La sœur du démon

 

 

Quelle main touche l’orgue aux célestes pédales,

Dont les sons font vibrer les voûtes et les dalles ?

Est-ce l’instant auguste où dans des flots d’encens,

Au milieu des parfums, de la myrrhe, aux accents

Des angéliques voix chassant l’esprit immonde,

Le Sauveur apparaît pour consoler le monde !

L’heure où la nef en chœur entonnant l’angélus

À la cour de Marie appelle ses élus !

 

Sous les sombres arceaux, rêveuse et solitaire,

Une femme inconnue, à genoux sur la terre,

Un rosaire à la main, paraît avec ferveur

De quelque ange du ciel implorer la faveur ;

Près d’elle un page imberbe, au visage moresque,

Du soyeux cafetan, parure barbaresque,

Richement revêtu, soutient d’un bras soumis

Les replis ondoyants du manteau de Samys

Dont sa belle maîtresse aujourd’hui s’est parée.

Plus loin, de hauts barons une foule attirée

Se répand à l’entour ; leurs yeux de toutes parts

Sur elle concentrés font pleuvoir leurs regards.

L’un deux, Ulric l’impie, immobile à sa place,

Croise ses bras nerveux que la surprise enlace ;

Ulric, l’effroi du peuple et l’espoir de l’enfer,

Dont le cœur s’est durci sous l’armure de fer ;

Car jamais on ne vit ses yeux mélancoliques

S’attendrir sur le Christ des vieilles basiliques ;

Il ne croit plus, il raille ; et dans son âme en deuil

La froide impiété n’a creusé qu’un cercueil !

Jamais aux pieds des saints il n’alluma de cierge,

Il rit du Purgatoire, il médit de la Vierge ;

Il blasphème le Dieu du paternel foyer !

 

Lors, s’adressant tout bas à son vieil écuyer :

Quelle est donc cette femme, ami ? – C’est Aloïse

Que nos prêtres sacrés au temple de Moïse

Naguère ont arrachée : on ne sait son pays ;

Voici bientôt huit jours que du sacré parvis

Pour la première fois franchissant l’humble enceinte,

Elle vint s’incliner au pied de la croix sainte ;

On dit que nos docteurs chaque soir, au saint lieu,

Répandent dans son sein la parole de Dieu ;

Mais, prodige inouï ! cette main blanche et belle,

Au signe du salut incessamment rebelle,

Le refuse, on le dit ? Jamais d’un doigt pieux

Elle n’effleure l’eau dont la source est aux cieux ?

Puis on croit qu’en secret la jeune néophyte,

Aux leçons de l’amour docilement profite ;

Et que si des chrétiens elle embrasse la foi,

C’est qu’un fier chevalier, nourri dans notre loi,

Toucha son cœur fervent. Voyez ces yeux timides

Soulever mollement leurs paupières humides ;

De sa noire prunelle un feu sombre et voilé,

Tremblant dans ses rayons, semble un regard ailé ;

Et prompt comme la flèche, à travers cette ogive,

Sur vous dardent tous ceux de cette belle Juive.

Ulric a tressailli ?... Mais le salut du soir

Fait fléchir les genoux sous le saint ostensoir

Que le prêtre incliné voile du tabernacle ;

Les vassaux, les seigneurs regagnant leur cénacle,

Pieusement repus de la manne du ciel,

Sur leurs lèvres encor cueillent un peu de miel.

 

La superbe étrangère a repassé le porche,

Où veillent des valets sous le feu de leur torche ;

Ulric, comme l’éclair, s’élance sur ses pas ;

Lui qu’aux champs de Syrie affrontant le trépas,

La mort laissa debout, faible près d’une femme,

Sent l’amour et l’effroi se glisser dans son âme ;

La Juive le devine, et douce à son vainqueur,

Laisse errer un sourire échappé de son cœur.

