La femme à la lampe

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Monda DE MUNCK

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dans la nuit, la terrifiante déflagration de la bombe fut suivie de quelques secondes de silence de mort, rendu encore plus profond par le ruissellement cristallin des graviers et des menus débris qui pleuvaient de toute part.

Les cœurs s’étaient arrêtés de battre, puis doucement l’immense nuage de poussière qui avait suivi l’explosion commença à se dissiper. Immédiatement s’élevèrent les bruits divers qui accompagnaient tous les bombardements : sirènes des pompiers, battements des portes et des fenêtres, irruption des premiers groupes de sauveteurs, prêtres et médecins se précipitèrent dans les rues, et le concierge de l’hôpital sortit de l’abri et ouvrit toute grande la porte de l’établissement.

En face de la rangée de maisons sinistrées à quelques pas de la caserne, se trouvait un petit square. C’est là que l’on trouva, parmi les décombres et les plâtras, au milieu d’un parterre de rhododendrons, la jeune femme, Arey. Les lampes des sauveteurs découvrirent son visage irrégulier mais attrayant. Elle pouvait avoir la trentaine. Elle sortit lentement de son évanouissement, gardant sur la figure une expression d’égarement et d’horreur.

La mort l’avait effleurée. Elle venait de revoir toute sa vie passée. Bien qu’innocente, elle lui était apparue chargée d’iniquités. Le sang revenait peu à peu colorer ses joues et son expression d’épouvante s’atténuait. Les deux hommes de la Défense passive qui étaient restés près d’elle l’assirent contre un tas de ruines. Elle leur sourit enfin, avec un soulagement infini : elle n’était pas morte. Elle vivait... – Rien de cassé, ma petite dame ? Elle hocha la tête avec égarement. – Non, je ne crois pas ? Merci. Un goût de cendres et de poussière lui emplissait la bouche.

Soudain, elle poussa un hurlement qui semblait venir du plus profond de son être. Elle voulut se dresser mais retomba comme assommée par un coup sur la tête.

Les hommes l’aidèrent doucement à se relever. « Doucement... là... nous allons... » Elle les repoussa et, titubant, se fraya un passage entre les gens rassemblés là, et se précipita de l’autre côté de la rue.

– La malheureuse !... grommela l’un des deux hommes. D’après ma liste, elle avait un mari et deux enfants. La maison a été rasée. Cela m’étonnerait qu’il y ait encore un être vivant dans les décombres.

Affolée, la jeune femme atteignit le tas de pierres qui avait été sa maison. Plus loin, dans la rue, on entendait sangloter une autre femme. Un murmure de pitié et de sympathie courut dans la foule.

Un commissaire de la Croix-Rouge s’approcha d’Arey : « Vous tenez vraiment à recevoir un pan de mur sur la tête », grommela-t-il. Il lui prit fermement les deux bras.

– Dites-nous où se trouvaient exactement votre mari et vos deux enfants. Chaque seconde que nous perdons à chercher dans une fausse direction peut mettre leur vie en danger.

– Sur le devant, dit-elle, sur le devant de la maison, au premier étage.

Le commissaire appela. Aussitôt il se présenta plus de volontaires qu’on ne pouvait utilement en employer. Les agents firent évacuer la rue.

Arey chancelait, soutenue par le bras du commissaire.

– Où étiez-vous quand c’est arrivé ? s’informa-t-il pour détourner sa pensée. N’avez-vous donc pas entendu les sirènes ?

– Non... non...

Il était clair qu’elle était encore trop secouée pour bien comprendre ce qu’on lui demandait.

– Les agents de la Défense passive ont pourtant dû sonner à chaque maison, auraient-ils négligé de le faire ?

– Oh ! non, dit-elle, ils le font toujours. Nous n’étions jamais réveillés uniquement par les sirènes.

– Et alors ?

– Je ne sais pas, gémit-elle, je ne sais pas. Oh ! ma tête.

Quelqu’un demanda un médecin.

Un pan de mur s’écroula avec fracas. Un homme jura : « Qu’on apporte des lanternes, vite. »

C’était l’heure la plus froide de la nuit, et pourtant la sueur ruisselait sur le visage des sauveteurs.

Le docteur descendait prudemment un escalier à demi écroulé. Il avait hâtivement endossé un imperméable sur son pyjama et semblait mortellement las.

– Vous êtes bien Mme Wuyts, n’est-ce pas ?

