Adam

 

 

Lorsqu’il eut écouté la terrible sentence,

Adam s’en fut, courbé sous sa douleur immense ;

Et, quand la nuit funèbre et froide l’entoura,

Au bord d’un bois profond, il s’assit et pleura.

 

Il avait tout perdu, tout, jusqu’à l’espérance ;

Il se sentait broyé, brisé par la souffrance,

Comme un roseau léger sous un vent furieux ;

Lugubre, il n’osait plus lever le front aux cieux.

Dans la nuit qui le ceint de son ombre glacée,

Il sent que, sur sa tête alourdie et lassée,

Des malheurs inconnus planent sinistrement.

Et c’est pourquoi son front se baisse lentement.

 

Il songe à Dieu vengeant sa grandeur offensée

Et, même, il voit déjà, dans sa triste pensée,

Les siècles à venir, se transmettant son nom,

Lui jeter tour à tour leur malédiction.

Et, dans la nuit, se redressant, sinistre et blême,

Il tremblait, comme s’il avait peur de lui-même.

 

Sans qu’il comprit encore ce mot fatal : « Mourir »,

Il lui semblait déjà que travailler, souffrir,

N’étaient rien, à côté du mystère insondable,

Voilant cette menace étrange et formidable,

Le désespoir livide, ainsi qu’un flot montant,

L’envahissait, terrible, et, d’instant en instant,

Il ployait un peu plus sous sa douleur sans borne,

Et la nature en deuil écoutait, froide et morne,

Dans le gémissement que les grands arbres font,

Adam, qui sanglotait devant le ciel profond.

 

Soudain, sous le manteau glacé de la nuit sombre,

Il sentit une main saisir sa main, dans l’ombre,

Un doux front se poser sur son cœur débordant

Et deux bras le serrer en un baiser ardent.

Une voix dit : « Adam, ô mon époux, espère !

Si jamais de nos jours la coupe est trop amère,

Hélas ! si tu faiblis sous le joug douloureux,

Ami, rappelle-toi que nous souffrons à deux ! »

Elle s’abandonnait, naïve et vierge encore,

Cachant son front vermeil, que l’amour décolore,

Sur le cœur palpitant de l’Être bien-aimé ;

Et lui la contemplait en silence, charmé.

Il la sentait frémir entre ses bras, tremblante,

Ivre de son étreinte et de sa voix troublante,

Il la faisait pâlir sous ses baisers de feu

Et n’avait plus qu’un mot aux lèvres : « Dieu ! mon Dieu ! »

 

Quelques instants alors, en son âme ravie,

Adam, joyeux et fort, put oublier la vie

En cessant de souffrir, – et tandis que, loin d’eux,

L’essaim des noirs pensers fuyait, tumultueux,

Il écoutait, levant encor sa tête lasse,

Ève qui lui disait son amour à voix basse !

 

Le vent s’est apaisé, laissant briller les cieux.

La nuit a revêtu son manteau radieux,

L’astre au front argenté fait, à travers les branches,

Dans le noir des grands bois, glisser ses clartés blanches,

Accrochant ses rayons au flanc des troncs noueux ;

Et, tandis que la nuit se faisait plus douce, eux,

Pleins d’un ravissement que l’on ne peut décrire,

Regardaient, enlacés, la nature sourire.

 

Alors, les yeux au ciel, qui souriait aussi,

Fortifié, grandi, par sa pure tendresse,

Joyeux, Adam cria : « Seigneur mon Dieu, merci ! »

Car il avait compris, en cet instant d’ivresse,

Que Dieu, clément et doux, par un juste retour,

Lui prenait le bonheur, mais lui donnait l’amour !

 

 

 

Comte Albert DU BOIS.

 

Paru dans L’Année des poètes en 1893.

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net