Ermelinde

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

A. DU BEY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE PREMIER

 

 

Avez-vous entendu parler d’Ermelinde, la gracieuse châtelaine de Westerhöhle ? Qui d’entre vous a visité, sur les bords du Rhin aux flots bleus, la tombe de marbre moussue où elle repose depuis de longs hivers ?

Son histoire vous intéressera peut-être, car mes larmes ont coulé au récit de cette légende, fleur de poésie éclose à l’époque du moyen âge.

Sur la verte colline où paissent aujourd’hui de nombreux troupeaux, où seules quelques masures attestent la présence de l’homme, s’élevait, au commencement du douzième siècle, un château fort protégé par de hautes murailles et des fossés profonds. Des hommes d’armes se promenaient de long en large dans la vaste cour ; les serfs avaient bâti leurs demeures sur les coteaux verdoyants que le donjon dominait, comme pour se réfugier sous l’égide de la sombre masse de pierre.

Bien triste était en effet le castel qu’Ermelinde embellissait de sa présence. Gracieuse, charmante, elle en était l’âme, la fée et le bon ange. Orpheline dès l’âge le plus tendre, elle avait été recueillie par son oncle, le noble Ulric de Westerhöhle, et elle avait grandi protégée par son amour vigilant par le dévouement d’Ursule, sa nourrice, et la profonde tendresse de son cousin Henry, son fiancé maintenant.

Songe-t-elle à son hymen prochain, à l’heure où commence ce récit, la jeune châtelaine qui, au bras de son amant, arpentait lentement la forêt ? À la voir passer sous les sombres sapins, ses cheveux blonds livrés au zéphyr, on l’eût prise pour une nymphe des bois : elle en avait la grâce séduisante, les mouvements souples et l’imposante beauté.

La nature avait revêtu sa robe d’automne, et les teintes diaprées des arbres annonçaient l’approche de l’hiver. Cependant, un radieux soleil donnait une teinte chaude et gaie à ce paysage mélancolique.

Ermelinde était pâle et grave et ce fut d’une voix triste qu’elle demanda à son fiancé :

– Ne dirait-on pas que la nature se fait belle pour vous retenir ? Pourquoi donc Henry, me parler de départ ? Vous ne craignez pas plus que moi la solitude du castel, et la chasse qui vous passionnait tant, l’an passé, doit vous être encore chère. Restez donc au château cet hiver ; mon père est souffrant, et que ferais-je s’il m’abandonnait aussi ? » Et la jeune fille attacha sur le visage attristé du chevalier ses yeux bleus, tout remplis de prières.

– Ô Ermelinde, s’écria le jeune homme avec tristesse, ne croyez pas que ce soit l’envie de parader à la cour de Conrad, notre puissant empereur, qui me fait quitter le castel. Non, un devoir puissant m’en fait une loi. Avec le roi de France et ses preux chevaliers, nous franchirons les mers. Ne savez-vous pas, ma noble fiancée, que notre doux sire nous enjoint de le suivre pour combattre les infidèles ? Le tombeau de Notre-Seigneur est profané, les chrétiens sont honnis et maltraités et, vive Dieu ! nous ferons rendre gorge aux mécréants fils de Mahomet, nous reprendrons le Saint-Sépulcre !

En parlant ainsi, Henry éleva son épée au ciel comme pour le prendre à témoin de sa bravoure, puis, d’une voix émue :

– Ermelinde, soyez forte, que vos pleurs ne m’empêchent pas de partir ! Voyez, je suis déjà croisé !

Et, enlevant son léger pourpoint, il montra à sa compagne une grande croix d’étoffe cousue sur le velours de son habit.

Emportée par son amour, la jeune fille ne répondit rien, ses yeux se mouillèrent, elle regarda le ciel qui souriait au-dessus des lourdes ramures des chênes, puis joignant les mains :

– Non, Henry, je ne vous retiens pas ! D’autres chevaliers ont laissé leurs compagnes et leurs enfants pour combattre au nom du Christ : je ne suis que votre fiancée encore, et s’il vous arrive malheur, vous ne laisserez point d’orphelins ! Oui, partez, mon noble Henry, Dieu vous gardera ; puisse-t-il vous ramener ! Un pressentiment secret me fait frissonner ; je sens que la couronne d’oranger ne parera jamais mon front.

Elle s’arrêta haletante. Henry essuya ses larmes et murmura :

– Ô ma bien aimée ! vous prierez pour moi, puis j’ai promis à Monsieur Saint-Denis que s’il me ramenait dans vos bras, je bâtirais un oratoire en son honneur.

– Les périls sont grands là-bas, continua la jeune fille, Ursule m’a raconté souvent les malheurs de ces guerres lointaines. Dieu secourra-t-il vos bras ? Nos armées ne seront-elles pas livrées encore au fer des Musulmans ? Dieu le veut ! me dites-vous ; je me soumets et vous attendrai. Jour et nuit, mes pensées chercheront les vôtres. Je redoublerai de soins pour notre père, Dieu se laissera fléchir par mes larmes, il vous ramènera. Mais écoutez ! Si Dieu veut nous éprouver, si votre sang doit arroser cette terre sacrée, jurez-moi qu’avant de monter au ciel – un soldat du Christ y parvient toujours – vous m’annoncerez votre mort en déposant un baiser d’adieu sur mon front.

– Oui, répondit le comte, d’une voix solennelle, je demanderai cette grâce à Dieu tous les jours.