En même temps il avait relevé la manche de sa robe de chambre et lui avait fait une piqûre calmante.

– Que faites-vous ? demanda-t-elle étonnée.

De l’endroit où elle se trouvait, elle ne pouvait pas voir ce qui se passait dans les ruines.

– La poussière est une misérable chose, dit-elle comme en songe, surtout pour les vieillards et les enfants. Elle les dérange dans leur sommeil et les fait suffoquer.

Un vieux pompier apportait le premier petit cadavre. La petite Annelou âgée de deux ans. Les larmes ruisselaient sur son visage. Il fit un faux pas. Arey voulut s’élancer pour empêcher Annelou de tomber.

Le scout qui portait la lanterne s’écarta pour vomir.

– Éclaire-moi, cria l’homme qui suivait en portant le corps du second bébé.

Arey, immobile, le cœur déchiré, tendait désespérément les bras vers les restes de ses enfants. Comme dans un cauchemar, elle vit la figure inondée de larmes du pompier, et la lanterne qui vacillait et les mains pendantes d’Annelou. Elle poussa un cri de bête blessée et s’évanouit.

– Enfin, dit le docteur avec soulagement. Emmenez-la à l’hôpital.

 

 

*

 

Les deux petits corps étaient là. Les sœurs avaient fait de leur mieux. Ils gisaient là, le petit frère et la petite sœur, deux petites figures paisibles sur un drap d’une éclatante blancheur, tout jonché de boutons de roses.

Le docteur mena Arey devant le lit. Elle prit les petites mains glacées dans les siennes. Elle n’avait plus de larmes pour pleurer, ses yeux la brûlaient et elle avait la figure couverte de plaques rouges.

– Vous devez regagner votre lit, dit le docteur doucement.

Il avait dû lui faire une nouvelle piqûre calmante. Tout ressort semblait cassé en elle, seule sa douleur restait vivante.

Elle se redressa en s’accrochant aux barreaux du lit. « Il faut que je trouve Cyrille, dit-elle, hagarde. Laissez-moi aller le chercher. Laissez-moi rentrer à la maison. Où est-il ? L’a-t-on retrouvé ? »

Non. On n’avait retrouvé ce jour-là que les restes d’une femme qui avait péri dans un bombardement trois semaines plus tôt.

– Il va mourir de faim et de soif, pleura-t-elle. Il va m’appeler. Personne ne l’entendra. Oh ! laissez-moi aller, laissez-moi aller.

Elle perdit le souffle. Sa tête roula sur le petit lit.

Le docteur la prit dans ses bras et la transporta dans sa chambre. Il espérait qu’elle sombrerait dans un sommeil assez profond pour lui faire oublier la mort de son mari et de ses enfants. Le lendemain de l’enterrement des deux petits quand il fit sa ronde nocturne il la trouva debout, qui l’attendait, tout habillée. Elle semblait dépaysée, avec les bas noirs de religieuse et les vêtements de confection que lui avait donnés la Croix-Rouge, et les souliers grossiers que la commission de l’Assistance publique avait achetés pour elle. Sa lourde chevelure châtain clair éclairait ses traits qui n’avaient plus d’expression.

Elle le remercia de ses soins.

– Évidemment ils ont abandonné toute recherche dans les ruines ? lui demanda-t-elle.

Elle attendit sa réponse avec angoisse. Il se contenta de baisser la tête sans rien dire. Elle ne broncha pas sous le coup. Seule sa respiration devint sifflante.

– Il m’est impossible de ne pas penser sans cesse à lui et aux enfants, dit-elle. Leur pensée ne me laisse pas un instant de repos. Je ne peux me faire à l’idée de ne pas être près d’eux. Je voudrais savoir s’ils n’ont pas froid et je suis sûre qu’ils doivent avoir peur. Puis, je me dis que Cyrille est avec eux, ils ne sont pas seuls. Mais Annelou ne connaissait que moi pour se réfugier quand quelque chose l’effrayait. Et le petit bébé ne marchait pas encore.

– Vous m’avez demandé ce matin, lui dit-il pour essayer de la faire changer d’idée.

– Oui, répondit-elle. Je suis inquiète. Je n’arrive pas à me rappeler au juste ce qui s’est passé cette atroce nuit. Je me souviens seulement que quelqu’un m’a demandé, là-bas, près des ruines, si la ronde de la Défense passive n’avait pas sonné, car elle le faisait toujours en pareil cas, mais au fond je n’en savais absolument rien. Vous comprenez ?

