietro ne l’entendit pas : il considérait Maria, et Maria s’écartait de la porte cochère. Pas un mot ne fut échangé entre eux ; mais Pietro comprit que tout était fini pour lui. Il entra dans la cour, referma la porte cochère.

– Bonne nuit, – dit-il en s’avançant vers la maison. – Vous ne m’attendiez pas, j’en suis sûr !

Maria ne douta point qu’il disait cela pour elle, et la peur la prit. Instinctivement, elle éteignit la lumière et elle se réfugia dans la cuisine, derrière Zio Nicola. Pietro ne lui adressa plus un regard. Il s’approcha, s’assit près du feu, dans le coin où il avait passé tant d’heures heureuses, sur l’escabeau que venait peut-être de quitter son rival. Il éprouvait un besoin féroce de hurler, de briser, de saccager tout ce qui l’entourait ; il aurait voulu prendre dans l’âtre un tison ardent, l’agiter furieusement, mettre le feu partout, périr avec tous les autres dans cet incendie allumé par la haine et le désespoir. Mais il ne remua pas une main, ne leva pas les yeux : la douleur le paralysait.

– Tu ressembles à un cadavre, – lui dit Zia Luisa, en l’examinant avec moins d’indifférence que d’habitude. – Est-ce que tu es malade ?

– Oui, je suis malade. C’est pour cela que je suis revenu. J’ai la fièvre... Donnez-moi de la quinine, et je repartirai tout de suite.

– Tu as bien fait de revenir. Mais, puisque tu es ici, repose-toi ; tu repartiras demain matin... Je vais te donner de la quinine ; justement, j’en ai acheté une fiole. Maria aussi a eu la fièvre.

« Elle aussi ! » pensa Pietro. Et il leva les yeux, regarda autour de lui. Rien n’était changé ; toujours les mêmes figures : Zia Luisa filant, Zio Nicola serrant son bâton entre ses jambes, Maria qui, le dos tourné, rangeait quelques verres dans un plateau posé sur le four. Et pourtant Pietro avait l’impression de se trouver dans un monde nouveau, dans un lieu tragique et presque lugubre ; il lui semblait qu’il était mort, que quelqu’un lui avait assené sur le crâne un coup de pierre et l’avait assommé : l’être qui maintenant vivait en lui était un autre être, un Pietro ressuscité dans un séjour de douleur et de mort.

– Oui, tu ressembles à un cadavre, – répéta Zia Luisa. – Prends tout de suite un peu de quinine... Et tu dois aussi avoir faim.

– Non, je n’ai pas faim : je vous dis que j’ai la fièvre.

– Une fièvre d’amour ! – fit Zio Nicola, en frappant à petits coups sur la pomme de son bâton avec une tabatière de corne que bouchait un morceau de liège.

– Je vous dis que j’ai la fièvre ! – repartit Pietro, irrité.

– Holà ! mon beau garçon, – répliqua le maître, – il me semble que tu as aussi le délire. Ne crie pas si fort. Puisque tu as la fièvre, couche-toi... Mais, pourtant, tu boiras bien un verre de vin, je suppose ? Allons, Maria, donne-nous à boire... Et montre-nous donc un peu ton visage ! On dirait que tu vois encore dans le fond du verre que tu tiens la face de Francesco Rosana.

Maria s’écarta de la table, mais elle ne se retourna pas. Alors Pietro aperçut les verres dans l’un desquels devait avoir bu Francesco ; et il repoussa avec horreur celui que Maria vint lentement lui offrir. Son cœur se brisait ; il aurait donné tout le reste de sa vie pour être seul avec Maria et pour obtenir de la jeune fille l’explication de ce qui lui paraissait être un abominable mystère. Mais elle présenta le verre à Zio Nicola ; et ensuite elle s’éloigna d’eux, fit le tour de la cuisine, sortit, ne revint plus.

« Elle a peur de moi, – se dit Pietro. – Pourquoi a-t-elle peur ? N’ai-je pas juré que jamais je ne lui ferais de mal ?... Elle est lâche ; oui, elle est lâche, très lâche ! Mais je l’aime plus que moi-même, et, si elle me demandait pardon... » Quand il pensait à elle, il se sentait faible comme un enfant.

Tout à coup, il réentendit un bourdonnement dans sa tête ; un feu lui monta à la face ; un nuage rouge passa devant ses yeux. Tuer ! tuer ! Il fallait tuer quelqu’un, il fallait boire du sang humain, pour étancher la soif terrible qui lui brûlait la gorge.

« Cette nuit, j’étrangle Zio Nicola, ce sanglier rouge, cet imbécile !... »

Quand Zia Luisa se fut retirée, le maître toucha légèrement avec son bâton l’épaule du domestique.

Pietro tressaillit, parut sortir d’un rêve :

– Qu’y a-t-il ?

– De bonnes nouvelles, – répondit Zio Nicola, d’une voix goguenarde. – Je vais te raconter la chose.

Il déploya un grand mouchoir bleu, le secoua, puis il se moucha bruyamment.

– Oui, de bonnes nouvelles ; ou, du moins, on le prétend... Est-ce que tu prends du tabac, Pietro Benu ?... Non ? Tant pis pour toi !... Moi, j’ai commencé à en prendre : je me fais vieux. C’est un mal sans remède !... Donc, ma fille épouse Francesco Rosana.

Pietro écoutait en silence. Les dernières paroles de son maître le frappèrent comme un gourdin. Hélas ! jusqu’à ce moment, il avait encore espéré qu’il se trompait.

– Pourquoi l’épouse-t-elle ? – continua Zio Nicola. – Elle aurait pu attendre, elle aurait pu épouser un beau garçon. Mais, aujourd’hui, crois-moi, les femmes préfèrent les hommes laids... Tu es un beau garçon, toi, par exemple ; mais ne va pas t’imaginer que tu plairas aux femmes. Ces temps-là sont passés, mon ami. Le coucou ne chante plus... Zia Luisa veut de lui, Maria veut de lui, tout le monde veut de lui...

– De qui veut-on ?

– De qui ? Est-ce que tu es sourd ? N’ai-je pas nommé Francesco Rosana ? Un garçon riche, un faiseur d’embarras, un conseiller municipal !... Il est certain que Maria aurait pu épouser un bourgeois, un médecin, un avocat ; mais les avocats, à ce que prétend Zia Luisa, sont des gueux... Or sais-tu qui a fait la demande en mariage ? Devine...

Pietro releva la tête, fit son habituel geste de dédain.

– Le maire, mon beau garçon ; le maire en chair et en os ! – annonça Zio Nicola, qui voulait être ironique, mais qui ne réussissait pas à cacher une satisfaction vaniteuse.

Et il ôta son bonnet, puis le remit un peu de travers sur sa grosse tête ébouriffée.

– Fort bien ! – continua-t-il. – Nous ferons comme vous voulez. Il y a des sous, chez les Rosana. Et Maria m’a l’air d’être faite tout exprès pour compter des sous !

– On dit pourtant... – commença Pietro.

Mais il fit son geste de dédain et s’interrompit.

– On dit ?... Qu’est-ce qu’on dit ?... Réponds ! Qu’est-ce qu’on dit ?

– On dit que Maria n’aime pas Francesco...

– Elle n’aime pas Francesco ? Eh ! qui peut le savoir ?... Les femmes, je te le répète, ne sont plus amoureuses... D’ailleurs, personne ne la contraint. C’est elle qui veut de lui, c’est elle qui a fait son choix. Quant à moi, je n’ai pas même essayé d’exprimer mon opinion.

« Tout est bien fini ! » – se dit Pietro. L’accent sincère et les confidences du maître lui montraient les choses dans leur laide réalité : Maria l’avait trahi de son plein gré, et, sans doute, il y avait longtemps qu’elle couvait cette trahison ! Elle l’avait trahi en lui donnant des baisers, comme Judas avait trahi Jésus.

– Oui, tout était bien fini !

 

*

*   *

 

Demeuré seul, Pietro se livra librement à sa rage et à son désespoir. Il sortit dans la cour, s’approcha de l’escalier, il rôda de côté et d’autre, épiant le moyen d’arriver jusqu’à la chambre de Maria. Mais c’était impossible ; tout était clos, tout était silencieux. Par-dessus le mur de la cour, une étoile verdâtre, aussi lumineuse qu’une petite lune, peut-être la même qui avait accompagné de ses rayons la course folle de Pietro à travers la vallée de Marreri, scintillait et semblait rire de lui et de ses fureurs.

Il rentra dans la cuisine et il se jeta par terre. Les souvenirs l’oppressaient, le suffoquaient. Ici, ici, près du foyer sacré, devant ce feu qui semblait vivre, Maria lui avait donné ses lèvres, lui avait promis d’être fidèle, s’était pâmée dans ses bras. Comment tout cela pouvait-il s’être évanoui ? Pietro, les yeux fermés, croyait entendre encore la voix chuchotante de la jeune fille, sentir encore la chère main se poser sur la sienne. Tout le reste n’était-il pas un cruel cauchemar ?... Mais soudain la voix changeait, devenait celle d’un homme ; et le rival était là, assis devant le feu, avec un sourire de sarcasme qui lui soulevait la lèvre supérieure, tandis que l’ombre de son profil aquilin s’agitait sur la muraille comme le profil d’un oiseau de proie.

D’autres visions encore se présentaient, hostiles. C’était Zia Luisa qui riait de joie, et ce rire insolite avait quelque chose de lugubre et presque d’obscène, tandis que son rouet tournait avec un mystérieux grincement, pareil à celui d’une porte rouillée, ouverte avec lenteur ; c’était Zio Nicola qui racontait ses anciennes aventures d’amour, sans épargner les détails scabreux, et Pietro se sentait enflammé de désirs. Puis, brusquement, tout se taisait, les figures des maîtres disparaissaient, le feu commençait à s’éteindre ; et alors, dans la pénombre rougeâtre, un groupe se dessinait, – celui d’un homme et d’une femme s’étreignant, les lèvres jointes. – Ce groupe, c’était Francesco et Maria.

Un léger bruit, fait dans la cour, rappela Pietro à lui-même :

« Est-ce elle ?... Oh ! si elle venait, si elle me disait : Tout cela n’est qu’un rêve. Me voici, je suis encore à toi... »

Elle ne vint pas ; mais cet instant d’espoir suffit pour amollir le cœur de l’infortuné. Pourquoi se désespérer si vite ? Après tout, le mariage n’était pas célébré encore... Du reste, quand même tout serait fini avec Maria, n’y avait-il pas d’autres femmes dans le monde ? « Je pourrai oublier. Je suis jeune, je suis fort... » Il se rappela Sabina, repensa à tant d’autres filles pauvres, qui auraient pu l’aimer passionnément. Donc, à quoi bon perdre la tête pour une fille qui le trahissait ?

Mais l’idée de la trahison irrita de nouveau sa douleur. Maria était l’aimée, l’unique ; elle était l’air qu’il respirait, le sang qui coulait dans ses veines, la souffrance qui le mettait à la torture. Sans elle, rien n’existait plus, tout s’abîmait dans les ténèbres.

Les heures passèrent. Pietro fit sévèrement son examen de conscience, se demanda s’il avait commis quelque faute, quelque erreur qui justifiât la trahison. Mais non : il n’avait rien fait que l’aimer. Pas même dans ses moments de rage, il n’eût assez de clairvoyance haineuse pour deviner la véritable raison du changement subit qui s’était opéré en Maria. Il l’avait placée très haut, très haut, comme une étoile ; et il n’apercevait d’elle que la splendeur.

« Elle m’abandonne parce qu’elle ne m’aime plus, – pensa-t-il. – Elle m’abandonne parce que tout le monde a loué devant elle Francesco Rosana ; et alors elle s’est prise à l’aimer. » Ensuite il pensa : « Francesco est laid ; mais il est instruit, il est malin, il sait parler comme un avocat. Quels moyens de séduction, quels sortilèges de regards et de paroles n’a-t-il pas employés pour me voler son cœur !... Ah ! si cette fête du Gonare n’était pas venue !... Maria est femme, et par conséquent elle est faible. On me l’a ensorcelée, on me l’a volée... Les assassins ! Qu’ils soient tous maudits ! Malheur, malheur à eux ! Malheur à Francesco Rosana, l’exécrable faucon ! Malheur à cet assassin... »

Mille projets de vengeance lui traversèrent l’âme.

« Je l’égorgerai ici, ici, devant ce foyer sacré ! – prononça-t-il à haute voix, en étendant la main vers le feu. – Ici, le jour des noces, avant qu’elle lui ait appartenu !... Ah ! j’ai besoin de sang et de larmes ! »

Encore une fois un grondement de catastrophe retentit dans ses oreilles, un nuage de sang passa devant ses yeux ; puis tout se tut, s’évanouit. Le souvenir des jours disparus à jamais lui attendrit le cœur, et il éclata en sanglots.

 

 

XIII

 

Le lendemain matin, il attendit en vain Maria. Zia Luisa descendit, lui donna un paquet de quinine et le pressa de repartir.

– Maria aussi a eu la fièvre, cette nuit. Elle n’a pas reposé un instant.

– Fièvre d’amour ! dit Pietro en se préparant au départ. J’espère que vous me ferez revenir pour la noce.

– Oh ! pour la noce, nous ferons le pain avec le blé que tu sèmes !

– À cette époque-là, je serai mort, – dit Pietro qui se mettait en route.

– Soigne-toi : tu as vraiment une vilaine mine, mon enfant ! – répondit Zia Luisa, sans que son blême visage exprimât la moindre affection pour le serviteur malade. – Soigne-toi, entends-tu ? Pour travailler, il faut se porter bien...

Sur le chemin, Pietro fut repris de ses fureurs. Donc Maria se cachait ; elle était décidée à ne plus lui accorder un seul entretien. Comment faire ?

« Je reviendrai quelquefois ; mais elle se tiendra sur ses gardes... Ah ! si je savais écrire !... Quelle lettre je lui enverrais, écrite avec mon sang !... Mais comment faire ? comment faire ? Comment vivre ? » – pensait-il, désespéré.

Il lui vint à l’esprit de se cacher dans une maison voisine et de mander Maria.

« Mais quelle raison donnerais-je aux voisins ? D’ailleurs elle se méfierait : elle ne viendrait pas, et, en outre, elle s’offenserait de mon procédé... » Puis il se rappelait les paroles de Zia Luisa : « Pour la noce, nous ferons le pain avec le blé que tu sèmes... » Et une lueur d’espérance lui rassérénait l’âme : « Rien ne presse. Attendons... »

Ce fut ainsi qu’il revint au lieu de son travail, et il sema avec amertume le blé « qui servirait à faire le pain de la noce ». Ah ! comme il aurait voulu empoisonner la semence ou la jeter au vent !

Les jours passèrent, lents, monotones, lugubres. Dans les crépuscules violets du haut plateau, la personne du serviteur trahi se dressait de plus en plus sombre, de plus en plus dure et noire. Lorsqu’il s’arrêtait sur quelque roche et que, de ses yeux sauvages, il observait l’horizon, il paraissait être la statue de la haine.

Il haïssait tout le monde : Zia Luisa, cette grasse adoratrice de l’argent, qui considérait un homme pauvre comme un être inférieur ; Zio Nicola, qui avait su, par sa beauté et par son audace, conquérir une femme telle que la sienne ; Francesco, « ce vautour » ; Maria, cette perfide qui s’était laissé ravir par l’oiseau de proie... Oui, elle aussi, il la haïssait, et, à certains moments, plus que tous les autres ; mais, jusque dans ces transports de haine au milieu desquels il se remémorait les premiers temps de son amour, les temps où il désirait Maria avec l’ardeur violente d’un brigand, la passion le dominait, farouche. Alors il redevenait l’homme primitif : tout ce qu’il y avait de généreux en lui, et même cet instinct de bonté presque féminine qui l’avait ennobli pendant la période heureuse de son amour, tout tombait, comme, à la fin du printemps, tombent les ailes des papillons ; – et il ne restait que la chenille immonde et malfaisante.

Des songes affreux troublaient son sommeil, et ses nuits étaient plus tristes encore que ses jours. Presque chaque nuit, il rêvait qu’un cortège nuptial traversait le haut plateau, foulant aux pieds le blé naissant ; et il se mettait en colère, prenait un fusil, tirait sur l’époux... Une fois, il lui arriva de rêver qu’il avait devant lui une longue route, grise entre deux haies noires, une route sans fin qui traversait le monde entier ; et il parcourait cette route avec un fagot de bois qui lui meurtrissait les épaules, comme il avait fait dans son enfance, lorsque, pour venir en aide à sa mère, il ramassait sur la montagne des branches de chêne. Il marchait, marchait, et la nuit tombait, et la route n’en finissait pas. Il avait faim, il suait, il tremblait de fatigue ; et la route s’allongeait toujours, et il ne savait pas où il allait. Dans le fond, là-bas, à l’endroit où le ciel obscur se confondait avec les haies noires, un fantôme était caché, terrible comme les fantômes qui l’effrayaient, quand il était petit, à la tombée du soir, lorsqu’il descendait de l’Orthobene avec sa charge de bois.

Après ces rêves de fiévreux, il se sentait faible, alangui ; mais, d’autre part, il lui semblait qu’il devenait rusé, que son intelligence s’affinait ; des projets de criminel expérimenté travaillaient son esprit. Ce fut dans un de ces moments de langueur physique, après un rêve où il avait tué Francesco Rosana, qu’il eut la prévision de ce qui adviendrait ensuite :

« On m’arrêtera ; on me condamnera ; je passerai ma vie au bagne. À quoi m’aura servi ma vengeance ? Elle sera pire que mon malheur... Non ! il faut être astucieux... astucieux comme les femmes... Tu vois, – se disait-il à lui-même, – tu vois comme Maria a été fourbe et méchante ! Elle m’a trahi ; elle a tendu son piège sans que je pusse rien soupçonner. Je ne réussirai pas même à lui demander : « Pourquoi as-tu fait cela ? » Et cependant je mange son pain, je dors sous son toit... Il faut que, moi aussi, je devienne méchant, calculateur, astucieux... »

Et il devenait méchant, calculateur, astucieux ; et sa douleur croissait, croissait dans la solitude, librement, comme y avait déjà crû son amour, à la façon d’une plante sauvage.

Une nuit, il retourna au pays ; mais, cette fois, ce qui le poussait, ce n’était pas une aveugle impulsion ; c’était un désir anxieux de revoir Maria, d’agir, de lutter contre le destin.

Il attacha le chien et il partit. Il arriva à Nuoro vers neuf heures. La porte cochère était close. Il frappa, dans l’espoir que Maria viendrait lui ouvrir. Et, en effet, par-dessus le mur de la cour, il vit une lueur éclairer quelques instants la façade de la maison ; mais aussitôt cette lueur s’éteignit, et personne ne vint ouvrir. Sans doute, Maria, sortie dans la cour, avait deviné qui frappait à la porte.

Un transport de rage saisit Pietro ; il eut envie de frapper très fort, d’abattre la porte à coups de pierre ; mais ensuite il pensa :

« À quoi bon ? Ce serait un scandale inutile. Ce, qu’il faut, c’est de la ruse... Comme elle est rusée, elle ! comme elle est rusée !... »

Il se dirigea vers la maisonnette de ses tantes, évitant les rares passants, afin de ne pas être reconnu. Cette maisonnette était entourée d’une cour ouverte, et les deux vieilles veillaient encore dans la cuisine à peine éclairée par un pauvre feu de sarments. Pietro, qui connaissait la maison sur le bout du doigt, gravit avec précaution l’escalier extérieur, entra dans la petite chambre à coucher qui donnait sur le balcon de bois. À tâtons, dans l’obscurité, il trouva le coffre de bois brun où les vieilles serraient leurs guenilles. Il ouvrit le tiroir et il y prit le pistolet du bandit. Zia Tonia conservait cette arme comme une relique. Pietro la lui déroba sans scrupule et reprit le chemin du haut plateau.

Mais, sans savoir pourquoi, lorsqu’il fut dans la vallée, le long des sentiers sauvages, à peine indiqués par la lumière fantastique de la lune qui, tour à tour, apparaissait et disparaissait entre les grandes nuées livides, il se rappela vaguement son rêve de la route grise, interminable, peuplée de fantômes. « Ou irai-je ? où aboutirai-je ? » – se demandait-il involontairement.

La nuit d’automne, étrange dans cette vallée nue et déserte, ravivait l’obscure suggestion du rêve. Pietro palpait le pistolet, et, par instants, arrêté derrière un massif de broussailles, il éprouvait une impression singulière. Il lui semblait que son rival passait devant lui, dans l’incertaine clarté du sentier tortueux ; et il levait son arme, tirait. Un cri interrompait le silence effrayant de la vallée ; puis, de nouveau, régnait le silence.

Pietro sentait son cœur battre violemment : il avait l’impression d’avoir déjà commis le crime. Mais ensuite il se secouait, s’éveillait de son rêve atroce, se remettait en route. « Qu’adviendra-t-il de moi ? Où irai-je ? où aboutirai-je ?... » Et il marchait, marchait sous le ciel étrange, sinistre comme l’âme d’un criminel ; il marchait dans les sentiers abrupts, tantôt pleins de ténèbres, tantôt éclairés par la lueur bleuâtre de la lune mobile. Dans l’âme de Pietro luisait aussi une clarté incertaine, qui parfois s’éteignait complètement ; et devant lui s’allongeait, interminable, mystérieuse comme dans le rêve, la voie du mal.

 

*

*   *

 

Le lendemain, après avoir examiné l’arme encore utilisable, il la cacha entre deux pierres creuses, dans un maquis épais et inexploré. Après quoi, il reprit son travail. Il lui semblait qu’il était un autre homme, qu’il sortait d’un long cauchemar.

« Comme j’étais stupide ! – pensait-il. J’aurais pu être heureux, et je ne l’ai pas voulu... Ah ! ce jour où elle est venue dans la vigne ! J’aurais pu alors devenir son amant et contraindre ainsi ses parents à me la donner en mariage. Mais au contraire... au contraire, j’ai été aussi stupide qu’un enfant... Ah ! vous me le paierez, vous me le paierez ! J’étais comme un chien qui dort, et vous m’avez réveillé à coups de pierres... Tu n’as pas voulu m’ouvrir ta porte, Maria Noina ? Très bien : tu es la maîtresse et je suis le serviteur. Mais prends garde à toi, femme ! Tu t’es amusée de moi, tu as fait de moi ton jouet, tu as voulu mes baisers ; et maintenant tu me fermes ta porte !... Tu as été fourbe, mais ta fourberie est pour moi une leçon. Moi aussi, je serai astucieux... »

Toutefois, au moment même où il pensait ainsi, il espérait encore. Ah ! s’il avait su écrire !... « Mais je reviendrai à la maison, – se disait-il. – L’hiver arrivera, et je dormirai encore sous ce toit fatal. Je réussirai à lui parler ; je lui dirai tout ce qui me ronge le cœur... »

Il se disait cela tout en travaillant. C’était une journée triste, sombre et froide. Vers le soir, la tramontane se mit à souffler, et Pietro voulut allumer du feu. Mais il s’aperçut qu’il avait perdu son briquet, probablement dans la course qu’il avait faite à Nuoro, et il se dirigea vers une cabane de laboureurs qui cultivaient un terrain voisin de celui qu’il avait semé. Il voulait leur emprunter un briquet ou se faire donner un tison ardent.

La nuit était noire et glacée ; des monts d’Orune, la tramontane soufflait par rafales. Pietro trouva les laboureurs réunis autour d’une flambée de genévrier, dont le parfum se mêlait à celui de la graisse. La fumée emplissait la cabane que secouait et que menaçait d’emporter un vent furibond. Assis autour du feu, les laboureurs faisaient griller deux cuisses de brebis enfilées dans de longues broches de bois. En apercevant Pietro, ils se troublèrent un peu ; mais ensuite ils se mirent à rire et ils l’invitèrent à dîner.

– Ça sent la viande volée ! – fit Pietro, en prenant un tison.

Et il se disposait à s’en aller ; mais les autres lui dirent :

– Si tu n’acceptes pas notre invitation, nous croirons que tu nous espionnes. Reste : la viande volée est très nourrissante... Eh quoi ? n’avons-nous pas le droit, nous aussi, de bien manger quelquefois ? Les maîtres sont-ils les seuls qui doivent manger bien ?

Pietro resta. Les laboureurs lui racontèrent qu’ils avaient volé cette brebis dans une étable, à peu de distance. Mais l’un d’eux s’écria :

– Non, non ! C’est elle qui est venue ici ! Elle semblait nous dire : « Prenez-moi et mangez-moi !... » Mange donc, Pietro Benu : tu as un visage d’affamé. Pourquoi deviens-tu si maigre ? Est-ce que tes maîtres te laissent mourir de faim ?

Puis ils parlèrent de Maria.

– Ah ! si je l’avais ici, – disait un des laboureurs, qui dévorait comme un loup, en arrachant avec ses dents de longs lambeaux de chair rôtie, – si je l’avais ici, je m’en régalerais comme de ce morceau de viande. Je n’ai jamais vu de femme plus belle. Chaque fois que je la vois, le désir m’affole. Ah ! Pietro, que ne suis-je à ta place !...

Pietro frémissait, mais il ne disait rien. « Il avait été stupide », – pensait-il.

Après ce repas pantagruélique, il resta dans la cabane. Il s’étendit près de l’ouverture bouchée avec des branchages et des pierres, et il finit par s’endormir. De temps à autre, il s’éveillait, croyant entendre les aboiements de Malafede ; et alors il prêtait l’oreille, mais il ne percevait que le hurlement du vent et le ronflement de ses hôtes. « Quelqu’un peut me voler mes bœufs, – pensait-il. – Eh bien, qu’on me les vole ! Il fait chaud ici, et je ne bouge pas : Après tout, ces bœufs appartiennent à mes maîtres maudits... Qu’ils aillent tous au diable ! » Et il se rendormait.

Vers l’aube, il fut réveillé en sursaut. Cette fois, il entendait réellement, à travers la rafale, le hurlement caractéristique de Malafede, pareil à une voix humaine, rauque et lamentable ; et Marianedda, la petite chienne des laboureurs, qui ressemblait à un jeune renard, tremblait et aboyait avec furie.

« Qu’y a-t-il ? » – se demanda Pietro, inquiet.

Il écarta les branchages qui fermaient la cabane, et il pâlit : quatre carabiniers, raides et bruns dans la première clarté de l’aube grise, montaient la pente. Il s’élança dehors ; mais, avant même qu’il pût se rendre un compte exact du danger auquel il voulait se soustraire, il se trouva pris. Les autres laboureurs furent également arrêtés. La viande, crue ou cuite, qui restait de ce malheureux repas, fut saisie, enveloppée dans la peau de la brebis volée, mise sur les épaules de l’un des coupables.

Pietro hurlait, se mordait les mains. En vain ses compagnons et lui protestaient-ils de leur innocence.

– Marche, en attendant ! – lui dit un des carabiniers, qui le poussa avec la crosse de son fusil. – Si tu es innocent, on le verra bien.

Il dut se mettre en route. Il lui semblait qu’il était le jouet d’un mauvais rêve. Il refaisait le chemin qu’il avait tant de fois parcouru si douloureusement, et il blasphémait comme un damné.

« Suis-je donc maudit ? – se demandait-il. – Qui m’a frappé d’anathème ? Que diront mes maîtres, quand ils sauront ?... Et elle ?... Croira-t-elle que je suis vraiment un voleur ? »

À un certain moment, ils rencontrèrent le propriétaire de la brebis, celui qui avait averti les carabiniers.

– Bobóre, – cria Pietro, menaçant et suppliant, – je ne suis pas coupable, moi ! Fais-moi relâcher, ou tu auras à t’en repentir !... Je ne t’ai jamais nui, Bobóre, je te le jure, aussi vrai que Dieu existe !... Fais-moi remettre en liberté ; sinon, je suis un homme perdu.

– Pietro, – répondit le pâtre, – je te crois ; mais ce n’est pas ma faute si on t’a arrêté. Je ne suis qu’un pauvre diable, et c’est la troisième brebis que ces démons me volent. J’étais à bout de patience.

Les laboureurs dirent :

– Nous l’avons trouvée morte près de la haie... morte du mal de Dieu...

– Que le diable vous pende ! On verra si c’est vrai.

– Je ne suis pas coupable ! – protestait Pietro.

– Marche donc ! – répétait le carabinier, en le poussant avec la crosse de son fusil.

– Bobóre, – implora Pietro, – va au moins chez mes maîtres. Vas-y, je t’en conjure par l’âme de ta mère, et raconte-leur comment les choses se sont passées...

Heureusement, ils arrivèrent de bon matin à Nuoro, et presque personne ne les vit. Interrogés par le juge, les laboureurs déclarèrent que Pietro était innocent. Néanmoins il attendit inutilement, pendant toute la journée, l’heure où on le relâcherait.

Averti, Zio Nicola se mit en mouvement, alla chez le juge, consulta un avocat.

– Que voulez-vous ? – répondit l’homme de loi. – Les chicanes de la justice sont aussi embrouillées que les cheveux de Méduse...

« Qu’il aille au diable avec ses paroles incompréhensibles ! » – se dit à lui-même Zio Nicola.

Et il continua ses démarches. Mais, malgré tout, dans la soirée, Pietro fut conduit de la salle de police en prison. Il y resta trois mois.

 

*

*   *

 

Pietro savait très bien qu’un accusé, même si les indices du délit sont vagues, est souvent obligé de subir une longue détention préventive ; mais il était incapable de s’y résigner : cette injustice lui paraissait monstrueuse. De jour en jour, grandissait dans son cœur un tumulte de révolte et de mauvais instincts. Il y avait des heures où il croyait qu’il devenait fou. Que faisait Maria ? L’idée du mariage, qui peut-être s’accomplirait tandis qu’il serait encore en prison, exaspérait le chagrin et la colère de Pietro.

