Le cœur du marchand

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Charles DICKENS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Mathias, marchand levantin, avait, depuis l’enfance, passé sa vie à voyager pour faire sa fortune, parcourant l’Occident et l’Orient, le Nord et le Midi jusqu’aux îles de la mer du Sud. Quand il revint enfin se fixer à Tarse, sa ville natale, il était encore dans la vigueur de l’âge et avait amassé une richesse considérable. En homme prudent, sa première visite fut pour le gouverneur turc, à qui il fit présent d’une bourse et d’un collier de perles fines, afin de se ménager sa bienveillance. Il se bâtit ensuite un magnifique palais, choisissant pour l’emplacement un jardin situé sur le bord d’une eau courante. Ce fut là qu’il résolut de se reposer pour le reste de ses jours, après les fatigues de sa vie nomade. La plupart de ses concitoyens le regardaient comme le plus heureux des mortels ; mais ceux qui avaient accès dans son intimité savaient que sa compagne constante était une pensée mélancolique. Quand il avait quitté Tarse dans sa jeunesse, il y avait laissé son père, sa mère, ses frères, ses sœurs, tous bien portants, quoique pauvres. Il s’était souvent dit : « Dès que j’aurai fait ma fortune, j’enrichirai aussi tous les miens. » Hélas ! la main de la mort s’était appesantie sur tous, les uns après les autres. Il ne retrouvait plus personne pour partager sa prospérité... Voilà pourquoi son cœur se sentait triste.

Le riche marchand Mathias était quelquefois le sujet des conversations des petits industriels bavards du bazar. Un soir, Hanna, le tailleur chrétien, s’adressant à son voisin le changeur juif, lui cria : « Voisin, je parie la valeur de ma boutique que le marchand Mathias se consolera dans le mariage ; je parie qu’il choisisse la plus belle de nos jeunes filles et qu’il fonde une famille qui se perpétuera dans notre ville de Tarse aussi longtemps que Tarse aura des habitants. » À cela le juif répondit : « Quelle est la valeur de ta boutique ? Tu possèdes deux ou trois vestes que les pratiques t’ont rendues, une paire de ciseaux qui se rouillent, un vieux tabouret, quelques écheveaux de fil... et puis quoi encore ? C’est tout, je le crois ; tu ne cours pas grand risque à faire une pareille gageure ! »

Le tailleur chrétien se mordit les lèvres et murmura en lui-même une prière pour ne pas céder à son envie de maudire son voisin, puis il répliqua :

« Tu sais que j’ai acheté, ce printemps, une jeune négresse pour accompagner ma femme quand elle va aux jardins avec notre petit Georges. Je te parie Zarefath, c’est son nom, contre l’enjeu que tu voudras. Veux-tu tenir la gageure ? »

Le juif réfléchit quelques minutes en appuyant sa barbe grise sur sa poitrine. Il se rappela que, quarante ans auparavant, il était revenu, lui aussi, de ses voyages avec des sacs remplis d’argent, et avait trouvé sa maison déserte ; mais que depuis lors il avait vécu seul avec lui-même, triste et occupé sans cesse à accumuler sequin sur sequin, mahboud sur mahboud.

Il était donc confirmé dans sa conviction que, lorsqu’est arrivé l’âge moyen de la vie, il ne reste plus d’autre amour que celui de l’or dans un cœur de chrétien, comme dans un cœur de juif ou un cœur de musulman. Il dit au tailleur :

– Égalisons les enjeux. Je parierai cinq cents piastres contre cinq cents, que dans cinq années d’ici le marchand Mathias n’aura pas pris une femme.

– C’est convenu ! s’écria le tailleur.

Les voisins furent appelés comme témoins, et chacun d’eux rit d’une gageure si absurde.

Mathias ne tarda pas à savoir ce qui s’était passé à son sujet entre le changeur juif et le tailleur chrétien. En traversant le bazar il s’arrêta devant la boutique de ce dernier et lui dit d’un air sévère :

– Imprudent que tu es, pourquoi as-tu risqué plus que tu ne possèdes sur un avenir qui n’est connu que du ciel ? J’ai regardé toutes les jeunes filles de notre religion et aucune émotion ne m’a fait battre le cœur. En vérité, tu seras la proie de ce juif.