Sans prononcer aucune autre parole, les deux fiancés regagnèrent le manoir ; un voile de tristesse obscurcissait leurs yeux, et leurs cœurs se brisaient à la pensée du départ.

 

 

 

CHAPITRE II

 

 

Huit jours après, les cloches de la chapelle vibraient claires et joyeuses. Devant la grande porte d’entrée, une cinquantaine d’hommes d’armes étaient réunis et, sur son blanc destrier, Henry faisait un dernier signe d’adieu à son père et à sa fiancée. Longuement il contempla ces visages chéris et, enfin, s’arrachant à sa tristesse, s’élança dans la campagne. Longtemps encore le cri des combattants : Dieu le veut ! vivent Westerhöhle et notre sire ! retentit dans le lointain.

Lorsque les croisés eurent disparu derrière les brumeuses collines, Ermelinde se jeta en sanglotant dans les bras de son oncle.

– Ne pleure pas, ma fille, dit-il en baisant ses blonds cheveux, Dieu nous le ramènera et s’il meurt, ce sera de la mort la plus glorieuse ! Que n’ai-je ma force et mon ancienne bravoure, avec quelle joie j’aurais repris ma vieille épée ! Allons prier, mon enfant.

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L’hiver depuis longtemps couvre la plaine de son manteau d’hermine, le château est plus triste que jamais, car Ermelinde a perdu son doux sourire, sa voix harmonieuse ne module plus les sirventes passionnés que son fiancé aimait tant à entendre. Le comte s’affaisse de plus en plus. Il ne quitte guère son fauteuil armorié, et sa tête pensive retombe sur sa poitrine comme fléchie sous le poids d’une douloureuse méditation.

Dans les cabanes des serfs, mêmes angoisses : les vassaux jeunes et vaillants ont suivi leur seigneur ; les femmes, les enfants et les vieillards prient beaucoup, attendent sans espérance.

Que de fois la jeune châtelaine alla porter des paroles d’espoir, de consolation bénie à tous ces cœurs meurtris ! Pieuse comme un ange, humble comme une sainte, elle avait appris dans l’Évangile les sublimes notions d’égalité chrétienne.

Peut-être les fières châtelaines du temps se seraient-elle fort scandalisées de la voir baiser les joues roses des enfants, soutenir la marche des vieillards, réconforter les pauvres serves avec des paroles affectueuses et douces, mais c’était avec joie qu’Ermelinde accomplissait ces actes de charité ; il lui semblait qu’Henry en bénéficierait, et son cœur se dilatait à cette pensée.

Un soir, en rentrant au château, elle vit accourir au-devant d’elle une de ses suivantes qui, tout en larmes, lui apprit que le vieux châtelain s’était trouvé mal et qu’il la demandait avec instance.

Hélas ! lorsque Ermelinde eut revu son père adoptif, elle ne se douta plus du coup cruel qui allait la frapper. Le vieillard tressaillit à sa vue, il appuya ses mains sur la tête inclinée de la jeune fille et murmura :

– Ermelinde, pauvre enfant, tu vas être seule ! Dieu me rappelle. Je l’avais cependant bien prié de me conserver la vie jusqu’au retour de mon fils ! Que sa sainte volonté se fasse ! Dis-lui que je le bénis, que je vous bénis tous deux, je vous attends...

– Ne pleure pas, je te protégerai de là-haut ! Ermelinde, adieu !

– Sainte-Vierge, soyez-moi en aide ! Dieu puissant, reçois ton serviteur.

Quelques minutes plus tard, le noble et puissant comte de Westerhöhle n’était plus.

On emporta Ermelinde inanimée. Ce dernier coup l’avait profondément atteinte, l’horreur de sa situation présente la terrifiait. Orpheline pour la seconde fois, séparée de son fiancé, seule dans ce château désert, exposée à la violence des ennemis de sa race et n’avoir pas vingt ans !

Petit à petit, ce sombre désespoir se calma. Dieu avait fait vaillante et forte la pauvre éprouvée, qui put entendre sans angoisse la pierre du caveau retomber pesamment pendant que la voix du prêtre soupirait le dernier adieu.

 

 

 

CHAPITRE III

 

 

L’hiver s’était enfui bien loin avec les nuages gris, les sombres pensées et les pénibles souvenirs. Les pâquerettes rosées s’ouvraient mystérieuses, dans les prés verts qu’elles frangeaient de leurs corolles mignonnes, les myosotis aux yeux d’azur parlaient d’espoir et de bonheur, Ermelinde se reprenait à sourire.

Comme l’hirondelle qui la frôlait de ses ailes, son âme montait vers le ciel bleu ; comme la fidèle voyageuse, son imagination allait au-delà des vastes mers caresser le cœur de l’exilé.

La jeune châtelaine libre de tous devoirs d’intérieur, Ursule ne souffrant pas que sa jeune maîtresse s’en chargeât, recommença ses courses errantes dans la forêt. Elle l’aimait tant ! Sous ces voûtes sévères son âme vibrait plus joyeuse ; les tapis de mousse parsemés de fleurettes pâles, les sapins noirs et majestueux, les chênes aux branches tordues par l’ouragan, les frênes souples et les verts platanes, tout semblait lui dire : « Prends courage ! Vois, comme toi, nous avons grandi, battus des vents et des pluies, l’ouragan a grondé sur nos têtes, le morne hiver nous a glacés, et cependant nos couronnes de feuillage ont reverdi, notre parure de fête est aussi belle que l’an passé. Enfant, un jour, tu seras heureuse ! »

Ermelinde écoutait ravie, les oiseaux chantaient, les herbes bruissaient, le zéphir murmurait dans les feuilles frissonnantes l’oubli des jours mauvais, tout un poème d’espoir en l’avenir.