Les Noina lui envoyaient quelquefois un peu de nourriture et des bouteilles de vin. Zio Nicola poussa la bienveillance jusqu’à solliciter du juge l’autorisation d’avoir un entretien avec le prisonnier, qu’il réconforta et à qui il raconta des historiettes gaies. Il avait dû prendre un autre domestique ; mais il dit à Pietro :

– L’an prochain, je te reprendrai à mon service.

Pietro, sombre et taciturne, ne répondit pas ; il pensait à Maria, aux noces que Zio Nicola disait prochaines ; et la seule idée de rentrer chez les Noina après le mariage et d’assister au bonheur des jeunes époux le mettait hors de lui.

Quelques jours plus tard, on introduisit dans la chambrée où se trouvait Pietro un nouveau prisonnier, qui n’était pas nuorais. C’était un jeune homme svelte, imberbe, à la physionomie d’enfant intelligent et méchant. Il s’appelait Zuanne Antine. À peine entré, il salua ses compagnons d’infortune, leur serra la main, demanda leurs noms, s’informa minutieusement de leurs affaires. Il paraissait désireux de se choisir un compagnon, un ami ; et son choix tomba sur Pietro.

– Parle-moi franchement, – lui demanda Antine. – Ce vol, est-ce que tu l’as commis ?

– Non ! – affirma Pietro.

– Tu as eu tort. Si tu avais volé, tu n’aurais pas tant souffert. Tu aurais ainsi joint l’utile à l’agréable.

Pietro sourit.

– Qui ne vole pas n’est pas un homme ! – continua l’autre. – Dis-moi une chose. Est-ce que Dieu existe, ou est-ce qu’il n’existe pas ? S’il existe et s’il est juste, il doit avoir fait le monde pour que les hommes en jouissent. Par conséquent, tout ce qu’il y a de bon dans le monde appartient à tous les hommes. Il suffit de savoir s’approprier ce qui en vaut la peine...

– Mais, tu vois, – fit observer Pietro, – on nous met ensuite en prison.

– Aussi faut-il user de ruse, – répliqua Antine. – Ce qu’il y a de bon, il faut savoir l’attraper !

– Tout malin que tu es, tu t’es laissé prendre ! – objecta Pietro, que les discours de son compagnon, moitié sérieux, moitié plaisants, choquaient et amusaient tout à la fois.

Antine cligna de ses yeux malins.

– Es-tu bien sûr, – fit-il, – que je ne me sois pas laissé prendre exprès ?... Je sortirai de prison plus blanc qu’une colombe. Je n’ai pas commis le délit dont on m’accuse, et mon innocence, je la prouverai. Une autre fois, je serai peut-être coupable, mais je pourrai dire au juge : « On m’en veut, on me persécute, on me calomnie. Je ne suis pas moins innocent que la première fois, et j’ai confiance dans l’impartialité de la justice... » Alors le juge sera disposé à me croire... Oui, oui, le juge me croira !

– Mais moi, je pourrai déposer contre toi et répéter ce que tu viens de me dire ! – s’écria Pietro.

L’autre le regarda au fond des yeux et sourit ; dans l’ombre de la chambrée, ses belles dents luisaient comme les dents d’un loup qui va mordre.

– Toi, tu seras mon ami et tu ne me trahiras pas ! – déclara Antine. – Les hommes sont tous frères et ils doivent s’aider les uns les autres, sans jamais se trahir ni se faire de tort.

Pietro ne releva pas les contradictions de ces cyniques théories. D’ailleurs le jeune prisonnier parlait sur un ton badin, et, au surplus, il était si sympathique et si insinuant, avec sa frimousse de gamin malicieux, avec ses yeux fripons, avec sa voix sonore, que tous l’écoutaient volontiers et subissaient malgré eux l’influence du nouveau venu...

Quelques jours après son arrivée, Antine se mit à raconter de terribles histoires de bandits, auxquelles il prêtait une couleur poétique. Les autres prisonniers faisaient cercle autour de lui, muets et attentifs, brûlant d’une curiosité malsaine ; et, tout comme les autres, Pietro sentait son cœur palpiter, s’enflammer d’une féroce ardeur.

Antine se vantait de connaître tous les bandits de la région nuoraise, alors infestée par le brigandage, et il montra, après l’avoir retirée de la semelle de son soulier, une lettre du fameux Corbeddu, qui lui donnait un rendez-vous sur la cime des monts d’Oliena. La lettre de Corbeddu passa de main en main ; ceux mêmes qui ne savaient pas lire examinaient curieusement ce papier, le touchaient avec respect. Pietro, à son tour, considéra longuement l’écriture, soupira et dit, en frappant avec deux doigts sur le feuillet :

– Voilà un homme !

Et il eut l’air de vouloir ajouter quelque chose ; mais soudain il se tut et il devint sombre :

« Ah ! – pensait-il, – ce Corbeddu ne se serait sûrement pas laissé offenser comme moi ! Il aurait balayé tous les obstacles, de même que le vent balaie la paille. Moi, au contraire, je suis un lâche ! »

– Eh bien, – dit-il en restituant la lettre, – il faut que j’apprenne à lire et à écrire : car, si je deviens bandit, j’aurai probablement des lettres à envoyer et à recevoir.

Il disait cela pour rire. Mais Antine se mit à l’observer d’une façon étrange.

– Ici, – lui dit-il enfin, – on a du temps de reste. Si tu veux, je t’apprendrai à lire et à écrire.

Pietro accepta avec enthousiasme ; et cette nouvelle occupation, à laquelle il s’adonna avec une application extrême, lui rendit les heures moins longues, l’absorba, le réconforta. Un vieux gardien, à qui Antine offrait à l’occasion un verre de vin, leur fournit ce qu’il fallait pour écrire, un alphabet, plusieurs numéros de journal. En quelques jours, Pietro fit des progrès merveilleux. Vers le moment de sa mise en liberté, il fut en état de lire et de comprendre une colonne entière dans un journal, d’écrire son nom et celui de Maria. Il en éprouva une joie perverse : il s’imaginait qu’il avait acquis une arme bonne à la fois pour la défense et pour l’attaque.

Cependant les jours passaient, monotones et incertains. Pietro, habitué à se mouvoir, à marcher, à travailler, perdait presque la notion du temps. Parfois il lui semblait qu’il n’était en prison que depuis quelques jours, et parfois il lui semblait qu’il était reclus depuis des années. La nuit, dans le silence lugubre qu’interrompaient seulement la voix hurlante des bourrasques et les cris monotones des sentinelles, le prisonnier avait des crises de nostalgie, au souvenir des heures nocturnes qu’il avait passées naguère près du feu, dans la chaude cuisine de ses maîtres ; et, dans les rêves qui limitaient son sommeil, il revoyait Maria, il l’embrassait, il se pâmait d’amour.

Grand Dieu ! Tout cela était-il donc fini, fini irrévocablement ? Pietro pensait à Francesco Rosana avec des transports de haine ; en prononçant le nom de son rival, il grinçait des dents. Il accusait même Francesco de sa présente disgrâce, par cette raison que, s’il n’était pas, cette nuit-là, retourné à Nuoro pour voler le pistolet de sa tante, il n’aurait pas perdu son briquet et ne serait pas allé chercher du feu chez les laboureurs. Une rage sombre et concentrée, une mortelle rancune, un instinct de révolte contre le monde et contre le destin, fermentaient au plus profond de son âme, et les théories criminelles de son compagnon de geôle, tombant comme des semences empoisonnées sur cette âme vierge, y germaient aussitôt.

– Tous les hommes sont égaux ! – disait Antine, à demi sérieux, à demi badin. – Ils sont égaux, puisqu’ils sont les fils d’un même père. Dieu est le père de tous, et, après avoir créé le monde, il a dit aux hommes : « Voilà, mes enfants ! J’ai fait une fouace, et il y a une part pour chacun. C’est à vous de la prendre. » Or, parmi les hommes, les uns ont été adroits et les autres sots : les uns ont pris une grosse part, et les autres n’ont rien eu. À ces derniers, lorsqu’ils se lamentent, Dieu dit : « Arrangez-vous comme vous pourrez, mes enfants ! Chacun pour soi et Dieu pour tous ! Tant pis pour ceux qui ne savent pas se tirer d’affaire ! »

– Mais, – énonça un jour Pietro, – pour être heureux, il ne suffit pas d’être riche.

– Qui t’a dit cela ? – ricana l’autre avec mépris. – C’est toi qui te l’imagines, imbécile ! Et moi, je t’affirme, au contraire, que celui qui est riche a tout : on le respecte, on l’aime, on le redoute ! Il n’est pas jusqu’aux femmes, si souvent incapables de rien comprendre, qui n’aiment et qui ne préfèrent les hommes bien pourvus d’argent, même s’ils sont laids, borgnes ou déhanchés.

– C’est pourtant vrai ! – murmura Pietro, pensant à Maria.

Les compagnons approuvèrent, d’autant mieux qu’ils mettaient presque tous en pratique la théorie d’Antine. La plupart d’entre eux étaient des voleurs, des malfaiteurs, des criminels ; ils parlaient un langage impur, et chacune de leurs paroles exprimait un sentiment immoral. De quelques-uns, la seule haleine paraissait empoisonner l’air fétide de la prison. À respirer cet air, Pietro sentait son cœur s’endurcir et son intelligence se corrompre, travaillée par un funeste levain. Il comprenait vaguement que le monde était semblable à une balance monstrueuse : dans l’un des plateaux, les hommes étaient précipités en bas sous le poids des injustices et des souffrances ; dans l’autre plateau, ils s’élevaient et ils n’avaient qu’à jouir.

– Pourquoi cela ? – demandait-il.

– Parce que nous sommes des sots ! répondait Antine. Parce que nous ne voulons pas comprendre que nous avons tous les mêmes droits et que le monde appartient à tous. Regarde, par exemple, les oiseaux de l’air : ils sont tous vêtus de la même façon, prennent tous leur nourriture où ils la trouvent et font tous leur nid où il leur plaît. Pourquoi les hommes ne les imiteraient-ils pas ?... Les hommes sont plus bêtes que les oiseaux, voilà tout !

– Mais, en fin de compte, il y a, comme tu dis, des gens qui sont adroits et d’autres qui sont bêtes. Moi, par exemple, je suis bête ; je me laisse offenser sans riposter, et je ne suis pas capable de prendre ce qui est bon là où je le trouve. Est-ce ma faute ?

Et, saisi de rage à la pensée que, s’il avait voulu, il lui aurait été possible d’avoir Maria, d’en savourer l’amour et de s’en approprier la fortune, il s’écriait :

– Ah ! oui, j’ai été bête ! oui, j’ai été bête !

– Mais on peut devenir adroit.

– Comment fait-on ?

– On apprend... Tu as vu comment on apprenait à lire et à écrire ? Eh bien, c’est la même chose.

À chaque instant, Pietro était tenté de révéler à Antine sa passion désespérée ; mais il n’osait pas. Dans le tréfonds de son âme, il conservait une lueur d’espérance : il se figurait qu’un obstacle quelconque surgirait et empêcherait le mariage. Francesco pouvait tomber malade et mourir ; Maria pouvait se repentir et regretter le passé...

Mais, en attendant, l’ordre d’élargissement n’arrivait pas. Pourquoi y avait-il tant d’injustice dans le monde ? Quel droit avaient les hommes d’emprisonner un de leurs semblables, sans être sûrs de sa faute ? Ah ! oui, Antine avait raison ! Le monde était une balance : sur un des plateaux on descendait, et sur l’autre on montait.

 

*

*   *

 

Lorsqu’il apprit que Maria et Francesco ne tarderaient pas à se marier, cette nouvelle combla le calice d’amertume que Pietro s’efforçait en vain d’éloigner de ses lèvres. Il devint furieux ; il secoua violemment la grille de sa prison, comme s’il voulait la rompre, et il lui sembla qu’il suffoquait. Si au moins on l’avait remis en liberté !... Il aurait pu faire quelque chose, il aurait pu essayer de tous les moyens ; il aurait prié, menacé, tué...

La dernière semaine qu’il passa en prison, il vécut dans un continuel accès de rage. Dehors, il pleuvait, il pleuvait toujours. Par la petite fenêtre grillée, Pietro ne voyait qu’une tranche de ciel livide, uniforme, traversée par quelques corbeaux au croassement rauque.

« Il n’y a pas de Dieu, il n’y a pas de Dieu ! – pensait le prisonnier. – S’il y en avait un, il ne ferait pas souffrir ainsi un innocent !... »

Mais le jour vint où la justice reconnut son erreur, et Pietro fut relâché.

Antine lui avait dit :

– Dès que je sortirai à mon tour, j’irai te retrouver. J’ai à te proposer une affaire. Sois heureux, amuse-toi bien et ne m’oublie pas.

Quand Pietro revit les rues bien connues, ce fut pour lui comme s’il s’éveillait d’un mauvais rêve, et il éprouva la joie du convalescent qui guérit après avoir été sur le point de mourir.

Les nerfs vibrants, la face blêmie par la réclusion et par la douleur, il alla chez les Noina. Maria n’était pas là. Zia Luisa l’accueillit assez froidement et lui annonça que le mariage de sa fille se ferait bientôt.

– Rentreras-tu à notre service ? – ajouta-t-elle. – J’ai entendu dire par Francesco qu’il a besoin d’un domestique.

Pietro frémit. Domestique de Francesco Rosana ? Jamais !

– Où est Maria ? – demanda-t-il.

– Je n’en sais rien... Je crois qu’elle est allée à la neuvaine... Bois donc, Pietro : tu es blanc comme un agnelet. Bois : le vin te rendra un peu de couleur... Viendras-tu à la noce ?

Il but ; mais le vin lui sembla du poison.

Quand il fut dehors, il erra autour de la maison, pour guetter Maria. Mais elle ne revint pas.

« Elle était sûrement à la maison ; mais elle n’a pas voulu me revoir ! – pensa-t-il. – Tout est fini, tout est irrévocablement fini ! »

Il se rappela ses projets de vengeance, l’idée de tuer Francesco avant le mariage ; et il se dit qu’il pourrait le faire ce soir même, en se mettant aux aguets derrière la porte des Noina. Il se figurait voir arriver le fiancé, heureux et tranquille. Un peu de courage suffirait à l’amant trahi pour se jeter sur Francesco et pour l’étrangler... Et ce serait encore la prison, le bagne, l’éternelle souffrance !... Non, non ! L’idée de retourner en prison l’épouvantait à tel point qu’elle triomphait de sa passion et de sa haine. Il se rappela les paroles d’Antine : « Il faut attendre l’occasion et la mettre à profit. »

« Oui, – se dit Pietro, – il faut attendre ! »

Et le cœur gonflé, l’âme enveloppée d’ombre, il s’éloigna de la maison fatale.

 

 

XIV

 

C’était la veille des noces. La façade et les chambres de la maisonnette avaient été blanchies et remises à neuf. Dans la cuisine, les ustensiles reluisaient, récurés avec soin ; les casseroles semblaient d’or et les couvercles d’argent, – du moins Zia Luisa l’affirmait. – La rampe de l’escalier et la balustrade du balcon, frottées avec de la cendre et de l’huile, étincelaient aux reflets d’un tiède soleil de février. Depuis les dernières pluies, le temps s’était radouci. On sentait déjà le printemps, et l’air paraissait chargé de caresses et de promesses.

Près de l’âtre et sur les fourneaux, les cafetières chantaient ; dans les chambres hautes se répandait un fort parfum de friandises et de liqueurs ; sur les tables, sur les lits, sur les chaises, sur tous les meubles, il y avait de larges plateaux contenant des tourtes aux couleurs vives et des gattos, petites constructions moresques faites avec des amandes et du miel.

Dans la cour et dans les salles du rez-de-chaussée, il y avait un continuel va-et-vient. À chaque instant, la grande porte s’ouvrait pour livrer passage à des femmes en costume sarde, vêtues de leurs plus beaux atours, qui portaient sur la tête des tourtes et des gattos, et surtout des corbeilles d’asphodèle, pleines de froment, où émergeaient de cet or poudreux les bouteilles de vin rouge et jaune, bouchées avec des bouquets de fleurs. C’étaient les cadeaux offerts aux époux par les parents, par les amis, par les serviteurs des Noina et des Rosana.

Sabina prenait gentiment les plateaux et les corbeilles, et, tandis qu’une autre cousine des Noina conduisait les femmes dans une chambre où on leur servait des pâtisseries et des liqueurs, elle entrait à l’office, vidait le grain, serrait les tourtes ; puis, dans les récipients à rendre aux donateurs, elle mettait un beau morceau de viande de bœuf, un cœur de pâte sucrée et d’amandes, des petits pâtés en forme d’oiseaux, de fleurs, de triangles. Une fille aux cheveux roux, assise devant une table qu’encombraient des morceaux de viande et des bouquets de fleurs, inscrivait sur une bande de papier les noms des donateurs.

Lorsque Sabina avait vidé le grain, serré les tourtes, elle dictait le nom :

– Zia Maria Rosana, une tourte aux amandes... Monsieur Antonio Maria Zoncheddu, un présent de grain... Donna Grazia Casula, un présent de grain et un gatto... Écris vite, Caderinedda ! Tu as l’air d’une chatte morte...

Caderinedda écrivait avec calme, sans répondre ; mais, aussitôt qu’elle se trouvait seule, elle sautait çà et là, chipait le plus de friandises qu’elle pouvait, en fourrait dans ses poches, dans son corsage, dans ses bas.

Depuis quelques jours, Maria avait l’obligation, intolérable pour elle, de ne rien faire. Toute habillée de neuf, avec une chemise blanche comme la neige, un foulard à fleurs et un petit cordon noir noué autour du cou, elle se tenait assise près d’un brasero empli de charbon ardent et causait avec les parentes du futur. Les femmes qui avaient apporté les dons lui serraient la main, se penchaient sur elle en lui souhaitant « des points de bonheur aussi nombreux que les grains de blé dans la corbeille offerte » ; puis elles allaient boire le café. Maria remerciait avec dignité, en se disant à elle-même que les souhaits n’étaient pas tous sincères. Zia Luisa, au contraire, recevait les visiteuses avec une affabilité aristocratique, et elle les obligeait à se servir abondamment de friandises, de café et de liqueurs.

Maria désapprouvait ces « façons magnifiques » de sa mère ; et même, à un certain moment, elle attira Zia Luisa dans la pièce voisine et elle lui dit :

– Laissez-les donc prendre ce qu’elles veulent et ne videz pas tout le plateau dans leur tablier !

– Laisse-moi faire, ma fille, – répondit Zia Luisa, en arrangeant son bandeau autour de sa tête. – Ces solennités-là sont rares dans la vie ; il faut les fêter dignement.

Elle n’ajouta pas que si, en pareille occasion, il était à propos de « se montrer magnifique », c’était pour faire comprendre aux gens que la famille Noina était riche ; mais la fiancée le comprit et se garda d’insister.

– Maria ! – appela une gracieuse jeune fille nommée Tatana, cousine du futur.

Maria alla au-devant d’elle et lui serra la main ; après quoi, elle l’accompagna jusqu’à l’escalier, la suivit encore des yeux, vit qu’elle s’arrêtait pour causer avec Sabina.

– Tu es contente, Sabina ? – demanda la jeune fille.

– Certainement je suis contente ! – répondit l’autre.

– Demain Pietro Benu viendra, lui aussi.

– Eh bien, qu’il vienne ! – dit Sabina avec une feinte indifférence.

– Sa venue ne te fait pas plaisir ?

– Qu’il vienne ou non, pour moi, c’est la même chose.

– Comme tu es sournoise ! Comme tu sais bien dissimuler !

Sabina sourit ; puis elle alla au-devant d’une autre femme, dont elle prit la corbeille, et elle entra dans l’office. Alors une ombre obscurcit son visage. Est-ce que Pietro allait venir ? Pourquoi viendrait-il ? Que voulait-il ? « Ah ! – pensait Sabina, – comme je désire le voir ! »

Pitié, peur, rancune et espérance l’agitaient... Elle n’osait pas s’avouer à elle-même que, depuis les fiançailles de Maria, l’espérance et la pitié avaient rallumé en elle la flamme d’un amour prompt au pardon et à l’oubli.

Par un accord tacite, le nom de Pietro n’avait plus été prononcé entre les deux cousines, et Sabina excusait Maria de la brève erreur que celle-ci avait commise : elle lui pardonnait parce qu’elle ne désespérait plus. Pietro revenait enfin ! La nouvelle de la visite qu’il ferait à ses maîtres, le jour du mariage, inquiétait bien un peu la jeune fille ; mais cette nouvelle réveillait aussi dans le fond de cette âme éprise un vague espoir. Elle serait là, prompte à le regarder avec des yeux compatissants, et peut-être s’attacherait-il de nouveau à elle.

L’esprit hanté de ces pensées, elle continua jusqu’au soir à recueillir les présents ; et elle devait les enregistrer aussi, parce que la fillette, rassasiée et rembourrée de friandises, avait abandonné son poste.

À la nuit tombante, le fiancé arriva. Rasé de frais, pomponné, avec des bottines qui criaient, avec un pantalon d’une éblouissante blancheur, Francesco était presque beau, et ses yeux resplendissaient de joie et de désir. Mais la fiancée était un peu troublée, et elle l’accueillit avec une nuance de froideur. Elle aussi, elle était inquiète de la visite de Pietro. Que voulait-il ? Que venait-il faire, ce malheureux ?

Depuis le soir de son élargissement, Pietro ne s’était plus montré. Maria, à sa grande surprise, avait reçu, un jour, par l’intermédiaire du cabaretier toscan, une lettre où Pietro la suppliait de lui donner un rendez-vous. « Tous les soirs, – disait-il, – je passerai à onze heures devant ta porte. Si lu as encore un cœur de femme, ouvre-moi. » Elle n’avait pas répondu, n’avait pas ouvert ; et lui, il était resté invisible. Que venait-il donc faire, maintenant ? Que prétendait-il ? S’était-il résigné, ou cultivait-il des projets de vengeance ?

« Peut-être – se disait Maria – peut-être vaudrait-il mieux lui parler, le convaincre, obtenir son pardon... D’ailleurs, s’il avait voulu se venger, il aurait déjà pu le faire... Et puis, est-il sûr qu’il vienne demain ? Ce que Tatana a dit à Sabina n’est sans doute qu’une plaisanterie... » Mais pourtant elle avait peur, et, malgré elle, une pensée peu charitable lui passait par la tête : « N’aurait-on pu le tenir coffré quelques jours encore ? Puisqu’il a été en prison trois mois, rien n’empêchait qu’il y fût quatre mois... Ce n’est certes pas que je lui souhaite du mal ; mais c’est pour la tranquillité de tout le monde... S’il n’était sorti de prison qu’après mon mariage, il se serait peut-être résigné plus facilement. »

Depuis quatre mois qu’elle était séparée de lui, l’absence avait fini par éteindre l’indigne passion qui, malheureusement, lui avait embrasé l’âme. Elle n’aimait pas Francesco, mais il lui semblait qu’elle avait oublié Pietro ; son cœur, guéri du terrible mal d’amour, sommeillait avec douceur, comme un convalescent. « Non, – se disait-elle à elle-même, – je ne dois pas m’effrayer : Pietro est incapable de faire du mal ; je le sais mieux que personne... »

Au surplus, mille petits soins l’occupaient et la distrayaient. Après de longues discussions, Francesco et elle avaient décidé qu’ils s’installeraient chez les Noina : de cette façon, la maison de l’époux, louée, rendrait une centaine d’écus, et Maria, en demeurant près de ses parents, jouirait mieux de son bonheur. C’était joindre l’utile à l’agréable.

La chambre de Maria fut donc remise à neuf, peinte en blanc et en rose. La couche nuptiale, qu’on avait fait venir de Sassari, les sièges, les tableaux, le miroir excitèrent l’admiration de tout le voisinage. Pendant des semaines on ne parla pas d’autre chose. La célébrité de la chambre à coucher et du trousseau de Maria franchit même les limites du faubourg, suscita l’envie et les critiques des bourgeois, d’autant plus qu’on exagérait beaucoup. On disait que la mariée porterait le costume des dames de la campagne, – jupe de drap brodée d’or et corsage garni de boutons d’or, – qu’elle mettrait des gants et qu’elle aurait le junchillo, c’est-à-dire la chaîne d’or et la montre. Tout cela était faux ; mais ces commérages flattaient Maria. Elle vivait de ces petites vanités.

 

*

*   *

 

Le matin du mariage, elle quitta le lit plus tôt que d’habitude et elle se lava toute, fermant très fort la bouche pour ne pas avaler une seule goutte d’eau : car elle devait communier pendant la cérémonie nuptiale. Ensuite elle s’habilla, et elle chaussa une paire de bottines vernies, qui lui serraient un peu les pieds, mais qui les faisaient élégants et fins. Elle resta quelques minutes à regarder ses chaussures avec une complaisance enfantine ; puis elle appela Sabina, et, relevant un peu sa jupe :

– Regarde comme mes pieds sont jolis ! – lui dit-elle, de cette voix où il y avait toujours un peu de moquerie.

Sabina ouvrit la fenêtre et se retourna, songeuse, pour admirer sa cousine. La lumière d’une limpide journée inondait la grande chambre rose ; les paysages peints sur le chevet du lit magnifique et incrustés de nacre avaient des reflets d’aurore. Dans la cour, les hirondelles gazouillaient, les coqs chantaient. Tout annonçait la paix et la joie. De l’autre côté de la cloison, Zio Nicola bâillait bruyamment, et déjà quelqu’un frappait à la grande porte.

– Faisons vite la chambre, – dit Sabina, qui commença aussitôt à remettre les choses en ordre. – La journée est splendide. Bon augure !

– Entends-tu comme mes bottines crient ? – reprit Maria en considérant de nouveau ses chaussures. – On dirait les souliers de Francesco... Mais comme elles sont étroites !... Les gens vont murmurer, quand ils me verront avec des bottines vernies. Qu’est-ce que tu en penses ?

Sabina sourit, un peu dédaigneuse. Était-il possible que Maria n’eût pas d’autres préoccupations, ce matin-là ? Pourquoi était-elle si frivole ? Ah ! elle était bien heureuse, celle-là, de pouvoir oublier et de s’intéresser si fort à des niaiseries !

Mais non ! Tout à coup, le visage calme et souriant de la mariée s’obscurcit, ses yeux devinrent presque tristes. Sabina la regarda et lui demanda d’un ton moqueur :

– Les pieds te font mal ?

– Non. Mais je songeais...

– À quoi songeais-tu ?... Tire encore un peu la couverture, comme ceci. – Dresse l’oreiller... On n’a jamais vu un plus beau lit conjugal !

– Je songeais... Francesco veut me conduire à la bergerie, le printemps prochain. Nous y demeurerons une quinzaine de jours. Pendant mon absence, viendras-tu tenir compagnie à ma mère ?

– Nous verrons. Ôte-toi de là, que j’arrose le plancher... Vite, vite, ôte-toi. Usciu, usciu 15 !...

Sabina balaya et Maria passa dans la chambre voisine. Cependant Zio Nicola s’était levé, avait endossé ses habits de fête ; et déjà il allait et venait, à travers la cour et la cuisine, traînant son bâton, donnant des ordres et des contre-ordres que personne n’exécutait. À la cuisine, Zia Luisa, plus impassible et plus solennelle que d’habitude, causait avec deux ou trois voisines.

– Quels riches présents ! – lui disaient les voisines, pour la flatter. – Jamais on n’a rien vu de pareil... Mais aussi, comme vous avez traité les visiteurs ! Vous êtes vraiment magnifiques !

– Ce sont des occasions qui se présentent rarement, dans la vie... D’ailleurs, lorsqu’on a les moyens de bien faire les choses, pourquoi se montrer avares ? Et, grâce à Dieu, nous avons les moyens.

– Oui, certes ; et que Dieu bénisse votre avoir !

Quand les chambres furent remises en ordre, Maria et Sabina descendirent à la cuisine, en se poursuivant dans l’escalier et en riant comme des fillettes. Les voisines admirèrent aussitôt les pieds de Maria.

– Ils sont si petits qu’on dirait deux plumes à écrire ! – s’écriaient-elles, penchées pour mieux voir.

Sabina offrit à Maria, par manière de plaisanterie, une tasse de café au lait.

– Tu n’en veux pas ? Eh bien, alors, c’est moi qui le boirai.

Et, comme Maria bâillait, une voisine lui chuchota avec malice :

– Va, tu ne jeûneras pas, cette nuit !

Maria rougit et s’enfuit. Elle retourna dans sa chambre et se mit à préparer ses vêtements de mariée. Cependant Zio Nicola et un frère de Zia Luisa étaient allés prendre le marié, pour l’amener à la maison de la future.

Les sœurs de Francesco, qui devaient habiller Maria, ne tardèrent pas à venir ; et, quoiqu’elles fussent déjà vêtues de riches et pesantes tunicas, de ceintures et de corsages très serrés, et que leurs mains fussent chargées d’anneaux, elles accomplirent ce qui était pour elles une obligation.

Debout devant le miroir, Maria n’en finissait pas de se regarder, se tournait et se retournait, tordait son cou pour voir ses épaules ; mais le miroir, qui était dans un faux jour, rapetissait l’image et la rendait irrégulière, de sorte que la mariée ne pouvait se rendre compte de toute son élégance et de toute sa grâce.

Ce qui la renseigna mieux que le miroir, ce fut l’évidente admiration de l’époux qui, entrant à l’improviste, s’arrêta pour la contempler, avec des yeux qui étincelaient.

– Comme tu es belle ! – s’écria-t-il.

Dans sa robe de mariée, les hanches saillantes, la taille très serrée par une ceinture d’or, le buste bien dessiné par le corsage de satin blanc à broderies, Maria était d’une beauté classique. Un bandeau très blanc, qui laissait transparaître la couleur rosée du petit bonnet et qui ne cachait pas les longs pendants de corail, entourait son visage comme d’une auréole lunaire. Une seule fois Francesco l’avait vue aussi belle, quoique d’une beauté différente : la nuit du Gonare.

