Le Juif et l’hostie

 

À M. A.-S. SAINT-VALRY

 

 

Le dimanche de Pâque était proche : la veille,

Chez Samuel Musson, vint une pauvre vieille,

Afin d’en emprunter trente sous parisis,

Sur le nantissement de trois méchants habits.

« Je t’en donnerai cent, et je te tiendrai quitte,

Lui dit en souriant le fourbe Israélite,

Si tu consens, demain, à cette heure, en ce lieu,

Vieille Nazaréenne, à m’apporter ton Dieu. »

La vieille à son logis retrouva la misère

Et la faim, cette pâle et vile conseillère,

Et revint apporter, dans un vieux parchemin,

Ce que le juif voulait, le lendemain mutin.

Lorsque le réprouvé fut seul avec sa proie,

Son œil oriental étincela de joie.

 

« Dieu des Nazaréens, je te tiens donc enfin »,

Dit-il ; il le froissa de fureur dans sa main,

Et prenant un marteau, dans son ivresse impie,

D’un clou sur la muraille il traversa l’hostie.

Le sang à gros bouillons en jaillit à l’instant,

Et la chambre s’emplit et regorgea de sang ;

Et les enfants, voyant le sang couler à terre,

Se mirent à genoux et s’écrièrent : « Père,

Oh ! ne le tuez pas une seconde fois. »

Et le bourreau fut sourd à leur touchante voix.

Il la plongea de rage au fond de sa chaudière ;

Mais l’hostie en sortit rayonnant de lumière ;

Et l’élévation vint à sonner. Alors

La femme et les enfants s’en allèrent dehors,

Et s’adressant à ceux qui passaient dans la rue :

« Votre Christ est chez nous, et mon père le tue »,

Dit le petit Jacob. Une sourde rumeur

Circula sur le juif, meurtrier du Seigneur ;

Le prévôt des marchands, et l’évêque à sa tête,

Vinrent en grand cortège et firent une enquête ;

Le Dieu fut emporté par le prélat tremblant,

Et dans le tabernacle enfermé tout sanglant.

Le juif fut brûlé vif, son nom fut anathème,

Et sa femme et ses fils reçurent le baptême ;

La maison fut rasée ; on faisait chaque fois,

En passant sur la place, un grand signe de croix.

Lecteur, ainsi finit la vieille comédie,

La légende du Juif et de la sainte Hostie.

 

Ainsi, faibles mortels, infortunés pécheurs,

Nous rouvrons chaque jour la plaie et les douleurs

De Celui qui mourut pour le salut des hommes :

Quand nous faisons le mal, insensés que nous sommes,

Ne semble-t-il pas dire, avec sa douce voix :

Vous me crucifiez une seconde fois !

Car toujours, ô chrétiens, cette grande victime

Souffre et nous tend les bras sur son arbre sublime,

Et toujours nos péchés pénètrent dans le cœur,

Et font encor saigner le flanc du Rédempteur.

 

 

 

Antoni DESCHAMPS.

 

Recueilli dans Souvenirs poétiques

de l’école romantique, 1879.

 

 

 

 

 

 

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