Un jour, attirée de plus en plus par les mille voix de la forêt, la jeune fille s’était enfoncée bien profondément sous son ombre. Lorsqu’elle s’arrêta enfin épuisée, haletante, elle se vit complètement désorientée. Cette partie des bois paternels lui était entièrement inconnue. Noire et touffue, la forêt semblait n’avoir jamais été foulée par un pied humain, des fleura tardives piquaient çà et là d’un ton clair l’uniformité des mousses épaisses, des lichens s’accrochaient en guirlandes bizarres aux branches des sapins centenaires ; les oiseaux, amis du soleil, n’égayaient pas la tristesse de cette solitude. Cependant, Ermelinde était si fatiguée que, s’étendant sur le sol, elle ferma les yeux et demeura longtemps à demi assoupie, rêvant, comme toujours, aux exploits de son noble fiancé. Soudain, le bruit d’une branche cassée la fit tressaillir. Elle se leva et se disposait à chercher le sentier qu’elle avait perdu, lorsqu’elle aperçut derrière un buisson un homme qui la regardait avec une attention étrange et troublée. C’était un chevalier, à en juger par son costume et ses armes. Il était très grand, très brun ; son épaisse chevelure noire, ses yeux aux menaçants éclairs et par-dessus tout l’expression cruelle de son visage inspiraient un insurmontable effroi. Toute pâle, Ermelinde considérait cet inconnu. Son oncle lui avait dit souvent que les sires de Grindelwald possédaient une partie de la forêt, qu’ils l’avaient chaudement disputée aux Westerhöhle. Elle savait la haine implacable des deux familles, mais les nobles chevaliers ne sont-ils pas toue allés guerroyer en Palestine ? Quel est donc celui-ci ? Et la jeune fille, ses grands yeux dilatés par la surprise, regardait fixement sans trouver une parole et comme fascinée par un charme vainqueur. Enfin, l’étranger, soulevant sa toque empanachée, s’écria d’une voix forte et métallique :

– Jeune châtelaine ou nymphe de ces bois, je rends grâces au Ciel de votre présence sur mes domaines : en êtes-vous la divinité ?

– Non, noble sire, répondit la jeune fille en se redressant, je regrette d’avoir imprudemment franchi les possessions paternelles et, comme pour faire respecter sa présence, elle ajouta : Je suis la comtesse de Westerhöhle. Pardonnez mon intrusion, noble chevalier, et adieu.

– Vous pardonner, dame de beauté ! Ah ! je bénis ma bonne étoile qui m’a guidé auprès de vous ! Fatigué de la chasse, je me suis engagé dans ces taillis et, lorsque je vous ai vue, si belle dans ce rayon de soleil qui faisait briller vos cheveux d’or, j’ai cru apercevoir Velléda, la vierge des légendes. Pardonnez, noble damoiselle, mes paroles semblent vous déplaire. Il se fait tard, permettez-moi de vous reconduire au castel de vos pères. Guerrard de Grindelwald, malgré les haines qui séparent nos familles, ne pourra être que le bienvenu auprès du comte...

Et, courbant les ronces rebelles qui cachaient le sentier, le chevalier se mit en devoir de frayer un passage facile à la jeune fille.

– Merci, noble chevalier, dit-elle, je n’ai nul besoin de protecteur. Mes courses aventureuses m’ont appris à me défendre moi-même et, au premier son que je tirerai de cet instrument – et elle montrait un corps d’ivoire suspendu à sa ceinture – mes gens accourront. Merci, noble chevalier, encore une fois, adieu !

Et, s’inclinant gracieusement, Ermelinde allait partir quand le jeune homme la retint.

– Pourquoi donc refuser le secours d’un bras vaillant, l’hommage d’un cœur qui vous aime, car depuis longtemps, il ne songe qu’à vous ? Vos protecteurs naturels ont disparu ; n’est-il pas imprudent de rester seule, sans défense au milieu de périls que vous ne soupçonnez même pas ? Mon cœur est à vous, je suis jeune et fort, laissez-moi vous ramener.

– Non, s’écria Ermelinde avec fermeté, mon cœur et ma foi sont engagés, et d’ailleurs, ajouta-t-elle avec une sauvage exaltation, les os de mes pères doivent tressaillir dans la tombe lorsque je m’entretiens avec le descendant de tant de haines ! Je n’ai rien oublié. – Et, pressant le pas, elle avait disparu avant que le sire de Grindelwald fût revenu de sa surprise. Un instant, il eut l’envie folle de la rejoindre, mais bientôt, se contenant, il murmura avec un sourire sinistre : « Pauvre fille, qu’es-tu pour me braver ? Un Grindelwald, sache-le, sais dompter toutes les volontés. Dussé-je te briser, tu partageras cet amour ! » Quelques instants plus tard, la forêt était redevenue silencieuse.

 

 

 

CHAPITRE IV

 

 

Le château des sires de Grindelwald était fort distant du castel des Westerhöhle, cependant Guerrard y arriva bientôt. S’enfermant alors dans la salle d’armes, il se mit à l’arpenter fiévreusement en murmurant des paroles incohérentes. Lorsque son agitation fut un peu calmée, il appela un serviteur qui passait et le regardant fixement :

– Haas, je l’ai vue !

– Parfait, monseigneur, et elle vous a reçu gentiment à ce que je vois, s’écria son interlocuteur, en levant sur son maître ses petits yeux gris et méchants.