– Seigneur, répondit le tailleur en souriant, il est impossible à un honnête homme de rester seul toute sa vie. Si tu veux venir dans ma maison et y voir ma femme avec le petit Georges, que Zarefath, la négresse fait danser entre ses bras, tu changeras d’avis et tu voudras être aussi heureux que je le suis. Peut-être n’as-tu pas bien regardé autour de toi ; je ne te citerai que Nirian, la fille de notre boulanger, qui est belle, grande et majestueuse comme une reine ; elle te conviendrait merveilleusement, et si tu le désires, ma femme ira ce soir lui faire une proposition de ta part. »

Mathias fronçait d’abord les sourcils, mais il finit par hocher la tête en s’en allant, avec l’air d’un homme qui ne revient pas sur ce qu’il a prononcé. Le juif riait dans sa barbe, et il dit au tailleur : « Hanna, pour quelle somme veux-tu annuler la gageure ? Allons, compte-moi cent pièces d’argent et je te tiens quitte du reste. » Mais le chrétien repartit : « Au bout de cinq ans, sainte Philotée usa avec ses baisers et ses larmes une pierre aussi grosse que ce tabouret... En cinq ans, le cœur du marchand Mathias peut se fondre. »

Cependant Mathias était moins sûr de lui-même qu’il n’avait affecté de l’être. À la suite de cette conversation, il commença à penser que peut-être le tailleur avait raison et que sa vie se passait bien tristement dans la solitude. « Dieu n’a pas créé l’homme pour rester ainsi tout seul, se dit-il ; je pourrais avoir plus tard des regrets ; je ferais mieux de prendre une compagne ; mais où la trouver ? Parmi toutes les filles frivoles de Tarse, en est-il une avec qui je ne me sentirais pas plus isolé encore qu’en présence de moi-même ? Leurs mères ne leur ont enseigné que l’amour de la toilette et l’amour de leur propre personne. Comment ces natures égoïstes et capricieuses trouveraient-elles le moindre plaisir à la société d’un homme qui, après avoir été si cruellement éprouvé par les chagrins de ce monde, voudrait attendre l’autre dans une vie patiente et calme ? »

Ces réflexions émurent Mathias, mais sans le rendre plus malheureux. Ce fut même une distraction pour son âme, trop absorbée jusque-là dans la même pensée monotone. Il ne s’occupa plus exclusivement des mêmes idées, il promena autour de lui des regards plus curieux, il fréquenta la maison de ses amis, et, une seconde fois, il étudia les perfections et les imperfections de leurs filles. On devina son but et l’on en plaisanta. « Il veut, disait-on en riant, préserver le tailleur chrétien de sa ruine. » Le juif eut à subir sa part des plaisanteries quand on venait changer de l’argent à son comptoir. Mais quoique Mathias rencontrât plus d’une jeune et charmante fille qui lui adressait une œillade encourageante, il n’en vit aucune qui pût parler à son cœur. Tout à coup il se retira de la société, s’enferma dans son palais, et, n’y recevant personne pendant toute une année, il se livra de nouveau à son humeur mélancolique.

Cependant, à la fin, Mathias éprouva encore l’ennui de la solitude. Il voulut au moins s’accorder la distraction de la promenade, et tous les matins, faisant seller sa mule, il s’en allait jusqu’aux montagnes. Là, mettant pied à terre, il errait parmi les rochers et les ravins, attendant, pour s’en retourner, que le soleil déclinât vers le couchant. Une fois, séduit par un frais vallon, il alla si loin qu’il ne put regagner avant le soir le lieu où il avait laissé sa monture à la garde de son domestique. Après avoir reconnu qu’il s’était égaré, il se vit réduit à entrer dans une caverne pour y passer la nuit. Il s’y endormit pour ne se réveiller que lorsque, au matin, les rayons du soleil levant vinrent jouer, à travers une fissure du roc, sur ses paupières. S’étant levé et ayant dit sa prière, il descendit dans une belle plaine de verdure qu’arrosait une petite rivière, dont la source sortait d’une gorge voisine. Pendant que Mathias cherchait des yeux à reconnaître sa route, il aperçut une jeune fille occupée à poursuivre une vache qui lui avait échappé et qui courait dans la direction de la caverne avec sa corde roulée autour de ses cornes. « Ah ! se dit Mathias, puisque cet animal vient de mon côté, je veux l’arrêter, et celle qui le garde me remettra dans la route de Tarse. » Il releva donc sa robe orientale et, comme il était vigoureux, il ne craignit pas de se mettre à la poursuite de la vache, qui s’était échappée plutôt pour folâtrer que pour fuir, et qui finit par se laisser saisir par lui.