Et il le lui dit, en s’approchant d’elle avec des façons caressantes et en rajustant, de ses mains qui tremblaient un peu, le ruban du riche tablier.

– Comme tu es fou ! – répondit-elle en lui donnant un petit coup sur la main avec la médaille de son rosaire de nacre.

– Assez, – dit la sœur de Francesco. – Vous badinerez plus tard.

Mais il entoura la taille de Maria et il voulut l’embrasser.

– Oh ! – fit-elle en se dégageant. – Tu veux donc communier en état de péché mortel ?

– Si les baisers sont des péchés, combien nous allons en commettre !

Maria se disposa à partir. De nouveau une ombre obscurcissait son visage : le souvenir des baisers de Pietro lui avait traversé l’esprit. Mais soudain d’autres soins la rappelèrent à la réalité, et le sourire des mariées heureuses recommença d’illuminer ses yeux.

Ce fut Zia Luisa qui ordonna le cortège nuptial.

– Vous les premiers, – dit-elle en remettant à un garçonnet et à une fillette deux cierges ornés de rubans blancs. – Vous marcherez en avant, Comme deux petits mariés... Et ne vous disputez pas, surtout !

Puis venait la mariée, entre ses deux belles-sœurs ; puis Francesco, entre Zio Nicola et le frère de Zia Luisa. D’autres parents et les amis suivaient. Il n’y avait pas une seule femme.

Zia Luisa, debout sur le seuil de la grande porte, regarda le cortège s’éloigner ; puis elle rentra dans la cuisine et, avec le coin de son bandeau, elle essuya une larme.

Dans les ruelles que les voisines avaient soigneusement balayées pour la circonstance, les femmes du peuple, les poules, les chiens et les chats firent la haie sur le passage du cortège ; mais dans les autres rues, peu animées, les gens arrivaient trop tard pour jouir du spectacle.

Malgré qu’elle en eût, Maria était un peu troublée : elle ne voyait plus, n’entendait plus ; ses jambes tremblaient et son cœur lui remontait à la gorge. Elle avait tout à la fois envie de pleurer et de rire. Elle se disait que, dans une heure, elle repasserait par le même chemin, non plus libre et jeune fille, mais éternellement liée à un homme qu’elle n’aimait pas. Et néanmoins elle ne se sentait pas malheureuse ; mais une appréhension secrète faisait palpiter sa poitrine. Elle craignait de voir d’un moment à l’autre reparaître la figure menaçante et dolente de Pietro Benu.

Le cortège arriva sans encombre à l’église, et la mariée se rasséréna. Il lui sembla que la paix silencieuse des arcades grises s’insinuait dans son âme. Oui, désormais tout était fini : il n’y avait plus rien à craindre ; le passé était bien mort.

Des verrières de l’église déserte pleuvaient sur les bancs poudreux quelques taches de soleil ; on entendait les oiseaux gazouiller dans l’air tiède et pur.

Maria et Francesco s’agenouillèrent devant l’autel, sous les regards sévères d’un Père Éternel peint dans la courbe de l’abside : – un Père Éternel qui ressemblait à un vieux pâtre sarde, entouré de nuées verdâtres. – Maria se recueillit, pria, promit à Dieu d’être une bonne épouse. Elle prononça le oui sacramentel d’une voix ferme ; et ce fut seulement après être sortie de l’église qu’elle osa lever les yeux vers son époux. Elle lui appartenait désormais pour toute la vie ; elle s’appelait, non plus Maria Noina, mais Maria Rosana. Amen.

Presque heureuse, elle revint chez elle au flanc de Francesco, qui ne cessait pas de la guigner.

– Parle, Maria, – lui disait-il doucement. – Dis-moi quelque chose ; souris... Tu vois, tout le monde nous regarde...

Elle sourit et elle répondit

– Je ne sais quoi dire... Je suis si troublée !

Les gens, avertis que le cortège allait repasser, se mettaient aux fenêtres ou sur le pas de leurs portes, s’avançaient jusque dans la rue. Une troupe de gamins entoura les mariés.

À la sortie de la mairie, commença pour les jeunes époux et pour leur suite un étrange tourment. Des fenêtres et des portes pleuvait sur eux une grêle épaisse de froment, de dragées, de fleurs ; et, comme si ce n’était pas encore assez, les femmes lançaient devant la mariée des assiettes qui se brisaient avec fracas. Cet usage, qui a une valeur symbolique, faisait rougir Maria et sourire Francesco.

Dans les ruelles les plus proches de la maison des Noina, la pluie de froment et le fracas des assiettes devinrent insupportables. Des cris de femmes et d’enfants résonnèrent :

– Prospérité ! prospérité !

Zia Luisa attendait devant la porte charretière. Dès qu’elle aperçut les époux, elle se mit à pleurer, et, tout en pleurant, elle les embrassa. Maria aussi sentit couler le long de sa joue une larme, que le bord du bandeau absorba lentement. Mais la petite tache humide n’était pas encore séchée que déjà la mariée souriait.

 

 

XV

 

Poussé par son destin, Pietro repartit dans l’après-midi de la noce chez ses anciens maîtres. Pendant des jours et des jours, il avait lutté contre le désir obsédant de revoir Maria épousée, Maria irrévocablement perdue pour lui. La raison de ce désir ? Il ne la savait pas lui-même. C’était un désir sans cause, inspiré par le désespoir.

Il vivait maintenant près de ses vieilles tantes et il travaillait dans leur petit domaine. Le matin du mariage, il s’était éveillé de très bonne heure et il s’était mis à travailler avec plus d’entrain que d’habitude ; mais sa pensée s’envolait loin de là, pénétrait dans la maison des époux, les accompagnait à la cérémonie nuptiale. Il voyait Maria dans ses vêtements de fête ; il voyait Francesco lui sourire ; il suivait en esprit le joyeux et brillant cortège. Maria resplendissait de beauté, Francesco de bonheur. Et lui... lui, il était là, courbé sur la terre qui, aux premières caresses du printemps, se parait comme une jeune épouse ; il était là, seul, trahi et oublié.

Une sueur froide lui mouillait la nuque ; ses tempes battaient ; l’envie de retourner à la ville et de se présenter chez les nouveaux mariés s’imposait à lui comme une suggestion maligne. « J’ai la fièvre ; je ne puis plus travailler ; il faut que je me repose », se dit-il, à lui-même, pour excuser sa faiblesse. Il se tâta le pouls, il essuya la sueur de son front, et, finalement, il se mit en route. Mais quand il fut à Nuoro, au lieu de se coucher, il se lava, endossa ses habits du dimanche et se dirigea vers l’endroit fatal. Il obéissait à une impulsion aveugle ; il allait chez les Noina comme l’assassin retourne sur le théâtre de son crime.

Parvenu devant la porte charretière, il hésita encore une minute ; puis il secoua la tête, de son air méprisant, et il entra. Mais, de nouveau, il s’arrêta sous le hangar. Il était environ une heure : le soleil inondait la cour ; de la cuisine s’exhalait une appétissante odeur de viandes rôties et de café grillé. On entendait des rires, des tintements de verres, tout le bruit allègre d’un festin nuptial.

Pietro regarda vers le balcon avec des yeux ardents. Devait-il gagner la cuisine et s’asseoir à sa place de domestique ? Les souvenirs affluaient à son cœur avec une impétuosité violente. En quelques instants, il revécut le passé, se rappela les premiers rendez-vous d’amour ; et il serra les dents, comme pour réprimer un cri de rage et de colère.

Une femme parut sur le seuil de la cuisine, tenant à la main un grand plat blanc, qui brillait au soleil.

– Ah ! c’est toi, Pietro ! – salua-t-elle gaiement. – Bonjour. Avance donc. Viens à la maison.

– Est-ce qu’il y a beaucoup de monde ? – interrogea-t-il en traversant la cour.

– Pas trop. Viens. Monte avec moi. Zio Nicola sera très content de te voir.

Il la suivit sur l’escalier.

– Regardez la visite qui vous arrive ! – dit la femme en pénétrant dans la salle du banquet.

Tous les yeux se tournèrent vers lui. Il toucha son bonnet, s’approcha de Zio Nicola, lui mit une main sur l’épaule. Le maître, déjà un peu ivre, s’écarta et fit asseoir Pietro à son côté ; puis il posa une assiette devant l’hôte inattendu et il lui adressa quelques paroles, que celui-ci ne réussit pas à comprendre. Pietro ne voyait plus rien, n’entendait plus rien ; il lui semblait qu’il venait de pénétrer dans un lieu ignoré, parmi une foule d’inconnus, et il ne percevait que les battements de son cœur. Peu à peu, il se calma : il distingua l’assiette posée devant lui, la repoussa, promena ses regards dans la salle.

Les convives étaient une trentaine, tant hommes que femmes. Ils étaient assis autour de tables servies sans façon, avec des assiettes peintes différemment et des verres de diverses formes, le tout prêté, sans aucun doute, par des familles amies. Les époux mangeaient dans la même assiette, selon l’usage nuptial des Sardes, et Francesco servait Maria avec une prévenance excessive.

Elle avait quitté son costume de mariée ; mais, sous son petit corsage de brocart, elle avait encore sa splendide chemise ornée de broderies ; un foulard à fond sombre, sur lequel ressortaient en couleur des roses et des jacinthes, lui enveloppait la tête. Elle était très belle, et Francesco, enivré d’amour et un peu aussi de vin, ne voyait qu’elle, sourd aux bavardages et aux cris des invités. Il ne s’aperçut point de l’arrivée de Pietro ; et Maria, non plus, ne battit point des paupières, ne cessa point de sourire.

« Elle ne me voit même pas ! – pensa Pietro. – Pourquoi suis-je venu ? »

– Tu es blanc comme une femme, – dit Zio Nicola en remettant l’assiette devant le jeune homme. – La prison t’a embelli ! Mais pourquoi diable ne veux-tu pas manger ?

– J’ai déjà mangé... Ah ! vous trouvez que j’ai embelli ? Tant mieux ! Les femmes vont courir après moi, plus encore qu’auparavant...

– Polisson ! – cria Zio Nicola. – Je me lève et je te corrige !

Maria jeta rapidement les yeux autour d’elle, observa, une seconde, le visage souriant de Pietro, puis baissa les paupières et se pencha sur son assiette. « Il ne pense plus à moi, – se dit-elle, – et il est venu pour me le faire comprendre. Tout va bien. » Mais, involontairement, elle fronça les sourcils. La main brûlante de Francesco se posa sur la sienne : elle releva la tête et elle se mit à rire. Alors il lui passa un bras autour de la taille.

Pietro ne pouvait plus détacher d’eux ses regards. Ah ! cette vision, qui s’était présentée à lui et qu’il avait repoussée aux heures les plus cruelles de son désespoir, voilà qu’elle était devenue une réalité ! La chose qui autrefois lui paraissait impossible, même en rêve, voilà qu’elle s’accomplissait aujourd’hui sous ses yeux !

Sabina était la seule qui prît garde à Pietro et remarquât le sauvage regard qu’il fixait sur les mariés. Pâle, presque défaillante, elle ne cachait ni son angoisse ni sa désillusion. Elle avait attendu son aimé, elle l’avait senti venir ; mais elle s’apercevait qu’il était venu par désespoir. « Il l’aime toujours, – se disait-elle, – et il ne m’accorde pas la moindre attention. Comme il la dévore des yeux ! Ses prunelles sont comme du vitriol... Il me fait peur. »

– Qu’as-tu, mon cœur ? – lui demanda un jeune homme, qui était son voisin de table. – Pourquoi es-tu si pâle ? Qu’est-ce que tu as vu ?

Elle haussa les épaules. Le voisin regarda autour de la salle, mais il ne vit que des visages souriants et un peu rouges.

La fête battait son plein ; tous riaient et jacassaient, les lèvres luisantes de graisse, les yeux brillants, les mains levées ; d’aimables facéties, des phrases équivoques jaillissaient d’un bout à l’autre de la table ; quelques invités blasphémaient. Debout à côté de la mariée, le visage couleur de cuivre qu’éclairait à demi un rayon de soleil, un pasteur de grande taille, aux cheveux roux et à la barbe ébouriffée, découpait adroitement un porcelet rôti, rôti à point. Le couteau à virole, qu’il avait tiré de sa poche et qui disparaissait presque dans sa main énorme et noueuse, trouvait tous les joints, tranchait tous les tendons, glissait en grinçant sur la croûte dorée de la bête. Quand le porcelet fut découpé en nombreux morceaux, le pasteur se lécha les doigts sans façon, essuya son couteau avec sa serviette, soupira et regarda autour de lui, satisfait. Deux ou trois convives applaudirent. Le marié se retourna et cria :

– Bravo, bravo, mon compère ! Si le roi était ici présent, il vous nommerait écuyer tranchant de ses chats !

Tout le monde éclata de rire, excepté Sabina, par chagrin, Zia Luisa, par décorum, et Maria par mauvaise humeur. Oui, Maria commençait à être fâchée de voir Francesco boire un peu plus qu’il n’aurait fallu : certainement, cela ferait rire Pietro.

Le large plat, chargé du porcelet, fit le tour de la table ; et Francesco, après y avoir cherché longtemps, choisit pour Maria les rognons, qu’il divisa en petites bouchées et qu’il saupoudra de sel. Mais la mariée repoussa gracieusement la fourchette qu’il lui présentait :

– Merci, – dit-elle. – Je n’ai plus faim.

Alors il lui mit de force entre les lèvres une des bouchées, qu’elle dut manger, non sans un peu de dépit.

– Laisse-moi donc tranquille ! – murmura-t-elle.

– T’ai-je offensée, Maria ? – lui demanda aussitôt son mari, feignant un grand chagrin. – Oh ! Maria...

– Allons, ne pleure pas pour si peu !... Mais, si tu veux me faire plaisir, – ajouta-t-elle tout bas, en retenant la main qu’il tendait vers son verre, – tu ne boiras pas davantage.

– Ah ! tu as peur que je ne m’endorme ? – répliqua-t-il en la regardant avec malice. – Eh bien, non, je ne boirai plus ! Aujourd’hui, je ne boirai plus une goutte !

Et il mit sa main sur celle de Maria, cessa de manger et de boire ; mais il avait déjà bu très suffisamment, et ses yeux se fermaient à demi, voilés par les fumées du vin et par le désir. Tout à coup il se leva en criant :

– Vive l’amour !

Et il embrassa d’abord une vieille parente assise à côté de lui, puis sa jeune femme. De nouveau tout le monde rit et applaudit.

– Comme il est jovial, ce Francesco ! Un grand fou ! – dit Zia Luisa à sa voisine de table.

Pietro regardait Maria, et Sabina regardait Pietro. Tous deux, pâles et sombres devant cette table dont les vins et les viandes succulentes avaient coloré même la face terne de Zia Luisa, paraissaient deux spectres venus au banquet pour y apporter le mauvais augure. Mais les convives ne s’inquiétaient pas d’eux. Pietro sortait de prison ; Sabina n’était qu’une pauvre servante maladive : qui aurait songé à s’occuper de leur tristesse ? La gaîté des autres croissait ; les plats de viandes se succédaient, faisaient le tour de la table, disparaissaient sans que personne ne pensât à remplir son assiette. Les parentes de Francesco, qui comptaient les services, y employèrent deux fois tous les doigts de leurs mains : vingt services, oui, ce n’était pas mal !...

Finalement arrivèrent le café et les liqueurs. Les femmes qui servaient à table s’arrêtèrent derrière les cimaises des invités et prirent part à la conversation. Tout à coup, un jeune istranzu, c’est-à-dire un garçon d’une localité voisine, se leva, le verre en main. Tout le monde attendait un toast ; mais le jeune homme, tenant haut son verre, allongea la main gauche en joignant les extrémités du pouce et de l’index, et il se mit à déclamer une strophe du poème Su triunfu d’Eleonora d’Arborea 16, œuvre d’un versificateur sarde :

 

          Lorsque l’amour, avec ses flèches d’or,

          Pour la première rois m’a transpercé le sein 17...

 

– Quel fou ! – dit Maria, en cachant son visage dans son tablier, pour ne pas laisser voir qu’elle riait. – Il est ivre.

Zio Nicola, debout, fit un signe à l’istranzu, et celui-ci se tut. Alors le père de la mariée s’assit à califourchon sur sa chaise, frappa sur la table avec sa canne et commença la « dispute » nuptiale. Après avoir invité les poètes présents à lui répondre, il adressa un toast aux époux et il se mit à chanter « le saint mariage et ses joies ».

Celui qui répondit fut un jeune poète, très connu pour ses heureuses improvisations. D’abord il loua les beautés de l’épouse et les vertus de l’époux. Zio Nicola, qui avait porté une main à son oreille, écoutait avec attention, se préparant à la riposte.

Par la porte grande ouverte pénétrait le soleil couchant. On apercevait dans le ciel d’un bleu vif quelques groupes de nuages blancs qui montaient lentement sur l’horizon, comme des agneaux sur une pente, et qui donnaient à ce crépuscule un calme délicieux.

Peu à peu, les convives, ennuyés de la « dispute », quittèrent leurs places et descendirent dans la cour, Il ne resta dans la salle, avec les cantadores, que deux vieux paysans, un enfant, Pietro et un jeune propriétaire. Ces deux derniers causaient à voix basse, sans écouter les poètes.

– Oui, – disait Pietro, – je possède un petit capital, et bientôt j’achèterai des bœufs, pour les revendre... J’ai aussi un associé très riche... Si tu as une couple de bœufs à vendre, je te les prendrai volontiers.

Le propriétaire ne s’étonnait pas que l’ancien domestique possédât un petit capital : Pietro n’avait pas de famille à nourrir, et tout le monde considérait sa vieille tante comme une femme qui avait de l’argent, malgré son apparente misère.

– Oui, j’ai même à vendre plusieurs couples de bœufs et de génisses, – répondit le propriétaire.

– Nous verrons cela, – dit Pietro, pensif. – En avril, nous n’aurons peut-être pas la somme nécessaire ; mais nous trouverons tout de même le moyen de faire marché avec toi... Où sont-elles, les vaches ?

– Dans la Serra... Et comment s’appelle ton associé ?

– Giovanni Antine : un garçon très malin.

– Diable ! je le connais !... Mais, à cette heure, il est en prison.

– Oh ! pour une bagatelle ! Il a rossé un employé de l’octroi. Mais il sera libre dans quelques jours.

– Ta tante a donc déniché l’acchisorju 18 ? s’écria l’autre. Tu deviendras riche, Pietro ; et je te le souhaite, parce que tu le mérites.

– Merci. Mais, crois-moi, je n’ai trouvé aucun acchisorju. Seulement, depuis quinze ans que je suis domestique, j’ai fait quelques économies : voilà tout le secret.

Il mentait, sans savoir pourquoi. Soudain il se leva de sa chaise, se mit à rire, eut la sensation de devenir gai.

– Descendons, nous aussi ! – proposa-t-il.

Du haut de l’escalier, il vit que, dans la cour, les invités dansaient la danse sarde. Assise sur les plus basses marches, une belle fille en costume du pays jouait de la fisarmonica 19, les yeux fixés sur le cercle des danseurs qui sautillaient en se tenant par la main. Mais, au moment où Pietro et le jeune propriétaire descendaient dans la cour, la musicienne ralentit son jeu, souleva le menton rose qu’elle tenait appuyé contre la fisarmonica, et elle s’écria :

– Qui va jouer, maintenant ? Moi aussi, je veux danser, à mon tour !

On la supplia de continuer ; mais elle se redressa, déposa l’instrument sur la marche, saisit par la main le jeune propriétaire et l’entraîna dans le cercle des danseurs.

Alors Sabina tourna ses yeux mélancoliques vers celui qu’elle aimait.

– Tu savais jouer, autrefois, – lui dit-elle, d’un ton grave. – Joue donc, Pietro.

Elle semblait lui demander une triste faveur. Mais il ne répondit rien.

Joue donc, Pietro Benu – cria le jeune istranza, qui était ivre. – Est-ce que tu as la colique, pour être de si mauvaise humeur ?

– Je ne sais pas jouer, – répondit alors Pietro, de mauvaise grâce.

– Eh bien, au diable la fisarmonica ! Nous chanterons, – proposa un vieux danseur, bel homme à la face rose et à la longue barbe noire.

– J’espère qu’au moins tu danseras ! – osa chuchoter Sabina, en saisissant la main de Pietro.

Il se laissa conduire parmi les danseurs ; mais, dans la main de Sabina, sa main inerte était comme morte.

Trois jeunes gens, réunis au milieu de la cour, entonnèrent le motif de la danse sarde. La partie du ténor, avec ses sonorités barbares, semblait venir de très loin, d’une forêt primordiale où un faune se serait éveillée en chantant. Autour de ceux qui chantaient, la ronde des danseurs, excitée par les accents caractéristiques de cette musique vocale, sautillait avec des ondulations serpentines, tantôt se resserrant, tantôt s’élargissant. De temps à autre, quelques garçons poussaient un cri sauvage, un cri de joie un peu sarcastique, et les chanteurs continuaient leur étrange

 

          Bimbarambarámbai, bimbarambói !...

 

Mais, à mesure que le soleil déclinait et que l’ombre de la grande porte envahissait la cour, les invités devenaient sérieux et pensifs. Chacun d’eux recommençait à se préoccuper de ses affaires et secouait l’ivresse de ce jour de noces. Peu à peu la danse et les chants se turent ; plusieurs personnes s’en allèrent. Francesco attira Maria à l’écart ; ils s’assirent, et il lui prit une main. Le mouvement de la danse et la digestion avaient dissipé la griserie du marié ; il était de nouveau galant et amoureux, mais à sa manière, c’est-à-dire d’une manière insinuante et un tantinet affectée.

Les gens allaient et venaient. Les jeunes filles et quelques jeunes garçons s’amusaient à contracter des pactes de confiance et d’amitié, en nouant et dénouant sept fois les coins d’un mouchoir, puis en se serrant la main, en se disant « vous » et en s’appelant compères et commères. Dans les pièces du haut, on entendait le tintement des verres, les voix rauques et joviales des amis de Zio Nicola. Mais, dans le lieu où s’étaient retirés les nouveaux époux, sous la voûte de l’escalier, régnait une paix douce, presque triste. Le soleil avait disparu ; l’ombre avait envahi la cour ; sur le ciel clair s’étendaient les premiers voiles d’un crépuscule mauve ; pas un souffle de vent, pas un chant d’oiseau, pas un nuage ne troublaient l’harmonie mélancolique et suave de cette heure, et le jeune couple se sentait vaguement ému. Maria était un peu pâle, et ses yeux paraissaient plus grands que d’habitude.

– Tu t’amuses ? – lui demanda Francesco, en toucha à du doigt les pierres des bagues qui chargeaient les mains de sa femme.

– Si je ne m’amusais pas aujourd’hui, – répondit-elle avec une ironie légère, quand m’amuserais-je ?

Francesco lui passa un bras autour de la taille et il la regarda au fond des prunelles, avec une passion ardente. Comme elle était belle ainsi, un peu languissante et lasse, avec ces yeux perdus qui se tournaient vers le ciel mauve ! Non, aucun roi de la terre ne pouvait être aussi heureux que l’était alors Francesco. Il frémissait doucement, comme l’arbre caressé par la brise ; il considérait la bouche de sa jeune femme et il éprouvait la joie de l’homme altéré qui va tremper ses lèvres dans l’eau pure de la fontaine.

Elle regardait au loin, et ses yeux luisaient d’une lumière incertaine, qui semblait être le reflet du ciel et qui était peut-être le reflet d’un rêve triste.

Cependant Pietro était remonté dans la salle où Zio Nicola s’obstinait à improviser encore quelques vers.

– Les temps sont bien changés, – dit le vieux paysan à la face rose et à la barbe noire. – Autrefois on chantait jusqu’à minuit, ou du moins jusqu’à l’heure où les mariés se retiraient, et on dansait aussi beaucoup. Mais, à présent, les jeunes gens sont mollasses : on se fatigue vite et on n’aime plus à se divertir. Les noces ressemblent à des funérailles.

– Voici encore une chose que j’ai remarquée, – ajouta le pasteur qui avait découpé le porcelet rôti. – Autrefois, l’usage était de donner à l’épouse un baiser sur les joues, et quelques mauvais plaisants le lui donnaient même sur la bouche. À présent, cela ne se fait plus : c’est à croire que les gens ont peur. Personne n’a embrassé Maria.

– Eh bien, moi, je vais l’embrasser ! – s’écria le vieux paysan, en battant des mains. – Il est vrai qu’en donnant le baiser il faut faire un présent. Le présent, je l’ai déjà fait ; quant au baiser, je veux le prendre.

– Si tu l’embrasses, je l’embrasserai aussi ! – annonça le jeune propriétaire.

– Francesco Rosana te défoncera les côtes.

– Allons donc ! N’est-ce pas l’usage ancien ? Quand sa mère s’est mariée, elle a été embrassée par tous les invités.

– Veux-tu me faire un plaisir ? – dit Pietro au jeune propriétaire. – Moi aussi, je dois faire un présent à la mariée : mais je ne voudrais pas que ce fût un billet de dix lires. Pourrais-tu me changer ce billet contre deux écus d’argent ?

– Pardieu, tu fais bien les choses ! – répondit l’autre. – Mais, à mon grand regret, je n’ai pas les deux écus.

Alors Pietro eut une heureuse idée : il prit à part Zia Luisa et il lui demanda si elle pouvait lui donner les dix lires en argent.

– Et même en or, si tu veux, mon enfant ! – répondit Zia Luisa. – Tout ce que tu désireras.

– Eh bien, donnez-moi un demi-marengo.

Zia Luisa changea le billet et Pietro serra dans son poing la petite monnaie d’or.

– Partons, – dit-il ensuite au jeune propriétaire. – Adieu, Zio Nicola.

– Comment ! tu t’en vas si tôt ? Bois au moins un dernier verre.

– Soit !... À votre santé !

Il but un verre de vin très fort ; puis il s’en alla, suivi de son nouvel ami. Dans la cour, il s’arrêta, un instant, le rire aux lèvres : il éprouvait un agréable vertige, et il lui semblait que la petite monnaie d’or palpitait dans son poing comme un être vivant.

– Adieu, Zia Luisa ! – cria-t-il, en incitant la tête à la porte de la cuisine. – Adieu, belle Sabina !

– Adieu, – répondit Sabina, qui accourut comme une folle jusqu’au seuil de la porte.

Mais, sortie dans la cour, elle fut témoin d’une scène étrange. Pietro et son compagnon s’approchaient des mariés. Francesco, qui s’était un peu penché sur Maria, se redressa et sourit. Le jeune propriétaire prononça quelques paroles, se pencha, donna un baiser sur le front à la mariée. Et, un instant après, Pietro l’imita ; mais, au lieu de donner son baiser sur le front, il le donna sur la joue, presque au coin de la bouche, et ensuite il lui serra la main, en lui remettant la monnaie d’or.

Sabina sursauta, crut qu’elle allait s’évanouir.

Les deux hommes traversèrent la cour et se retirèrent.

Maria montra à Francesco la pièce d’or que Pietro lui avait donnée ; et Francesco se mit à sourire, dit en plaisantant :

– Ah ! ils m’ont joué le tour ! Mais, si les autres cherchent à les imiter, ils me le paieront !

« L’imbécile ! – pensa Sabina, en tournant le dos aux mariés. – Le baiser de Pietro a été le baiser de Judas, et tu souris !... »

 

*

*   *

 

Pietro erra toute la soirée en compagnie de son nouvel ami. Ils vinrent ensemble au cabaret, et la belle Franzisca les enivra de vin et de regards provocants. Puis le cabaretier s’approcha, s’assit à côté d’eux :

– Les belles noces ! – dit-il. – Aussi vrai que Dieu existe, on n’en verra plus d’aussi somptueuses, dans ce quartier.

– Nous avons embrassé la mariée, – dit le jeune propriétaire. – Quant à moi, cela ne m’a fait aucun plaisir mais...

– Quelqu’un à qui cela fera plus de plaisir, c’est le mari déclara la femme du cabaretier, tandis que le Toscan, tournait le dos.

Et, de son regard noir et scintillant, elle attirait par une sorte de fascination magnétique les yeux de Pietro. Celui-ci la regardait sans rien dire et, pour la première fois, il s’aperçut que cette femme, qui n’avait de déplaisant que sa voix un peu éraillée, ressemblait à Maria.

Tandis que le Toscan et le jeune propriétaire médisaient de Francesco et se moquaient de ses manières prétentieuses, l’ancien domestique se leva et s’approcha du comptoir pour payer.

– Que fais-tu ? – lui cria son compagnon.

– Laisse ! – répondit Pietro. – As-tu de quoi changer cinq lires, Franzisca ?

Elle ouvrit le tiroir et elle dit, avec intention :

– Ce soir, mon mari s’en va à Oliena. Je lui ai mis presque toute la monnaie dans sa bourse.

Pietro, qui s’était penché sur le comptoir, lui fit signe des yeux. Tout en comptant la monnaie, elle répondit oui, par un hochement de tête.

Jusqu’à une heure avancée, Pietro et son compagnon errèrent dans les cabarets. Puis l’ancien domestique rencontra d’autres connaissances, et, tous ensemble, ils allèrent chanter aux portes des filles dont ils étaient plus ou moins amoureux. La nuit était douce, tiède. Pietro, ivre, pensait toujours aux jeunes mariés. C’était pour s’étourdir qu’il chantait, et, de temps à autre, à se soulageait en poussant ce cri caractéristique par lequel les paysans de Nuoro veulent exprimer leur joie ; mais, dans sa bouche, ce cri ressemblait plutôt à un hurlement d’angoisse désespérée.

Ils passèrent toute la nuit en débauche. Franzisca l’attendit longtemps, et, lorsqu’il vint enfin et qu’elle l’eut reçu ivre entre ses bras, elle l’entendit gémir et se lamenter comme un malade.

