La princesse d’Ys

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jean DU PERRIER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

INTRODUCTION

_______

 

 

Gralon régnait en Armorique.

Roi de légende sur la terre des légendes, roi de la terre et de l’eau, plus encore de ces brumes légères qui voilent les matinées bretonnes, celles du sol comme celles de l’histoire.

Sa figure de roi au pouvoir douteux, à la volonté droite mais dépassée par l’évènement, farouche de soumission religieuse sortit un jour toute tracée, blanchie de vieillesse, auréolée d’une demi-gloire céleste, assombrie en fait par l’anathème.

Rien ne subsiste de sa vie, de son œuvre de roi en dehors de la tradition qui le lie au triomphe du Christ en Armorique... rien, sauf un hymne, peut-être apocryphe, d’un cartulaire d’abbaye perdue au fond d’une baie bretonne.

 

Comme la sienne, la figure de Da-hut A-hès... la princesse à la clef d’argent... fille maudite, ne s’est tracée qu’aux estompes de la légende.

Et avec elles, qui la tirèrent de l’oubli, s’est effacée leur ville, la grande cité gallo-romaine de l’extrême pointe armoricaine, dont ne subsistent que des vestiges engloutis et contestés.

 

Seules, au-dessus des comparses, deux mémoires se sont gravées, perpétuées par la main de l’Église, celles de Corentin, premier évêque de Quimper, et de Gwénolé, le disciple bien-aimé, tous deux apôtres du Christ sur la terre sauvage du Sizun. Elles sont demeurées vigoureuses, aussi nettes que les autres sont vagues.

 

Toutes cependant ont franchi les limites locales et inspiré l’art infini...

En quittant la terre d’Armorique, mieux, cette terre lointaine que la langue gaële-kymri appela le PENN AR BED, – Tête du Monde, – elles sont devenues trop précises. L’esprit s’étonne en les contemplant et s’inquiète de les voir dessinées si durement, les unes triomphantes, les autres ténébreuses, sans la détente d’âmes auxquelles la cruauté n’est point habituelle.

Même dans le drame d’un cataclysme, – s’il n’eût été que physique, – aucune n’eût peut-être atteint à la gloire.

Éternellement, en effet, les côtes européennes de l’Atlantique n’ont-elles pas subi ces rudes morsures de la mer qui dévore les cités téméraires ? Aucune n’a pris la forme poétique dont s’est enveloppée la légende d’Ys... Aucune, pas même celle autrement mortelle, qui sur une mer à peine plus lointaine a disloqué, trois ou quatre siècles avant Jésus, la côte batave et provoqué un exode formidable. Seuls s’en vêtent dans la pensée des peuples les grands troubles de l’âme.

Qu’on imagine cette pointe lointaine, moitié terre, moitié flot, rivée depuis des siècles à une foi puissante, baignée par elle comme par sa mer... et brusquement, à ses horizons semi-lumineux, l’apparition d’une foi nouvelle, qui lançait par le monde la plus claire morale de tous les temps.

Après l’Orient sensuel, après Rome débauchée et lasse de sa faiblesse, après les Gaules enthousiastes et généreuses, la religion du Christ venait toucher les profondeurs armoricaines, ignorées et solitaires en apparence, imprégnées en réalité de la plus haute philosophie. Encore si l’Armorique, comme l’Orient, comme Rome, comme les Gaules, avait pu offrir des martyrs pour hâter le dénouement ! Mais elle venait trop tard aux pieds du Christ. La lutte ne pouvait se livrer qu’entre les âmes, et d’autant plus implacable... Son âpreté se reflète à celle de la légende, – serait-elle née, aurait-elle duré sans l’Église ? – Les vaincus furent anathématisés, et la sentence, qui s’est imposée à la mémoire de Corentin et à celle du disciple, resta d’autant plus ferme que le péril demeura plus proche.

A-hès devint la princesse satanique, maudite pour les siècles des siècles, et par son propre père !

 

La religion druidique tenait cette terre du Penn ar Bed au plus profond du sol, et son peuple à l’intime de l’âme... Depuis des siècles ! Et par toute la puissance d’esprits instruits, observateurs passionnés de la nature, médecins, ingénieurs, administrateurs, conseillers éprouvés, philosophes dans la haute acception, épris de liberté, de poésie, de progrès, en relations continues avec les terres de même foi.