 

Rappelant de ses sens l’audace accoutumée,

Ulric s’écrie : « Arrête, ô vierge d’Idumée !

Si la grâce a touché la fille de Sion,

L’amour fera-t-il moins ? De la création

Ô prodige inconnu, toi, son divin oracle,

Tu m’as révélé Dieu dans son plus beau miracle !

Reçois-moi pour esclave ; oui, mon âme et mon corps,

Et, mon éternité, sont à toi sans remords.

Que ne puis-je t’offrir tous les trésors du Gange,

Ou l’immortalité du bonheur d’un archange,

Enlacer mes jours forts à tes jours gracieux,

À ces jours tramés d’or qui descendent des cieux ! »

Sans lui répondre encor, l’adroite enchanteresse

Fait tomber de ses yeux une noble caresse ;

Et se couvrant d’un voile où ruisselle l’argent,

Vers son manoir lointain hâte un pas diligent.

 

Tous deux vont parcourant une route inconnue ;

La lune à leur aspect a glissé sous la nue ;

La nuit ferme ses yeux : escortés de flambeaux,

On eût dit deux esprits visitant des tombeaux !

Ils arrivent enfin : sous la porte gothique,

La goule au front de marbre, au rire fantastique,

Défend l’abord du seuil, dont les gonds ont grincé

Sur leur base d’airain ; les amants ont passé.

 

Foulant aux pieds les fleurs de la salle splendide,

Ulric est fasciné ! Son mystérieux guide

Muet encor s’arrête ; un luxe oriental

Embrase les lambris de lustres de cristal,

Aux prismes jaillissant de flammes bigarrées

Qui croisent leur soleil en lueurs diaprées.

Sous l’arabesque d’or des miroirs transparents

Reflètent les flambeaux et leurs éclairs errants ;

Tous les parfums d’Asie aux suaves prestiges,

Versent au sein d’Ulric leurs délirants vertiges ;

L’enivrante Aloïse à l’invisible autel

Est la divinité de ce temple mortel !

« Habitante du ciel et d’amour altérée,

Viens-tu boire les pleurs de mon âme ulcérée ?

Viens ! Ulric t’attendait ; viens par la volupté

Nous élancer ensemble à l’immortalité ! »

 

Quand, du sein d’an volcan, impatiente esclave,

Gronde, bouillonne, éclate et s’élance la lave ;

Tels dans le cœur d’Ulric les bouillonnants transports

Trop longtemps comprimés en franchissent les bords ;

Sur ses traits convulsifs une infernale joie

Brille, et d’un bond hardi se jetant sur sa proie,

L’attire dans son sein. Sa lèvre en parcourant

Tant de trésors cachés sème un feu dévorant ;

Mais si près d’être heureux, ô terreur, ô surprise !

Ses mains en se tordant repoussent Aloïse ;

Inutiles efforts, de fureur animé

Il roule et se débat sous un monstre emplumé ;

Pour la première fois Ulric, Ulric s’effraie !

Sur ses yeux sont fixés les regards d’une orfraie,

Qui d’une serre aiguë attachée à ses flancs,

Déchire et jette au loin tous les lambeaux sanglants,

Et leurs tronçons épars se crispent dans les flammes,

Qui mordent les lambris de corrosives lames :

Dans les gerbes de feu, dans les noirs tourbillons,

Les frères de Satan surgissent par millions,

Qui hurlant et courant, entrechoquant leurs ailes,

Tracent en tournoyant des cercles d’étincelles.

 

On dit qu’à l’aube on vit un cortège aérien,

De la cendre exhumant l’âme en feu d’un chrétien,

S’élever dans les airs et d’un rire profane

Se passer l’un à l’autre un fardeau diaphane ;

Puis que tout disparut, et qu’un rire infernal

S’éteignit aux accents de l’oiseau matinal !!!

 

 

 

VALMORE.

 

Paru dans les Annales romantiques en 1836.

 

 

 

 

 

 

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