– Que le ciel te bénisse, étranger ! s’écria la jeune fille essoufflée, qui déroula la corde des cornes de la vache pour la ramener. Si j’avais perdu Naharah, ils m’auraient battue.

– Et qui aurait le cœur de te battre, mon enfant ? lui demanda Mathias en la regardant et admirant sa beauté délicate.

– Les moines, répondit-elle en tirant à elle Naharah. Encore une fois, je te remercie, robuste et complaisant étranger.

Mathias oublia de s’informer de la route de Tarse et se mit à marcher à côté de la jeune fille, lui adressant maintes questions. Il apprit qu’elle était la fille d’un serf appartenant à un monastère situé dans ces montagnes, et qu’elle y avait pour fonction d’y conduire tous les matins les vaches au pâturage.

– Ne me suis pas plus loin, dit-elle quand ils furent à l’entrée de la gorge où la petite rivière prenait sa source ; car il m’est défendu de parler à ceux que je puis rencontrer.

Mathias hésita un moment dans ses réflexions ; il demanda son chemin, dit adieu à la jeune vachère et retourna à son palais, mais l’âme remplie d’une seule image.

– En vérité, j’ai oublié de demander le nom de cette jeune fille, se dit-il le lendemain matin ; il faut que je le sache pour lui envoyer une récompense.

Sous ce frivole prétexte, il monta sur sa mule, la dirigea vers la montagne, fit sa promenade ordinaire, retrouva la caverne, y passa la nuit encore, et il était debout, dans la prairie, avant le lever du soleil.

Mathias vit bientôt quatre ou cinq vaches qui sortaient de la gorge et la jeune fille qui les poussait devant elle, conduisant par la corde la folâtre Naharah. Dès que la vachère le reconnut :

– Étranger, lui dit-elle en riant, je n’aurai pas besoin de toi ce matin, à moins que tu ne veuilles mener mes vaches à l’abreuvoir.

– Volontiers, répondit Mathias, prenant la proposition au sérieux.

– Doucement, dit-elle ; si réellement tu t’en chargeais, il faudrait prendre garde à la noire, qui doit toujours passer la première ; autrement elle harcèlerait les autres avec ses cornes.

Là-dessus Mathias coupe une baguette à un arbre et commence à crier : Hou ! hou ! comme un vrai pâtre ; mais à peine eut-il touché les flancs de la vache noire, celle-ci fit une escapade et l’entraîna à sa poursuite tout autour de la prairie, de telle sorte que, lorsqu’il revint essoufflé, les autres vaches avaient bu et la jeune fille, assise sur le bord de l’eau, riait en tressant une guirlande de fleurs pour les cornes de Naharah.

– Tu ne sais pas ton nouveau métier, dit-elle à Mathias.

Un peu honteux, Mathias maudit la vache noire qui l’avait fait courir, s’imaginant qu’il venait de se rendre ridicule aux yeux de la jeune fille. Cependant, au bout de quelques instants, il s’assit auprès d’elle, causa gaiement et apprit que la vachère s’appelait Carine.

Déjà Mathias avait formé secrètement la résolution de l’épouser... si elle voulait de lui... car il avait beau comparer sa richesse à la pauvreté de Carine, telle était sa modestie, qu’il n’osa pas encore, ce jour-là, lui parler de son amour. Ils se séparèrent avant le soir, et Mathias promit de revenir le lendemain.

Il revint, et pendant plusieurs semaines continuèrent ces entrevues, qui firent goûter à Mathias le vrai bonheur, le seul qu’il eût connu depuis sa première jeunesse. À la fin, un jour il prit courage et déclara à Carine qu’il avait l’intention de l’emmener avec lui, de l’épouser et de la rendre maîtresse de toute sa richesse.