– Tais-toi, ne m’exaspère pas, reprit celui-ci, et écoute. Lorsque tu m’eus donné le signal convenu, celui de sa présence dans le bois, je partis comme un insensé. Je la suivis longtemps à distance. Quelle était belle ! Je crois la voir encore se reposant sur la mousse qui lui formait un lit de velours, ses longs cheveux l’entourant d’un voile soyeux... je n’osais approcher.

– Et cela pour la vingtième fois, Monseigneur..., interrompit le confident.

– Oui, pour la vingtième fois, exclama Guerrard, et j’aurais reculé encore si elle ne m’eût aperçu. J’ai voulu la reconduire, elle m’a humilié par un refus formel, je lui ai avoué mon amour, elle l’a repoussé avec hauteur. Et cependant, que n’ai-je pas fait pour elle ? Déguisé en mendiant, j’ai passé de longues heures à la porte de son château. Pour elle, j’ai trahi mon Dieu et mon roi, refusant de combattre les Infidèles, sachant bien que mon rival écouterait la voix de l’honneur. Pour elle encore, toi qui m’écoutes, toi, le confident de mes crimes, j’aurais dompté ma nature cruelle et sanguinaire... et elle a passé fière et dédaigneuse, me bravant...

– Quoi ! elle a osé !...

– Oui, et je ne me trompe pas, rien ne pourra la fléchir. Elle est promise, m’a-t-elle dit, oh ! il faut qu’il meure. Je franchirai les mers, je me croiserai pour le poursuivre de ma vengeance !

– Oh ! monseigneur, la tourterelle pourrait bien s’envoler d’ici là, tant de châteaux restent déserts ; n’avez-vous pas d’autres rivaux que ce jouvenceau qui peut mourir tous les jours en envoyant un dernier adieu à sa belle ? Voici mon plan : Couvert de la robe du pèlerin, je me ferai recevoir au château. Avec tous les ménagements possibles, – je sois passé maître en ces sortes de choses – j’annoncerai à la belle Ermelinde la mort de son fiancé. Les larmes aux yeux, je lui remettrai le missel que je vous ai si adroitement procuré. Je glisserai on mot en votre faveur, en êtes-vous consentant ?

– Fais, répondit le comte d’une voix sourde, rien ne me coûtera pour l’obtenir. En attendant, apporte ma coupe, je veux boire, le vin c’est l’oubli !

 

 

 

CHAPITRE V

 

 

À la même heure, Ermelinde agenouillée sur son prie-Dieu versait des larmes amères. Jusque-là, elle avait attendu avec de douces espérances ; aujourd’hui, c’était avec instances qu’elle demandait le retour de son fiancé.

Cet amour si brutalement offert l’épouvantait. Elle avait peur de Guerrard. Depuis longtemps, sa réputation de sauvage cruauté lui était connue. Elle le savait inhumain pour ses serfs, débauché, vivant de rapines. Son père avait été le fléau de la contrée ; lui, en était devenu le démon.

Moines et religieuses chassés de leurs demeures, marchands dévalisés sur les grands chemins, serfs pendus haut et court pour la moindre peccadille étaient les témoins irrécusables de ses sauvages fureurs. Comment lui résister, s’il voulait poursuivre de sa vengeance la jeune orpheline ?

S’approchant de la fenêtre, Ermelinde considéra les cabanes des serfs, de tous ces pauvres gens dont elle était moralement responsable et, se jetant à genoux, s’écria avec larmes : Seigneur, fais-moi souffrir si tu le veux, mais qu’ils ne soient pas inquiétés à cause de moi !

De longs jours se passèrent sans que la jeune châtelaine vît se justifier ses craintes. Elle reprit courage, espéra que le chevalier l’avait oubliée et vit s’approcher l’anniversaire du départ d’Henry sans trop grandes préoccupations.

Un service funèbre pour le repos de l’âme de son oncle devait être célébré ce jour-là, Ermelinde y assista avec toute sa maison.

La chapelle toute tendue de noir, les notes lugubres des chants de deuil remplissaient son cœur de mélancoliques souvenirs, de funèbres pensées.

Au moment où, couverte de son long voile noir, elle allait sortir de l’enceinte sacrée, un pèlerin, à la barbe grisonnante, à l’air vénérable, s’approcha d’elle et d’une voix douce :

– Noble châtelaine, pardonnez ; pour qui célèbre-t-on cet office solennel ?

– Pour le repos de l’âme de mon oncle, le comte de Westerhöhle, répondit la jeune fille toute surprise.

– Grâces soient rendues au Ciel, s’écria le vieillard, car Il a rappelé à Lui le noble chevalier avant que la nouvelle, dont je suis porteur, ne vînt le terrasser.

– Que voulez-vous dire, mon Père, interrogea Ermelinde avec effroi, quel nouveau malheur allez-vous m’annoncer ?

– Un immense malheur, mon enfant, en effet. Rassemblez tout votre courage, souvenez-vous que Dieu se plaît à éprouver ceux qu’il aime. Votre noble fiancé m’a chargé de ses derniers adieux pour vous et son noble père. À peine arrivé en Terre-Sainte emporté par sa valeur, il fut tué par un Musulman. J’ai assisté à son agonie, je lui ai fermé les yeux.

– Henry, exclama la jeune fille, Henry mort ? Je ne puis le croire. Je ne vous crois pas, continua-t-elle en regardant le pèlerin. Je l’aurais appris autrement, ses lèvres glacées m’auraient apporté son dernier adieu, mon âme se serait brisée avec la sienne...