Il eut un geste apaisant de la main.

– Mais oui, je comprends. Il n’y a rien là d’extraordinaire. Il est très possible que vous ne vous souveniez jamais de quelle façon vous avez été arrachée à votre fenêtre et précipitée, par la déflagration, dans les rhododendrons du petit square, de l’autre côté de votre rue. La commotion cérébrale est la cause de cette perte de mémoire. Il reste possible que dans quelques jours vous vous souveniez de tous les détails, comme il est également possible que cet instant reste toujours un trou noir dans vos souvenirs.

Il haussa les épaules.

– Tout cela est très naturel. Ne vous en inquiétez surtout pas.

Elle rougit.

– Je craignais de devenir folle. Et le pire, c’est que j’ai toujours l’impression d’avoir oublié quelque chose d’important, de particulièrement important. Mon dernier souvenir précis est que je me vois en train de donner un bain à Annelou. C’était samedi soir. Et « ça » arriva dans la nuit de... Ciel, de cela non plus je ne me souviens plus...

– De lundi à mardi, dit-il en souriant. Ne vous tourmentez plus, tout vous reviendra peu à peu.

On lui remit une longue liste d’adresses où elle devait s’adresser pour recevoir ses cartes d’alimentation, des vêtements, des meubles.

– Maintenant, je vais partir, dit-elle.

Quand elle eut franchi le seuil de l’hôpital, elle ressentit une tragique, une mortelle impression de solitude.

Elle était seule. Entièrement seule. Elle n’avait plus personne. Elle n’avait plus rien.

 

 

*

 

Dans le bureau du service d’aide aux sinistrés des gens étaient assis et attendaient. Les secours ne pouvaient être distribués qu’avec parcimonie.

– Non, madame, disait un employé excédé, je vous répète que nous n’avons pas de portemanteaux. Je vous assure qu’on n’a pas prévu de portemanteaux. Nous avons des lits, des tables, etc., mais pas de portemanteaux.

– Vous n’avez qu’à enfoncer deux clous dans le mur, conseilla un homme au crâne chauve. Dépêchons-nous. Tout à l’heure on va entendre les sirènes, et il faudra de nouveau courir dans la cave.

Arey se sentait trop lasse pour parler. Elle se contentait de regarder autour d’elle. Les murs de salle d’attente étaient sales, des affiches de chemin de fer déchirées ne suffisaient pas à cacher leur laideur. Les gens, lourdement assis sur les bancs de bois dur, étaient laids également, fatigués et laids. Elle-même maintenant, se sentait devenir laide.

Elle regardait fixement le plancher. Maintenant que son passé lui avait été arraché, elle se contentait des petites préoccupations quotidiennes. Pour le moment elle ne songeait qu’à gagner une place.

Un homme entra et vint s’asseoir à côté d’Arey. Il sentait le mauvais genièvre et regardait d’un air hébété ce qui se passait autour de lui.

« J’étais persuadée qu’il n’y aurait jamais la guerre, pensait Arey. On parlait de guerre en Asie et en Afrique, mais je ne pouvais imaginer qu’elle pourrait venir jusqu’ici. Et pourtant elle est venue. Et que nous pourrions perdre la bataille, et pourtant nous l’avons perdue. Et qu’il y aurait une occupation. Et elle est arrivée. Et alors les bombardements ont commencé. Pourtant je ne croyais pas qu’ils s’abattraient sur nous, sur ma maison. Et surtout pas que Cyrille, Annelou et le bébé pourraient être tués... »

– C’est toujours la même injustice, dit son voisin. C’est dégoûtant, les riches sont comblés et jamais rien pour les pauvres.

Il cracha sur le sol, sous le regard réprobateur de l’employé.

– Moi je dis qu’on devrait dépouiller tous les richards et redistribuer les fortunes. La même part pour chacun.

Il quêta du regard l’approbation d’Arey.

– J’avais autrefois une petite sœur, dit-elle, et quand on nous donnait un morceau de chocolat, elle avalait gloutonnement sa part, alors que je gardais la mienne. Et le soir, elle pleurait et trépignait pour que je la lui donne.

Les autres éclatèrent de rire. L’homme se mit à jurer.

– Et est-ce que vous la lui donniez ? demanda l’homme au crâne chauve.

