Arrivée des Français à Rome
par
Benjamin DISRAELI
Rome, un jour de novembre ; un brouillard comparable à celui de Londres ; le vent siffle dans les rues silencieuses, désertes, dans lesquelles on ne voit que soldats. Toutes les fenêtres fermées, pas un civil, pas même un prêtre. Le Corso est occupé militairement par la garde suisse, les zouaves, et l’artillerie prête à couvrir de mitraille l’avenue à temps donné. Six des portes de la ville sont fermées par des barricades de terre gazonnée. Les troupes, l’artillerie sont postées sur les places principales et sur les collines qui commandent la position. Saint-Pierre même a une garnison.
Certes, ces précautions sentent la crainte plus que la précaution. Les membres du conseil tremblent au Vatican. La nouvelle du débarquement des troupes françaises à Marseille avait fait évanouir toute idée de chance d’intervention. Il était en définitive bien clair que l’on s’était moqué de Berwick ; cependant son astuce et son audace semblaient le dernier espoir, comme il semblait l’incarnation de l’audace et de la ruse romaines. Le Comité révolutionnaire, dont on n’avait pu découvrir le siège et dont les agents étaient restés introuvables, avait, pendant la nuit, couvert les murs de la ville de ses manifestes annonçant que le moment d’agir était arrivé : ou avait presque réussi à faire sauter la caserne des zouaves, et le cardinal-ministre tenait de source certaine que l’insurrection allait éclater et que l’incendie serait allumé à la fois dans différents quartiers.
Le Pape s’était sauvé du Vatican et avait gagné le château Saint-Ange où il était en sécurité. La présence de la garde-noble qui avait continuellement l’épée à la main ranimait son courage. Les cent vingt monsignori dont les différentes charges réunies forment ce qu’on est convenu d’appeler la cour de Rome avaient accompagné Sa Sainteté ou s’étaient prudemment enfermés dans les palais les mieux fortifiés et les couvents les mieux fermés. Bientôt, on apprit que Garibaldi s’était échappé de Caprera ; il marchait, disait-on, sur la ville et n’en était plus qu’à vingt-cinq milles. Le Comité révolutionnaire fit alors placarder sous les yeux mêmes des troupes et de la police, et sans que l’on pût savoir comment, une nouvelle affiche remettant à l’arrivée du Libérateur le soulèvement insurrectionnel.
La cause du Pape paraissait perdue. Dans la ville, dans toutes les classes de la société, on s’attendait et on croyait généralement à une réédition de la prise de Rome par Alaric ou Genséric, ou le connétable de Bourbon ; pas de négociations, pas de compromis, pas de conventions, mais le massacre, le pillage, une ruine complète de la Rome sémitique et du moyen âge, devant renouveler et restaurer l’héritage des véritables enfants de la Louve. La ville présentait un aspect sinistre. Était-ce la teinte brumeuse du ciel ou le froncement des sourcils de la mère Nature elle-même, mais les sept vieilles collines avaient pris un air terrible. Le Capitole altier, supportant mal ses églises, semblait appeler de nouveaux triomphes ; et le Palatin orgueilleux se souvenant des Césars regardait avec un impérial mépris les palais de ces principicules de la Papauté au milieu des siècles honteux, avec ses ruines majestueuses. Les Juifs, dans leur quartier séparé, se tenaient silencieux ; mais les regards qu’ils échangeaient semblaient dire : « Les temps sont-ils venus, et vont-ils agir avec Elle comme ils ont agi avec Sion ? »
Cette journée terrible se passa, suivie d’une nuit aussi terrible et d’une autre journée aussi silencieuse, aussi morne, aussi pleine de terreur. La révolution elle-même eut semblé préférable à cette horrible attente. Le troisième jour, le gouvernement fit opérer quelques arrestations de personnes dont il se défiait. Aussitôt, nouvelle proclamation du Comité révolutionnaire enjoignant aux Romains de ne pas bouger avant que l’avant-garde de Garibaldi ne fût en vue sur le Monte-Mario.