 

 

XVI

 

Deux mois s’écoulèrent. Chez les Noina, tout était rentré dans l’ordre et dans la paix. Les revenus étaient triplés ; Zia Luisa éclatait d’embonpoint et d’orgueil ; Maria aussi engraissait, et elle paraissait heureuse. Désormais elle n’allait plus nu-pieds, ne s’occupait plus des grosses besognes du ménage : elle était devenue presque une dame. Elle avait une domestique adroite, diligente ; et des ouvrières prises à la journée venaient aussi travailler à la maison, lorsqu’il fallait préparer le pain d’orge pour les serviteurs de Francesco. Elle conservait dans le tiroir du bureau une boîte pleine de billets de banque et une petite corbeille pleine de pièces d’argent. Toutes les femmes des principali nuorais la regardaient avec envie, lorsque, le dimanche, elle se rendait, splendidement vêtue, à la messe de midi. En somme, tous ses rêves s’étaient réalisés. Francesco, de plus en plus amoureux, l’entourait de soins, d’adorations, et il était si gentil qu’il en devenait ennuyeux.

Par les belles journées de printemps, les jeunes époux montaient sur la jolie cavale blanche qui les avait déjà ramenés du mont Gonare à Nuoro, et ils allaient visiter l’olivaie, la vigne, la bergerie. Ils avaient même fait le projet de passer à la bergerie tout le mois de mai, comme font beaucoup de pasteurs nuorais, l’année de leur mariage.

À proprement parler, Francesco n’était pas un pasteur ; il était un propriétaire et jouissait d’assez jolis revenus ; mais, comme le bétail et les pâturages représentaient la plus grosse partie de son avoir, il passait beaucoup de temps à sa bergerie, avec ses pâtres, ses chiens, ses superbes vaches, hautes et florissantes, qui le reconnaissaient et paraissaient l’aimer spécialement. Il les aimait aussi, leur donnait des noms poétiques, les caressait, remarquait tout de suite si elles se portaient plus ou moins bien.

Toute l’année, ces vaches paissaient librement dans les fertiles tancas de Francesco ; elles s’abreuvaient dans l’eau, courante d’un ruisseau, faisaient la sieste sous les bouquets de chênes centenaires ; et, le soir, elles se retiraient dans un enclos entouré de haies. Aucun abri pour l’hiver. Lorsque la neige couvrait les plaines, les pâtres nourrissaient le bétail avec la sida, c’est-à-dire avec les jeunes pousses et les feuilles des chênes.

À la proposition de passer le mois de mai à la bergerie, Maria avait battu des mains comme une fillette, d’autant plus qu’elle commençait à s’ennuyer de sa vie désœuvrée d’épouse riche. « Je suis trop heureuse et cela me fait presque peur, – se disait-elle, tout en brodant pour son Francesco un col de chemise avec une patience et une habileté d’Arachné. – Il ne me manque rien. À présent, la santé de mon père est bonne, celle de ma mère aussi. L’un et l’autre s’entendent parfaitement avec leur gendre, qu’ils aiment comme un fils. Tout va bien ; la récolte s’annonce bonne ; nous avons des provisions et de l’argent ; nous ne sommes inquiétés ni par des rancunes ni par des procès. Il n’y a personne qui ne nous veuille du bien. Ce malheureux lui-même ne s’est plus fait voir : il m’a oubliée, il ne pense plus à moi. Loué soit le Seigneur ! »

Elle brodait, assise à l’ombre de la grande porte. Zia Luisa et la servante travaillaient dans la cuisine. Francesco était aux champs, et Zio Nicola au cabaret. La maison des Noina, plus paisible que jamais et sûre comme une petite forteresse, dominait le pauvre voisinage où l’herbe croissait, fraîche et haute, dans les ruelles, dans les cours envahies par la farinella, par la jusquiame, par les euphorbes, et où les treilles et les haies fleurissaient avec la mélancolique poésie des êtres humbles et rustiques.

« Il y a pourtant mine chose qui me manque, – se disait encore la jeune femme, en relevant la tête pour enfiler son aiguille. – Mais cette chose-là viendra, elle aussi... Et même bientôt : dans quelques mois... Oui, elle viendra, elle viendra... » Et un transport de joie la ravissait, à la pensée que bientôt elle serait mère. « Sans enfants, ô Vierge Sainte, à quoi servent la vie, le bien-être et la fortune ? »

Hélas ! Sans se l’avouer franchement, elle finissait par sentir un vide dans son existence. La boîte des billets, le petit panier plein d’argent, les vêtements de luxe, les domestiques, l’envie des femmes de sa classe, tout cela ne suffisait pas à lui donner la plénitude de la félicité.

Et l’amour de son époux ?

Celui-ci, aux moments de sa plus ardente adoration, lui demandait :

– M’aimes-tu, Maria ? Es-tu contente ? Es-tu heureuse comme je suis heureux ?

– Oui, oui, – répondait-elle.

– Tu n’as jamais aimé d’autres hommes ?

– Non, jamais !

Et ses yeux s’obscurcissaient. Une statue aurait été moins insensible qu’elle aux caresses conjugales. Mais sou mari l’aimait, et il lui plaisait qu’elle fût ainsi chaste et ignorante, avec ces yeux qui semblaient se voiler d’une honnête pudeur.

 

*

*   *

 

Un matin de mai, les deux époux montèrent à cheval et prirent le chemin de la bergerie.

C’était la même route qu’ils avaient parcourue, les mêmes lieux qu’ils avaient traversés quelques mois auparavant, pour se rendre au mont Gonare. Mais, aujourd’hui, les campagnes, inondées de soleil, s’étalaient vertes et fleuries ; sur la plaine, brûlée en été, marécageuse en hiver, ondulait à la brise une végétation luxuriante, une mer d’herbes hautes, de chardons d’un vert argenté, d’asphodèles aux fleurs luisantes de rosée ; les férules dressaient leurs ombelles transparentes ; des manteaux de fleurs mauves couvraient les broussailles ; le pouliot et l’églantine parfumaient l’air tiède et pur. Les montagnes lointaines, plus bleues que le ciel même, enserraient le paysage dans une immense couronne de saphir.

« Maseda 20 », la cavale, avançait paisiblement sur les sentiers découverts, parmi l’herbe des tancas ; quoiqu’elle ne fût plus tourmentée par les mouches, elle se battait avec la queue tantôt un flanc, tantôt l’autre, et elle flairait l’herbe chaque fois que Francesco relâchait les rênes. Elle paraissait sensible à la joie de cette belle journée, à l’enivrement de l’air libre ; lorsqu’elle traversait un petit cours d’eau où, sur les rives, les narcisses et la menthe exhalaient un parfum excitant, elle dilatait ses narines, frémissait toute ; et elle répondait par un hennissement sonore, si quelque vache, allongeant sur le petit mur de la tanca son mufle blanc et noir, mugissait d’un air débonnaire.

Maria, s’abandonnant sur l’épaule de Francesco, se laissait bercer par le pas tranquille et cadencé de la cavale, et elle éprouvait une douceur presque triste. La tiédeur du soleil, le parfum des herbes, tout ce charme de la solitude et de l’azur, lui donnait une voluptueuse torpeur de rêve. Dans les bosquets couverts de roses sauvages, elle entendait les oiseaux roucouler d’amour, les vaches mugir, les mouches irisées bourdonner, ivres de soleil et de miel ; elle voyait les petits papillons diaphanes, verts et rouges, noirs et violets, qui semblaient nés des fleurs, se poursuivre et s’aimer follement, dans l’espace ; et un philtre d’amour, un désir confus la rendait tout alanguie. Et, cependant, l’étreinte ardente de la main de Francesco ne réussissait pas à faire éclater le feu du désir qui couvait dans son cœur : s’il s’était retourné et s’il l’avait embrassée, elle aurait pleuré de chagrin.

Ils atteignirent enfin la bergerie. Maria secoua sa tristesse, mit légèrement pied à terre et regarda si la sueur de la cavale avait taché sa jupe.

– Il me semble que j’ai dormi, – dit-elle, en faisant quelques pas pour se dégourdir les jambes.

Francesco mit en bandoulière le fusil qu’il avait continuellement sur l’arçon de la selle, et il siffla pour avertir le gardien de leur arrivée. Presque aussitôt après, les chiens de la bergerie vinrent en sautant et en aboyant, et toute la tanca, jusqu’alors silencieuse, résonna de voix amies. Les génisses meuglaient, comme si elles avaient deviné la présence du maître ; les chiens des tancas voisines répondaient aux aboiements des chiens de Francesco.

L’immense tanca était close de petits murs envahis par les broussailles ; au nord, s’élevaient de grandes roches, derrière lesquelles un sentier, abrité par de hautes ronces et par des chênes, s’enfonçait comme dans un antre. Les parcs, faits de pierres sèches que recouvraient des branchages, et la cabane où logeaient les pâtres, étaient presque au centre de cette tanca, adossés contre une roche et entourés d’une petite esplanade.

Maria se dirigea vers la cabane et se courba pour y entrer. Elle en connaissait déjà l’intérieur. Une pierre fixée dans le sol servait de foyer ; quelques grossiers escabeaux de férule, confectionnés par les pâtres, formaient tout le mobilier de cette habitation quasi-préhistorique. Une planche, disposée sous le toit de feuillage, portait les provisions ; à quelques branches saillantes étaient suspendus des vases de liège, par leurs anses flexibles, et les divers ustensiles nécessaires pour la fabrication du fromage et de la ricotta 21 ; un tranchoir de bois, deux ou trois broches, des cornes de brebis façonnées en cuillers, constituaient la batterie de cuisine de cette demeure où les époux voulaient passer heur lune de miel.

Maria fureta dans tous les coins, remit tout en ordre ; puis elle s’assit sur un escabeau en attendant le gardien, pour qui elle éprouvait une antipathie instinctive.

Ce gardien était un gros garçon mal bâti, qui s’appelait d’un nom dur, Zizzu Croca, et dont le surnom, Tarulia 22 était peu rassurant : – un type d’homme primitif, dont les gros yeux bleus, injectés de sang, brillaient dans une face d’Arabe, noire, hâlée, au profil aquilin ; – et la mastrucca 23, large casaque de peau à long poil, complétait cet aspect sauvage. Mais Zizzu Croca n’en avait pas moins des façons prévenantes et une voix douce, presque féminine.

– Laissez-moi faire, – dit-il en voyant Maria et Francesco se préoccuper au sujet de leur couchage. – Je vous ferai un lit plus beau que votre lit conjugal. Moi, je dormirai dehors, sous la haie, ou bien je me construirai une autre cabane ; et j’étendrai ici, pour vous, une belle jonchée de fougères, sur laquelle nous disposerons les matelas, les oreillers et les couvertures qu’on vous enverra de Nuoro.

Et il partit vers le ruisseau, où les fougères déployaient leurs éventails de dentelle. Il en faucha une bonne quantité ; mais, avant de les rapporter à la cabane, il prit soin que le soleil absorbât la rosée qui les mouillait.

Vers midi survint le domestique, avec un chariot chargé de matelas, d’oreillers, de couvertures, de provisions. Maria rangea tout cela ; puis les époux allèrent voir les vaches et visiter le domaine.

Le soleil brûlant inondait les pâturages ; les hauts chênes brasillaient ; les prés, couverts de réséda et de renoncules, paraissaient saupoudrés d’or ; toutes choses flamboyaient dans la pure lumière de cet après-midi silencieux. Des sauterelles bondissaient sur les buissons fleuris ; des papillons, colorés comme les fleurs, des insectes, colorés comme les plantes, vivifiaient la divine solitude du bois où, dans les fonds bleus, par delà les roches et les petits murs verts de mousse, le ciel ressemblait à une mer lointaine, à une mer de rêve.

Francesco Rosana avait un sentiment instinctif de la nature ; et, avec sa façon de dire un tantinet affectée, il racontait à sa jeune femme, en lui passant le bras autour de la taille et en la contemplant avec des yeux amoureux :

– Un jour, on m’a montré une Bible où il y avait des images peintes. On y voyait le paradis terrestre, avec de grands arbres et des champs fleuris, comme dans notre tanca. Adam et Ève cheminaient sur le gazon. Eh bien, il me semble que nous aussi, nous sommes dans le paradis terrestre. Que de fois je t’ai désirée, ici, quand j’étais garçon !... Ah ! il me semble que c’est un songe...

Et il la serrait contre lui, comme s’il avait peur de la voir disparaître. Elle le laissait faire, calme et souriante comme une déesse ; et elle cheminait, foulant aux pieds les fleurettes et les insectes, cueillant au passage les églantines qui lui frôlaient la main.

Les génisses blanches, tachées de noir, les taureaux roux, aux grands yeux humides et rêveurs, les veaux, couleur de café au lait, avec leurs mufles roses et leurs cornes naissantes, tournaient la tête et secouaient la queue, comme pour saluer leurs jeunes maîtres.

 

*

*   *

 

Maria se plaisait à cette existence idyllique, et elle aurait voulu que le mois de mai durât éternellement.

Elle se levait à l’aube, quand les cimes des chênes, argentées par le reflet du ciel clair, frissonnaient sous la brise, et elle assistait avec Francesco à la traite des vaches et à la fabrication du fromage, aidant les pâtres à verser le lait et à préparer les récipients. Les vaches sortaient l’une après l’autre des parcs et venaient s’arrêter près du pâtre, quand Francesco les appelait par leur nom. De leurs grandes mamelles roses le lait jaillissait, tiède et fumant, dans le chaudron de cuivre ou dans les vases de liège. À travers les haies, les veaux regardaient, curieux, de leurs grands yeux attentifs ; et il semblait aussi que, depuis l’extrémité de la pelouse, les hautes tiges de l’avoine, les ombelles de la férule, les yeux d’or des renoncules saupoudrées de rosée, regardaient, émus et frémissants, cet acte qui, dans sa simplicité primitive, ne laisse pas d’être solennel et sacré.

Ensuite Maria repassait au feu le fromage, après l’avoir laissé un peu fermenter, et elle le façonnait en pains oblongs. Elle était fort gracieuse, quand elle s’acquittait de cette tâche ; elle retroussait les manches de sa chemise jusqu’aux coudes, repliait sur le sommet de sa tête les coins de son foulard, si bien qu’on voyait ses pendants de corail ; et elle se penchait sur le foyer flambant, tournait adroitement, avec une spatule, le fromage dans une bassine de cuivre. Puis, quand il prenait la consistance d’une pâte élastique et jaunâtre, elle le retirait, le mettait dans un plat concave, le hissait avec ses mains mouillées, lui donnait la forme d’une grosse poire, le jetait dans l’eau fraîche ; et, aussitôt après, elle recommençait une autre pièce.

De leur côté, Francesco et le domestique façonnaient, avec la pâte ainsi apprêtée, de jolis petits fromages en forme d’animaux, de vaches, de sangliers, de cerfs, des tresses et des statuettes qui ressemblaient à des idoles indigènes, de minuscules, chevaux qui avaient leurs selles, leurs brides et leurs cavaliers. Ces jouets comestibles seraient offerts par Zia Luisa aux enfants des parents et des amis.

Après quoi, Maria préparait le déjeuner, et le pâtre y était admis à la table patriarcale des maîtres. Le plus souvent, on déjeunait en plein air, sous un chêne. Après le repas, les époux allaient se promener dans la tanca, faisaient visite aux bergeries voisines, et quelquefois ils poussaient même jusqu’à la chapelle du Spirito Santo, qui se dressait solitaire et noire comme un rocher, parmi la verdure des pâturages.

Lorsqu’ils ne s’éloignaient pas de leur bergerie, Francesco et Maria, aux heures chaudes, se reposaient sous les arbres, et ils finissaient d’ordinaire par s’endormir, à l’ombre des chênes agités par la brise et dorés par le soleil, sur un lit de foin ou de pâquerettes, devant ces horizons si bleus et si lumineux qui donnaient l’illusion d’une mer lointaine. Quand Maria se réveillait, elle faisait le café ; puis, assise devant la cabane, au pied de la roche, elle brodait une chemise, tandis que Francesco lisait un vieux numéro de la Nuova Sardegna ou le poème sarde de Dore di Posada, Su triunfu d’Eleonora d’Arborea. La solitude était douce et profonde ; les chiens sommeillaient ; sur la prairie, au fond du plateau, les veaux couraient et prenaient leurs ébats ; on entendait quelques coups de sifflet, quelques voix affaiblies par la distance ; l’ombre des chênes s’allongeait sur l’herbe et le soleil déclinait lentement.

À la tombée de la nuit, Maria préparait le souper ; puis, si la soirée n’était pas trop fraîche, les époux faisaient encore une petite promenade. Des lucioles brillaient, immobiles sur les herbes comme de mystérieuses fleurs nocturnes, et elles semblaient refléter la splendeur verdâtre des premières étoiles qui scintillaient sur le ciel encore violacé. Tout se taisait, d’un silence religieux ; au bout des branches, les feuilles des chênes tremblaient, tout près des astres ; le pâtre aux vêtements sauvages, accroupi devant les parcs, récitait le rosaire.

Enfin les époux regagnaient leur couche végétale, et la nuit sereine déployait ses ailes de gaze sur la nature endormie.

 

*

*   *

 

Chaque soir ; l’un des pâtres, le plus jeune, garçon maladif et taciturne, portait à Nuoro le produit des vaches ; et, le matin suivant, il revenait avec les provisions que Zia Luisa envoyait aux époux. Zio Nicola ne manquait jamais de leur faire dire qu’il viendrait bientôt ; mais il n’arrivait jamais.

Rien ne troublait l’idylle printanière de Maria et de Francesco. Les seules visites qu’ils recevaient étaient celles de quelques pâtres du voisinage ou de quelques voyageurs qui leur apportaient des nouvelles de Nuoro et qui s’arrêtaient, un moment, dans leur bergerie. Mais Turulia, l’aîné des deux pâtres, se disputait souvent avec Francesco pour des choses insignifiantes. Au contraire, il se montrait affectueux et empressé avec Maria, et il se plaignait souvent à elle des exigences du maître. La nuit, il se blottissait sous un abri de branchages, à quelques pas de la cabane, et il veillait comme un chien.

Un soir, au moment où l’on rentrait les vaches, Francesco s’aperçut qu’il en manquait une. Comme d’habitude, une courte discussion s’éleva entre le maître et le domestique ; puis ils partirent ensemble pour chercher la bête disparue. Ce fut la première fois que Maria resta seule à la bergerie ; mais Francesco lui promit de rentrer promptement, et, pour tromper l’ennui de l’attente, elle s’avança jusqu’aux roches qui dominaient le chemin.

Déjà la lune éclairait la tanca ; mais, à l’occident, le ciel conservait une teinte rouge feu. Appuyée contre une pierre, Maria voyait à ses pieds le chemin bordé de haies, et, plus loin, un coude de la sente qui traversait la tanca limitrophe. Tout à coup, il lui sembla qu’elle entendait les pas d’un homme au fond du chemin. Croyant que c’était Francesco, elle se pencha un peu en avant ; mais elle ne vit personne, et le bruit de pas cessa. Elle appela :

– Francesco !

Point de réponse. Alors, elle regarda de nouveau vers la tanca voisine, et elle aperçut un homme grand et svelte, qui franchissait à la hâte la partie de la sente visible de l’endroit où elle se trouvait. Elle crut reconnaître cet homme, et, si un fantôme lui était apparu en ce moment-là, il ne l’aurait pas effrayée davantage... Instinctivement, elle se cacha derrière la roche et elle resta quelques minutes immobile, glacée, palpitante. De confuses pensées lui traversaient l’esprit... Qu’est-ce que Pietro cherchait de ce côté-là ? Car elle croyait bien avoir reconnu Pietro. Oui, c’était lui, grand et svelte, avec son justaucorps de peau jaunâtre 24. Aucun autre paysan nuorais n’avait cette allure fière, et il lui était facile de le reconnaître, même de loin et au clair de lune... Elle domina sa frayeur pour regarder encore, pour écouter. Mais rien, personne. Le clair de lune étendait sur les tancas sa paix mystérieuse ; à l’ombre des maquis, luisaient les lucioles verdâtres ; dans l’herbe, les grillons chantaient leur interminable sérénade...

« Non, – se dit Maria, – je ne me suis pas trompée. » Et elle regagna la cabane. Une vague inquiétude l’agitait. Elle alluma la lampe et elle prépara tout pour le souper ; mais les moindres bruits la faisaient tressaillir.

Francesco ne tarda pas à reparaître :

– Aucune trace de la vache ! – dit-il, fort en colère. – Tu verras qu’on ne la retrouvera point. Ah ! tout cela finira mal. Ce Turulia est un vrai vautour !

– De quoi l’accuses-tu ?

– De quoi je l’accuse ?... Je m’en expliquerai avec lui. Il rôde dans ces parages des figures qui ne me plaisent guère.

Maria n’osa pas dire qu’elle avait cru apercevoir Pietro. Francesco reprit :

– Dans ces derniers temps, les pâtres des environs ont eu plusieurs fois des vaches et des taureaux volés. Il doit y avoir une véritable association de malfaiteurs : des bandits qui s’entendent avec les pâtres, et, naturellement aussi, avec ce fameux vautour...

– Que comptes-tu faire ?

– Attendre quelques jours. Mais, quand nous serons rentrés au pays, tu verras.

Cependant, comme la nuit était déjà avancée, Turulia revint avec la vache qui boitait, et il dit qu’il l’avait retrouvée au fond d’un ravin.

 

*

*   *

 

Il y avait trois semaines que les époux jouissaient de leur lune de miel dans le calme de la bergerie. Zio Nicola était venu passer une journée avec eux ; et, une autre fois, ce furent les parentes de Francesco qui vinrent.

Le temps continuait à être magnifique ; le ciel conservait cette limpidité radieuse qui parfois, en Sardaigne, devient implacable et funeste : l’herbe commençait à jaunir, l’eau des ruisseaux baissait de plus en plus.

Un matin, Sabina, montée en croupe sur le cheval du plus jeune pâtre, vint à son tour voir les époux.

– Je t’annonce que j’ai un prétendant, – dit-elle à Maria. Et, comme elle remarqua tout de suite qu’une ombre passait dans les yeux de la jeune femme, elle se hâta d’ajouter :

– D’ailleurs, tu le connais. C’est un paysan, Giuseppe Pera. Il n’est pas joli garçon, mais il est honnête et il a un peu de bien au soleil. Sont frère possède une bergerie dans le voisinage.

– Bonne chance, alors !

– Pas si vite ! – dit Sabina. – Je ne l’aime pas, moi !

Et elle s’écarta pour cueillir dans les buissons des fleurs dont elle suçait le miel.

– L’après-midi, comme Sabina était couchée sur l’herbe, dans le silence embaumé du bois, elle entendit les époux qui riaient et qui s’embrassaient, sous un arbre. Elle se rappela les baisers que Maria et Pietro s’étaient donnés, là-bas, au milieu des champs de blé mûr, dans le silence du haut plateau, et elle frémit. Elle brisa avec ses dents une tige d’avoine, et elle pensa longuement à Pietro. Elle l’aimait toujours, elle l’aimait plus que jamais. Pourquoi ne revenait-il point à elle, maintenant que Maria donnait ses baisers à un autre ?

 

 

XVII

 

Le jour suivant, deux autres vaches disparurent de la tanca. Francesco ne se mit pas en colère ; mais il devint pâle et il regarda de travers son domestique.

– Bon, – lui dit-il. – J’imagine que, cette fois encore, les vaches ont dû se précipiter dans le ravin. Passe de ce côté ; moi, j’irai de l’autre.

Et il ajouta, s’adressant à sa femme :

– Je pousserai jusqu’à la bergerie des Pera, pour leur demander s’ils ont vu les vaches. Je ne tarderai pas à revenir.

Le domestique et le maître s’en allèrent. Maria prépara le souper ; puis elle sortit de la cabane et elle attendit. Elle était un peu soucieuse, à propos des vaches ; mais elle espérait que tout se passerait comme l’autre fois et que Francesco ne la laisserait pas seule plus d’une demi-heure.

Assise devant la cabane, elle regardait devant elle, au delà de la clairière, vers le bois par où Francesco devait rentrer. Elle se disait : « Dans deux ou trois jours, nous retournerons à Nuoro. La chaleur commence, et bientôt on fera la moisson. Il est temps de travailler et de se montrer bonne ménagère. Ma mère doit être fatiguée, la pauvre femme. Oui, il est temps de retourner là-bas. »

Des réminiscences, des ombres fugitives effleuraient son esprit... Une année s’était écoulée, depuis la dernière moisson. Que de choses en une année ! Comme on vieillit vite !... Oui, l’année précédente, elle était légère et capricieuse comme une fillette de quinze ans ; mais, aujourd’hui... Aujourd’hui elle avait honte de ses sottises d’autrefois ; elle en avait honte, mais elle n’en éprouvait pas de remords, En somme, qui n’a pas été jeune ? Qui n’a pas essayé d’ouvrir le livre des songes ?

« Que celui qui est sans péché me jette la première pierre ! – pensait la jeune femme, qui avait apporté à la bergerie la Filotea 25.

– Je suis maintenant une femme fidèle ; je suis sage comme une vieille. Que peut-on exiger de plus ? »

Mais, tandis qu’elle raisonnait ainsi, les yeux fixés dans le vague, elle oubliait les vaches perdues, les soupçons de Francesco ; elle oubliait même que la demi-heure pendant laquelle il devait être absent était déjà écoulée.

Le soir tombait, doux et profond, presque un soir d’été. Le ciel avait déjà perdu sa transparence printanière ; il se courbait, un peu opaque et cendré, sur les chênes immobiles, et il ressemblait à un velours piqué çà et là par les premières étoiles.

Ce silence mélancolique, cette lumière expirante qui rendait livide la cime grise de la roche, au-dessus de la cabane, commencèrent à inquiéter Maria. Déjà les lointains s’estompaient ; le bois devenait plus noir sous le ciel, plus cendré ; mais Francesco ne revenait pas. Peu à peu, un sentiment de tristesse et de crainte presque enfantine succéda chez la jeune femme aux rêveries douces et confuses. Pourquoi Francesco ne revenait-il pas ? Il avait promis qu’il ne tarderait pas à revenir. Qu’est-ce qui le retenait ?

« Je suis seule, il le sait bien. S’il ne revient pas, cela veut dire que quelque chose l’en empêche. »

Elle se leva, traversa l’esplanade, braqua les yeux au loin : personne ! Le gros chien de la bergerie aboya ; ses aboiements de jeune bête, clairs comme une voix humaine, remplirent, un moment, le silence profond de la nuit. Maria s’attrista davantage, et elle appela :

– Francesco ! Francesco !

Sa voix se perdit, toute grêle dans le silence du vaste pâturage. Elle poursuivit son chemin dans l’herbe, s’arrêta de nouveau, regarda autour d’elle. Jamais comme ce soir-là elle n’avait été troublée par le mystère du crépuscule, des ombres envahissantes. Que se passait-il derrière les bois déjà noirs ? Que voyaient ces grosses pierres, posées dans un étrange équilibre sur les rochers et encore éclairées par les dernières lueurs du crépuscule ? Pourquoi l’herbe, les fleurs sombres et les asphodèles murmuraient-ils sur son passage ?

« Bonne Notre-Dame du Mont, bonne Notre-Dame du Mont, qu’est-il donc advenu ? »

Elle marcha, marcha devant elle, traversa le pâturage, s’engagea sous la futaie. L’ombre s’épaississait sous les chênes, opaque, presque palpable. Maria éprouvait une étrange impression : il lui semblait que des voiles se déchiraient à son passage ; et le cri-cri des grillons, qui s’interrompait tout à coup, les gémissements indistincts des oiseaux nocturnes lui paraissaient être des voix faibles émises par les chênes endormis.

Elle arriva ainsi jusqu’à la limite de la tanca, franchit le petit mur, traversa encore un pré. Son trouble croissait, son cœur battait avec violence.

– Francesco ! Francesco !

Pas de réponse. Un point rouge brillait dans le lointain : elle se dirigea de ce côté. De temps à autre, elle s’arrêtait, croyant entendre des voix et des pas d’hommes. Un chien aboya ; un autre répondit, dans le lointain.

« Francesco, – pensa-t-elle, – doit être revenu à notre bergerie. Nous ne nous sommes pas rencontrés. J’ai eu tort de m’éloigner de la cabane. » Mais, puisqu’elle était à mi-chemin, elle poursuivit sa route vers la bergerie d’Antonio Pera.

– Antonio, Antonio ! – se mit-elle à crier.

Le point rouge s’éteignit, et une figure noire traversa la prairie en courant.

– Qui est là ?

– C’est moi ! – répondit-elle, d’une voix haletante.

– Toi, Maria ! Qu’est-il arrivé ?

– Ah ! Antonio, comme j’ai peur !... Francesco n’est pas venu à ta bergerie ? Où peut-il être allé ? Comme j’ai peur !

– Il y a une demi-heure environ qu’il était ici ; mais il est reparti tout de suite en disant qu’il allait faire le tour de la tanca et qu’il te rejoindrait aussitôt après. Je suppose qu’il doit être rentré à la bergerie. Allons voir. Je t’accompagne.

Ils retournèrent vers la cabane ; mais, nonobstant les paroles du pâtre, Maria frissonnait d’un tremblement nerveux.

– N’aie pas peur. Ils ont peut-être trouvé les traces des voleurs, et c’est pour cela qu’ils sont en retard.

– Comment auraient-ils pu distinguer les traces, par cette obscurité ? – fit observer Maria.

Il n’y avait personne dans la cabane ; le chien aboyait furieusement, et Maria crut sentir dans ces abois quelque chose de lugubre.

– Que faire ? que faire ?... Allons et cherchons, – fit-elle, désespérée. – Je pressens qu’il est arrivé un malheur.

– Mais non. Qu’est-ce qui te passe par la tête ?... peut-être Francesco est-il rentré tout à l’heure et te cherche-t-il maintenant...

