La Dame Noire

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Alexandre DUMAS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il y avait déjà deux cents ans que le château n’était plus qu’un monceau de pierres écroulées, et au milieu de ces pierres avait poussé un magnifique érable que plusieurs fois les paysans des environs voulurent abattre sans pouvoir y réussir, tant son bois était dur et noueux. Enfin, un jeune homme, nommé Wilhelm, vint à son tour pour tenter l’aventure ; comme les autres, et après avoir jeté bas son habit, saisissant une hache qu’il avait fait affiler tout exprès, il frappa le tronc de l’arbre de toute sa force, mais l’arbre repoussa le fer comme s’il eut été d’acier. Wilhelm ne se rebuta point et frappa un second coup, la hache fut repoussée de nouveau ; enfin, il leva le bras et, rassemblant toutes ses forces, il frappa un troisième coup, mais à ce troisième coup, ayant entendu comme un soupir, il leva les yeux et aperçut devant lui une femme de vingt-huit à trente ans, vêtue de noir, et qui eût été parfaitement belle si sa pâleur n’eut donné à toute sa personne un aspect cadavéreux qui indiquait que depuis longtemps cette femme n’appartenait plus à ce monde.

– Que veux-tu faire de cet arbre ? demanda la Dame Noire.

– Madame, dit Wilhelm en la regardant avec étonnement, car il ne l’avait pas vue venir, et il ne pouvait deviner d’où elle sortait ; madame, j’en veux faire une table et des chaises, car je me marie à la Saint-Martin prochain avec Roschen, ma fiancée, que j’aime depuis trois ans.

– Promets-moi d’en faire un berceau pour ton premier-né, répondit la Dame Noire, et je lèverai le charme qui défend cet arbre contre la hache du bûcheron.

– Je vous le promets, madame, dit Wilhelm.

– Eh bien ! frappe ! répondit la dame.

Wilhelm leva sa hache, et du premier coup il fit dans le tronc une entaille profonde ; au second coup, l’arbre trembla depuis son faîte jusqu’à ses racines ; au troisième, il tomba entièrement détaché de sa base et roula sur le sol. Alors Wilhelm leva la tête pour remercier la Dame Noire, mais la Dame Noire avait disparu.

Wilhelm n’en tint pas moins la promesse qu’il lui avait faite, et quoiqu’on le plaisantât fort de ce qu’il faisait le berceau de son premier-né avant que le mariage ne fût accompli, il ne s’en mit pas moins à l’ouvrage avec tant d’ardeur et d’adresse, qu’avant que huit jours se fussent écoulés, il avait achevé un charmant berceau.

Le lendemain il épousa Roschen, et neuf mois après, jour pour jour, Roschen accoucha d’un beau garçon, que l’on déposa dans son berceau d’érable.

La même nuit, comme l’enfant pleurait et que sa mère, de son lit, le berçait dans son berceau, la porte de la chambre s’ouvrit, et la Dame Noire parut sur le seuil, tenant à la main un rameau d’érable desséché ; Roschen voulut crier, mais la Dame Noire mit un doigt sur sa bouche, et Roschen, craignant d’irriter l’apparition, resta muette et immobile, les yeux fixés sur elle. La Dame Noire alors s’approcha du lit d’un pas lent et qui n’avait aucun écho.

Arrivée à l’enfant, elle joignit les mains, pria un instant tout bas, puis, après l’avoir embrassé au front :

– Roschen, dit-elle à la pauvre mère tout effrayée, prends cette branche sèche et qui vient de l’érable même dont est fait le berceau de ton fils, garde-la avec soin, et dès que ton enfant aura atteint sa seizième année, mets-la dans l’eau pure, puis, quand sur cette branche auront repoussé les feuilles et les fleurs, donne-la à ton fils, et qu’il aille avec elle toucher la porte de la tour du côté de l’Orient, ce sera pour son bonheur et pour ma délivrance.

Puis, à ces mots, laissant la branche sèche aux mains de Roschen, la Dame Noire disparut.

L’enfant grandit et devint un beau jeune homme ; en tout ce qu’il faisait, un bon génie semblait le garder ; de temps en temps Roschen jetait les yeux sur la branche d’érable qu’elle avait mise au-dessous du crucifix, avec les buis bénits des dimanches des Rameaux. Et comme la branche se desséchait de plus en plus, elle secouait la tête, en doutant qu’un rameau si desséché pût jamais porter ni feuilles ni fleurs.

Cependant, le jour même où son fils eut seize ans, elle n’en obéit pas moins aux injonctions de la Dame Noire, et prenant la branche au-dessous du crucifix, elle alla la planter au milieu d’une source d’eau vive qui coulait dans le jardin.