Et, éclatant en sanglots convulsifs, Ermelinde se laisse tomber sur un banc. Le vieillard la contemplait fixement ; enfin il ajouta :

– Hélas ! noble châtelaine, je donnerais ma vie pour vous épargner cette douleur, mais le doute n’est pas possible. Voici une boucle de ses cheveux noirs, il me l’a donnée pour vous avec ce missel qu’il ne quittait pas : « Allez, m’a-t-il dit, portez-lui ce présent de mon amour. Dites-lui que je meurs attristé sur son sort, que je veux qu’elle ne reste pas veuve de nos fiançailles : il faut qu’elle soit protégée par un bras vaillant. »

Le missel dans les mains, Ermelinde semblait pétrifiée, car elle reconnaissait le dernier présent qu’elle avait fait à son fiancé. Soudain, étendant les bras en avant, elle s’affaissa sur le pavé de marbre.

Le pèlerin la suivit longuement des yeux pendant que ses suivantes l’emportaient.

Déposant alors son sac et sa panetière, il tomba à genoux et demeura plongé dans le plus profond recueillement. Cependant, en le considérant avec attention, on eût vu un sourire sarcastique plisser ses lèvres et de sombres éclairs briller sous ses paupières pieusement baissées.

Après avoir demandé des nouvelles de la jeune fille, il quitta le château, promettant de revenir apporter à la pauvre éprouvée les consolations dont elle avait besoin.

 

 

 

CHAPITRE VI

 

 

Ermelinde fut longtemps entre la vie et la mort. Elle souffrait cruellement. Lorsqu’elle reprenait connaissance, la pensée de cet avenir sans joies l’épouvantait, elle voulait mourir. Quand le délire revenait la visiter, elle demandait le pèlerin, répétait les paroles qu’il avait prononcées et, se révoltant contre l’affreuse réalité, elle répétait avec un accent farouche : « Henry serait venu me donner un dernier baiser, je l’aurais revu une dernière fois : il me l’avait promis ! »

Une nuit que la fièvre s’était apaisée, la jeune malade eut un rêve. Henry lui apparut, non pas livide et blessé, mais rempli de vie et d’ardeur. Il s’approcha d’elle en murmurant : Ne crains rien, ma fiancée, je pars, je vole à ton secours. Bientôt nous nous reverrons, vis pour moi !

Ce songe, confirmant les plus vives espérances de la jeune fille, lui parut un avertissement du Ciel. Le récit du pèlerin ne la troubla plus, elle s’efforça de l’oublier : « Il a voulu me tromper, se disait-elle, ou bien il se sera trompé lui-même. Le missel et les cheveux ne sont pas à mon Henry. Il existe, je le sais, je le sens ! »

Elle se rattachait instinctivement à cet espoir, un secret instinct de conservation l’avertissant que, si elle devait l’abandonner, elle mourrait de douleur.

Un second hiver se passa ainsi dans ces alternatives d’espérance et d’inquiétude. Pâle, abattue, la jeune châtelaine n’était plus que l’ombre d’elle-même. Ses grands yeux bleus n’avaient plus de rayons, sa bouche avait perdu ses sourires. Un désir passionné remplissait sa vie et l’empêchait de succomber : « Le revoir, le revoir, disait-elle à Ursule, après je mourrai contente ! »

Souvent elle avait des sentiments de ferveur, des enthousiasmes exaltés. Elle offrait son martyre à Dieu, elle était heureuse de souffrir, d’avoir une pesante croix à porter. Dans des extases bénies, elle entrevoyait le Ciel, ce port assuré qu’un céleste amour nous prépare ; alors, radieuse, confiante, elle se sentait intimement fortifiée. Mais plus souvent encore, elle secouait son fardeau de tourments ; demandant à Dieu de le lui reprendre, elle l’accusait de l’avoir trop éprouvée. Une amertume poignante gonflait son cœur, ses larmes tombaient brûlantes sur le missel qu’elle n’ouvrait plus. Victime forcée, elle ne voulait pas s’offrir en holocauste.

En vain le chapelain la fortifiait par de pieuses exhortations, elle n’écoutait rien, rien, que les sanglots de son cœur oppressé.

 

 

 

CHAPITRE VII

 

 

Par une sombre journée de mars, Ermelinde, lasse de disputer avec sa pensée, se rendit seule dans le bois qu’elle n’avait pas revu de tout l’hiver. Elle voulait s’asseoir à la place où son fiancé lui avait révélé ses projets de départ et pleurer tout à son aise. Des brouillards grisâtres s’élevaient, semblables à des draperies funèbres, sur les collines que dominait le château. Soudain, un rayon de soleil perça les brumes épaisses. Vif et joyeux, il illumina la terre, dora les plaques de mousse, caressa une pâle anémone qui s’entrouvrait à peine, Ermelinde le saluait comme un message d’espoir quand il disparut.

Nouvelle tristesse pour la jeune fille qui, se laissant tomber sur un trône moussu, s’abandonne aux plus tristes réflexions.

Un bruit léger la fit tressaillir.

Un homme de haute taille s’avançait à sa rencontre. Dieu ! son rêve est-il exaucé ? Henry vient-il essuyer ses larmes ? – Hélas ! pauvre illusionnée, le chevalier qui s’approche n’est pas ton fiancé, c’est Guerrard, que tu croyais parti !

– Noble châtelaine, pardonnez ma hardiesse, murmura-t-il en s’inclinant, mais la porte de votre château m’est fermée et il faut que je vous parle.