Maria retourna dans la prairie et recommença de crier :

– Francesco ! Francesco !

Les chiens seuls répondirent. Le pâtre alluma du feu dans la cabane ; puis il sortit en disant à Maria :

– Si tu ne crains pas de rester seule quelques minutes, je vais tâcher de le trouver.

– Va, je t’en prie par l’âme de tes morts ! Va !

Il s’éloigna à grandes enjambées. Elle se rassit sur l’escabeau de férule, devant la cabane, et elle attendit.

 

 

XVIII

 

Il se passa quelque temps avant le retour d’Antonio. Maria prêtait l’oreille aux moindres bruits, et, peu à peu sa tristesse et son inquiétude augmentaient. La clarté du feu décrivait un demi-cercle rougeâtre devant l’ouverture de la cabane, et les étoiles scintillaient sur la ligne sombre des bois. Les chiens s’étaient apaisés ; l’un d’eux seulement aboyait encore, dans le lointain.

Enfin le pâtre revint et il dit, mais d’une voix hésitante :

– Décidément, c’est ce que je supposais : ils ont retrouvé les traces des voleurs, et ils les poursuivent...

– Non, non, il est arrivé un malheur, j’en suis certaine ! – gémit Maria en se levant et en se tordant les mains de désespoir.

Le pâtre essaya de la rassurer ; mais elle ne l’écoutait pas. Elle éprouvait une sensation d’angoisse ; il lui semblait qu’elle était aveugle ou que la nuit allait se prolonger éternellement.

À qui s’adresser pour implorer du secours ? Les pierres, l’herbe, les buissons ne s’émouvaient pas, et les hommes ne pouvaient rien contre l’horrible fatalité dont Francesco devait être victime.

– Francesco ! Francesco !

Pas de réponse, ni de lui ni de personne.

– Si du moins il ne m’avait pas promis de revenir !... Mais il me l’a bien promis... Et, d’ailleurs, est-il possible qu’il se soucie d’une vache plus que de moi ?... Il sait que je suis seule, en pleine nuit...

Le pâtre comprenait qu’elle avait raison ; mais il tâchait de la réconforter :

– Il n’est pas tard encore. Regarde les étoiles : il est à peine neuf heures et demie. Pourquoi te désespérer ainsi ? Tu n’es plus une enfant...

– Viens, cherchons encore. Je veux t’accompagner.

Ils retournèrent à la bergerie d’Antonio. Maria chancelait, et le pâtre était obligé de la soutenir. Dans la cabane, ils trouvèrent le vieux berger qui persuada à la jeune femme de se reposer et d’être sans inquiétude.

– Tu vas voir, – lui dit-il ; – tout à l’heure, Francesco sera de retour. Pourquoi t’effraies-tu ?... Sans doute, il a eu tort de te laisser seule ; mais l’amour-propre ou le désir d’empoigner les voleurs lui a fait oublier son devoir. Pour l’en punir, demeure ici. De cette façon, lorsqu’il rentrera dans votre bergerie et qu’il ne t’y trouvera pas, il éprouvera un peu d’inquiétude... Couche-toi sur ce sac. Antonio ira chercher encore aux environs, et moi, je veillerai... Non, il ne faut pas avoir peur : qui voudrait faire du mal à Francesco ?

Maria s’assit sur le sac ; son visage paraissait de cire. – « Qui voudrait faire du mal à Francesco ? » Elle était seule à le savoir.

– Aujourd’hui, – reprit le vieux berger, tandis qu’Antonio s’éloignait pour la seconde fois, – j’ai entendu Francesco se disputer avec son domestique. Est-ce qu’ils ne s’entendent pas bien ensemble ?

– Non ; et c’est précisément Turulia qui m’effraie. Francesco disait hier que ce vilain garnement a de mauvaises relations et qu’il est probablement d’accord avec les voleurs de vaches... Je vous dis cela entre nous, vous savez !

– Sois tranquille, je ne le répéterai pas. Mais les autres pâtres ont entendu comme moi Fraucesco et Turulia se disputer.

Maria se tut et ferma les yeux. Le berger la crut assoupie et sortit de la cabane. Mais elle ne dormait pas ; son désespoir croissait, la gagnait toute, la submergeait comme une eau muette qui monterait toujours, implacable.

« Francesco est mort, et c’est Pietro qui l’a tué... Et moi, je suis forcée de me taire... » Cette pensée ne la quitta plus. Cependant elle espérait encore se tromper, et elle attendait, elle attendait... Par instants, elle croyait percevoir le pas léger de Francesco : elle ouvrait les yeux, regardait ; mais, à la lueur blafarde du feu, elle n’apercevait que le profil noir du berger qui veillait, assis à l’entrée de la cabane.

– Zio Andria, vous ne voyez personne ?

– Non, personne... Tiens-toi tranquille et dors. Ils viendront tout à l’heure.

Elle refermait les yeux, et de grosses larmes brillantes sillonnaient sa face, mouillaient ses lèvres convulsées. – « Tiens-toi tranquille et dors » : quelle ironie !

Oui, oui, Francesco était mort ! Ou peut-être était-il seulement blessé, peut-être appelait-il au secours ?... Et elle restait là, sans bouger de place, les dents serrées, les ongles plantés dans les paumes de ses mains. Pourquoi ne bougeait-elle pas ? Pourquoi ne criait-elle pas ? Hélas ! Il lui semblait que le remords la paralysait toute. Elle se disait : « Francesco est mort, et c’est ma faute. »

Elle rouvrit ses yeux pleins de larmes.

– Tu ne vois personne, Zio Andria ?... Il faut aller voir. Cette immobilité me tue... Je veux redescendre au pays, avertir mon père...

– Est-ce que tu es folle ? Ils vont revenir... Tiens-toi tranquille... Ils vont revenir.

Ah ! si c’était vrai !... si tout cela n’était qu’un mauvais rêve !...

L’orient blanchissait ; le bois frissonnait doucement, comme dans l’attente du lever prochain de la lune ; les étoiles paraissaient plus grandes, plus brillantes, et la nuit poursuivait son cours, insensible à la douleur des créatures perdues sur la terre silencieuse.

Maria pleurait et se disait :

« Qu’arrivera-t-il si Francesco est mort, comme je le crains ? Mon devoir est de me taire, pour mon honneur et pour celui de sa mémoire. Il est interdit à mes lèvres de s’ouvrir jamais, et ce sera mon plus terrible châtiment... Qu’arrivera-t-il, ô mon Dieu, qu’arrivera-t-il ?... Ah ! j’avais bien raison de craindre, j’étais trop heureuse ! »

Et elle se rappelait toutes les particularités de son roman d’amour, tous les baisers que lui avait donnés Pietro, la promesse faite par le jeune serviteur : « Je ne te ferai jamais de mal. »

« À moi, non ; mais à Francesco ?... Ah ! combien funeste a été le jour où nous avons accueilli Pietro dans notre maison ! Mais pourtant, si je me trompais ?... peut-être est-ce Zio Andria qui a raison : peut-être n’est-il arrivé aucun malheur... À l’aube, Francesco reviendra. Que dira-t-il, lorsqu’il ne me trouvera plus dans notre bergerie ? »

La fatigue triomphait d’elle et le sommeil l’enveloppait peu à peu comme une moelleuse et tiède couverture de velours. « Il faut que j’aille voir », se répétait Maria. Mais il lui était impossible de faire un mouvement. D’ailleurs, où aller ? La lune n’était pas levée encore ; Antonio ne rentrait pas ; le vieux berger allait et venait de la cabane au petit mur d’enceinte.

– Zio Andria, Zio Andria, vous n’apercevez personne ? Quelle nuit horrible ! – murmurait-elle, quand la silhouette du berger se profilait à l’ouverture de la cabane. – Je veux aller voir... Je veux descendre à Nuoro...

– Mais dors donc, ma fille ! Si Francesco ne revient pas, c’est bon signe : cela veut dire qu’ils sont sur les traces des voleurs.

– Il faut que je retourne à notre bergerie, – dit-elle.

– Attends au moins le lever de la lune.

Elle pencha de nouveau la tête et elle s’assoupit.

Il lui sembla qu’elle avait dormi à peine un moment ; mais, lorsqu’elle s’éveilla, elle vit que la lune était presque au haut du ciel, et elle se dressa, frissonnante.

– Zio Andria ! Zio Andria !

Personne ne répondit. Les pâtres l’avaient donc encore laissée seule, l’avaient abandonnée ? Elle eut envie de crier comme un enfant qui s’affole ; mais elle se maîtrisa, sortit de la cabane, regarda autour d’elle, se mit en chemin. La lune, à son dernier quartier, répandait sur les tancas une clarté livide, presque funèbre.

« Puisque Zio Andria s’est éloigné aussi, c’est qu’il est arrivé un malheur », pensa-t-elle. Et soudain elle se sentit animée d’un courage suprême. Elle hâta le pas, sauta le petit mur, s’enfonça sous les arbres, prit le sentier, sur lequel la lune, à travers les branches des chênes, jetait la broderie jaunâtre de ses lueurs vagues et tristes.

Poussée par la douleur et par le désespoir, elle s’avançait sous le bois, dans la nuit, comme une figure de légende. Les apparences les plus tragiques, la lueur de la lune à son déclin, le bois peuplé de fantômes, l’effroi, le pressentiment, le remords, l’infortune et le crime l’entouraient. Mais elle passait au milieu de tout cela avec cette force de volonté inconsciente qui était le fond de son caractère et qui la guidait dans la vie comme à travers le bois ténébreux. Elle ne pleurait plus ; elle voulait savoir, elle voulait se convaincre ; sa plus cruelle douleur était l’incertitude.

Elle arriva devant sa cabane et elle s’arrêta quelques instants pour écouter. L’esplanade se taisait ; les prés se taisaient, gris ou verdâtres, sous la lune ; le bois et toute la tanca se taisaient : la lune montait, montait toujours ; à l’orient, le ciel prenait une transparence de cristal.

Elle se dirigea vers l’autre extrémité de la tanca, où était la barrière de l’entrée. Il lui semblait, par intervalles, entendre des voix lointaines. Elle traversa le lit du ruisseau, où coulait un mince filet d’eau jauni par la blafarde clarté de la lune ; et elle s’arrêta encore, se mit aux écoutes, les yeux tournés vers l’orient, comme pour invoquer la lumière.

La blancheur vaporeuse de l’horizon devenait de plus en plus limpide ; l’étoile du matin, là-bas, tremblait au-dessus des montagnes, pareille à une larme d’argent ; la brise animait enfin la morne sérénité du paysage ; l’herbe et les feuilles s’éveillaient. Une alouette chanta sur les roches, et ses notes s’accordaient pour ainsi dire avec le tremblement de l’étoile.

Maria reprit sa triste pérégrination. Elle était toute trempée de rosée, glacée par l’angoisse et par la fatigue ; mais sa volonté la soutenait, la poussait en avant.

Encore une fois elle entendit des voix lointaines ; les chiens recommencèrent d’aboyer. Lorsqu’elle arriva près de la barrière, les voix se firent plus distinctes, bien que lointaines encore ; et elle reconnut qu’elles venaient du sentier bordé de haies. Alors elle se mit à courir et elle arriva à l’endroit où le sentier faisait un coude, sous les roches d’où elle avait cru, l’autre jour, apercevoir la silhouette de Pietro Benu.

Trois hommes étaient debout, au milieu des pierres et de l’herbe. Lorsqu’ils entendirent les pas de Maria, ils se retournèrent, poussèrent des exclamations de surprise et de douleur ; puis ils voulurent l’empêcher de passer. Mais déjà elle avait vu...

Elle ne cria pas ; elle ne prononça pas une parole ; elle repoussa l’un d’eux, qui la tenait par le bras ; elle s’avança et elle tomba à genoux.

Francesco était là, étendu sur l’herbe foulée, le visage presque entièrement caché par une touffe d’asphodèle. On n’apercevait que ses oreilles, sa nuque, ses cheveux hérissés, une de ses joues, toute blanchie. De larges taches de sang noir souillaient ses vêtements, avaient éclaboussé les pierres et l’herbe ; sa main droite, dont la paume était tournée en haut, était aussi couverte de sang. Les pâtres, ayant vérifié qu’il était mort, n’avaient pas voulu remuer le cadavre, jusqu’à l’arrivée de la justice, qu’un d’eux était allé avertir.

La lumière argentée de l’aube s’infiltrait à travers les chênes et les ronces qui tremblaient à la brise. Déjà, sur les haies, les toiles des araignées, parsemées de gouttes de rosée, brillaient comme des fils de perles ; l’alouette continuait à chanter, et, du haut des roches, la lune semblait veiller le défunt comme un cierge funèbre.

 

 

XIX

 

Le lendemain, vers les dix heures du matin, une vingtaine de femmes, assises en cercle dans la cuisine des Noina, pleuraient et chuchotaient en attendant que le clergé vint et emportât la dépouille mortelle de Francesco. L’infortune et le deuil s’étaient abattus comme la foudre sur la maison de ces gens heureux, et, dans ce milieu si tranquille et si rangé, il semblait que toutes les choses en demeurassent stupéfaites. Le désordre régnait partout ; les rideaux étaient enlevés ; les miroirs étaient voilés ; les volets des fenêtres étaient clos ; les planchers étaient poudreux. Dans la chambre des époux, autour de la bière ornée de velours noir et de galons d’or, brûlaient huit longs cierges. Dans la pièce voisine, où s’était donné le banquet nuptial, Zio Nicola, le visage terreux et les yeux cernés, recevait les condoléances des parents et des amis. La pénombre jaunâtre de cette pièce close rendait plus sombres encore les visages bruns de ces hommes, hantés par des pensées sinistres, dont la fière douleur n’était pas un mensonge. Ils avaient tous aimé Francesco, et sa mort leur semblait un cauchemar épouvantable. Quelques-uns pleuraient en silence, cherchant à cacher les larmes, qui ne sont pas à leur place dans les yeux d’un homme courageux ; aucun d’eux n’osait parler à haute voix, et les lamentations, les sanglots des femmes réunies dans la cuisine, arrivaient comme affaiblis, d’un lieu éloigné. Au dehors, le soleil de mai resplendissait, enveloppant de sa joie la maison tragique.

À la cuisine se faisait la ria, – l’antique scène funèbre, que rendait plus caractéristique le clair-obscur du milieu. Le foyer était éteint, la fenêtre close ; par la porte seule pénétrait un filet de lumière, et un mince rayon de soleil s’obstinait à se glisser par une fente du guichet, projetant dans le vide une raie de poussière et allant finir en œil d’or sur la muraille opposée.

Au fond de la cuisine, dans le coin le plus obscur, se tenait la jeune veuve, habillée de noir, avec des vêtements que lui avait prêtés une voisine. Elle était très pâle ; elle avait les paupières gonflées ; elle paraissait vieillie de vingt ans et comme stupéfiée par un mal physique plutôt que moral. Zia Luisa et les proches parentes du mort l’entouraient ; les autres femmes étaient assises par terre, les jambes croisées, toutes enveloppées dans leurs lourdes tuniche, et le visage à demi caché par les bandeaux de deuil, noirs et jaunes.

De temps à autre, la porte s’ouvrait : la vive lumière du matin inondait la cuisine, illuminait les femmes gémissantes, dont quelques-unes regardaient dehors avec des yeux mornes, comme étonnées que le soleil brillât encore, que le ciel fût encore pur. Une autre parente entrait, qui avait soin de refermer aussitôt la porte, et tout redevenait plus triste et plus gris qu’auparavant.

La nouvelle venue traversait la cuisine sur la pointe des pieds, se penchait vers la veuve et lui disait, presque sur un ton de commandement :

– Que veux-tu ? Prends ton mal en patience, Maria ! Ce sont choses qui arrivent, en ce bas monde, et Dieu seul est le maître de notre vie. Prends ton mal en patience !

– Dieu, oui, mais les hommes, non !... Ah ! ils me l’ont tué comme un agneau ! – répondait Maria.

Et elle pleurait, recommençait à raconter l’histoire de son malheur, qu’elle avait déjà racontée aux autres femmes. Toutes la savaient, cette histoire ; et la veuve la racontait toujours dans les mêmes termes, comme si elle récitait une épouvantable leçon ; et, chaque fois qu’elle refaisait ce récit, des sanglots et un lugubre murmure s’élevaient en guise d’accompagnement. Dans le coin, derrière la porte, deux femmes commentaient à voix basse les paroles de la jeune veuve :

– Comme elle a été courageuse ! À sa place je serais morte mille fois, dans de semblables circonstances.

– Oui, mais regarde-la bien : on dirait unie vieille de cent ans. Elle a résisté comme le chêne à la rafale ; mais, finalement, elle en pâtit.

– Et ces bergers qui l’ont laissée toute seule dans la cabane d’Antonio Pera !... Est-ce qu’ils auraient dû faire ainsi ?

– Ils croyaient qu’elle dormait. Quand Zio Andria a vu que personne ne revenait, il s’est éloigné, un instant, pour explorer les environs. Il avait cru entendre un cri ; et, à son retour, Maria avait déjà quitté la cabane...

– Je sais, je sais ; mais il n’aurait pas dû la laisser seule une seconde. S’il avait pris cette précaution, elle n’aurait pas vu le cadavre...

– Oh ! elle l’aurait vu tout de même ; elle n’est pas femme à se laisser tromper... Et quel courage, ensuite ! Elle a voulu attendre la justice, et elle a rapporté aux autorités tout ce dont elle avait connaissance.

– J’ai entendu dire, ce matin, que Turulia a été arrêté. Il fuyait vers les forêts d’Orgosolo et il tâchait de rejoindre les autres bandits.

– Non, ce n’est pas vrai : malheureusement, on ne lui a pas encore mis la main au collet...

– Ah ! l’assassin ! l’ordure !...

À un certain moment, comme Maria racontait les soupçons qu’avait eus Francesco sur le compte de son domestique :

– Mais n’y a-t-il aucun doute ? – insinua l’une d’elles.

– Oh ! non, ma chère sœur !... Les pâtres les ont entendus se disputer... Quand le domestique a vu son infidélité découverte, il a tué Francesco... Les blessures ont été faites avec son couteau, que l’on a retrouvé au bas du sentier.

– Jésus, Jésus ! – soupira l’autre, en essuyant ses yeux avec la manche de sa chemise.

Tout à coup, on entendit le chant des prêtres qui venaient pour emmener le corps. Une cloche tintait, lente et lugubre, au loin. Les femmes se mirent à pleurer avec frénésie, et deux parentes du défunt commencèrent les attitidos, chants funèbres improvisés. Elles chantaient l’une après l’autre, et, à chaque strophe, les femmes répondaient par un chœur de gémissements, de sanglots et de vociférations. Maria devint blême ; ses lèvres et ses yeux se fermèrent ; et, lorsque les prêtres s’arrêtèrent en psalmodiant dans la rue et que le cercueil fut descendu, elle s’affaissa et elle tomba comme une morte sur les genoux de Zia Luisa.

Les gémissements et les cris redoublèrent. Plusieurs femmes s’approchèrent de la veuve évanouie ; d’autres sortirent dans la cour. Seule Zia Luisa conserva son maintien solennel, cracha légèrement sur la face cadavérique de sa fille et lui délaça son corset. Maria revint tout de suite à elle et reprit une attitude rigide ; mais, quand elle s’aperçut que l’on emportait son mari pour toujours, elle poussa des cris aigus.

Dans la cour, Sabina, dont le visage très pâle était encadré d’un bandeau noir, distribuait des cierges aux personnes qui voulaient suivre le convoi. Quelques femmes l’aidaient dans cette triste besogne. Bientôt les prêtres, avec leurs ornements noirs ornés de galons d’or qui scintillaient au soleil, s’éloignèrent, toujours psalmodiant ; le cercueil, porté sur les épaules par les membres de la confrérie, vêtus de robes blanches, disparut au détour de la rue ; la grande porte fut close.

Sabina rentra dans la cuisine et s’accroupit derrière la porte. Elle ne pleurait pas, elle ne regardait pas autour d’elle. Une pensée terrible assombrissait ses yeux. Malgré l’expertise des médecins, malgré l’affirmation des témoins, malgré les conclusions de la justice, elle réfléchissait sur le mystère de cette aventure et elle soupçonnait la tragique vérité.

Maria, prise d’un second évanouissement, fut emportée dans sa chambre et couchée sur son lit. Alors, dans la cuisine, les autres femmes recommencèrent la ria et continuèrent leurs chants funèbres. Puisque la veuve n’était plus là, elles pouvaient s’abandonner à toute la fougue de leur inspiration poétique.

La nourrice et une tante du mort chantaient. La première était une petite vieille vêtue de noir, avec de grands yeux bleus, dans une face menue, blanche et molle. L’autre était habillée avec richesse, et sa ceinture d’argent, serrée sur un corsage de velours vert, s’enfonçait dans sa taille grasse. Celle-ci avait une belle voix sonore, et elle était renommée pour ses attitidos.

Tant que la veuve avait assisté à la ria, les deux femmes s’étaient bornées à rappeler les vertus du mort, son récent mariage, sa lointaine enfance. Maintenant elles décrivaient l’horrible scène du meurtre et la désolation de la veuve ; elles invoquaient la vengeance et elles maudissaient l’assassin :

– Notre-Dame du Mont, – chantait la nourrice, qui paraissait très émue et qui s’essuyait à chaque instant les yeux avec la manche de sa chemise, – ô toi qui es miséricordieuse pour les bons, sois implacable pour les méchants ! Punis dans cette vie et dans l’autre celui qui a assassiné l’homme le plus doux de la terre, le nourrisson que j’ai allaité, mon œillet chéri.

– Francesco Rosana, – reprenait la tante du mort – toi qui étais le plus beau rêve de toutes les filles de Nuoro, toi qui étais la fleur des jeunes gens, lorsque, hardi et fier sur ta cavale blanche, tu parcourais tes tancas et faisais mille projets pour l’avenir, prévoyais-tu que tu mourrais d’une mort si horrible ? Mais qui frappe avec le fer périt par le fer. Maudit, maudit soit celui qui t’a frappé !

– Maudit sois-tu, assassin ! Autant j’ai donné au mort de gouttes de lait, autant de blessures puissent te transpercer le cœur ! Ah ! mon nourrisson chéri, tu ne reverras donc plus ton épouse, et tu ne berceras pas tes enfants comme je t’ai bercé, moi qui n’étais pas ta mère.

– Ô sort terrible ! Nos neveux se rappelleront la mort du Francesco Rosana, et maudiront l’assassin. N’avez-vous pas vu ? Hier, le soleil était pâle et les nuages cachaient les montagnes : le ciel même pleurait le trépas de ce jeune homme si généreux et si aimé.

– Tu étais juste et fidèle ; tu étais l’orgueil de ta race, le soutien et la gloire de tes parents. Désormais ton épouse pleurera, vêtue de deuil comme la Madone des Sept Douleurs, et tes parents marcheront la tête basse pour tout le teste de leurs jours.

– Pourquoi es-tu allé à la bergerie ? Pourquoi y as-tu conduit ton épouse, qui devait revenir seule dans sa maison désolée ?

– C’est en vain, désormais, que tes champs, tes pâturages et tes troupeaux t’attendront. La moisson jaunira, mais le maître ne bénira plus de son regard l’abondance de la récolte.

– Tu étais honnête et loyal, blanc comme l’agneau qui vient de naître. C’est pour cela qu’on t’a égorgé et que ton sang a teint les roses du Spirito Santo.

– Les bandits eux-mêmes s’inclinaient devant toi ; tout le monde t’honorait, ô joyau d’or, belle violette qui as laissé tous les cœurs brisés.

– Nous nous arrachons les cheveux en demandant vengeance au ciel. Maudit soit le lait qui a nourri ton assassin ! Que les ronces s’entrelacent sur sa route ! Que la justice le saisisse et le mette en pièces !

– De sept coups de poignard ils lui ont troué le cœur, comme on troue un morceau de liège. Puisse durer soixante-dix ans, et sept autres avec, la peine de celui qui t’a massacré par trahison !

– Dieu est bon : il a rappelé vers lui ton père et ta mère avant ce jour néfaste. Mais qui réconfortera ton épouse, ô mon beau neveu, chère fleur que je ne reverrai plus ?...

 

*

*   *

 

Vers midi, les gens commencèrent à s’en aller. Sabina elle-même, qui n’avait obtenu de sa maîtresse qu’une demi-journée de permission, dut quitter sa cousine et sa tante. Il ne resta près de la veuve que quelques parents du mort.

Le feu ne fut pas allumé, ce jour-là, chez les Noina, et personne ne songea seulement à préparer le déjeuner. Mais, trois femmes apportèrent trois grands paniers où se trouvait, prêt à être Servi, le déjeuner que les parents et les amis envoyaient à la famille en deuil. Zia Luisa remercia, solennelle et majestueuse dans sa douleur. Tous feignirent de ne pas toucher aux mets ; néanmoins les paniers se vidèrent.

Maria avait la fièvre. Au courage et au sang-froid qui l’avaient soutenue les jours précédents succédait un abattement interrompu par des visions morbides. Il lui semblait qu’elle était encore à la tanca, accroupie dans la cabane des pâtres, et elle attendait Francesco, mais elle savait bien qu’il ne reviendrait plus. Des images effroyables la tourmentaient ; elle voyait son mari assailli par l’assassin, le couteau s’enfonçait dans les chairs, le sang jaillissait ; mais la figure de l’assassin restait enveloppée dans une impénétrable obscurité qui la cachait comme un voile noir. Qui était l’assassin ? Le domestique, ou Pietro Benu ? Ce mystère était le plus cruel supplice de la veuve.

Puis elle secouait cette hantise, regardait autour d’elle, tâchait de revenir à la réalité. Alors il lui semblait qu’elle avait aimé Francesco d’un véritable amour ; elle se rappelait ses yeux, ses baisers, ses caresses. Comme il avait été bon pour elle ! Oui, les pleureuses avaient raison : il avait été bon comme un agneau, et c’était aussi comme un agneau qu’on l’avait égorgé. Qui ?... De nouveau la mystérieuse figure de l’assassin repassait dans l’ombre. Mais, par instants aussi, les souvenirs de la veuve devenaient plus nets : elle revoyait, dans une limpide soirée de mai, la silhouette de Pietro au fond du sentier qui traversait les tancas ; et Pietro avait un couteau à la main et il marchait avec précaution, comme un bandit...

Dans ces rêves angoissants, Maria faisait des hypothèses épouvantables. – Pietro avait sans doute assassiné d’abord le domestique ; puis, avec le couteau de celui-ci, il avait accompli sa vengeance. Il devait avoir des complices, peut-être les bandits, qui ne manquaient pas dans ces parages, peut-être les pâtres eux-mêmes, qui feignaient d’être des amis...

Un délire de soupçons, de doutes, d’atroces pensées, de remords et de terreur la tortura ; mais ses lèvres demeurèrent closes. Elle n’accusa personne, elle ne maudit pas le domestique disparu. Les voisins admirèrent sa bonté, sa force d’âme, sa douleur et sa résignation, et la sympathie publique l’entoura d’une auréole de poésie.

Pendant trois jours, une longue procession de gens défila devant la jeune veuve. Tout le monde lui répétait :

– Prends patience ! Aie du courage !

Et elle finit par se convaincre qu’il fallait être patiente et courageuse.

Enfin tout rentra dans le calme. Le foyer fut rallumé. Zio Nicola, sérieux et triste comme un vieux faune qui s’ennuie, reprit ses promenades, ses visites aux cabarets, ses criailleries, toujours traînant sa jambe malade et flairant sa tabatière de corne. Les femmes se remirent aux besognes de la maison ; elles achetèrent des bandeaux et des foulards noirs pour toutes les parentes pauvres qui voulurent porter le deuil de Francesco ; elles répandirent d’abondantes aumônes qu’elles appliquèrent à l’âme de l’assassiné ; elles attendirent la nouvelle lune, pour teindre en noir, avec des poudres et de l’écorce d’aune, les vêtements de Maria : car, lorsque la lune n’est pas dans son plein, la teinture se fait mal.

Les fenêtres et la grand-porte restèrent longtemps closes.

 

 

XX

 

Un soir, huit ou dix jours après l’enterrement de Francesco, tandis que Zia Luisa et la jeune veuve étaient à la cuisine, attendant le retour de Zio Nicola, quelqu’un frappa à la porte de la rue. Comme la servante, qui ne couchait pas à la maison, était déjà partie, ce fut Zia Luisa qui alla ouvrir la porte. Un moment après, elle rentra, suivie de Pietro Benu.

– Bonsoir, Maria ! – lui dit-il d’une voix ferme, en s’avançant vers elle.

Une vive rougeur colora le visage pâle de Maria. Pietro prit un escabeau, s’assit, la regarda en face.

– Pardonnez-moi, – fit-il d’une voix basse, mais calme. – Je ne suis pas venu plus tôt parce que j’étais au loin. Je voyageais ; j’étais absent depuis plus de deux semaines. C’est aujourd’hui seulement, en rentrant à Nuoro, que j’ai appris le malheur. J’en suis resté stupéfait. Comment cela est-il arrivé ?

Maria releva les yeux et les fixa sur Pietro. Une flèche n’aurait pas frappé aussi fort que ce regard sombre et profond. Mais le jeune homme ne se troubla pas. Ils étaient assis l’un et l’autre à cette même place où ils avaient échangé tant de baisers ; ils étaient enfermés de nouveau dans ce même cercle où s’était déroulé le roman de leur amour. Quelque chose du passé flottait dans l’air ; la flamme du foyer, qui bruissait comme un être vivant, et tous les objets d’alentour, fidèles témoins, remémoraient aux deux amants d’autrefois ce qui était arrivé.

« Est-il possible qu’il mente ainsi ? – se disait Maria. – Ici, dans ce lieu où il a juré qu’il ne me ferait jamais de mal... »

– Oui, – commença-t-elle à raconter pour la centième fois, répétant toujours la sinistre leçon dont elle ne changeait plus une seule parole, – oui, on me l’a égorgé comme un agneau. Le soir du 22 mai, il était sorti pour se rendre à la bergerie voisine...