– Parfois oui, dit Arey, souvent aussi elle recevait une gifle de mon père. Plus tard, je trouvai plus simple de manger moi aussi mon chocolat sur l’heure. Comme cela le soir, il ne restait rien ni à l’une ni à l’autre.

Tout le monde se remit à rire. C’était admirable de voir combien facilement ces gens, plongés dans une affreuse misère, pouvaient s’amuser de peu de choses. Seul, l’homme qui sentait le genièvre ne rit pas. Il se contenta de lâcher un grossier juron.

Lorsque Arey quitta le bureau de bienfaisance, il commença à pleuvoir et le vent s’éleva. Elle ne put cependant pas attendre. Elle avait encore trop de choses à faire. D’abord aller chercher ses feuilles de rationnement, puis ses bons de soupe et d’habillement et un secours en argent. Puis elle devrait rentrer « chez elle » attendre les hommes qui devaient lui apporter des meubles. « Chez elle », c’était une partie de sa cuisine dont le mur avait résisté, et que les hommes de la Défense passive avaient débarrassée des décombres qui l’obstruaient. On y avait tant bien que mal adapté une porte, et une planche jetée sur les ruines permettait de gagner la rue.

Pour gagner les bureaux de la Croix-Rouge, Arey devait traverser un quartier misérable. Près de la pompe communale, quelques femmes traînaient péniblement de lourds seaux d’eau. La pluie détrempait leurs visages maladifs et sous-alimentés. Le pain du ravitaillement, presque leur unique nourriture, était ces derniers temps plein de vermine à cause des légumes secs moisis que l’on devait mélanger à la farine.

« Tout à l’heure cet individu avait tort, pensa Arey, mais ici il aurait raison. Il n’est pas juste que dans ce quartier, ces pauvres femmes doivent traîner des seaux d’eau sous la pluie, alors que dans les autres quartiers il y a l’eau courante partout. »

Pourquoi voyait-elle tout cela maintenant. Pourquoi ne s’était-elle jamais aperçue de ces faits auparavant ? Peut-être voulait-elle les voir pour ne pas avoir tout le temps devant les yeux les visages de Cyrille, d’Annelou et du bébé. Peut-être voulait-elle maintenant tout entendre pour cesser une seconde d’être obsédée par le son de leurs voix, les douces paroles de Cyrille, les rires d’Annelou et les gazouillements du tout petit.

Alors elle se sentait près de crier de douleur ou de faire un malheur. Et cela elle ne le pouvait pas...

Le hurlement des sirènes la ramena à la réalité. Elle se colla contre le mur des maisons. Elle voulait voir ces points gris qui se mouvaient dans le ciel et qui apportaient la mort et la dévastation. C’était là les meurtriers de son mari et de ses enfants. Mais ces hommes étaient-ils les vrais responsables ? Ils avaient reçu l’ordre de bombarder les casernes et devaient obéir. Il n’était évidemment pas facile de ne toucher que l’objectif. Et puis ce n’était que des hommes... eux n’étaient pas responsables. C’est la guerre qui était une monstruosité.

Elle voulait voir les avions. Non, elle ne voulait pas les voir. Et tout à coup, elle fut prise d’une indicible épouvante. Elle voulut s’enfuir, hurler de peur, elle se mit à courir comme une insensée jusqu’à ce qu’elle aperçût une pancarte indiquant l’emplacement d’un abri.

Une vingtaine de personnes s’y trouvaient déjà. Les hommes avaient éteint leur cigarette et la regardaient en silence, l’oreille tendue vers tous les bruits du dehors. Les femmes priaient. Il flottait une écœurante odeur d’habits mouillés.

Dans un coin de la cave se tenait une femme qui tout en répondant machinalement aux prières, surveillait le jeu de son petit-fils. Celui-ci avait attrapé un rat à moitié mort et s’amusait à exciter avec deux petits bâtons l’animal, dont les soubresauts dans les convulsions de l’agonie l’amusaient.

– Il n’en a pas peur, dit la femme avec fierté.

Le rat saignait. Arey était sur le point de se trouver mal.

Allons, il y aurait toujours des guerres. Tant qu’on sera fier d’être cruel, il y aura des guerres. Demain ce jeune gamin sera un homme et il tirera sur ses frères avec un tranquille courage. Et ce n’est pas sa mère qui le lui défendra, hélas.

Enfin retentit le signal de fin d’alerte.