– Je vous écoute chevalier, répond la jeune fille avec froideur, debout déjà comme pour l’engager à se hâter.

– Gracieuse damoiselle, merci. Que je souffre de vous voir si abattue, si chagrinée. La mort de votre fiancé a dû vous éprouver, il est vrai, mais vos beaux yeux ne sont pas faits pour les larmes.....

– Assez, interrompit la jeune fille, je ne suis guère en humeur d’ouïr propos pareils.

– Belle dame, pardonnez encore : mais ne puis-je vous dire que mon amour pour vous a grandi dans la solitude, que, malgré vos dédains, je n’ai cessé de penser à vous ? Ne m’interrompez pas, je vous en prie ? N’ai-je pas déjà fait un immense sacrifice d’être demeuré si longtemps sans vous voir ? Songez-vous que votre vie et votre château peuvent être menacés d’un moment à l’autre, que sans l’amour que vous m’avez inspiré... Mon cœur est à vos pieds, demeurerez-vous insensible ?

– Oui, sire chevalier, répondit Ermelinde, je ne suis pas libre et.....

– Pas libre ! exclama Guerrard, ne savez-vous pas que votre fiancé est mort depuis longtemps ?

– Henry n’est pas mort, un pressentiment secret me le dit, et, fût-il mort, je n’appartiendrai qu’à lui.

– Folle créature, rugit Guerrard, dont la nature emportée reprit le dessus, ton fiancé n’est plus et fût-il vivant, tu n’appartiendrais qu’à moi ! Encore un mot, choisie : veux-tu la guerre ou la paix ? Veux-tu être ma compagne aimée et honorée, ou voir ton château en ruines, tes serfs massacrés ? Trop longtemps, j’ai attendu. Infidèle à mon Dieu, à mon suzerain, j’ai trahi mes serments. Méprisant la gloire et les honneurs que tant d’autres ont conquis, j’ai mené une vie oisive dans mon château, car j’avais l’espoir de t’y amener un jour. Pour toi, je deviendrais criminel..... Réponds, que choisis-tu ?

Et, Guerrard, s’appuyant sur son épée nue, tout palpitant de colère, s’approcha davantage.

– À mon tour de parler, s’écria Ermelinde, que le péril ne faisait pas trembler. – Pourquoi m’imposer une alliance que j’abhorre ? Pourrais-je jamais oublier, Guerrard de Grindelwald, avec les haines passées, vos violences du présent ? Seule et sans défense, j’ai droit à votre protection sans devoir l’acheter par la vente de moi-même. Mon cœur est à mon Henry, de quel droit me le demandez-vous ? Et d’ailleurs, continua-t-elle, en lançant un fier regard au chevalier, un homme qui pour une femme oublie ses devoirs les plus sacrés, dont le renom de cruauté me glace d’horreur, ne sera jamais mon maître. Souvenez-vous-en et adieu !

Elle allait partir quand Guerrard, dont la colère touchait à la furie, brandit son épée et cria : « Meurs donc, insensée ! »

Soudain le glaive menaçant fut arraché de sa main par un chevalier tout vêtu de noir et dont la visière du casque étant baissée s’en était emparé. Son agression avait été si prompte que Guerrard n’avait pu résister. Bientôt, appuyant son épée sur la poitrine du vaincu, le sauveur de l’orpheline s’écria, en découvrant son visage : « Jure de laisser Ermelinde de Westerhöhle en paix dans son manoir, le ciel te l’ordonne. » Comme terrifié par une épouvantable apparition, Guerrard s’écria : « Je le jure ! » et, le visage décomposé par la terreur, il s’enfuit à travers les bois.

 

 

 

CHAPITRE VIII

 

 

Le chevalier noir regarda longtemps le fugitif, sa main tourmentait fiévreusement son épée, on eût dit qu’il allait s’élancer à sa poursuite, mais bientôt laissant tomber son arme, il vint s’agenouiller auprès de la jeune fille évanouie et la regarda avec une poignante expression de douleur. – Ermelinde, pauvre Ermelinde, murmura-t-il en sanglotant convulsivement, faut-il que je te revoie pour te perdre encore ? Oh ! pourrai-je supporter cette épreuve ? Revoir après si longtemps cette fiancée aimée, sentir que son cœur vous appartient tout entier et ne pouvoir prononcer ce mot qui la ferait vivre ? Non, je ne puis résister ! Son premier regard tombera sur moi, elle reconnaîtra son sauveur et ce moment me paiera de toutes mes peines. Mais que dis-je, malheureux ? Ma vue ne la ferait-elle pas mourir de douleur ? Aurait-elle un moment de repos après m’avoir contemplé ? Non, non, je dois partir sans la revoir ! Seigneur, donnez-moi la force !

Longuement, le chevalier contempla l’orpheline, puis il coupa avec son épée une de ses boucles blondes, la cacha sous son habit et, faisant un signe de croix, s’enfonça dans la profondeur des bois défeuillés.

Quelques instants plus tard, Ursule, sérieusement inquiète de ne pas revoir sa jeune maîtresse, requit le secours du chapelain et tous deux se mirent à sa recherche.

Lorsqu’ils la virent couchée sur la terre nue, ses beaux cheveux épars, ils la crurent morte et leurs lamentations ne cessèrent que lorsque Ermelinde ranimée eût ouvert les yeux. Son regard étrange fit frissonner Ursule.

– Henry, murmurait-elle, Henry, te voilà, merci, mon Dieu !