– Seigneur, répondit-elle avec surprise et simplicité, est-ce que tu as perdu la raison ? Ne sais-tu pas que je suis née fille d’un serf, que je suis esclave moi-même et qu’aucun pouvoir humain ne peut m’affranchir ?

– L’argent peut t’affranchir, ma fille, dit Mathias.

– Nullement, reprit-elle, car c’est un ancien privilège du monastère que ses serfs et ses serves lui appartiennent à tout jamais. Si un homme libre jette les yeux sur une de nous et veut l’épouser, il faut qu’il renonce à son état et devienne l’esclave du monastère, lui et ses descendants, pour toujours. Voilà pourquoi je n’ai pas été épousée, l’année dernière, par Skandar, le porcher, qui offrait vingt pourceaux pour prix de ma liberté, mais qui refusa d’abandonner la sienne.

Mathias remercia le ciel, au fond du cœur, d’avoir donné au porcher Skandar cet esprit d’indépendance, et dit en souriant :

– Crois-moi, Carine, les Pères aiment l’argent... tout le monde l’aime... et je t’achèterai pour faire de toi ma femme.

– Quelle absurdité ! reprit-elle en hochant la tête... ils ont refusé vingt pourceaux.

– Je donnerai vingt sacs d’or, mon enfant ! s’écria Mathias irrité de son obstination.

Carine dit qu’elle ne valait pas une pareille somme, et que d’ailleurs, la vaudrait-elle, ce serait perdre son temps que de la marchander : les Pères ne la vendraient pas.

– Par saint Maron ! s’écria Mathias, je puis acheter tout le couvent.

Il se trompait. Le monastère de Selafka était le plus riche de tout l’Orient, et le prieur qui le gouvernait le plus entier des hommes. Il coupa court aux propositions du marchand, qui alla le trouver ce jour-là, lui disant qu’à aucun prix la liberté de Carine ne pourrait être rachetée.

– Si tu veux l’épouser, ajouta-t-il avec un regard qui parut satanique à Mathias, il te faut nous donner toute ta richesse et devenir notre serf.

À cette déclaration, le pauvre amoureux s’en retourna tout triste à Tarse, se disant à lui-même : « Il m’est impossible de me dépouiller, non seulement de toute la fortune que j’ai amassée si péniblement, mais encore de ma liberté, pour l’amour de cette jeune vachère. J’essayerai de l’oublier. »

Il l’essaya en retournant parmi ses amis et en se promenant dans les bazars. Lorsque le juif le vit, il lui cria : « Salut à l’homme sage qui ne veut pas s’embarrasser de la compagnie d’une femme ! » Mais Mathias le regarda en fronçant le sourcil et se détourna ; puis, à la surprise de tous les voisins, il alla s’asseoir à côté du tailleur chrétien et, lui prenant la main, il lui dit à demi-voix :

– Ferme ta boutique, mon ami, et conduis-moi chez toi pour me montrer, comme tu me l’offris autrefois, ta femme et ton enfant.

– Lequel ? répondit le tailleur ; j’en ai trois à présent : Georges, Lisbeth et Anna.

– Tu me les montreras tous les trois, dit Mathias, et aussi la négresse Zarefath.

– Oh ! reprit le tailleur, je lui ai donné sa liberté et elle est mariée au marchand de riz, à celui qui tient le coin de la rue...

– Il semblerait, se dit Mathias à lui-même, que c’est une loi du ciel que tout le monde se mariera.

Le tailleur ferma sa boutique, emmena Mathias à son logis, lui montra son trésor domestique, c’est-à-dire sa jolie femme avec ses trois enfants vermeils ; – une nouvelle négresse nommé Zarah, remplaçant la première, était occupée à pétrir le pain dans la cour.

– Mon ami, demanda le riche marchand au tailleur, que ferais-tu si les puissants te disaient qu’il faut choisir entre tous ces objets chéris et ta liberté, renoncer à vivre avec eux ou vivre esclave ?

– La liberté est douce, répondit le tailleur avec un mouvement d’épaule, cependant on vit encore sans elle ; mais personne ne peut vivre sans affection.