Arey dut attendre encore. La pluie tombait à torrents et ses vêtements lui collaient déjà au corps.

– Ce n’est qu’une averse, dit le gardien de la cave.

– Oui, répondit Arey.

Elle ne pouvait plus respirer l’atmosphère suffocante de la cave. Elle se réfugia sur le pas de la porte. La pluie lui tombait dans les yeux. Sa tête recommençait à la torturer. Elle recommençait à chercher à se rappeler ce que pouvait bien être cette chose qu’elle avait oubliée. Il fallait qu’elle se souvienne. Elle savait que c’était indispensable.

– Vous allez être trempée, lui cria le gardien.

Docilement elle recula de quelques pas. Le vent hurlait. D’où pouvait-il venir ? De quelles contrées arrivait-il ? Il hurlait, puis fuyait, Dieu sait où...

Pouvait-il exister des gens qui ne croyaient pas à l’existence d’une divinité ? Pouvait-il exister des êtres d’un orgueil assez insensé pour se prendre pour leur propre créateur ?

Arey se mit à prier.

« Ô Dieu, dit-elle, vous commandez aux nuages et aux mers, aux étoiles et aux tempêtes, ayez pitié de Cyrille et gardez mes petits enfants dans votre amour. Amen. » Quand elle arriva enfin à sa maison, elle était apaisée. Les meubles – un petit lit, une table, une chaise, un petit poêle et quelques ustensiles – avaient été livrés et gentiment arrangés par les voisins. Il y avait aussi une lampe sur la table et à côté de la lampe un paquet de lettres et de cartes que le facteur venait d’apporter. Les journaux avaient annoncé que le vétérinaire Cyrille Wuyts avait été tué et que son corps n’avait pas été retrouvé. Les messages de sympathie étaient déjà arrivés, nombreux.

Une voisine lui apporta de la soupe chaude et un petit paquet de tartines.

– Je ne sais pas comment vous remercier, dit Arey touchée. Cette nuit encore bien des gens ont peiné pour moi. J’ai reçu des effets et à manger et aussi ces meubles, les jeunes gens du voisinage ont arrangé mon pauvre logis, et voici qu’en plus vous m’apportez cela.

– Bah ! ne vous tourmentez pas pour cela, répondit doucement la brave femme. Les uns font du bien parce qu’ils ont du cœur, d’autres dans l’espoir que le ciel leur épargnera pareille calamité, d’autres encore par devoir, et enfin les derniers pour pouvoir se féliciter eux-mêmes de leur charité. Bon appétit.

Elle voulut se retirer, mais Arey la retint. Elle avait remarqué des changements dans la disposition des ruines. Le tas de pierres n’étaient plus au même endroit que le matin.

– Ils ont encore cherché, dit-elle, ont-ils trouvé quelque chose ?

– Non, dit la femme en hésitant. Un morceau arraché à un veston, murmura la femme.

Arey ferma les yeux. Combien de marches douloureuses devrait-elle encore gravir avant d’arriver au sommet de son calvaire ?

Elle était là à manger sa soupe à la lueur de sa lampe. Partout ailleurs il faisait sombre à cause des fenêtres enclouées, près de l’endroit où gisait son mari. Ici, sous ces pierres, se trouvait le cadavre mutilé de Cyrille. Dieu seul savait combien de gens avaient piétiné ses restes, combien, inconsciemment avaient tassé les décombres qui écrasaient son corps.

Épuisée elle finit par s’assoupir.

Quand elle reprit conscience, la nuit était tombée dehors. Elle souleva sa lampe avec peine. La lampe n’était pas lourde, mais le poids des petits cadavres de ses enfants pesait encore sur ses bras.

Elle sortit doucement de son coin et marcha trébuchant sur les plâtras. Si la patrouille passait il se pourrait qu’elle eût à essuyer des coups de feu... Il était strictement interdit de sortir avec de la lumière. Elle le savait, mais elle ne voulait pas s’endormir encore pendant que Cyrille gisait sous les décombres et que personne ne le cherchait.

Quand elle eut trouvé le morceau de veston, elle cacha sa lampe dans un coin de mur, et se mit au travail. C’était dur. Elle n’aurait pas cru que ce fût si dur... Certains débris étaient impossibles à soulever... Il y avait de tout dans ce coin, des pierres énormes, des morceaux de tuiles, des blocs de marbre arrachés à des cheminées.