Le lendemain, elle alla visiter le rameau, et il lui sembla que la sève commençait à se glisser sous l’écorce ; le surlendemain, elle vit poindre les bourgeons, le jour d’après les bourgeons s’ouvrirent, puis les feuilles grandirent, les fleurs parurent, et au bout de huit jours que la branche était dans la source, on eût dit qu’on venait de la cueillir à l’érable voisin.

Alors Roschen prit son fils, le conduisit à la source, et lui raconta ce qui s’était passé le jour de sa naissance. Le jeune homme, aventureux comme un chevalier errant, prit aussitôt la branche, et s’inclinant devant sa mère, il lui demanda sa bénédiction, car il voulait tenter l’aventure à l’instant même. Roschen le bénit, et le jeune homme s’achemina aussitôt vers les ruines.

C’était au moment de la journée où le soleil en s’abaissant à l’horizon fait monter l’ombre des endroits profonds aux endroits élevés. Le jeune homme, tout brave qu’il était, n’était point exempt de cette inquiétude qu’éprouve l’homme le plus courageux au moment où il va au-devant d’un évènement surnaturel et inattendu ; en mettant le pied dans les ruines, son cœur battait si fort qu’il s’arrêta un instant pour respirer. Le soleil alors était caché tout à fait, et l’obscurité commençait à atteindre le pied des murailles, dont les derniers rayons du jour doraient encore le sommet.

Le jeune homme s’avança, son rameau d’érable à la main, vers la tour de l’Orient, et à l’orient de la tour il trouva une porte ; il y frappa trois coups, et au troisième coup la porte s’ouvrit, et la Dame Noire parut sur le seuil. Le jeune homme fit malgré lui un pas en arrière, mais l’apparition étendit la main vers lui, et d’une voix douce et avec un visage souriant :

– N’aie point peur, jeune homme, lui dit-elle, car ce jour est un jour heureux pour toi et pour moi.

– Mais qui êtes-vous, madame, et ne puis-je savoir quel est le service que je vous ai rendu ?

– Je suis la dame de ce château, reprit le fantôme, et comme tu le vois, notre sort est le même ; il n’est plus qu’une ruine et je ne suis plus qu’une ombre. Jeune, je fus fiancée au jeune comte de Windeck, qui demeurait à quelques lieues d’ici, dans le château dont les débris portent encore son nom. Après m’avoir dit qu’il m’aimait, après s’être assuré que je partageais son amour, il m’abandonna pour une autre femme dont il devint l’époux ; mais leur bonheur ne fut pas de longue durée. Le comte de Windeck était ambitieux ; il entra dans la ligue contre l’empereur, et il fut tué dans un combat où son parti fut vaincu ; alors les impériaux se répandirent dans les montagnes, pillant, brûlant les châteaux de leurs ennemis. Le château de Windeck fut pillé et brûlé comme les autres, et la jeune comtesse se sauva, son enfant dans les bras ; mais bientôt épuisée de fatigue, elle cueillit une branche d’érable pour soutenir sa marche. Elle avait vu de loin les tours du château que j’habitais, et comme elle ignorait ce qui s’était passé entre moi et son mari, elle venait me demander l’hospitalité ; mais si elle ne me connaissait pas, je la connaissais, moi ; je l’avais vue passer dans une chasse, enivrée d’amour, ardente au plaisir, suivie au loin de beaux jeunes gens, qui, échos de mon ingrat amant, lui disaient qu’elle était belle. À sa vue, au lieu de prendre pitié d’elle comme devait le faire une chrétienne, toute ma haine se réveilla. Je la vis avec joie écrasée sous le poids de son fardeau maternel, monter les pieds nus et déchirés à travers le sentier rocailleux qui conduisait à la porte de mon château. Mais bientôt elle s’arrêta sur le plateau qui domine cette pièce d’eau sombre que tu vois ; par un dernier effort, enfonçant son bâton en terre pour s’appuyer dessus, elle tendit vers moi ses deux bras chargés de son fils, et mourante, se laissa tomber sans force et serrant encore son pauvre enfant sur sa poitrine. Alors, oui, je le sais bien, j’aurais dû descendre de mon balcon, j’aurais dû aller à elle, la relever dans mes bras, la soutenir sur mon épaule, la conduire en ce château et en faire ma sœur. C’eût été beau et charitable devant Dieu ; oui, je le sais, mais j’étais jalouse du comte, même après sa mort. Je voulus me venger sur sa pauvre femme innocente de ce que j’avais souffert. J’appelai mes valets, et je leur ordonnai de la chasser comme une bohémienne. Hélas ! ils m’obéirent : je les vis s’approcher d’elle, l’insulter, lui dénier jusqu’à cette couche de terre où elle reposait un instant ses membres fatigués. Alors, elle se releva folle, insensée, et prenant son enfant dans ses bras, je la vis courir tout échevelée vers le rocher qui domine le lac, monter jusqu’à son sommet, puis jetant une malédiction terrible sur moi, se précipiter dans l’eau, elle et son enfant. Je poussai un cri. En ce moment je me repentis, mais il était trop tard. La malédiction de ma victime était montée jusqu’au trône de Dieu. Elle avait crié vengeance, et vengeance devait être faite.