Là-dessus le riche marchand retourna à son palais, monta sur sa mule et se rendit au monastère, où il trouva une foule assemblée dans la cour. Un des Pères était sous le porche :

– Je suis venu, lui dit Mathias, pour renoncer à ma richesse et à ma liberté afin d’épouser Carine.

– C’est trop tard, répondit le moine, Skandar le porcher vient d’amener tous ses porcs, on lui met la chaîne au cou dans la chapelle, et tous ceux que tu vois là réunis sont venus pour être témoins de son mariage avec Carine.

Mathias se frappa la poitrine avec douleur, et mettant pied à terre, il fendit les rangs de la foule, disant qu’on ne ferait d’esclave que lui-même ce jour-là. Le prieur du monastère accourut au bruit, et apprenant ce dont il s’agissait, dit en souriant :

– Le porcher est le premier en date.

Mais les moines qui, peut-être, calculaient quels avantages le monastère retirerait de la richesse de Mathias, suggérèrent ingénieusement que celui-là avait le plus de droits qui avait le moins longtemps hésité. D’ailleurs, l’opinion de Carine devait être consultée. On demanda donc à Carine ce qu’elle pensait... Carine, voyant les deux rivaux également décidés, condamna l’infortuné porcher à rester libre et dit : « Que la chaîne soit attachée au cou du marchand. »

La cérémonie eut lieu sans remise, et tandis que le prieur en personne se préparait à célébrer les rites religieux du mariage, frère Boag, le trésorier, partit pour aller faire l’inventaire des biens qui entraient sous sa juridiction.

On dit que Mathias ne donna pas un seul regret à sa richesse perdue, étant trop absorbé dans la contemplation des charmes de la belle Carine. La seule stipulation qu’il avait faite, fut qu’on lui permettrait d’aller au pâturage avec elle. Le lendemain de son mariage, il se trouva sérieusement occupé à conduire Naharah et les autres vaches à l’abreuvoir de la vallée.

Cependant le gouverneur de Tarse apprit ce qui était arrivé à Mathias ; il en eut un accès de colère, fit seller sa mule, appela ses gardes et, militairement escorté, il arriva au monastère, où il fit comparaître le prieur devant lui.

– Sache, moine, dit-il, que Mathias est mon ami et qu’il ne peut être ton esclave, pour que ses biens passent de la ville où je commande à ton monastère. Mathias est un citoyen libéral et je ne puis le perdre comme cela.

Le gouverneur reconnaissant parlait ainsi à cause de la bourse et du collier de perles dont Mathias lui avait fait cadeau, mais plus encore à cause de certains emprunts qu’il avait obtenus depuis lors sans intérêts du riche marchand, à qui il espérait bien avoir recours de nouveau dans l’occasion. Le prieur du monastère vit qu’il avait affaire à plus fort que lui, et il se cacha les mains en signe d’humiliation. Mais après une courte conférence, le gouverneur et le prieur prirent congé l’un de l’autre parfaitement d’accord.

En conséquence, au bout d’un mois de servitude, Mathias et sa femme furent mandés devant une assemblée de tous les moines, et ils apprirent que les conditions imposées à leur mariage n’étaient qu’une épreuve. Presque toute la richesse du marchand lui fut restituée avec sa liberté, et il rentra dans son palais de Tarse au milieu d’une foule accourue pour l’applaudir. Naturellement il fit une donation libérale au monastère, en fermant les yeux sur une somme assez ronde que frère Boag, le trésorier, ne s’était pas senti le cœur de rendre avec le reste. Homme généreux et juste, non seulement il indemnisa le juif de la perte de sa gageure, mais encore il envoya un si beau présent au tailleur chrétien que celui-ci ne fut plus obligé d’avoir recours à son aiguille pour vivre.

La tradition aime à vanter la félicité terrestre dont Carine combla son époux, qui répétait souvent : « Avec ou sans richesse, avec ou sans liberté, Carine, ma femme, suffit pour entretenir le bien-être dans une maison et rendre heureux le cœur le plus mélancolique. »

 

 

 

 

Charles DICKENS, Historiettes et récits du foyer.

 

Traduit de l’anglais par Amédée Pichot.

  

 

 

 

 

 

 

 

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