Depuis qu’elle avait dormi elle pouvait de nouveau pleurer. Les larmes inondaient son visage et de temps en temps elle ne pouvait retenir un gémissement. Épuisée de douleur et de fatigue, elle dut s’asseoir pour tâcher de reprendre son souffle. La lampe éclairait ses mains et sur ses mains pleuvaient ses larmes. Il y avait peut-être, au même moment, des milliers de lampes qui éclairaient aussi des milliers de pauvres mains sur qui ruisselaient des larmes.

Oh ! comme elle se sentait solidaire de toutes ces douleurs ! Des jeunes gens qui gisaient dans la boue des tranchées, ou qui avaient été abattus en plein vol. Des mères dont les fils étaient morts ou dont les petits enfants mouraient de faim, des hommes qui couraient vainement à la recherche d’un gagne-pain ou qui étaient arqués dans les camps de concentration. Dans tous les pays pleuraient des femmes et des hommes, des blessés et des mutilés, des prisonniers et des malades. Partout il y avait des enfants abandonnés, à la recherche d’un peu d’affection. Partout la faim, l’ivresse. Partout était la haine, le mal et la traîtrise.

« Que suis-je donc, pensa Arey, dans cet océan de misères ? Qu’est-ce donc que ma pauvre douleur, et à quoi bon pleurer ? Je dois faire quelque chose. »

Elle sécha ses larmes, et se dressa pour reprendre son travail. La lampe éclairait à nouveau le tas de pierres. Si seulement cette lampe avait le pouvoir magique de transformer toutes ces pierres, le pouvoir de les changer en or pour les miséreux, en pain pour les affamés, en liberté pour les prisonniers, en santé pour les malades, en honnêteté pour les canailles. Il faudrait de tout.

Elle, Arey, elle distribuerait toutes ces richesses, et alors elle retrouverait le corps de Cyrille et elle dirait : « Me voici et voici Cyrille. Prenez-nous tous les deux pour que ce torrent d’iniquités soit endigué et que tout redevienne beau et bon. »

De ses pauvres mains sales et en sang, elle recommença à remuer les pierres. Et c’est alors qu’elle entendit, venant de la rue, un bruit de pas précipités.

Elle cacha la lampe sous sa jupe et se tint immobile. Il était interdit d’être dans la rue après le couvre-feu. Elle pourrait toujours répondre qu’elle n’était pas dans la rue – mais bien dans sa maison – oui, c’est ce qu’elle dirait.

– Madame Wuyts, où êtes-vous ?

C’était la voix du docteur. Elle se leva vivement. On voyait maintenant la lueur de la lampe sur laquelle se détachaient ses gros bas de laine noire, ses bas de religieuse. Le docteur s’approcha d’elle :

– Vous ne vous souvenez toujours de rien ? Non. Vous ne vous souvenez donc pas d’une lettre arrivée dimanche et qui ordonnait à votre mari de se rendre dans les polders pour aider un de ses collègues dans une enquête au sujet d’un empoisonnement de bétail.

Le docteur fit un pas de côté.

– Cyrille, cria Arey, Cyrille...

Il vivait. Il était là près d’elle. Il la serrait dans ses bras.

– Ma chérie, disait-il, ma pauvre chérie. Je n’ai appris que ce matin par le journal qu’Annelou était morte ainsi que le bébé, et que je passais pour être resté sous les décombres. Je suis parti immédiatement. Il était tard. J’ai dû attendre dans la gare la permission de sortir. Je me suis précipité à l’hôpital. Ma chérie, ma pauvre chérie. Et maintenant ?

– Attends, dit-elle, demain... demain.

La joie lui coupait le souffle. Non ce ne serait jamais plus comme jadis ; maintenant qu’elle avait vu les deux petits cadavres de ses enfants, et les pauvres femmes affamées près de la fontaine et le rat ensanglanté.

Tout cela que Cyrille n’avait pas vu. Mais il était vivant. Elle le lui dirait, demain, et qu’ils devraient faire quelque chose.

Elle glissa contre lui, sans connaissance.

Dans la lumière de la lampe, Cyrille contempla son visage. Jamais il ne lui avait vu une telle impression de décision inébranlable et de courage surhumain.

 

 

 

 

Monda DE MUNCK.

 

 

Traduit du néerlandais par Antoine Collin.

Paru dans Les 56 meilleures nouvelles du monde, 1952.

 

 

 

 

 

 

 

 

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