» Le lendemain, un pêcheur en jetant ses filets dans le lac en tira la mère et l’enfant qui se tenaient encore embrassés. Comme selon le rapport de mes valets elle avait attenté elle-même à sa vie, le chapelain du château refusa de l’enterrer en terre sainte, et elle fut déposée à l’endroit même où elle avait enfoncé son bâton d’érable ; bientôt ce bâton, qui était vert encore, prit racine, et, au printemps suivant, il portait des fruits et des fleurs.

» Quant à moi, dévorée de repentir, sans tranquillité pendant mes jours, sans repos pendant mes nuits, je passais mon temps à prier, agenouillée dans la chapelle, ou à errer autour du château. Peu à peu je sentis ma santé s’affaiblir, et j’eus la conscience que j’étais atteinte d’une maladie mortelle. Bientôt une langueur insurmontable s’empara de moi et me força de garder le lit. On fit venir les meilleurs médecins de l’Allemagne, mais tous secouaient la tête en me regardant, et disaient : « Nous n’y pouvons rien, la main de Dieu est sur elle. » Ils avaient raison, j’étais condamnée. Et le jour anniversaire de la troisième année où était morte la comtesse, je mourus à mon tour. On me revêtit de ma robe noire, que je portais toujours, afin, comme je l’avais recommandé, de porter même après ma mort le deuil de mon crime ; et comme, toute coupable que j’étais, on m’avait vu mourir en sainte, on me déposa dans la chapelle funéraire de ma famille, et l’on scella sur moi la pierre de ma tombe.

» La nuit même du jour où je m’y étais couchée, il me sembla, au milieu de mon sommeil mortel, entendre sonner l’heure à l’horloge de la chapelle. Je comptai les coups du battant, et je l’entendis frapper douze fois.

» Au dernier coup, il me sembla qu’une voix me disait à l’oreille :

» – Femme, lève-toi.

» Je reconnus la voix de Dieu et je m’écriai :

» – Seigneur ! Seigneur ! ne suis-je donc pas morte, et quand je croyais être à jamais endormie dans votre miséricorde, allez-vous me rendre à la vie ?

» – Non, dit la même voix, ne crains rien, on ne vit qu’une fois ; oui, tu es bien morte, mais avant d’implorer ma miséricorde, il faut que tu satisfasses à ma justice.

» – Mon Dieu, Seigneur ! m’écriai-je tout en frissonnant, qu’allez-vous ordonner de moi ?

» – Tu erreras, pauvre âme en peine, répondit la voix, jusqu’à ce que l’érable qui ombrage la tombe de la comtesse soit assez gros pour fournir les planches du berceau de l’enfant qui doit te délivrer. Lève-toi donc de la tombe et accomplis ton jugement.

» Alors, du bout de mon doigt je levai la pierre de mon sépulcre, et je descendis pâle, froide, inanimée, et j’errai ainsi autour de mon château jusqu’à ce que se fit entendre le premier chant du coq ; aussitôt, de moi-même, et comme poussée par un bras irrésistible, je rentrai dans cette tour dont la porte s’ouvrit toute seule devant moi, et je me couchai dans mon tombeau, dont le couvercle se referma de lui-même. La seconde nuit ce fut la même chose, et toutes les nuits qui suivirent la seconde nuit, il en fut ainsi.

» Cela dura près de trois siècles. Je vis chaque année tomber une à une toutes les pierres du château, et pousser une à une toutes les branches de l’érable. Enfin, du bâtiment et des quatre tours, il ne resta que celle-ci ; enfin, l’arbre grandit et grossit au point que je vis l’heure de ma délivrance approcher.

» Un jour ton père vint une hache à la main. L’érable, qui jusque-là avait résisté à l’acier le plus tranchant, amolli par moi, céda au fer de sa cognée ; à ma prière, il fit du tronc un berceau où tu fus couché le jour de ta naissance.

» Le Seigneur m’a tenu parole, le Seigneur soit béni, car il est puissant et miséricordieux.

Le jeune homme se signa.

– Et maintenant, dit-il, ne me reste-t-il rien à faire ?

– Si fait, répondit la Dame Noire, si fait, jeune homme, il vous reste à achever votre œuvre.

– Ordonnez, madame, dit le jeune homme, et j’obéirai.

