Le petit berger

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Marceline DESBORDES-VALMORE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

J’aime la campagne ; je suis bien sûre que vous l’aimez aussi. C’est un grand jardin sans murailles, sans rideaux, sans jalousies. Rien n’y cache le lever du soleil ; il se couche devant vous, et l’on sent jusqu’au dernier de ses rayons qui nous dit à tous : « Au revoir ! »

La nuit aussi est animée de bruits qui réjouissent l’âme à demi endormie. C’est un grillon caché dans le four. L’enfant rit quand il l’écoute ; car sa mère, qui sait tout, dit qu’il porte bonheur au village. C’est partout des amis qui se bougent, qui respirent à l’entour de vous.

Le coq chante trois fois et sonne l’heure, c’est l’horloge vivante de la nuit. Il est gai de sentir palpiter la nature, même quand elle est noire ; d’entendre frémir les poules, de comprendre tous les cris voilés des poussins, qu’elles tiennent renfermés sous leurs ailes, et qui ont chaud !

Il est gai de voir, durant le jour, des fleurs, plus belles dans un sentier désert, que les fleurs peintes aux riches tapisseries du roi et de la reine. Le soir, quand on ne les voit plus sous la lune trop pâle, sous le ciel trop sombre, quel bonheur de les respirer ! de humer leur haleine qui coule au cœur, qui fait du bien, qui sent bon, qui murmure dans l’air : « Bois la vie ! » et qui nous attire à genoux, les mains jointes, levées pour dire : « Mon Dieu ! »

Un petit berger, bien qu’il n’eût que six ans, savait lire tout cela dans le champ de son père. Il est vrai que c’est un beau livre qu’un champ ! Ce petit bonhomme, aux pieds nus, au chapeau de paille, aux cheveux couleur de paille, avec deux petites lumières noires qui lui faisaient des yeux, les yeux les plus perçants de son village, avait composé de son petit cerveau comme une chambre noire qu’il emportait partout, où il amassait en silence des couleurs, des formes, de la peinture vivante, pour tout son avenir.

Quand on le voyait au bord d’un chemin, droit et immobile comme l’arbre où il cherchait de l’ombre, tandis que cinq à six moutons, la tête en has, épluchaient le sol de toutes ses plantes embaumées, et que sa tête, à lui, comme celle qui frémit au moindre soupir du vent, tournait mobile et curieuse, avec tous ses cheveux épars ; on s’arrêtait.

On disait :

– Qu’est-ce que tu regardes donc là-bas, Hilaire ?

– Ah ! mais..., répondait l’enfant à qui les mots manquaient, Ah ! mais !

Les vieux pâtres passaient et se mettaient à sourire. Ils n’avaient jamais vu un petit berger si peu causeur.

Non pas rentré au village, pourtant, on eût dit qu’alors il fermait sa boîte à couleurs, de concert avec le soleil, qui, le soir, emporte les siennes. Le petit Hilaire dansait, courait autour de l’église, jouait à tous les jeux bruyants des garçons, qui ont besoin, pour grandir, de pousser leurs voix, de gambader, de s’étendre en tous sens.

Hilaire était alors le plus fameux ; il attelait les autres après lui, si on peut dire cela. Tantôt sur une charrette, tantôt sur un cheval, escaladant un bœuf, ou le remplaçant à une charrue renversée, qu’il redressait tout seul ; c’était un lutin de mouvement, d’énergie, de gaîté ; un gamin de village, qui eût fait rire des pierres, et qui trouvait une galette dans toutes les chaumières. On l’y attirait pour lui faire peindre des « postures ». Les villageois appelaient ainsi tous les portraits de vaches, de chevaux et de chiens qu’Hilaire charbonnait sur les murailles. Il y avait de ses tableaux tout autour de l’église. C’était son album ouvert, parce que les murs étaient lisses et luisants. Il y déroulait tout le portefeuille relié dans sa tête ; il placardait ses pensées dans l’ombre, en jouant, toujours armé d’un charbon, ou d’un morceau de craie qu’il cachait dans sa chemise. Le soir, il cessait de jouer à cloche-pied, sous l’humble parvis, ou bien, en attendant son tour, pour respirer, il allait, en courant, tracer une figure, un arbre, sans y voir. Il fit M. le curé ressemblant, frappé de l’avoir vu un jour porter le bon Dieu à un malade. On reconnut M. le curé, M. le curé se reconnut, et il passa doucement la main sous le menton du petit villageois surpris, qui sentit, pour la première fois, qu’il ne serait pas toujours berger ; car, dans le regard de ce bon curé de campagne, il y avait une promesse : elle fut réalisée.

– Et puis, que fais-tu là par terre ? demanda-t-il, quelques jours après, à Hilaire étendu à plat ventre auprès d’un tas d’argile.

En même temps il se baissa pour voir : car il était vieux et ses yeux aussi !

– Tout ça ! et puis tout ça ! répondit l’enfant ; il y en aura un pour vous !

Jamais vous n’avez vu de plus charmants moutons, presque bêlants ; ni des petits cochons plus prêts à grogner. C’était joli, c’était vrai de forme, pétri et modelé avec une sagacité naïve, qui fit rêver encore une fois M. le curé, disant en lui-même : « Il faut pousser ce petit gardeur de cochons ! »

Il le poussa ; l’instruisit dans un livre, et l’habitua aux souliers. Alors il le mena droit avec lui au château où il allait dire la messe, quand le maître était malade. Hilaire restait des heures entières devant les tableaux d’une galerie peuplée de peintures, où le malade se plaisait à le voir si absorbé, qu’il oubliait d’avoir faim.

– Quel est ton sentiment là-dessus ? lui demandait le curé quand il était temps de partir.

– J’en ferai des pareils ! répondait-il sans orgueil, parce qu’il voyait ses tableaux à lui pendre dans l’avenir.

Alors il retournait joyeux à son argile et à ses moutons.

Il dit pourtant un jour adieu à ces belles scènes changeantes ; mais adieu, comme le soleil qui dit : « Je reviendrai. » Il revint douze ans après, tout rayonnant d’instruction, d’expérience, de lumière et de gloire. Tout le village, en tressaillant d’aise, courut au devant d’Hilaire, le petit berger ! avec de gros bouquets et des couronnes.

Il mangea de la galette délicieuse dans beaucoup de chaumières, où il pleura de retrouver ses postures soigneusement gardées sur les murailles. Tout le monde n’est pas peintre au village, mais presque tout le monde y est bon. L’on s’y rassemblait souvent autour de M. le curé, pour l’entendre lire, dans l’écriture d’Hilaire, tout ce qu’il écrivait de si amical qu’on s’essuyait les yeux, parce qu’il ne finissait pas une de ses lettres sans dire : « J’embrasse mon village, et je tâcherai de lui faire honneur ! » Alors M. le curé embrassait tout le monde. On pouvait bien dire qu’après Dieu, il avait fait un peintre célèbre d’un berger, en lui donnant des protecteurs et des conseils éclairés.

Aussi M. le curé montre-t-il une chambre toute pleine des couronnes d’Hilaire : le berger-peintre les lui a toutes données avec son portrait aux pieds nus, recevant du saint homme son premier livre et ses premiers souliers !

 

 

 

Marceline DESBORDES-VALMORE,

Le livre des mères et des enfants, 1840.

 

 

 

 

 

 

 

 

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