Une expression de joie intense transfigura son visage, mais bientôt une secrète inquiétude vint y mettre un voile.

– Où est-il ? où est Henry ? demanda-t-elle au chapelain.

– Dieu le sait, mon enfant, mais que s’est-il donc passé ?

– Vous ne l’avez pas su, exclama-t-elle, c’était pourtant lui, il m’a sauvée ! – Henry, Henry, où es-tu ? Va, Guerrard ne me faisait pas peur, c’est en entendant ta voix que je me suis évanouie ; Henry ?

Le silence seul répondit à cet appel passionné. Le chapelain et Ursule croyant sérieusement à un accès de folie se regardaient anxieux.

Soudain, Ermelinde reprit : « Sans doute, me voyant sans connaissance, il sera allé demander du secours. Suivez-moi. Chancelante encore, elle s’achemina vers le château. Un groupe de serviteurs attendaient sa venue. Ne voyant sur leurs traits aucune émotion, Ermelinde, les yeux fixes, porta douloureusement la main à la tête en poussant un grand cri, tomba dans les bras de ses suivantes.

 

 

 

CHAPITRE IX

 

 

Cependant le chapelain, l’âme toute bouleversée, s’était rendu à la chapelle. À genoux sur les dalles nues, il priait le Ciel de raffermir la raison de la châtelaine qu’il croyait sérieusement ébranlée. Tout se taisait, la nuit depuis longtemps avait épaissi ses voiles, la lampe du sanctuaire brillait seule dans la vaste enceinte et le vieux prêtre priait toujours. Soudain, il tressaillit. À deux pas, sur le marbre blanc, une forme humaine se dessinait vaguement. À l’exclamation de terreur du chapelain, elle se releva et, à la pâle clarté de la lampe sacrée, le vieillard aperçut un chevalier tout de noir vêtu et dont un masque épais protégeait le visage. Demi-mort de frayeur, il fit un signe de croix en implorant la protection de Dieu et avança d’un pas.

– N’approchez-pas, père Anastase, dit le mystérieux inconnu à voix basse. Que tout ce que je vais vous dire soit sacré pour vous et scellé du sceau de la confession ! Écoutez-moi.

Aux premières paroles de son interlocuteur, le vieux prêtre avait pâli, un nom était monté à ses lèvres, cependant, voyant l’inconnu prosterné à ses pieds, il se contint, le bénit et prononça les paroles sacramentelles qui devaient rendre cet entretien auguste et sceller ses lèvres à tout jamais.

Deux heures après, la porte de la chapelle s’ouvrit sans bruit, deux hommes en sortirent. Après un long circuit, ils entrèrent dans une tour, depuis longtemps abandonnée et qui avait servi de magasin d’armes.

À l’aube, le chapelain en sortit seul et pâle comme un mort. Il bénit la porte, la verrouilla solidement et rentra dans la chapelle. Debout sur le seuil de l’enceinte sacrée, il murmura : « Seigneur, vos voies ne sont pas nos voies, vos pensées ne sont pas nos pensées ! »

 

 

 

CHAPITRE X

 

 

Après une longue méditation et la célébration des saints mystères, le vieux chapelain se rendit auprès d’Ermelinde. – Affaissée dans un grand fauteuil et plus pâle que jamais, elle le reçut avec un sourire qui faisait mal à voir.

– Vous avez eu bien peur pour ma pauvre tête, mon père, dit-elle faiblement, et moi aussi, car j’ai cru devenir folle. Je vais tout vous dire et vous comprendrez ma conduite.

Alors, entrant dans les plus minutieux détails, elle raconta l’agression de Guerrard et sa mystérieuse délivrance, puis elle ajouta :

– Ce protecteur si subitement disparu ne peut être qu’Henry. J’ai reconnu sa voix et vu briller ses yeux. Vivant, il m’eût relevée et je serais revenue à la vie, appuyée sur son cœur... mais je ne crois plus à son existence. Dieu lui aura permis de remplacer mon ange gardien, il sera descendu du ciel pour me sauver et je vais bientôt l’y suivre ! – Seule l’espérance de le revoir m’a empêchée de succomber ; maintenant il ne me reste plus qu’à mourir.

Et Ermelinde, penchant sa tête, attendit la réponse de son fidèle protecteur.

– Chère enfant, dit-il d’une voix tremblante, vous l’avez dit, la couronne d’épouse ne fleurira pas pour vous. Oui, vous avez souffert, Dieu a cru bon de vous purifier par les larmes. Votre fiancé est mort, mort pour le monde qu’il ne regrette pas, mais vous, noble fille d’une race vaillante, n’avez-vous pas une mission à remplir ? Ne saurez-vous pas vous dévouer pour les serfs qu’Henry confie à votre sollicitude ?

– Ma mort les fera libres, murmura Ermelinde, et vainement essayerais-je de vivre, je ne le puis.

– Pauvre fille, reprit le prêtre, je comprends votre profond découragement ; je sais que la vie ne sera plus pour vous qu’une suite de douleurs et que, semblable à la Mère du Christ, votre cœur sera percé de mille glaives ; mais, au nom de Dieu, d’Henry et de votre père, je vous ordonne de vivre ! Un autre jour vous comprendrez mes paroles. Souvenez-vous que par amour pour Henry, vous devez vivre et prier pour lui !

Ermelinde, subjuguée par le ton d’autorité du prêtre et comme encouragée par une voix secrète, résolut de dompter son mal. Quelques jours après, accompagnée du chapelain, elle se traîna à la chapelle, aspira l’air des bois et s’assit au pied de la tour noire sur un banc que le vieillard y avait fait placer. Elle récita son rosaire avec lui et l’entendis murmurer : Sainte Vierge, priez pour nous et pour tous ceux dont les larmes sont sans espérance !