Tout en racontant, elle tenait ses yeux fixés sur Pietro. Il la regardait, lui aussi ; mais ses regards étaient froids et indifférents. Maria se sentait le cœur étrangement soulagé. Elle se disait : « Non, il ne m’aime plus. Depuis longtemps il m’a oubliée. Mes soupçons étaient de la folie... »

Pietro n’était pas moins changé physiquement que moralement. Il paraissait plus grand, plus vieux ; il était maigre, avec des cheveux hérissés ; son visage bronzé, presque dur, avait une expression que Maria ne lui connaissait pas. Mais, au fur et à mesure qu’elle racontait d’une voix lente, basse, et encore un peu enrouée par les longues lamentations, et qu’elle retraçait avec des particularités saisissantes l’horrible scène de la découverte du cadavre, ce visage semblait s’amollir, ce masque semblait se déformer, cette bouche exprimait une pitié presque enfantine et comme une envie de pleurer, ces yeux vitreux s’allumaient d’un reflet de flamme.

Maria observait cet homme et, de plus en plus, elle se convainquait qu’il était innocent. C’était toujours l’enfant d’autrefois, redoutable en apparence, mais bon et pitoyable dans le fond. Sa physionomie, soit que ce fût celle d’un indifférent, soit que ce fût celle d’un ami compatissant, n’était certes pas la physionomie d’un coupable. Ce que la veuve avait soupçonné n’était donc qu’un rêve...

Depuis ce soir-là, Pietro reparut souvent chez ses anciens maîtres. Un jour, même, il acheta de Maria, qui avait hérité d’une partie du patrimoine de Francesco, quelques taureaux et une paire de bœufs. Pour conclure l’affaire, il vint en compagnie de Zuanne Antine, qu’il présenta comme son associé.

À propos des vaches, Antine fit mention de Turulia À cette époque, tout le monde croyait que l’assassin présumé de Francesco s’était réfugié avec d’autres bandits sur les montagnes de la Corse.

– Un jour, – dit Antine, – j’ai acheté une vache à ce Turulia. Il me l’offrait à si bon marché que je le soupçonnais d’avoir volé la bête ; mais il m’amena deux témoins.

– Qui étaient ces témoins ? – demanda Maria.

Antine nomma deux jeunes gens de Nuoro. Et, en effet, un peu plus tard, le fait raconté par lui fut reconnu vrai, de sorte que tous les propriétaires à qui l’on avait volé du bétail accusèrent de ces vols le domestique de Francesco Rosana et ses complices en fuite.

Maria tenait pour certain, désormais, que le véritable assassin de Francesco était Turulia ; et cependant, quelquefois, elle se sentait prise de scrupules, de doutes étranges. Comment faire pour s’en délivrer ?...

Pietro continuait ses visites, offrait ses services à Zio Nicola et à la jeune veuve. Il s’entendait très bien aussi avec Zia Luisa.

Celle-ci lui demanda, un jour :

– Et tes affaires, comment vont-elles ? On dit que tu es en bon chemin.

– Que voulez-vous ? – répondit-il en hochant la tête, de son air dédaigneux. – La nécessité donne des jambes même aux vieillards : comment n’en donnerait-elle pas aux jeunes gens ? J’ai eu la chance de rencontrer un homme à qui j’ai plu et qui a fait de moi, non un serviteur, mais un associé. Je voyage pour son compte, et un peu pour le mien aussi. Je vais de côté et d’autre, dans les villages des environs, et je réussis à gagner ma vie.

– Comment se portent tes tantes ?

– De plus en plus mal. Elles sont si vieilles ! – dit-il en feignant la tristesse et en secouant la tête comme pour faire partir une mouche posée sur son nez. – Tante Tonia se consume comme une chandelle. Mais... nous sommes nés pour mourir.

– Oui, nous sommes nés pour mourir ! – approuva Zia Luisa.

Ce qui ne l’empêcha pas de continuer à parler affaires.

– Écoute, Pietro. Toi qui maintenant cours le pays, saurais-tu m’indiquer un bon placement pour quelques milliers de francs, avec de bonnes garanties et des intérêts convenables ?

– J’en parlerai à mon associé, – répondit-il.

Et il ajouta, presque comme s’il s’agissait d’une faveur :

– Nous pourrions vous les prendre nous-mêmes... Quant aux garanties, vous aurez tout ce qu’il vous plaira. Nous avons du crédit, à présent.

– Et quand te marieras-tu ? – demanda encore Zia Luisa.

– Oh ! il n’y a rien qui presse, – repartit en riant le jeune homme. – Quand je serai riche !

Et ses regards cherchèrent Maria. Celle-ci écoutait et se taisait, les coudes sur ses genoux, le visage entre ses mains. Chaque parole de Pietro la frappait. « Sait-on jamais ? – pensait-elle. – Il peut devenir riche. Mon père l’est bien devenu... Qui épousera-t-il ?... Ah ! j’aurais peut-être mieux fait de l’attendre. Francesco ne serait pas mort, et je n’aurais pas tant souffert... Mais, à présent, tout est fini... »

Soudain la voix franche et presque enfantine de Sabina retentit dans la cour :

– Zia Luisa, êtes-vous à la maison ?

– Nous y sommes. Entre.

À l’aspect de Pietro, la jeune fille se troubla un peu ; mais sa voix éclata, plus haute et plus gaie, d’une gaîté forcée.

– Tu es ici, Pietro Benu ? Comment vas-tu ?... Zia Luisa, venez vite me donner un litre d’huile. Ma maîtresse m’attend. Et après, il faut que j’aille chez nous : j’y ai un rendez-vous avec mon amoureux.

– Tu plaisantes ? – fit Zia Luisa, en se levant avec effort.

– Non, je vous assure ! Dans quelques jours, vous verrez si je plaisante... Allons, vite ! – insista la jeune fille en frappant légèrement contre la porte avec sa bouteille. – Au revoir, mes petits !

Pietro et Maria restèrent seuls et, machinalement, ils se regardèrent. Mais tout de suite Maria baissa les yeux.

– Pietro, – dit-elle d’une voix tremblante, – je te prie de me faire un plaisir. Il y a longtemps que je désirais te parler en tête-à-tête... Je suis convaincue que la mort de ce bienheureux 26 a été surtout un malheur : c’est l’emportement brutal de Turulia qui m’a rendue veuve. Mais, sache-le, je ne dors plus, et des songes épouvantables me poursuivent. C’est de la folie, sans doute, mais c’est une folie dont je ne puis me délivrer. Une pensée affreuse me tourmente... Écoute. Pietro !... Jure-moi, par l’âme de tes morts, ici, sur cette croix, que tu n’as ni conseillé, ni exécuté, ni désiré l’assassinat de Francesco.

Et elle tendit vers lui sa main ouverte : elle avait sur la paume un rosaire noir. Mais elle n’osa pas regarder Pietro. Puis, comme il se taisait, elle se décida enfin, après un moment d’angoisse, à lever les yeux vers lui, et elle le vit si pâle que, sans le vouloir, elle retira sa main. Alors il se hâta de saisir cette main, il la serra presque avec violence, et elle sentit les grains du rosaire meurtrir sa chair, entre ses doigts et ceux du jeune homme.

– Maria, – prononça-t-il, les dents serrées, d’une voix rauque, – je ne te croyais pas si mauvaise !... Non, je ne te croyais pas si mauvaise... Oh ! non !

– Justement, j’ai peur, parce que j’ai été mauvaise...

D’un geste brusque il ôta son bonnet, fixa ses yeux ardents sur les yeux de Maria :

– Je te jure... je te jure par tout ce qu’il y a de plus sacré... non, je ne sais rien... Dis-moi que tu me crois ! dis-moi...

– Oui, je te crois ! – répondit-elle, convaincue.

Et elle poussa un soupir : il lui semblait qu’elle sortait d’un cauchemar. Pietro lâcha la main qu’il avait saisie, remit son bonnet sur sa tête et continua :

– Comment t’est venue cette pensée ? Si j’avais voulu lui faire du mal, j’aurais pu le lui faire avant. Mais après, à quoi cela m’aurait-il servi ?... D’ailleurs, tu ne m’appartiendras jamais plus. Pour toi, je ne serai jamais qu’un domestique...

– Tais-toi, tais-toi ! – supplia-t-elle. – Ne parlons plus de ces choses !

Il se leva et il la regarda encore, si ardemment qu’elle fut de nouveau contrainte à baisser les yeux.

– Il faut que je m’en aille : car ta mère pourrait s’apercevoir de mon trouble... Vois comme je tremble... Je tremble, parce que la douleur que tu m’as causée surpasse toutes les autres... Ah ! non, non, je ne croyais pas... Et moi, moi qui venais ici pour te voir, rien que pour te voir... C’est la seule consolation qui me reste...

– Tais-toi, tais-toi ! – répéta-t-elle, – Ne me tourmente pas ainsi... Je te crois, et je te l’ai déclaré. Maintenant je suis tranquille... Oui, va-t’en.

– Eh bien, je m’en vais. Si tu l’exiges, je ne reviendrai plus... Dis-moi si tu me défends de venir...

Toujours immobile, elle ne répondit pas.

Zia Luisa rentra au moment où Pietro s’en allait. Il rejoignit Sabina qui traversait la ruelle ; mais ce fut à peine s’il la salua, et il continua son chemin. La jeune fille le suivit du regard et hocha la tête.

 

*

*   *

 

Le lendemain matin, Sabina s’en fut à un rendez-vous que lui avait demandé son amoureux. Elle se disait à elle-même :

« Il est temps que je pense à mes affaires. Giuseppe est un honnête garçon, et n’importe quelle fille de ma condition s’estimerait heureuse de l’épouser... D’ailleurs, il ne m’est plus permis de nourrir d’autres espérances. »

Elle se ressentait encore du froid salut que lui avait adressé Pietro ; elle le soupçonnait d’avoir été complice de l’assassinat ; et, de toute façon, Pietro ne pensait plus à elle. Pourquoi donc s’obstiner dans cette passion vaine ?

Mais, toute raisonnable et douce qu’elle fût, un secret désir de vengeance l’excitait. Son prétendant était frère d’Antonia Pera, de ce pâtre dont la tanca était contiguë à celle de Francesco. Quelques paroles échappées à Giuseppe sur le compte de Pietro avaient éveillé la curiosité de Sabina et accru sa défiance.

« Non, Maria n’épousera jamais Pietro ! » pensait-elle avec un triste contentement.

Il faisait à peine jour ; c’était une aube de décembre, claire et froide. Sabina, la cruche sur la tête, se dirigea vers la fontaine de Gurgurigai ; mais elle s’arrêta devant la petite église de la Solitude. C’était le lieu du rendez-vous. Giuseppe n’y était pas encore arrivé. Elle pensa, non sans un peu de honte : « Que va-t-il dire ? Il trouvera sûrement que je me suis trop pressée ?... Eh bien, il trouvera ce qu’il voudra : il n’en sera pas moins mon mari... Le voici qui vient ! »

Giuseppe s’avançait sur son petit cheval bai. Dès qu’il aperçut Sabina, il mit pied à terre, attacha le cheval et courut en souriant vers la jeune fille.

« Il n’est plus de la première jeunesse, pensa-t-elle encore ; – mais il a l’air d’un brave garçon... Il a de belles dents et de beaux yeux. » Cette dernière remarque la fit sourire.

– Je suis exacte au rendez-vous, – dit-elle, aimable, mais sans tendresse. – Que veux-tu de moi ?

– Ce que je veux ? Tu le sais bien ! Tu sais que je dois repartir prochainement : j’ai fini de semer le blé, et j’irai travailler dans une forêt. Je resterai au loin pendant deux mois...Tu ne me réponds rien ?

Il la regardait, et ses regards exprimaient une adoration profonde. Sabina baissa les yeux. Elle était vraiment gracieuse, avec son visage rougi par le froid, avec sa cruche sur la tête, avec sa tunica enroulée autour de son corps svelte.

– Que veux-tu que je te réponde ? Ne t’ai-je pas déjà promis... mon amitié.

– Ce n’est pas assez, Sabina ! Il faut que tu me promettes d’être ma femme.

– Eh bien... je te le promets...

– Écoute, Sabina. Il faut que tu me le promettes devant l’autel. C’est précisément pour cela que je t’ai donné rendez-vous en ce lieu. Je me suis fait remettre la clef de l’église. Vois !

Le visage de la jeune fille se colora légèrement. Mille pensées lui traversèrent l’esprit en une seconde. Pour le menu peuple de Nuoro, la cérémonie proposée par Giuseppe oblige presque autant que le mariage même, et de terribles malheurs châtient le parjure.

– Laisse-moi réfléchir une minute, – dit-elle en passant une main sur son front. – Pendant ce temps-là, va ouvrir l’église...

– Ah ! tu consens donc ?

– Va, te dis-je.

Il se dirigea vers la porte. Elle déposa sa cruche à terre et elle regarda si l’on ne voyait personne sur la route... Non, personne... Il n’y avait que le petit cheval bai qui, patient et immobile, attendait son maître. Déjà l’aurore dessinait son nimbe rose derrière l’église.

La jeune fille rejoignit son fiancé, pénétra avec lui dans la nef. Giuseppe ôta son bonnet, le jeta sur son épaule et fit le signe de la croix.

– Giuseppe, – lui dit alors Sabina, en s’arrêtant au milieu de l’église, – attends un peu... J’ai une chose à te dire... Tout à l’heure je jurerai, et, à partir de ce moment, je serai ta femme ; mais, auparavant, il faut que tu me révèles...

– Quoi ?

– Il faut que tu me révèles, car tu le sais, qui a tué Francesco Rosana.

– Moi ? – s’écria-t-il, en faisant un bond en arrière, comme saisi d’épouvante. – Tu as perdu l’esprit !

– Non, je n’ai pas perdu l’esprit. Réfléchis un peu. Si tu n’avais pas su quelque chose, tu aurais tout de suite prononcé le nom de Turulia.

– En effet, c’est lui...

– Non, ce n’est pas lui ! – répliqua Sabina, en hochant la tête. – Ton frère, toi, d’autres pâtres encore, peut-être, vous le savez bien... Et je le sais bien, moi aussi.

– Tais-toi, tais-toi ! Ne parle pas de cette manière...

– Je te le dis, à toi seul... En somme, la chose m’importe peu, et, pas plus que toi, pas plus que ton frère, pas plus que les autres, je ne veux m’attirer des ennuis et me créer des haines. Que la justice s’arrange ! Si elle ne sait pas trouver les assassins, tant mieux pour eux... En ce monde, il y a de la place pour tous... Mais...

– Mais ?...

– Non, je ne veux pas insister, à cette heure. Mais, si je te demande le nom de l’assassin, quand nous serons mari et femme, me le révéleras-tu ?

– Oui, je te le promets.

Sabina insista :

– Et même auparavant, s’il y a lieu... Par exemple, si Maria Noina et Pietro Benu devaient se marier...

Le paysan ouvrit de grands yeux et serra brusquement les lèvres, comme pour empêcher sa bouche de parler ; mais Sabina n’avait pas besoin de paroles.

– Pour le moment, – reprit-elle, – ne me dis rien. Suis-moi.

Ils s’approchèrent de l’autel nu et poudreux. Giuseppe alluma deux cierges, s’agenouilla près de la jeune fille et lui prit la main :

– Je jure que je serai ton mari !

– Je jure que je serai ta femme !

Et ce fut tout. Mais quand Sabina retira sa main, réchauffée par l’étreinte, elle se sentit triste jusqu’aux larmes. Elle ne regrettait pas son serment ; mais un voile funèbre était tombé sur son âme, naguère si sereine et si bonne.

 

 

XXI

 

Cinq ans passèrent.

Dans les premiers jours de 1902 moururent, l’une après l’autre, les deux tantes décrépites de Pietro Benu. L’ancien domestique hérita d’elles et continua d’habiter leur maisonnette, qu’il avait fait agrandir et restaurer.

– Quels changements on voit dans ce monde ! – chuchotaient les voisines envieuses. – Et comme le passé s’oublie !

Pietro n’était plus un domestique ; il était un négociant, qui paraissait en train de faire sa pelote ; et chacun le respectait, parce qu’il était un homme sérieux, sans gloriole, et qui n’offensait personne. Il avait maintenant trente-deux ans ; il était dans toute la vigueur de sa jeunesse mûre ; sain, agile, moins maigre et moins hâlé que jadis, il était très beau ; et, les dimanches, lorsque, bien habillé de neuf, avec une montre et un mouchoir blanc dans sa poche, il se rendait à la messe de midi, plus d’une jouvencelle riche daignait lui jeter à la dérobée un tendre coup d’œil.

Mais lui, il n’avait dans le cœur qu’une seule espérance, une seule ambition ; il n’assignait à sa vie qu’un but unique, celui pour lequel il luttait depuis tant d’années, celui qui l’avait rendu astucieux, patient et subtil.

Il ne fréquentait pas les cabarets, ne se faisait pas voir en compagnie de personnes suspectes. La femme du cabaretier accourait inutilement sur le pas de sa porte, chaque fois qu’il passait devant chez elle pour se rendre chez les Noina : il ne lui accordait pas même un regard. Ses anciens maîtres l’accueillaient avec considération, comme un ami, encore que Zia Luisa, qui d’ailleurs se montrait aussi affable pour lui que le permettait la solennité de son caractère, ne manquât pas de lui rappeler, de temps à autre, son origine et son premier état.

Un jour, quelques semaines après la mort des tantes, comme Pietro se trouvait devant sa maison pour surveiller le travail des ouvriers qui lui construisaient un mur, Antine vint le voir. Ce petit homme entreprenant avait adopté le costume des bourgeois ; ses cheveux grisonnaient, mais son visage rasé conservait une expression juvénile qui lui attirait la sympathie. Depuis quelques années, il avait épousé une fille pauvre, mais de bonne famille, et il s’était établi à Nuoro, où il s’occupait de diverses choses, notamment de prêter à usure. Il n’était plus associé avec Pietro, et chacun d’eux négociait pour son propre compte ; mais les deux hommes continuaient à se voir et à se rendre de mutuels services.

Antine aborda Pietro devant le mur en construction. C’était une belle journée de février, et cela faisait plaisir d’être au soleil.

– Ma femme est accouchée d’une fille. Vrai, je ne croyais pas qu’elle me jouerait ce mauvais tour ! – s’écria Antine, à demi sérieux et à demi badin.

– Resterait à savoir si c’est sa faute, – répondit Pietro, malicieusement.

– Je compte que tu seras parrain, comme tu me l’as promis ?

– Oui. Et qui sera la marraine ?

– Choisis-la toi-même.

– Ah ! il y en a une que je choisirais de bon cœur ! Mais elle n’accepterait pas.

– Il faut essayer. À tout hasard, adresse-lui toi-même la demande : peut-être n’osera-t-elle pas te répondre par un refus... Si elle consent, nous ferons le baptême dans l’après-midi. Ce sera une bonne occasion pour que les gens commencent à dire : « Ils feraient un joli couple. »

– Je n’aime guère que les gens bavardent sur un pareil sujet : il y a tant d’envieux ! – dit Pietro, à voix basse. – Veux-tu boire un verre de vin ?

– Soit !

Ils entrèrent dans une petite chambre sale et tout en désordre, où Pietro ne réussit pas sans peine à trouver des verres et une dame-jeanne.

– Tu vois, – dit-il, en se courbant pour déboucher la grosse bouteille. – La maison est sens dessus dessous. Ma servante est partie : ses parents n’ont pas voulu la laisser avec un célibataire... Et cependant...

– Ne te vante pas si fort ! Après tout, tu n’es pas un saint de bois... Allons, verse, que diable ! et ne fais pas tant de façons.

Pietro versa le vin.

– Vive la gaîté ! – s’écria Antine. – Donc, tu demanderas à Maria Noina si elle veut être la marraine... Je bois à ta bonne chance !

Pietro secoua la tête, et son visage devint triste.

– Ne plaisante pas ainsi. Tu sais que cela me chagrine... Dis-moi plutôt : peux-tu me prêter encore deux cents écus ?

– Je venais pour te les demander !

– Trêve de plaisanteries ! – répéta Pietro. – J’ai réellement besoin d’argent. Tu sais que mon capital est fort mince, quoique les gens me croient déjà riche...

– Tu le deviendras... Pourquoi ne te décides-tu pas à l’épouser ? Je te parle sérieusement, à cette heure.

– Oh ! moi, je ne demanderais pas mieux. Mais je crains... Ce que je crains, ce n’est pas qu’elle me refuse : elle ne me refuserait certes pas, si je voulais !... Elle est maintenant comme la petite feuille encore pliée, qui, pour s’ouvrir, attend un peu de soleil... Oh ! si je voulais ! Il me suffirait de la regarder dans les yeux... Que de fois j’ai tremblé devant elle, tandis que les paroles me montaient aux lèvres ! Mais non, je n’ose pas... Il est encore trop tôt...

– Eh bien, attends que la feuille soit sèche, attends que vous soyez vieux l’un et l’autre ! – s’écria Antine en frappant sur la table avec son verre. – Ma parole, tu me mets en rage ! Tu verras ça : cette fois encore, il t’arrivera... ce qui t’est arrivé déjà une fois ! Tu m’as raconté combien tu avais été stupide...

– Ne me rappelle pas cela ! – interrompit Pietro en se mordant le poing.

– Oui, Pietro Benu, tu étais né pour réussir ; et, au contraire... Mais suffit : tu n’es qu’une moitié d’homme, une espèce de roseau ! Toujours tu as eu peur ! Au moment que tu sais, tu avais peur aussi ; et cependant tout a marché à souhait... Ah ! c’était le beau temps ! Tu m’écoutais, alors ; tu prenais courage ; tu te surpassais toi-même ; la haine et la passion te poussaient en avant. Et ensuite, plus rien. La peur, toujours la peur !... Maintenant tu as peur de tout et de tous, même de moi, d’un véritable frère !... Ne te l’ai-je pas répété cent fois : l’homme qui a peur ne sera jamais heureux !

Pietro regardait dehors et secouait la tête.

– Heureux ! – dit-il tout bas, d’une voix désolée. – Jamais homme n’a eu si peu de bonheur que moi. J’étais né honnête, et je suis devenu un voleur ; j’étais bon, et j’ai assassiné... J’ai assassiné un homme qui ne me haïssait pas, et j’ai assassiné aussi un homme qui, comme moi-même, était un pauvre domestique...

– Tout doux ! – ricana Antine. – Pas de vanteries ! Le domestique, c’est moi qui l’ai tué. Toi, tu n’as tué que le maître... Tu te plains de n’avoir pas eu de bonheur, parce que tu as tué ton rival ? Diable ! je connais, moi, bien des gens qui penseraient précisément le contraire...

– Triste bonheur ! – répliqua Pietro. – Ce qu’il m’aurait fallu, pour être heureux... Mais je ne veux pas y songer... Le fait est que je ne dors pas tranquille toutes les nuits...

– Tant pis pour toi. Moi, je dors !

– Assez, – fit Pietro, qui continuait à regarder dehors, par la porte ouverte, afin de s’assurer que les maçons ne s’étaient pas approchés et ne pouvaient rien entendre. – Ne parlons plus de cela... Quand ferons-nous le baptême ? Quel nom donnerons-nous à la petite ?

– Maria. J’insiste pour que tu pries Maria Noina d’être la marraine.

– Eh bien, puisque tu l’exiges, sortons ensemble et j’irai l’en prier.

Ils se dirigèrent vers la maison des Noina. Chemin faisant, Antine montra à Pietro la lettre d’un entrepreneur qui lui demandait de recruter des écorceurs et des charretiers, pour l’exploitation d’une forêt de chênes-lièges sise en Algérie, et qui ajoutait : « J’aurais aussi besoin de main-d’œuvre féminine pour nettoyer l’écorce, de sorte que les hommes mariés pourraient venir avec leurs femmes... »

Lorsqu’ils furent arrivés près de la maison, Antine dit à Pietro :

– Sais-tu ce que le Toscan m’a conté, l’autre jour ? Franzisco Antoni Mureddu fréquente maintenant chez Zio Nicola... Ouvre l’œil, Pietro ! Souviens-toi de la première fois !

– Maria a déjà refusé plusieurs partis, répondit Pietro, troublé. – Elle en refusera d’autres encore...

– N’importe, il faut ouvrir l’œil. Qui sait si elle ne se lassera pas d’attendre ?

Sur quoi, ils se séparèrent.

 

*

*   *

 

Naturellement, Maria refusa d’être marraine de la fille d’Antine. Malgré le long temps écoulé, la jeune veuve observait encore un deuil rigoureux. Elle sortait rarement, et, toujours serrée dans ses vêtements noirs, elle prenait par les ruelles les plus solitaires. Même avec ses parents, elle gardait une attitude grave et triste. Il lui semblait qu’elle avait fait une sorte de vœu monastique et qu’elle avait renoncé à la vie ; pourtant la jeunesse lui vibrait dans le sang et le désir du bonheur lui troublait l’âme.

Quelquefois elle se demandait si elle n’avait pas recommencé à aimer Pietro. Elle n’en savait rien, ou, pour mieux dire, elle n’osait pas s’avouer la vérité ; mais la présence du jeune homme la rendait soucieuse et ardente. Nul autre ne savait la regarder comme il la regardait, lui ; et, sous ce regard, elle se sentait presque défaillir. Sa volonté, toujours si ferme et si vigilante, ne pliait que devant Pietro.

Le jour du baptême, – un dimanche égayé par du soleil et par des carillons argentins, – l’ancien domestique entra tout à coup dans la cuisine des Noina. Zio Nicola et Zia Luisa étaient allés à la grand-messe, à la chapelle du Rosaire, où l’on célébrait la fête de Saint-Joseph. Maria préparait le déjeuner, seule, pieds nus, vêtue modestement.

– Bonjour, Maria, – dit Pietro en entrant et en s’approchant d’elle.

Elle se retourna, un peu émue. Il était habillé avec élégance ; de sa main blanche comme celle d’un bourgeois, il arrangeait son bonnet sur sa tête. Maria se hâta de mettre ses pieds dans ses pantoufles noires ; puis elle sourit et elle lui dit :

– Mon père est à la messe. Tu voudrais sans doute lui parler ?

– Non, je veux causer avec toi.

– Assieds-toi donc, – répondit-elle en lui offrant, près de la porte, une chaise que d’abord elle épousseta, quoiqu’elle l’eût déjà époussetée le matin. – Est-ce que vous avez déjà fait le baptême ?

Et, sans attendre la réponse, elle retourna près de ses fourneaux, ne sachant commuent cacher son trouble.

Dans la cuisine très propre, dont le carrelage était çà et là éclaboussé d’eau, régnait l’agréable tiédeur du feu allumé, la paix et le silence d’une maison tranquille. Pietro s’enhardit : il ne se rappelait que les heureux moments vécus dans ce milieu familial.

– Tu devines bien pourquoi je suis venu, Maria, – lui dit-il. – Viens, approche-toi, écoute... comme il y a longtemps !... Mais retourne-toi donc ! Écoute ! Viens ici !

Elle s’approcha.

– Donne-moi ta main, Maria !... Non ? Pourquoi baisses-tu les yeux ? Pourquoi ne veux-tu pas me donner ta main ?... N’aie pas peur : j’ai juré, tu le sais bien, que je ne te ferais jamais de mal.

Elle hocha la tête, sans lever les yeux, et elle dit :

– Explique-toi clairement. Que veux-tu ?

Alors Pietro empoigna avec ses deux mains le dossier de la chaise, comme pour vaincre la tentation de saisir les mains de Maria. Puis il se pencha et dit :

– Ce que je veux de toi ?... Tu le sais. Je veux que tu deviennes ma femme. Il est temps !... J’espère que tu ne songeras pas au passé, que tu ne te rappelleras pas la basse condition où j’étais jadis. Tu oublieras tout cela, comme j’ai, oublié, moi, ta trahison... Recommençons une vie nouvelle. Je t’aime, je ne vis que pour toi, c’est pour toi seule que je suis devenu riche... Et, toi aussi, tu m’aimes... Que de fois nous nous le sommes dit avec les yeux !... Parle, ou du moins regarde-moi !

Elle le regarda, et ils frémirent l’un et l’autre ; mais Pietro eut encore la force de se dominer.

– Tu vois bien que tu m’aimes, – reprit-il en serrant convulsivement le dossier de la chaise ! – Tes yeux ne savent pas mentir. Pourquoi nous torturer plus longtemps ? Je m’étais proposé de ne plus te parler d’amour jusqu’au jour où je pourrais te dire : « Te rappelles-tu, Maria, ce que je t’ai promis ? Ai-je tenu loyalement ma promesse ? »

– Oui, tu l’as tenue ! – s’écria la jeune femme qui, fascinée, ne pouvait plus détacher ses yeux des yeux de Pietro.

– Eh bien, alors, il faut que, toi aussi, tu accomplisses la tienne !... Tu ne réponds pas ? Pourquoi ? Est-ce que tu as peur ?... Oui, tu as peur de ta mère, qui ne voudra pas avoir pour gendre un ancien domestique ; tu as peur des voisins ; tu as peur de toi-même... Me serais-je trompé, en croyant que tu m’aimais ? Est-ce que tes yeux mentent ? Est-ce que tu ne m’aimes plus ? Ces murailles, ce foyer ne te disent rien ?... Rappelle-toi, Maria ! Tu me promettais alors que tu m’attendrais dix ans ; et sept ans à peine sont passés... Me repousses-tu ? N’as-tu pas pitié de moi ?... Tu pleures !

– Il se rapprocha d’elle et lui prit les mains.

– Parle, parle ! Pourquoi pleures-tu ? As-tu quelque grave raison pour te désespérer ainsi ?

Elle courbait la tête, sans répondre. Il lui posa une main sur le front, la contraignit à relever le visage et à le regarder.