– Creusez au pied de l’érable, et vous trouverez les ossements de la comtesse de Windeck et de son fils ; faites enterrer ces ossements en terre sainte, et quand ils seront enterrés, levez la pierre de mon tombeau, mettez-moi un rameau de buis béni de la dernière Pâque dans la main, et faites sceller hardiment le couvercle, car je ne le soulèverai plus qu’au jour du jugement dernier.

– Mais comment reconnaîtrai-je votre tombeau ?

– C’est le troisième à droite en entrant ; d’ailleurs, ajouta la Dame Noire en étendant vers le jeune homme une main qui eût été parfaite sans son extrême pâleur, regardez cette bague, vous la reconnaîtrez à mon doigt.

Le jeune homme regarda et vit une escarboucle si pure qu’elle éclairait non seulement la main de la dame, mais encore son beau et mélancolique visage, auquel, comme à la main, on ne pouvait reprocher qu’une trop grande blancheur.

– Il sera fait comme vous le désirez, dit le jeune homme en couvrant ses yeux avec sa main, ébloui qu’il était par les feux que jetait l’escarboucle, et cela dès demain matin.

– Ainsi soit-il ! répondit la Dame Noire.

Et elle disparut comme si elle s’était abîmée dans la terre.

Le jeune homme sentit bien qu’il venait de se passer quelque chose d’étrange, il retira sa main de dessus ses yeux et regarda autour de lui, mais il était seul au milieu des ruines, son rameau d’érable à la main, en face de la porte de la tour de l’Orient, et cette porte était fermée.

Le jeune homme revint chez lui, et raconta tout à son père et à sa mère, qui reconnurent la main de Dieu dans tout cela ; le lendemain, on prévint le curé d’Achern, qui se rendit à l’endroit indiqué par le jeune homme, chantant le Magnificat, tandis que deux fossoyeurs creusaient au pied de l’érable. À cinq ou six pieds de profondeur, comme l’avait dit la Dame Noire, on trouva les deux squelettes, les os des bras de la mère serraient encore l’enfant contre les os de sa poitrine.

Le même jour, la comtesse et son fils furent inhumés en terre sainte.

Puis, en sortant de l’église, le jeune homme prit au-dessous du crucifix un rameau béni à la dernière Pâque, et appelant deux de ses amis dont l’un était maçon et l’autre serrurier, il les emmena avec lui vers la tour de l’Orient. Quand ils virent où on les conduisait, les deux compagnons hésitèrent, mais le jeune homme leur dit avec une telle confiance qu’en lui obéissant ils obéissaient à Dieu lui-même, qu’ils n’hésitèrent plus et le suivirent.

En arrivant à la porte de la tour, le jeune homme s’aperçut qu’il avait oublié le rameau d’érable avec lequel il l’avait touchée la veille, mais il pensa que son rameau bénit aurait sans doute la même puissance ; il ne se trompait pas. À peine du bout de la branche sèche eut-il effleuré la porte massive qu’elle tourna sur ses gonds, comme si un géant l’eut poussée, et que l’escalier s’offrit à lui et à ses deux compagnons.

Alors ils allumèrent chacun une torche dont ils s’étaient munis à l’avance, et descendirent : à la vingtième marche, ils se trouvèrent dans le caveau.

Le jeune homme marcha droit au troisième tombeau, et appela ses deux compagnons pour qu’ils l’aidassent à en soulever le couvercle ; encore une fois ils hésitèrent, mais leur camarade leur assura que ce qu’ils allaient faire, au lieu d’être une profanation, était une piété, ils réunirent donc leurs efforts aux siens, et découvrirent la tombe.

Elle renfermait un squelette décharné dans lequel le jeune homme hésita d’abord à reconnaître cette belle femme qui lui avait parlé la veille, et à laquelle, comme nous l’avons dit, on ne pouvait reprocher qu’une trop grande pâleur. Mais à l’os de son doigt, il vit briller cette escarboucle si magnifique qu’il n’y en avait pas deux pareilles au monde ; il lui mit donc à la main le rameau bénit et, refermant la pierre de la tombe, il invita ses deux amis à la sceller le plus solidement qu’il leur était possible. Les deux compagnons obéirent.

C’est dans cette tombe, que l’on montre encore aux voyageurs assez courageux pour se hasarder sous les voûtes croulantes de la chapelle souterraine, que repose la dame Noire, dans l’attente du dernier jugement.

 

 

 

Alexandre DUMAS, Excursions sur les bords du Rhin, 1841.

 

 

Recueilli par Francis Lacassin dans

Contes et légendes des grands chemins,

Édition établie et préparée par

Francis Lacassin, Bartillat, 2000.

 

 

 

 

 

 

 

 

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