Mai revenait joyeux et parfumé, lançant à pleines mains les fleurs sur les mousses et les prairies, mais la jeune châtelaine, alanguie et comme affaissée, ne souriait plus, ne rêvait plus dans les bois. Elle eût passé sa vie au pied des autels, si son confesseur ne lui eût enjoint de se promener souvent dans la cour en récitant les prières de l’Église pour les malades et les affligés. Souvent, elle s’asseyait à ses côtés sur le banc rustique, au pied de la tour abandonnée, et s’y entretenait avec lui de la mort et des espérances divines. Une attraction magnétique semblait l’attirer dans ce lieu désert. Depuis là, disait-elle à Ursule, l’on voit les bois et les prés que j’aimais tant que je ne puis plus parcourir, mais ce n’est pas pour cette raison que j’aime la vieille tour, il me semble que j’y ai un consolateur, un ami. Hier soir, je m’y étais attardée priant et méditant. Il m’a semblé entendre alors une voix s’unir à la mienne et j’ai prié de meilleur cœur. J’en ai parlé au chapelain qui m’a cru le jouet d’une hallucination. Je le crois, car je n’ai rien entendu aujourd’hui.

Ursule ne répondit rien, mais aussitôt qu’elle fut seule, elle éclata en sanglots en disant : « Les anges lui parlent déjà, elle va bientôt nous quitter ! »

 

 

 

CHAPITRE XI

 

 

Un matin, Ermelinde, agenouillée à la chapelle, attendait vainement le chapelain. Son lit n’avait pas été défait, nul ne l’avait aperçu, et la jeune fille s’inquiétait fort quand le vieillard tout tremblant parut devant elle et lui dit :

– Ermelinde, mon enfant, courage ! Je dois vous révéler le lourd secret qui pèse depuis si longtemps sur moi et que vous avez déjà pressenti.

Il y a trois mois bientôt, le jour de votre dernière entrevue avec votre fiancé – car vous ne vous étiez pas trompé, mon enfant, le chevalier noir était Henry, Henry vivant encore, mais mort pour le monde –, j’étais à la chapelle, implorant Dieu pour vous. Un chevalier inconnu s’y trouvait aussi. Jeune et beau, il était parti pour conquérir la gloire de délivrer Jérusalem. Dieu avait sur lui de plus hautes visées. À peine arrivé en Terre-Sainte, il fut atteint de cette horrible maladie qui ronge le corps plus sûrement que les vers du tombeau, par la lèpre !

Il l’avait gagnée en soulageant un pauvre malheureux que tout le monde abandonnait.

Repoussé de tous, le jeune homme parvint, à force d’instances et au prix de toute sa fortune, à regagner la France. Se cachant à tous, craignant d’être découvert et jeté dans une léproserie, il ne voyagea que la nuit pour revoir son vieux père et la jeune tille, sa future épouse.

Il fut assez heureux, en arrivant, pour la sauver d’un péril imminent. La vue de ce visage décharné, semblable à celui d’un mourant, suffit pour épouvanter un rival qui l’abhorrait et qui, pour venir à ses fins, n’avait pas rougi de lui dérober, avant son départ, le missel de sa fiancée.

Pouvait-il se montrer à la jeune fille qu’il avait sauvée ? Un moment, il eut la tentation de lui faire connaître son malheur, de l’entendre pleurer sur lui. Il se retint. Connaissant le cœur dévoué de sa future compagne, il savait qu’elle voudrait partager sa vie, soigner ses plaies hideuses, et ne voulant pas lui imposer un pareil sacrifice, il ne confia son horrible secret qu’à un vieux prêtre seul.

Depuis, caché dans une sombre tour, recevant de loin en loin les visites de son confesseur et les vivres nécessaires pour soutenir sa vie chancelante, il a offert ses souffrances à Dieu, s’estimant heureux, dans son martyre, d’entendre la douce voix de sa fiancée lui parler d’espérance en une vie meilleure.

Unis par la prière, ils ont vécu ainsi sans se voir, sans connaître même le prix de leur double sacrifice ! Vous, Ermelinde, vous avez pu vous résigner à vivre sur ma seule parole qui vous en priait pour l’amour de lui, et votre courageux fiancé, martyr de sa foi, a su repousser vos soins par amour pour vous.

– Ermelinde, mon enfant, continua le prêtre, toujours plus ému, je l’ai laissé mourant, voulez-vous le voir ? Il vous le permet, il vous en prie, car la mort va le délivrer.

Sans pousser un cri, sans verser une larme, la jeune fille suivit le vieillard et pénétra dans la sombre tour. Toute pâle et défaillante, elle vint s’agenouiller au pied d’un grabat surmonté d’un grand crucifix. – Les mains jointes d’Henry de Westerhöhle se tendirent vers sa fiancée, un sourire de bonheur éclaira son visage qui n’avait plus rien d’humain. Ermelinde baisa les doigts déjà raidis et, s’affaissant sur la couche du mourant, murmura comme un soupir :

– Henry, Dieu est bon, nous partirons ensemble !

Quand le chapelain s’approcha, Ermelinde de Westerhöhle dormait du sommeil éternel auprès du cadavre du pauvre lépreux.

 

 

A. DU BEY.

 

Paru dans la Revue de la

Suisse catholique en 1890.

 

 

 

 

 

 

 

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