– Dis, as-tu quelque raison ?... As-tu quelque doute ?...

– Non, – répondit-elle enfin, en baissant les paupières comme une fillette. – Mais il y a longtemps que je suis morte. Pourquoi veux-tu me ressusciter ?... Tu es jeune, toi ; tu pourrais...

– C’est toi que je veux, toi seule ! – s’écria-t-il avec une énergie sauvage.

Et il lui donna un baiser, qu’elle lui rendit ; et, sur leurs lèvres qui tremblaient d’angoisse, vibra tout ce qu’il y a de plus tragique et de plus doux au monde, depuis le remords jusqu’à la volupté, depuis l’ambition jusqu’à l’amour.

 

*

*   *

 

Ce même dimanche, dans l’après-midi, Pietro et Antine sortirent ensemble.

– Je vais commencer tout de suite à chercher des ouvriers pour l’entrepreneur d’Algérie, – dit Antine. – Aujourd’hui, c’est fête, et les cultivateurs sont revenus à la ville.

Pietro l’accompagna. Ils s’arrêtèrent sur la place, devant la petite église du Rosaire, où un grand nombre de paysans et d’artisans assistaient à l’escalade d’un mât de cocagne, vainement essayée par de nombreux gamins et même par quelques hommes faits. Au sommet de l’arbre, qui était un liant tronc de peuplier, soigneusement poli et frotté de savon, un cerceau se balançait, auquel étaient suspendus des mouchoirs rouges et jaunes, des fromages frais, une bourse, une paire de souliers. Les gamins grimpaient, grimpaient, l’un après l’autre ; mais, parvenus à une certaine hauteur, ils se laissaient glisser en bas, renonçaient à l’escalade. Les spectateurs vociféraient et riaient.

Lorsque les deux amis arrivèrent sur la place, un individu déjà mûr, les pieds emmaillotés dans des chiffons, tâchait de grimper au mât. Pietro s’arrêta pour le regarder, tandis qu’Antine s’en allait de côté et d’autre, parlementant avec des paysans de sa connaissance.

L’homme aux pieds emmaillotés grimpait toujours ; il était arrivé presque à la moitié du mât. Mais, tout à coup, un cri retentit dans la foule :

– Il a des morceaux de faux attachés aux pieds !

Tout le monde se mit à hurler et à rire ; les gamins se pressèrent autour du mât, et le secouèrent, protestant et s’efforçant de faire tomber le rival qui trichait.

– À bas ! à bas ! On n’a pas le droit de grimper ainsi ! À bas !

L’autre continuait à monter ; sa personne, maigre plutôt que svelte, se ramassait, puis s’allongeait sur le mât avec des mouvements lents, mais sûrs. En haut, le bizarre trophée s’agitait, le cerceau oscillait, et le soleil, tombant sur la monture métallique de la bourse, en faisait parfois jaillir une étincelle.

L’homme maigre, sans s’inquiéter des protestations et des sifflets, grimpait, grimpait toujours. Encore un élan, et il aurait atteint le but.

Durant une seconde, la foule se tut, anxieuse.

– Bravo ! – cria Antine, du fond de la place, en saluant de la main le vainqueur qui avait réussi à toucher le cerceau et qui venait d’arracher la bourse.

Alors, par réaction, tous les assistants applaudirent. Enfin l’homme se laissa glisser, et, une fois à terre, sans s’émouvoir des récriminations, des bousculades, des clameurs des gamins qui voulaient lui examiner les pieds, il s’esquiva, disparut.

Pendant ce temps-là, Antine poursuivait sa recherche et conciliait ses petits contrats avec des charretiers et des paysans, presque tous ivres. Il avait rencontré, dans un groupe, Giuseppe Pera, le mari de Sabina, endimanché, la barbe bien peignée, mais déjà grisonnante.

– Et toi, – lui dit Antine, – est-ce que tu voudrais aller travailler en Afrique ?

– Est-ce loin de la côte ?

– Un peu, mais pas trop. Si tu veux emmener ta femme avec toi, on a besoin aussi de nettoyeuses.

– Ma femme n’est pas réduite à gratter de l’écorce, – répondit le paysan. – Mais n’importe, j’en causerai avec elle.

– Elle est là-bas : parlons-lui tout de suite. Il faut que je sache sans retard le nombre des travailleurs sur lesquels je pourrai compter.

En effet, Sabina, les bras chargés d’une fillette, regardait le mât de cocagne, tout en causant avec d’autres femmes. Elle avait perdu sa fraîcheur d’autrefois ; des boucles blondes s’ébouriffaient encore sur son front et sur ses oreilles, mais elles encadraient une petite face maigre et jaunâtre ; son nez paraissait transparent ; ses yeux seuls, clairs et limpides, conservaient un regard enfantin. Elle n’était pas malheureuse, mais elle était pauvre. À vrai dire, Mossiù Givanne 27 ne frappait pas à sa porte ; mais elle était obligée de travailler, d’enfanter, d’allaiter, et les femmes qui font tout cela se flétrissent vite. Depuis son mariage, ses relations avec la famille Noina avaient presque cessé ; elle n’avait pas le loisir d’aller voir des parents riches, et ceux-ci ne s’occupaient guère d’elle.

D’ailleurs, elle ne songeait plus au passé. Vers le soir, lorsqu’elle attendait son mari, assise au seuil de la porte, et qu’elle voyait, dans le fond de la ruelle, s’avancer cet honnête laboureur, la besace sur l’épaule, suivi de ses bœufs qui soufflaient de fatigue, elle disait à sa fillette : « Voici papa, voici papa ! » La fillette frappait ses petites mains l’une contre l’autre ; et la jeune mère s’estimait aussi heureuse qu’une grosse bourgeoise.

– Eh bien, – dit Antine à Sabina, après lui avoir expliqué sommairement l’affaire, – veux-tu ou ne veux-tu pas t’en aller avec ton mari ? Lui, il consent à partir, et toi, tu es trop jeune pour rester seule pendant trois mois à la maison.

– Dans tous les cas, ce n’est pas toi que j’irais chercher pour me tenir compagnie ! – répondit-elle vivement.

Elle s’informa des conditions pécuniaires et de l’époque à laquelle l’exploitation des chênes-lièges serait terminée. Puis elle dit à Giuseppe :

– Tu n’as semé que du froment. Rien ne nous empêcherait de rester là-bas jusqu’au mois de juillet.

– Bon ! Vous resterez jusqu’au mois de juillet, – conclut Antine.

Et il fit une marque sur son calepin.

Les ouvriers engagés partirent quelques jours plus tard. Trois ou quatre pauvres femmes firent comme Sabina et suivirent leurs hommes.

 

 

XXII

 

Le second mariage de Maria se préparait dans le plus grand secret. Personne ne savait rien, pas même les plus proches parents, pas même les ménagères voisines, habituées désormais à voir Pietro venir tous les jours chez ses anciens maîtres. Depuis longtemps Maria avait congédié la servante ; et, jusqu’au dernier moment, le cabaretier lui-même n’avait pas réussi à apprendre ce qui se passait de nouveau chez les Noina. Aussi y eut-il beaucoup d’étonnement et force commérages lorsque, vers le commencement de mai, les oisifs lurent les publications affichées à la porte de la mairie.

– C’était donc pour cela ! – s’écria le Toscan, qui recommençait à chasser les mouches avec son plumeau de papier. – Un matin, j’ai entendu Zia Luisa et Zio Nicola se disputer d’un ton aigre. Je distinguais le nom de Pietro Benu, et Zia Luisa disait à son mari : « Il est naturel que tu aies de la sympathie pour lui. Deux corbeaux ne se crèvent pas les yeux l’un à l’autre ! » Cela signifiait que Zia Luisa ne veut pas de Pietro pour gendre.

Le Toscan devinait juste. Lorsque Maria avait annoncé sa ferme résolution d’épouser Pietro Benu, Zia Luisa avait rougi de honte. Rarement il lui était arrivé dans sa vie de manifester d’une façon aussi ouverte sa colère et son indignation. Après quoi, la mère et la fille, le mari et la femme s’étaient disputés et injuriés. Il s’en était fallu de peu que Zio Nicola ne se déclarât fort honoré par la demande de Pietro ; et Zia Luisa, oubliant son décorum, avait fini par verser de véritables larmes.

– Pietro Benu, mon domestique, épouser ma propre fille, la veuve de Francesco Rosana ! Pietro Benu, un homme du pire lignage, un chien errant, qui a fini par trouver un os à manger ! Est-ce qu’on t’a ensorcelée, Maria ? Que dirait Francesco, s’il ressuscitait ?... Ah ! Francesco, mon enfant, ma fleur, je te pleure aujourd’hui comme si on t’avait assassiné une seconde fois !

– Que le diable te pleure toi-même ! – ripostait Zio Nicola, en frappant à terre avec son bâton. – Tu ne l’as pas pleuré la première fois, et tu le pleures la seconde...

– Laissons les morts en paix, – intervint Maria. – Il est inutile de faire du scandale. Ma résolution est prise. Il y a nombre d’années que j’y pense, et, si je n’étais pas définitivement fixée, je n’aurais pas ouvert la bouche. Par conséquent, il ne sert à rien de crier. Ma volonté est inébranlable... Nous nous marierons le plus tôt possible ; nous irons nous loger ailleurs, si vous le préférez. D’ici peu, la maison de Pietro sera prête.

– Et les gens ? qu’est-ce que les gens vont dire ? – sanglotait la vieille. – Ce n’est pas pour moi, c’est pour les gens, pour la bonne réputation de notre famille !

– Calme-toi, Madame Royale ! – repartit Zio Nicola. – Ce n’est pas les gens que Maria épouse ; c’est Pietro Benu, un homme entreprenant et cossu... Allons, prends une prise de tabac : éternuer te fera du bien.

Zia Luisa lui arracha des mains la tabatière et la jeta dans la cour.

– Taisez-vous tous les deux, effrontés !... Nous verrons comment tout cela finira !

Mais ensuite elle se résigna, et elle pria seulement qu’on lui accordât deux faveurs : la première, que le mariage se ferait dans le plus grand secret ; et la seconde, que Pietro ne viendrait pas les ennuyer par des visites trop fréquentes. D’ailleurs, dès sa première visite, Pietro avait parlé clairement :

– Je sais bien, Zia Luisa, – lui avait-il dit, – que ma présence vous déplaît. Je ne vous donne pas tort. J’ai pour vous du respect et de la vénération. Mais je désire que le mariage se fasse le plus tôt possible. Pourquoi attendrions-nous encore ? Ce que nous avons attendu depuis tant d’années, c’était le consentement de Maria. Eh bien, elle l’a donné, ce consentement. Ma maison n’est pas terminée, mais elle est habitable. Dans quelques jours, j’irai à Cagliari ; j’achèterai le mobilier, les cadeaux pour la future ; et, quand je reviendrai, nous ferons faire les publications.

– À la bonne heure ! Voilà un homme qui sait parler ! – s’était écrié Zio Nicola.

Zia Luisa n’avait pas soufflé mot. Quant à Maria, qui était assise loin de Pietro, elle avait pensé : « Il veut faire des acquisitions à Cagliari ? Sûrement, il se fera voler. » Mais elle n’avait rien osé dire.

Pietro fit deux ou trois visites à sa fiancée, toujours le soir. Ils ne parlèrent que de choses indifférentes.

Une fois, Maria prononça par hasard le nom de son défunt mari, et elle remarqua sur les lèvres de Pietro une légère expression de déplaisir. Dès que celui-ci fut dehors, Zio Nicola dit à sa fille :

– Prends garde : il ne faut jamais rappeler le premier mari en présence du second. Ne fais plus cela !

– Mais, naguère, je le faisais continuellement.

– Alors Pietro n’était pas ton fiancé. Or un fiancé, sache-le, n’est plus un homme comme un autre... Les hommes sont comparables à des armes, qui restent inoffensives tant qu’elles ne sont pas chargées, mais qui deviennent dangereuses dès qu’on les charge... Sache donc qu’un fiancé est une arme chargée : il ne faut pas qu’on la heurte.

À la quatrième visite, « l’arme chargée » insista pour que l’on fixât le jour du mariage. Il brûlait de passion et il se torturait d’incertitude. Chaque fois qu’il venait à la maison, il regardait Maria avec des yeux avides, épiant si, sur le visage de la jeune veuve, quelque signe d’inquiétude apparaissait. Elle, au contraire, ne lui jetait que quelques regards, à la dérobée ; mais ces regards étincelants de désir suffisaient pour qu’il oubliât tout le reste et pour qu’il frémît tout entier d’une joie sauvage. Depuis leur premier entretien, ils ne s’étaient plus trouvés seuls. Lorsque Pietro s’en allait, Zia Luisa le reconduisait jusqu’à la grande porte, et elle semblait prendre un plaisir cruel à séparer ces périlleux fiancés.

Un dimanche matin, Pietro entra à l’improviste, espérant trouver Maria seule ; mais Zia Luisa était déjà revenue de la première messe.

– Je pars tantôt pour Cagliari, – annonça Pietro. – Je m’arrêterai ce soir à Macomer, pour y régler une affaire, et, dans quatre jours, je serai revenu. Fais préparer tes papiers pour les publications, Maria.

Au lieu de quatre jours, il fut huit jours absent. Maria était triste, inquiète ; elle pensait à lui plus que jamais, plus qu’elle n’y avait pensé durant les premiers mois de son amour. Quelquefois son orgueil se réveillait : l’idée d’épouser un ancien domestique, après avoir été la femme d’un riche principale, l’humiliait profondément. Mais ensuite elle s’abandonnait de nouveau à son ivresse, à l’ardent désir d’une passion effrénée.

Ses longues années de veuvage lui avaient en quelque sorte refait une virginité : il lui semblait qu’elle avait éprouvé toutes les joies et toutes les douleurs, hormis l’amour. Elle avait été enviée, adulée ; elle avait payé cher sa trahison ; et maintenant ses trente ans brûlaient de désir. Elle avait une envie folle de jouissance ; elle voulait regagner tout le temps perdu, dédommager sa jeunesse gaspillée inutilement. Mais, dans tout cela, il y avait quelque chose d’impulsif. La chaleur printanière, le bien-être, la tranquillité du logis, la solitude provoquaient en elle cette exaltation subite des sens, ce réveil d’une jeunesse lasse de dormir. Toutefois, quand le désir ne l’aveuglait point, elle éprouvait encore un vague malaise. Une lie de rancune fermentait au fond de son âme ; elle ne pouvait pardonner à Pietro la bassesse de son origine, et elle lui reprochait intérieurement les moindres fautes. L’ancienne maîtresse reparaissait en elle, autoritaire et caustique.

Aussi fut-elle fort en colère, lorsque, le quatrième jour, il ne revint pas de Cagliari. Elle pensait : « Voilà qu’il commence à mentir ! Quel besoin avait-il de promettre, s’il n’était pas certain de pouvoir tenir sa promesse ? Que fait-il là-bas, maintenant ?... Il s’amuse, voilà tout... Qui sait ?... »

Le sixième jour, elle commença à s’inquiéter : « Pietro ne revient pas, n’écrit pas ! Il doit lui être arrivé malheur. Cette nuit, j’ai vu en rêve une lettre bordée de noir, que je n’ai pas pu lire ! Cela m’a fait une fâcheuse impression. Je me suis réveillée toute tremblante... »

Ce soir-là, elle reçut en effet une lettre de Pietro. Avant de l’ouvrir, elle la palpa longuement, avec une sorte de volupté ; puis, pour la lire, elle se retira dans sa chambre. Il lui demandait pardon de son long retard, il disait qu’il lui avait adressé une carte postale (qu’elle n’avait pas reçue), et il lui exprimait son amour par des phrases simples, mais brûlantes de passion :

« Je te serre dans mes bras, je te donne mille baisers, comme le dimanche que tu sais ; je t’étreins contre ma poitrine ; je meurs du désir d’être près de toi et de t’embrasser éperdument. »

Cette lettre suffit pour qu’elle retombât dans son muet délire d’amour.

– Tu vois, Madame Royale ? – fit observer Zio Nicola, en frappant légèrement, avec le bout de son bâton, sur la lettre que Maria tenait encore à la main. – Il sait même écrire !

– Oui ; mais où l’a-t-il appris ? – fit Zia Luisa.

Puis, comme Maria demandait conseil à sa mère pour savoir si elle devrait répondre à Pietro :

– En vérité, tu es folle ! – prononça la vieille avec dignité. – Pourquoi répondre ? Pour qu’à la poste on voie ta lettre ?... Garde au moins un peu de décorum, ma fille ! Garde au moins un peu de décorum !

Maria ne répliqua pas...

Pietro rentra deux jours après. Il rapportait à sa fiancée des cadeaux magnifiques et à Zia Luisa un corsage de brocart très riche. Cette aimable attention adoucit un peu la future belle-mère.

 

*

*   *

 

Le lendemain des publications, Zia Luisa dit à Pietro :

– Comment ferons-nous la noce ? Inviteras-tu tes parents ?

Il hocha la tête, d’un air dédaigneux :

– Moi, je n’ai point de parents. Si vous voulez inviter quelques personnes, invitez-les. Mais je désire que tout se fasse modestement, dans l’intimité.

– Très bien ! – répondit-elle.

Et elle se détourna, pour cacher les larmes qui lui mouillaient les yeux, au souvenir des premières noces de Maria.

Désormais Pietro venait librement chez les Noina, et il passait de longues heures près de sa fiancée, tandis que celle-ci s’occupait des derniers préparatifs de la noce. Quoiqu’elle eût encore tous les vêtements de son premier mariage, elle avait acheté un nouveau costume, très modeste, ainsi qu’il convient à une veuve qui se remarie.

Comme la maison de Pietro n’était pas terminée et que le mariage devait se faire dans la seconde moitié de mai, Zio Nicola et même Zia Luisa avaient proposé aux futurs époux de passer la lune de miel en famille. Somme toute, Zia Luisa n’était pas une méchante femme, et il y avait quelque chose qu’elle aimait mieux encore que l’argent et que le décorum de la famille, c’était Maria. Au surplus, les voisines, par leurs flatteries, et Pietro, par ses continuelles politesses, l’avaient tant soit peu apaisée.

– Faites-nous donc voir le corsage que Pietro vous a donné ! lui disaient les voisines. Mon Dieu, la belle chose ! C’est du brocart ancien : un présent digne de vous et de votre gendre !... Et à quand la noce ?

– Nous ne savons pas encore, – répondait Zia Luisa, en repliant le brocart et l’enveloppant dans le papier de soie.

Jusqu’à la veille du mariage, tout le monde en ignora la date précise. Zio Nicola lui-même se taisait, parce qu’il respectait les anciens usages et trouvait juste qu’une veuve, en hommage à la mémoire de son premier époux, s’abstînt de célébrer comme une fête son second mariage. Quant à Pietro, il était impénétrable ; il ne parlait de la chose à personne ; mais il pressait les maçons de terminer sa maison : car il souffrait à l’idée de passer la lune de miel chez les Noina et d’y occuper la place du mort. « Dans son lit !... » pensait-il avec un frisson.

L’avant-veille du mariage, Maria le regarda en souriant et lui demanda :

– As-tu fait ton examen de conscience ?

– Pourquoi ?

– Pour te confesser !

Il ne répondit pas tout de suite, et une ombre lui voila les yeux.

– Il y a des années que je n’accomplis plus le précepte pascal, – dit-il avec tristesse. – J’ai tant souffert que je ne crois plus en Dieu.

– Tu sais qu’il ne faut pas s’épouser en état de péché mortel, – reprit Maria, d’une voix insinuante. – Et combien tu dois avoir commis de péchés, pendant ces années-là !... Il faut donc absolument que tu te confesses. Ne va pas t’en dispenser, ne donne pas à ma mère ce chagrin...

Il courba, puis il releva et il secoua la tête.

– Eh bien, soit ! – dit-il. – Mais, toi aussi, tu me feras un plaisir. Jusqu’ici, je irai pas osé te le demander... Tant que nous habiterons dans la maison de ton père, permets-moi de faire mettre dans notre chambre à coucher le lit que j’ai acheté à Cagliari. Tu comprends... Je désire...

À son tour, Maria devint pensive et triste. C’était la mariée qui, selon l’usage, devait fournir le lit nuptial, et Pietro l’offensait presque en lui proposant un lit à lui. Mais d’ailleurs elle comprenait qu’en somme il avait raison. Seulement, la perspicacité de Zio Nicola n’avait pas prévu le cas, et Maria, étourdie par la passion et par les événements, n’avait pas songé que Pietro, avec une juste délicatesse, répugnerait à coucher là où avait couché Francesco Rosana.

Finalement ils tombèrent d’accord : Pietro se confesserait et Maria mettrait dans sa chambre un autre lit.

 

*

*   *

 

Un jour de mai, à, trois heures du matin, le mariage fut célébré dans la petite église du Rosaire.

Maria n’avait pas fermé l’œil de toute la nuit. Dès une heure elle était sur pied, pâle et lasse. Il lui semblait qu’elle rêvait ; elle se rappelait le bruit, la magnificence, le luxe, l’allégresse de ses premières noces ; tandis que, pour les secondes, tout se faisait en silence et secrètement. On n’avait pas même rebadigeonné la maison ; on n’avait invité ni un parent ni un ami, sauf les deux témoins indispensables. Mais, malgré tout, cette fois-ci, le cœur de la mariée palpitait de joie, et ses mains tremblaient en préparant le lit nuptial.

Elle descendit à la cuisine, balaya, alluma le feu et prépara le café. Une rougeur légère colorait son visage las.

Vers deux heures, elle remonta dans sa chambre, se mit à se déshabiller ; et, à mesure qu’elle ôtait et replaçait dans le coffre ses vêtements de veuve, elle éprouvait une étrange émotion, un saisissement de joie et de tristesse. Oui, elle se dépouillait, elle se délivrait d’un vêtement douloureux ; une fâcheuse période de sa vie tombait et disparaissait avec ces vêtements noirs qui lui avaient étreint si tragiquement le corps et l’âme. Il lui semblait qu’en s’arrachant de cette funèbre enveloppe elle acquérait des ailes, comme le papillon qui sort du cocon. Mais, lorsqu’elle eut déposé sur le corsage d’orbace le jupon de drap, lorsqu’elle eut rabattu le couvercle et refermé la caisse avec précaution, comme si elle avait peur de réveiller quelqu’un qui dormirait dans l’ombre de la chambre, des larmes de véritable douleur lui sillonnèrent le visage.

Elle s’agenouilla, elle posa les coudes sur le couvercle de la caisse et elle se mit à prier. Une vision tragique réapparut encore une fois dans sa mémoire, avec une épouvantable évidence : elle revit, étendu sur l’herbe, dans la rosée du matin, un homme dont la main ensanglantée avait l’air d’implorer miséricorde. Et un cri d’alouette, pur et tranquille comme un rayon de lune, descendait des roches, tremblait sur les buissons fleuris...

Elle fut secouée par un frisson. Une alouette venait de chanter réellement au-dessus de la maison paisible, dans le ciel qui commençait à blanchir vers l’orient.

Un pas d’homme résonna dans la cour.

Elle se redressa vivement, se hâta d’endosser ses vêtements de mariée : un modeste costume de couleurs éteintes, qui n’avait ni broderies ni fanfreluches.

 

*

*   *

 

Le cortège, composé des deux époux, d’une parente de Pietro, des témoins et de Zio Nicola, s’avança en silence, par les ruelles solitaires qu’éclairaient déjà les premières lueurs de l’aube, comme si l’on avait peur d’éveiller les gens et d’être vu.

Mais, tout à coup, Maria, qui cheminait avec la parente de Pietro, mit une main sur sa bouche pour étouffer un petit éclat de rire.

– Qu’est-ce que tu as ? – demanda le marié.

– Je ris, parce que nous avons l’air de voleurs ! – répondit-elle sans se retourner vers lui.

À partir de ce moment-là, tous s’enhardirent à plaisanter et à bavarder ; et ce fut ainsi qu’ils arrivèrent devant le porche.

La cérémonie fut longue. Le prêtre, assisté d’un vieux paysan qui, avec sa tête chauve, avec sa longue barbe jaunâtre, ressemblait à un apôtre, célébra la messe pour les époux. Ses paroles, douces et lentes, résonnaient dans le silence mélancolique de la petite église parfumée de roses, où les clartés de l’aurore se mêlaient à la lumière des cierges.

Agenouillés sur les marches nues de l’autel, les deux époux étaient muets et recueillis. Seulement, de temps à autre, Pietro relevait la tête, comme pour chasser un rêve, et il regardait Maria ; puis il retombait dans son recueillement presque sombre. Cette heure solennelle, qui avait été l’ambition et le tourment de toute sa jeunesse, ne l’émouvait pas trop ; il lui semblait qu’il en était venu là tout naturellement, comme un fiancé quelconque, qui a choisi sans obstacles une femme de sa condition. Mais, si la profonde allégresse de la victoire ne lui agitait pas le cœur, une douce sensation de repos et de paix le rendait heureux. Il avait donc atteint le but, comme un voyageur las qui, après avoir traversé une forêt pleine d’embûches et de périls, s’arrête enfin dans un lieu hospitalier et sûr. Plus de craintes, plus de souvenirs effrayants ; le feu brille dans l’âtre, le vin parfumé scintille dans le verre ; l’heure a sonné de se reposer, de boire et de jouir de l’ivresse.

Maria, elle, priait, et à sa prière se mêlaient des souvenirs. Elle revoyait la triste figure de l’assassiné ; mais elle ne s’en troublait point. Ne l’avait-elle pas pleuré suffisamment ? Pour elle aussi, l’heure avait sonné de renaître et de jouir. Sans tourner la tête pour regarder Pietro, elle le sentait à côté d’elle, jeune, fort, ardent. C’était Dieu qui avait voulu leur union. Donc, louange à Dieu ! Rien ne se fait que par sa volonté. Dans sa reconnaissance pour ce Dieu complaisant et bon, elle s’efforçait d’assister à la cérémonie avec une âme tranquille. Au loin les souvenirs, les pensées contrariantes, les inquiétudes ! Il ne devait subsister que l’amour, l’amour avide et oublieux de tout le reste.

Au retour comme à l’aller, le cortège passa dans les ruelles sans que les gens y fissent attention. Les époux marchaient en tête, silencieux, émus, la tête penchée. Une faible brise soufflait du levant et les enveloppait de son haleine chaude et voluptueuse.

Ils étaient beaux l’un et l’autre, dignes d’appartenir l’un à l’autre ; c’était un couple parfait. Ceux qui les accompagnaient les considéraient avec admiration. Le prêtre même disait :

– Que Dieu les bénisse ! Ce sont deux fleurs du même buisson.

Zia Luisa les attendait derrière la porte charretière. Elle ne pleura pas, n’embrassa pas les époux, comme elle avait fait l’autre fois ; mais elle jeta sur eux une poignée de grain et, sans trop se départir de sa dignité, elle leur souhaita :

– Soyez heureux ! soyez heureux !

Les deux femmes venues pour l’aider à servir le café et les friandises jetèrent aussi des poignées de grain sur les époux ; puis elles s’éloignèrent pour aller chercher les plateaux et elles montèrent dans la chambre de Zia Luisa.

Le prêtre, qui avait monté derrière elles, entra dans cette chambre et se hâta d’y bénir le lit, qu’il prenait pour celui des jeunes mariés. Cette méprise causa à Zio Nicola une telle explosion de rire qu’il dut s’appuyer sur son bâton.

– Qui sait si je ne vais pas avoir un autre enfant, à cette heure, ma femme !... Ah ! ah ! un autre enfant !

Tout le monde riait. Maria dut mener le prêtre dans sa propre chambre :

– Pardon, pardon, monsieur le curé... Venez par ici !

 

 

XXIII

 

Huit jours passèrent. Jamais lune de miel ne fut plus ardente et plus délicieuse que celle de Maria et de Pietro.

Presque tous les jours, Zio Nicola et Zia Luisa s’en allaient aux champs depuis le matin jusqu’au soir, pour laisser libres les nouveaux époux. Ceux-ci pouvaient donc s’abandonner sans frein à leur passion sauvage, et ils s’aimaient comme durent s’aimer les couples primitifs, dans les forêts du globe terrestre à peine habité.

Une fois Maria eut même peur de Pietro, tant il la regardait avec des yeux farouches, irisés et mystérieux. Mais cette peur du mâle, du violent ravisseur, la rendait plus languissante et accroissait en elle le plaisir de se soumettre. Elle était comme emportée par une rafale, par un tourbillon de volupté ; elle se faisait sauvage ; elle aussi, elle perdait facilement la légère écorce d’éducation bourgeoise qui la revêtait ordinairement, elle redevenait la nymphe nue qui attendait le faune dans l’herbe encore ignorante de la faux.

Il arrivait, et un nuage se formait autour d’eux, les isolait, faisait disparaître la maison, le monde, le passé, l’avenir.

Quelquefois Pietro se montrait inquiet et mélancolique, surtout si, en rentrant, il ne trouvait pas Maria prête à lui sourire, à le regarder avec passion. Alors il la cherchait, il l’appelait, il lui demandait si elle n’avait vu personne en son absence : elle commençait à croire qu’il était jaloux. Mais, le plus souvent, il était tendre, presque respectueux, comme s’il n’avait pas oublié son ancienne condition de domestique ; et il plaisait à Maria que Pietro fût ainsi : cela lui donnait l’illusion de revivre en ces temps lointains où il n’osait pas lui découvrir tout son amour.

Mais, après une semaine de furieuse ivresse, elle se sentit harassée, et le nuage de feu qui l’enveloppait s’éclaircit progressivement.

 

*

*   *

 

Un matin, elle était assise devant la porte de la cuisine, à l’ombre de la muraille, et elle brodait une chemise pour Pietro. Elle était seule. Zio Nicola et Zia Luisa étaient à leur vigne, et Pietro était allé surveiller les derniers travaux de sa petite maison. Dans la cour bien propre et bien arrosée, régnait la paix habituelle ; on y goûtait l’agréable tiédeur d’avril, un parfum d’œillets et de basilic, un gazouillement incessant d’hirondelles amoureuses. Tout en tirant l’aiguille, Maria songeait.