Puis les troupes pontificales en pleine déroute arrivèrent de Viterbe ; pour se faire pardonner leur défaite, frappés aussi de terreur, les fuyards ne manquèrent point d’exagérer le nombre de leurs ennemis. Selon eux, ils avaient rencontré plus de dix mille hommes qui, ayant opéré maintenant leur jonction avec les forces supérieures en nombre de Garibaldi, précipitaient leur marche sur la cité.
Les fidèles de la Papauté qui, dans cette triste conjoncture, montrèrent le plus d’intelligence et de courage, furent certainement les dames romaines et leurs amies du dehors. Elles passaient leur temps à faire de la charpie et à prier la Vierge. Celles qui connaissaient le service des pansements l’enseignaient aux moins expérimentées. Elles avaient organisé un service d’ambulance, et à l’arrivée des blessés de Viterbe, méprisant les bruits de massacres et d’incendies que l’on faisait courir, elles sortirent en troupe de leurs maisons et sans autres domestiques que les soldats, se rendirent chacune à son poste. L’armée pontificale comptait beaucoup d’étrangers qui réclamèrent les soins et les sympathies de leurs compatriotes alors en visite à Rome. Des princesses de France et de Flandre se trouvèrent ainsi près du lit de blessés dauphinois ou brabançons. Il y avait aussi beaucoup de sujets de la reine Victoria dans cette armée, quelques Anglais, quelques Écossais, mais surtout des Irlandais. Pour eux, les dames anglaises avaient organisé un service spécial. Lady Saint-Jérôme, avec un zèle indomptable, présidait ce service : et la supérieure des Sœurs de la Merci, miss Claire Arundel, la secondait, infatigable, méprisant le danger et ne songeant qu’à l’accomplissement de son devoir sacré et de son pieux patriotisme.
Cette sœur était penchée sur le lit d’un soldat blessé d’un coup de sabre par les hommes de Campian, à l’attaque du bois d’oliviers, quand un coup de canon retentit. Elle crut sa dernière heure venue et que l’assaut commençait.
– Très sainte Marie, s’écria-elle, venez à mon secours !
Un nouveau coup retentit, bientôt suivi de plusieurs autres se répétant à intervalles réguliers.
– Ce n’est pas un combat, c’est un salut, dit le soldat blessé.
C’était vrai ; la grande voix du canon annonçait la venue des Français.
La consternation du Comité révolutionnaire, que ne soutenait plus Colonna en mission à Paris, était complète. Si les troupes de Garibaldi eussent été en vue, le plus sûr était de se soulever quand même ; mais nulle troupe ne se montrait sur le Monte-Mario et une attaque contre les troupes pontificales, ranimées par l’annonce de l’arrivée des Français et renforcées par les fuyards de Viterbe, était un effort désespéré que l’on pouvait considérer comme inutile. Pendant que les comités hésitaient et discutaient, la première division française arrivait aux portes de Rome et faisait son entrée dans la ville au milieu du plus morne silence.
Depuis l’intervention de saint Pierre et de saint Paul contre Alaric, la Papauté n’avait jamais vu secours arriver plus miraculeusement à son aide. Bientôt le vent changea, le ciel se rasséréna et un rayon de soleil vint frapper la croix de Saint-Pierre ; le Pape sortit de Saint-Ange et rentra au Quirinal ; la garde noble rengaina ses puissantes épées ; les cent vingt monsignori firent leur réapparition dans leurs bureaux et dans leurs charges, et la cour de Rome, cessant de désespérer de la République, avec une grandeur d’âme digne du Sénat après la bataille de Cannes, donna à ses troupes l’ordre d’entrer en campagne et de courir sus aux envahisseurs, en prenant toutefois la précaution prudente, pour s’assurer la victoire, d’y adjoindre une brigade d’infanterie française armée de chassepots.
Garibaldi, qui était réellement tout près, apprit ces évènements, regagna le Monte-Rotondo, à quinze milles environ de Rome, et s’y retrancha dans une solide position.
Il y fut bientôt attaqué par l’ennemi, et après une défaite qui lui coûta beaucoup de monde, dut prendre la fuite. Les troupes pontificales rentrèrent à Rome en triomphe avec un grand nombre de blessés.
Benjamin DISRAELI.
Recueilli dans Les grands écrivains de toutes les littératures,
6e série, tome troisième.