Elle avait la tête un peu lourde ; mais ses pensées étaient moins troubles, sa respiration moins haletante que d’habitude. Elle recommençait à s’occuper de ses affaires, à percevoir les objets environnants, à s’intéresser aux commérages des voisines. Elle était comme une convalescente encore un peu faible ; mais elle était délivrée de la fièvre qui lui avait ôté si longtemps la conscience d’elle-même.

« Oui, – pensait-elle, – ma mère regrette déjà son intention de nous renvoyer ; mais Pietro est résolu à partir. Il a raison : il ne ressemble pas au bienheureux, et, si nous restions ici plus longtemps, il finirait par se disputer avec elle... Comme il s’est offensé, hier soir, lorsqu’elle lui a dit, d’ailleurs avec peu de délicatesse : Si vous avez un garçon, nous l’appellerons Francesco ! Il est encore jaloux du mort... Mais que se passe-t-il à la cuisine ? »

C’était le chat qui venait de faire tomber un couvercle. Elle le chassa, remit tout en ordre, puis revint s’asseoir devant la porte et regarda jusqu’à quel endroit l’ombre était arrivée, pour savoir l’heure.

« Il est dix heures... Pietro rentrera vers midi... »

Et il lui semblait le voir : – il poussait la grande porte, il entrait, et, s’il ne l’apercevait pas tout de suite, il l’appelait. Elle accourait à sa rencontre, Ils se regardaient avec une sorte d’égarement, comme deux amoureux à la première minute d’un rendez-vous, et ils se donnaient des baisers frénétiques.

Elle fut tirée de ce rêve par un grand coup frappé à la porte. Elle déposa la chemise qu’elle brodait et elle alla ouvrir. C’était le facteur de la poste, un gros homme rubicond, aux longues moustaches jaunes, qui toisa Maria des pieds à la tête, comme pour s’assurer que c’était bien elle ; puis, lorsqu’il en fut convaincu, il tira lentement de sa sacoche une lettre cachetée de gros cachets rouges, sur lesquels on voyait l’empreinte d’un bouton quadrillé.

– Voici une lettre recommandée pour madame Maria Noina, veuve Rosana, – dit-il, en lisant l’adresse. – Elle vient d’Algérie.

– Donnez, – répondit Maria en allongeant la main et en pensant à Sabina, qui était encore là-bas.

– Signez ici, – reprit l’autre en présentant un carnet et en indiquant la place où il fallait apposer sa signature.

Elle dut monter dans sa chambre pour prendre une plume et elle signa en se disant à elle-même : « Qu’est-ce que Sabina peut bien me vouloir ?... Elle me demande de l’argent, sans doute... Elle ne sait pas encore que je suis remariée. »

Le facteur parti, elle referma la porte et elle décacheta aussitôt la lettre. Cette lettre n’était pas signée ; mais Maria reconnut aisément l’écriture de Sabina. Voici ce que celle-ci écrivait :

 

Ma chère Maria,

Tu devineras bien qui je suis. Si je ne signe pas, c’est par prudence ; mais tu sais que je suis une personne qui te veut du bien.

C’est aujourd’hui seulement que, par un ouvrier arrivé de Nuoro, j’ai appris la nouvelle de ton prochain mariage, et je prie Dieu que ma lettre ne te parvienne pas trop tard. Ce serait pour toi un horrible malheur, et je n’écris cette lettre que pour t’en préserver.

Écoute, Maria. Il ne faut pas que lu épouses Pietro Benu. C’est lui qui est l’assassin de Franceseo Rosana. Il a eu pour complice Zuanne Antine. Ils ont d’abord tué Zizzu Croca ; puis, avec le couteau de celui-ci, ils ont tué Francesco. Le cadavre de Turulia a été caché parmi les roches de la tanca du Saint-Esprit, dans une cachette que les pâtres seuls connaissent. Le squelette y est encore, et tu pourras t’assurer que je dis la vérité en faisant rechercher les restes de ce malheureux.

Les bergers des environs, Antonio Pera, Zio Andria et quelques autres connaissent le secret. Ils ont vu les deux assassins, qui sont aussi deux voleurs : car toutes les vaches qui, en ce temps-là, disparurent des étables de Nuoro, c’est eux qui les ont volées. Ainsi a commencé la fortune de Pietro Benu, et ce seul fait, alors même qu’il n’y aurait pas de preuves de son abominable crime, suffirait pour qu’il fût indigne de toi. Les bergers n’ont rien dit par crainte, par lâcheté. Moi-même, j’avais fait vœu de me taire, si tu ne te décidais pas à épouser ton ancien domestique.

Je prie la très sainte Vierge que cette lettre te parvienne à temps. Fais ce que tu croiras bon de faire ; mais sois prudente : car Pietro serait capable de te tuer à ton tour, s’il s’apercevait que tu connais la vérité.

 

*

*   *

 

Maria traversa la cour sans se rendre compte de ce qu’elle faisait, et elle se laissa choir sur la chaise basse où elle était assise tout à l’heure. Son visage devint livide, se contracta ; ses mains et sa tête tremblèrent. Elle demeura ainsi quelque temps, comme en proie à une convulsion et dans un état de complète inconscience ; puis elle releva la tête et elle regarda autour d’elle, étonnée. Durant ces minutes d’inconscience, son âme s’était absentée de son corps et avait fait un mystérieux voyage : elle était allée dans un pays inconnu, où elle avait vu des choses terribles et grandes. Et elle en était revenue changée, et elle voyait tout changé autour d’elle, et elle en éprouvait une indicible terreur.

Ce fut seulement quelques minutes plus tard que, tout en gardant le sentiment de la vérité terrible qu’elle tenait pour ainsi dire dans son poing avec cette lettre inexorable comme un arrêt de mort, elle se prit à douter. Elle était si égarée que, ne se souvenant plus d’elle-même et de sa force déjà mise à l’épreuve, elle avait un besoin instinctif de protection, de réconfort ; et elle désira le retour de Pietro.

« S’il revenait tout de suite, – se disait-elle à elle-même, en regardant la lettre, – je la lui ferais lire, et... tout serait fini. C’est une vengeance de Sabina... Oui, Sabina l’aimait, jadis, et lui, il la payait de retour... Par conséquent... »

En une seconde, elle se rappela tout son triste roman, commencé comme une idylle et fini par une tragédie. Elle se rappela tout. Elle revit Pietro attachant son caban au mur de la cuisine, dans le coin de la porte. Le ciel était couvert et triste. Elle lui avait versé à boire, en le regardant avec défiance : car il avait une mauvaise réputation, quoique rien ne justifiât alors les calomnies... Puis le temps avait passé comme passent les nuages dans l’air, sans laisser de trace... Qu’avait-elle fait, depuis ? Elle avait rêvé. Oui, elle était belle et moqueuse, et fière aussi comme une fille de roi... Et ensuite, pourquoi était-elle tombée si bas ? Elle avait écouté son domestique, et, peu à peu, elle s’était abandonnée à lui comme la dernière des femmes. Il était bon, alors ; elle l’avait cru docile et doux comme un enfant, et elle avait voulu faire de lui son jouet... Mais, à cette heure, elle se rappelait ce qu’il lui avait dit : « Je deviendrai riche pour toi. J’aurai de la fortune pour toi ! Je ferai l’impossible !... » Ah ! dès cette époque il devait être un voleur, ou au moins il méditait de le devenir !... Et elle, aveugle, elle ne voyait pas ; sourde, elle n’entendait pas. Elle ne s’apercevait que de la douceur des baisers, sans prendre garde que ces baisers empoisonnaient sa vie.

Et pourtant, s’il revenait !... S’il revenait, et si, par un de ses baisers sauvages, il lui faisait oublier cette heure d’épouvantable tourment !...

« Eh quoi ? Je doute de lui ? » – cria une voix, du fond de son âme éperdue.

Et une autre voix, plus forte et plus profonde, répondit :

« Non, tu ne doutes pas ; tu es certaine. La vérité est dans ton cœur. »

 

*

*   *

 

De seconde en seconde, la lutte devenait plus âpre. Pour la première fois, Maria considéra le passé avec une attention réfléchie, et il lui sembla qu’un voile tombait de ses yeux. Elle se rappela l’inquiétude de Pietro, chaque fois qu’il l’entrait à la maison et qu’il ne la trouvait pas prompte à lui sourire. De minimes particularités lui revinrent à la mémoire ; elle se souvint de l’ami de Pietro, de ce Zuanne Antine qui s’était, lui aussi, enrichi mystérieusement ; et le témoignage de cet homme, l’accusation portée contre le serviteur disparu, saisirent son esprit comme une révélation.

– « Il est son complice, – pensa-t-elle ; – cela n’est pas douteux ! »

Tout à coup, en effet, elle cessa de douter. Presque timidement, elle rouvrit et relut la lettre. Chaque mot la frappait comme un coup de poignard. En arrivant à la dernière phrase, elle tressaillit, prise d’un sentiment qu’elle n’avait pas encore éprouvé : elle eut peur du retour de Pietro ; il était capable de commettre encore un crime, pour cacher les autres.

Alors elle dissimula la lettre dans son sein et elle regarda avec une sorte de terreur la ligne de l’ombre qui se rétrécissait devant la maison, qui s’était rapprochée de ses pieds. Le temps passait, courait avec le soleil : cette ligne d’ombre se déplaçant avec lenteur avait quelque chose de vivant, était un ennemi qui s’avançait.

Enfin une question se posa dans l’âme de la malheureuse « Que faire ? que faire ?... » Il rentrerait tout à l’heure ; et de nouveau elle le voyait, comme elle l’avait vu quelques instants auparavant, dans son rêve d’amour. Il l’appelait, il s’approchait, il se jetait sur elle, il l’étouffait dans un embrassement. Il avait perdu son masque d’amoureux et il se montrait sous son véritable aspect de voleur et d’assassin.

« Que faire ? que faire ?... » Encore une fois Maria perdit la conscience d’elle-même. Elle se leva, pensa à fuir, à courir jusqu’à la vigne pour demander protection à son père. Elle alla jusqu’à la grande porte ; mais la phrase qui avait éveillé la terreur chez elle se représenta à son esprit et la calma : « Sois prudente ! »

Elle ferma la porte avec la barre et elle se promena autour de la cour, comme une bête assiégée dans sa retraite par le chasseur impitoyable.

« Que faire ? que faire ?... » Les souvenirs l’assaillirent encore une fois, se superposant, se mélangeant à son effroi, à son angoisse, à son espérance, rendant plus trouble le chaos de son esprit. Elle revoyait la silhouette éclairée par la lune, au fond de la tanca ; elle se rappelait tous les détails de la mort de Francesco, tous les événements des longues années de veuvage, tous les doutes qui l’avaient tourmentée après la tragédie, le serment de Pietro, sa longue attente, son évidente astuce, sa croissante fortune, son désir de tenir leur mariage secret, sa répugnance à entendre nommer le mort, à habiter la chambre où avait habité Francesco, à dormir dans le lit où Francesco avait dormi...

Et pourtant, lorsqu’il avait juré, il avait paru si sincère, si offensé par le soupçon, qu’au souvenir de cette scène un transport de joie faisait palpiter le cœur de Maria. Elle respirait pendant une seconde, comme le naufragé qui réussit à relever sa tête au-dessus des vagues ; mais, aussitôt après, elle retombait dans le flot effrayant de ses doutes, dans un désespoir qui la suffoquait. « Il a juré ! il a juré sur la sainte croix ! Et moi, je l’ai cru. Pourquoi, Seigneur, avez-vous détourné de moi le rayon de lumière qui éclairait mon âme ? Qu’ai-je fait pour mériter un tel châtiment ? »

 

*

*   *

 

La ligne d’ombre avançait toujours. Pietro pouvait revenir d’un moment à l’autre, même avant midi... « Que faire ? que faire ? Comment feindre ? comment se soustraire à son regard, à son baiser monstrueux ?... »

On frappa à la porte. « Était-ce lui ?... » Pendant quelques secondes, Maria demeura immobile, ne respirant plus. Mais une voix de fillette cria :

– Zia Luisa, ouvrez donc !... Est-ce que vous êtes tous morts ou malades ?

– Maria n’ouvrit pas ; mais les paroles de cette enfant lui suggérèrent l’idée de feindre qu’elle était malade, pour ne pas éveiller par son trouble les soupçons de Pietro. Elle enleva la barre et laissa la porte close comme d’habitude, par le seul loquet ; puis elle se retira dans sa chambre. Lorsqu’elle aperçu le lit, blanc dans la pénombre, une crise de larmes l’étouffa. À la peur et à l’instinct de la conservation, qui jusqu’à ce moment avaient rendu sa douleur furieuse, succéda le regret désespéré du bien perdu. Son angoisse devint plus consciente et plus profonde.

Elle se jeta à genoux devant une image de la Madone du Rosaire, et, agitant de nouveau ses mains suppliantes, elle balbutia des prières confuses. Que voulait-elle ? Elle-même n’en savait rien. Voulait-elle que Pietro fût innocent ? Ou désirait-elle que les puissances divines l’aidassent à se venger, à se délivrer de lui ? Elle ne le savait pas ; non, elle ne le savait pas.

Cependant, comme il arrive souvent aux âmes simples, la prière réussit un moment à endormir son angoisse. Elle se releva, soulagée, et il lui sembla que tout cela n’avait été qu’un vilain rêve.

« Eh bien, oui ! – pensa-t-elle, en palpant sur sa poitrine la lettre de Sabina, – je vais la déchirer, cette lettre, en jeter les morceaux, et tout sera fini. C’est un mensonge, une calomnie ; et, si celle qui l’a écrite a feint de croire que j’étais encore veuve, ce n’est qu’une perfidie de plus. Comme j’ai été sotte de m’épouvanter !... » Elle se rappela que Pietro, avant d’entrer à leur service, avait la réputation d’être un homme violent et sans scrupules ; mais cette réputation, jamais rien ne l’avait justifiée. C’était donc une calomnie, alors comme à présent... Un homme si bon, si doux !...

Elle retira de son corsage la lettre chaude et pour ainsi dire palpitante, la regarda ; et, soudain, elle retomba dans ses terreurs. Ce feuillet de papier, ces cinq cachets de cire rouge, couleur de sang coagulé, lui faisaient une impression mystérieuse, étaient comme un signe sensible qui rappelait à sa mémoire d’affreuses choses. Elle revit le sang de Francesco, coagulé sur l’herbe et sur les pierres du sentier ; elle revit la paume ouverte, qui semblait implorer miséricorde. La peur et l’angoisse la ressaisirent toute. « Les morts ressuscitent ! – dit-elle tout haut, en cachant la lettre de telle façon que Pietro ne pût pas la voir. – Francesco est sorti de sa tombe ; c’est lui qui a inspiré cette lettre, lui, l’agneau égorgé... »

Des larmes de tendresse roulèrent sur son visage, au souvenir de Francesco. Ce souvenir l’émut comme jamais peut-être il ne l’avait fait, et, pour la première fois, en cette heure d’effroyables découvertes, elle pensa à Francesco avec justice et affection. Les chants des pleureuses, les paroles qu’elle avait autrefois répétées comme une leçon, lui revinrent à l’esprit avec insistance et lui parurent nouvelles, surgies du plus profond de son âme : « Il était bon comme un agneau, et c’est comme un agneau qu’on l’a égorgé... » Combien il était tendre, chaste et affectueux ! Son âme transparaissait dans ses prunelles. En vivant avec lui, on devenait bon et loyal. Au contraire, Pietro brûlait tout ce qu’il touchait : il portait en lui et il répandait autour de lui la malédiction.

« Si Francesco avait vécu, – se disait-elle, – j’aurais fini par l’aimer d’un véritable amour, de cet amour que Dieu commande, chaste et profond, impérissable, toujours pareil et toujours suave, non de cet amour charnel qui m’a bassement unie à un domestique... »

Elle se jeta sur le lit, enfonça désespérément son visage dans les oreillers.

« C’est lui, le lâche, qui m’a perdue ! Ma mère avait raison : il m’a ensorcelée... J’ai péché contre la volonté de ma mère, contre la mémoire du mort, contre toute ma race. Voilà pourquoi je suis châtiée... Ah ! mon Dieu ! le châtiment est trop horrible ! »

Mais, des profondeurs de sa conscience, une autre accusation montait peu à peu contre elle : elle commençait à comprendre que, si Pietro avait suivi la voie du mal, c’était à cause d’elle...

Et elle essayait de s’en défendre... Après tout, était-ce sa faute, à elle ? Était-ce elle qui avait été la première à jeter les yeux sur lui ?... Même si elle n’avait pas épousé Francesco, Pietro serait tout de même devenu un voleur et, le cas échéant, un assassin. Ah ! oui : elle se rappelait bien la promesse qu’il lui faisait, dans les premiers temps de leur amour : « Je deviendrai riche... je ferai tout... pour toi ! » Et cette promesse, il l’avait tenue ! Malheur à elle, qui était tombée entre les griffes de cet homme comme le petit oiseau entre les serres du milan !

 

*

*   *

 

Le temps passait. Maria pleurait et se souvenait ; et, tandis qu’au fond de son âme elle espérait encore, les pires instincts ressuscitaient en elle et la dominaient.

Elle redevenait la maîtresse, et il était encore, à ses yeux, le domestique, mais le domestique voleur, le brigand qui avait assassiné son maître pour prendre la place. Ce qu’il fallait faire, c’était le punir.

Mais comment ? À qui s’adresser ? À qui demander conseil ? À sa mère ? Mais Zia Luisa, pour le décorum de la famille, aurait été capable de lui conseiller le silence. À son père ? Mais Zio Nicola, si bon, avait l’esprit vide et léger : on ne pouvait guère attendre de lui un conseil vraiment utile.

Finalement, la phrase qui, depuis quelques minutes, frémissait au fond de son âme, lui monta aux lèvres :

– J’irai chez le juge !

Le juge était l’ami véritable, le défenseur, le vengeur : lui seul, avec sa formidable puissance, pouvait faire parler les morts, fouiller sous les rochers, dévoiler au grand jour le mystère ; lui seul pouvait punir les coupables ou sauver les innocents.

« Oui, j’irai secrètement chez le juge. Il fera tout de suite arrêter Pietro, et il ne dira pas le nom du dénonciateur. Si Pietro est coupable, il sera condamné... Mais ensuite, qu’adviendra-t-il de moi... et de mon père et de ma mère ?... Nous serons déshonorés pour toujours, et les gens se réjouiront de notre malheur. Les plus vils pourront nous jeter la pierre... »

Soudain elle retomba dans une morne incertitude. Elle descendit de son lit et elle se mit à se promener à travers la chambre, comme elle s’était déjà promenée dans la cour. Que faire ? que faire ?... Était-il possible qu’elle allât en personne chez le juge et qu’elle accusât Pietro, l’homme que, quelques heures auparavant, elle aimait d’un amour frénétique ?... Les moindres objets, dans cette chambre blanche et tranquille, ornée de petites madones et de saints rustiques qui souriaient sur les murailles, lui rappelaient les ivresses des huit derniers jours, ivresses dont toute sa personne frémissait encore. Que faire ? Comment renoncer à un tel bonheur, si longtemps et si passionnément convoité ?

Elle se jeta à genoux devant une madone rouge et jaune, et elle implora ce que, dans le fond de son cœur, elle savait impossible :

« Faites, ô Vierge sainte, que son innocence apparaisse ! Ô Vierge sainte, ayez pitié de moi ! »

Et elle reprit tout haut :

– Ce n’est qu’un cauchemar. Il n’y a rien de vrai ; c’est une calomnie. Pourquoi l’ai-je cru ? Suis-je folle ?

– Puis elle se releva, se promena de nouveau à travers la chambre, s’approcha du miroir et reconnut à peine son visage altéré, verdi.

 

*

*   *

 

Un pas dans la cour.

– Maria !... Où es-tu ?

Elle se rejeta brusquement sur son lit, prise d’une frayeur puérile. C’était lui. Il entra dans la maison, il monta l’escalier, arriva dans la chambre.

– Qu’as-tu, Maria ? Pourquoi es-tu au lit ?

En la voyant, il fut épouvanté. Il se pencha sur elle, l’embrassa, la regarda ; et ses yeux exprimèrent une vive inquiétude.

Elle le regarda aussi, le repoussa de la main.

– Je suis malade... Je souffre... Je souffre beaucoup de la tête... Mais je vais mieux. Laisse-moi.

Il jeta autour de lui des regards inquiets ; puis il fixa de nouveau sur elle ses yeux clairs, pleins d’une étrange épouvante :

– Tu souffres de la tête ?... Et tu n’as appelé personne ? Tu n’as rien fait ? Tu n’as pas même appliqué sur ton front une compresse ?... Quelle enfant !.. Je vais te chercher un peu de vinaigre...

Il sortit. Elle ne dit rien, ne bougea pas.

« Il a peur, – pensa-t-elle. – Comme il m’a regardée !... Il a peur de moi ! »

Il revint avec le vinaigre, chercha un mouchoir, le mouilla, le posa sur le front de Maria. Elle le laissait faire. Courbé sur elle, anxieux, il la considérait obstinément ; et il parlait, parlait sans cesse. Mais il parlait trop, il se tourmentait trop pour un si petit mal.

– Tu vas mieux, n’est-ce pas ?... un peu mieux ?... Qu’est-ce que tu as eu ?... Y a-t-il longtemps que tu souffres ?... Est-il venu quelqu’un, ce matin ?... Dis, tu vas mieux ?

– Oui, je vais mieux. Laisse-moi... Va manger et laisse-moi...

Il insistait : il voulait savoir qui était venu ce matin-là, et si le mal avait commencé depuis longtemps et quelle pouvait en être la cause. Tout à coup, ses yeux de plus en plus inquiets s’éclairèrent :

– Est-ce que tu serais enceinte, Maria ?... Dis !

Elle ferma les yeux, secoua la tête, ne prononça pas un mot ; mais la question de Pietro, qu’elle ne s’était pas encore adressée à elle-même, lui emplit de nouveau l’âme d’une douleur furieuse. Un enfant de lui ! un enfant de lui !...

Elle rouvrit les yeux, les arrêta sur le visage de Pietro ; et il lui sembla qu’en une seconde le visage de cet homme s’était transformé, était devenu doux, enfantin, avec des yeux, non plus troublés, mais tendres et suppliants... Quand l’avait-elle vu ainsi ? Elle ne se rappelait pas. Peut-être en un jour déjà lointain, au temps de leur premier amour ? Peut-être ce jour-là, dans la vigne, quand il aurait pu lui faire du mal, et qu’il l’avait priée de s’en aller ? Peut-être le premier soir, quand il l’avait embrassée et lui avait dit : « Je ne te ferai pas de mal !... »

Et, au contraire, combien de mal il lui avait fait ! Combien il lui en faisait et combien il lui en ferait encore ! Désormais sa seule présence était pour elle une mortelle douleur... Elle n’avait plus peur de lui, et même elle sentait que cet homme, avec son aveugle passion, était pour elle le meilleur des protecteurs : il l’aurait défendue contre lui-même, lui qui, pour arriver jusqu’à elle, avait parcouru un long chemin de périls et d’abominations...

Courbé sur elle, Pietro lui parlait avec douceur, insistait pour savoir si elle se trouvait mieux, lui proposait de faire venir le médecin, d’appeler une voisine qui lui préparerait un peu de café. Mais elle répondait toujours non, avec une rage mal contenue. Ne pas pouvoir se débarrasser de lui ! L’avoir toujours près d’elle, attentif, investigateur !

Elle s’assit sur le lit, pressa dans ses mains son front que couvrait le mouchoir mouillé. Le vinaigre ruissela sur ses joues, lui baigna les lèvres, mêlé à des larmes de colère anxieuse ; et il lui sembla qu’on lui donnait à boire une mixture de fiel et de vinaigre, comme à Jésus sur la croix.

Pietro s’était écarté, et il la regardait toujours ; mais son regard avait pris une autre expression, indéfinissable. Lui aussi, il comprenait, ou il croyait comprendre : le mal de Maria était trop exagéré.

– Tu pleures ? – lui dit-il en se rapprochant d’elle. – Tu souffres tant ?... Et tu ne veux pas que j’appelle le médecin !... Je vais l’envoyer chercher par une voisine. Peux-tu rester seule une minute ?... Réponds, Maria !

Le buste plié, les mains crispées autour du front, les yeux fixés sur le plancher, elle paraissait absorbée dans son terrible mal. Pietro n’osait plus la toucher.

– Veux-tu que j’y aille ? – répéta-t-il.

Elle dit, les dents serrées :

– Va, si tu veux... Vas-y toi-même. N’appelle pas les voisines.

Il sortit. Et elle pensa :

« Il a compris. Il n’ira pas chercher le médecin. Aucun médecin de la terre ne peut guérir notre mal... Mon Dieu, mon Dieu ! Que ferons-nous ?... »

 

*

*   *

 

 « Que ferons-nous !... » Pour la première fois depuis ces longues heures de cauchemar, elle associait la douleur de Pietro à la sienne. La présence de cet homme, quelque odieuse et insupportable qu’elle fût, lui avait rappelé bien des choses. Ce regard tendre et sauvage, ce regard d’esclave et de condamné, lui avait aussi expliqué bien des choses.

« Que ferons-nous ?... »

Elle eut soudain la prévision claire de ce qui arriverait.

Il se tairait, lui. Les vivants et les morts, les arbres, les pierres du sentier pourraient parler ; mais lui, il ne parlerait pas !

Et elle aussi, elle se tairait. Non, elle n’irait pas accuser Pietro devant le juge. De même qu’aucun médecin n’était capable de guérir leur mal, de même aucun juge n’avait le pouvoir de les condamner à une peine plus grande que celle qui pèserait sur eux.

Elle se rappelait qu’une fois elle avait vu une file de condamnés en route pour une colonie pénitentiaire. Ils marchaient deux par deux, enchaînés l’un à l’autre. Eh bien, Pietro et elle ressemblaient à ces couples infortunés : ils étaient rivés à la même chaîne, en route vers le même lieu de châtiment. Depuis plusieurs années ils cheminaient ainsi ; et ils étaient arrivés enfin à un carrefour où s’ouvraient des voies diverses, également tortueuses et sombres. Autant valait prendre l’une que l’autre : elles aboutissaient toutes à l’expiation.

 

 

Paru dans la Revue de Paris en 1908.

 

Traduit de l’italien par Georges HÉRELLE.

 

 

NOTES

1. « Oncle », « tante », – comme nous disons : « le père » ou « la mère », en parlant de personnes âgées.

2. Principali : on donne ce nom aux chefs des meilleures familles de la classe populaire.

3. Pâturage clos, dans la montagne.

4. Proverbe sarde, traduit ainsi en italien : Per prender moglie, ci vogliono delle vivande (Pour prendre femme, il faut des vivres).

5. « Furadu m’as su coro, pili brunda... ! »

6. « Il est en Sardaigne une rose merveilleuse... »

7. , cri par lequel on appelle les chiens. Malavi, forme dialectale de Malafede.

8. La pièce de terre qu’on laboure.

9. « Raisin sec et figues, qui en achète ? Vin doux, qui en achète ? »

10. Chant dialogué, où, comme dans certaines idylles de Théocrite, chacun des deux poètes improvise à son tour un couplet. Ils soutiennent l’un et l’autre des thèses opposées, de sorte que le dialogue prend la forme d’une « discussion ».

11. Proverbe : « Chi disprezza, compra. »

12. « Brigands vêtus de la mastruca », – vêtement de peau sarde ou germain.

13. En dialecte : « Barbaredda de Orzai, – Ube nos an a ponner, – No nos bidimus mai. »

14. En dialecte : « Sas roccas distillan perlas ; – Sas mattas, grassias e donos ; – Cun milli boghes e tonos – T’acclaman sas aes ballas ; – Sas relughentes istellas – Falan pro t’incoronare. »

15. Cri par lequel on chasse les chats.

16. Sur le triomphe d’Éléonore d’Arborée. – Éléonore, sœur d’Hugues d’Arborée, poursuivit la guerre que celui-ci avait engagée contre le roi d’Aragon, envahisseur de la Sardaigne, et elle réussit à reprendre l’autorité souveraine. Elle mourut de la peste en 1403.

17. Cando s’amore cun sas frizzas d’oro,

       Sa prima olta m’hat fertu su sinu...

18. Le trésor.

19. Instrument dont le son est produit par une pièce d’acier ou de cuivre, au moyen d’un courant d’air qu’engendre un soufflet adapté à l’appareil.

20. Forme dialectale de mansueta : « la Douce ».

21. La « recuite », c’est-à-dire le caillé fait avec du lait cuit.

22. « Le vautour ».

23. La mastrucca, dont parlent déjà Cicéron et d’autres auteurs latins, est une pelisse, faite de quatre peaux de moutons ou de chèvres, qui se met par-dessus les autres vêtements, le poil en dehors, s’il fait chaud, et le poil en dedans, lorsqu’on veut se préserver du froid ; elle n’a pas de ceinture et elle reste ouverte sur le devant du corps.

24. Ce justaucorps, fait de cuir tanné et ras, presque toujours jaunâtre, s’appelle collettu ; il n’a pas de manches, il est serré à la taille par une ceinture, et il forme, en se croisant par le bas, une sorte de tablier double qui descend presqu’aux genoux. Quoique ce soit un habit de fatigue, il est souvent orné d’agrafes et de boutons précieux.

25. Livre de piété.

26. Beato : C’est ainsi que, par euphémisme, on désigne un défunt.

27. « Monsieur Jean », nom français que les paysans sardes donnent à la faim, comme les paysans basques lui donnent le nom espagnol de Sanz (Sancho).

 

 

 

 

 

 

 

 

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