Quatre siècles, l’Église a dû lutter contre la foi antique. Dix ou douze après, elle luttait encore contre ses croyances invétérées et survivantes. En est-elle seulement maîtresse aujourd’hui ? Si la lutte en apparence est terminée, c’est que l’amalgame s’est fait entre la foi nouvelle et l’âme primitive, la religion s’étant infiltrée au long de la croyance. Le Penn ar Bed a pu perdre ses pierres statives : ce qu’il en reste diffuse avec la même puissance ce qui fut l’âme gaële-kymri, et celles qui en émanent s’étonnent encore...

 

Le Christ appelait les hommes, les hommes terrestres, à une vie éthérée, détachée des choses humaines : il glissait sur le monde en en montrant l’inanité. Là où les peuples n’avaient pas fait leur âme, ils sont venus à lui sans effort. Mais là où Jésus trouva des dieux célestes et des âmes pour les comprendre, il lui a fallu lutter, et, de même que dans toutes les conquêtes, vainqueur et vaincu ont composé.

Sur le vieux sol druidique, l’ineffable doctrine a rencontré la vie surnaturelle coulant avec les eaux, chantant au creux des roches, grondant avec la mer, revêtant avec les brumes marines, les brouillards des matins et des soirs mille formes que l’imagination enfante et qui animent la matière. Elle ne parlait, elle, que du Maître lointain, dont l’infinie bonté, à la vérité, se penche sur la créature, mais qu’on ne peut figurer, et dont la puissance ne s’exerce pas toujours selon le vœu de ceux qui prient. Au milieu des périls de la terre, des voix de la forêt, des échos des vallées, des roches qui résonnent, des écueils qui se lamentent et des flots qui hurlent, mille êtres surnaturels ne survivaient-ils pas dans ce monde christianisé, ceux-ci tout proches, réels, et dont le pouvoir était à ménager ?

Nulle part ces êtres qui emplissaient le sol et l’eau ne montraient une puissance plus constante, plus variée, plus redoutable aussi que dans cette extrême pointe armoricaine.

Sur sa tête de granit lutte le flot de deux mers aux marées contrariées. Le souffle de l’Océan l’aborde sans obstacle. Ses grèves et ses accores sont battus par des houles que la tempête n’accompagne pas toujours. Et ces heures menaçantes alternent avec d’autres, d’une pureté lumineuse, ou tout se trace de lignes nouvelles. Là, le mouvement de la nature est infini ; et il en surgit pour l’imagination un champ sans limites, inépuisable mine d’observation et de philosophie.

Le peuple gaël, au front haut, fixé sur cette terre de lignes, de couleurs et de vie, y traça sa formule religieuse dans une conception céleste.

En Armorique, le druide, l’homme du chêne et de la forêt, fut surtout l’homme de la côte et de la mer, des horizons sans fin, des ciels changeants où l’on voit et l’on compare. Inévitablement il devait être astronome, physicien, naturaliste et l’ouvrier génial de la plus ferme divination métaphysique qui ait pu devancer le christianisme. C’est là qu’il conçut le dieu unique, la création, l’immortalité de l’âme, la liberté humaine, qu’il devina la science et retraça la construction du Monde... Il n’oublia que l’amour de Dieu pour la créature. Mais dans leur vie toute d’observation et de vérité, sans la révélation les éléments du dogme existaient-ils ?

Le Christ a conquis la terre bretonne.

Et comme il y a deux mille ans, comme il y a trois mille vivent d’une vie réelle les ruisseaux qui chantent, les herbes qui se voilent, les arbres qui murmurent ou se plaignent, les rocs qui se penchent, les landes qui dorment puis s’animent, et, d’un bout à l’autre de la mer, à Konk-Kerne 1, à Pen-Odet 2, à Loc-Tudy, à Pen-Marc’h, à Goazien 3, à Konk-Léon 4, au delà, sur les Aber jusqu’à Castel-Paol 5, les grèves qui blanchissent à la lumière des nuits, les falaises batailleuses, les roches qui tuent. Un seul moment d’oubli ou de rêverie leur donne des traits humains et fantastiques. Et devant ces visages inconnus, aux intentions cachées, que brusquement tirent de l’immobilité le soir, la pluie, la brume ou la tempête, Jésus s’éloigne, ne pouvant plus dominer qu’en s’élevant.

Déjà l’ancien Gaël du Penn ar Bed l’avait conçu, ce dieu unique lointain, possesseur de toute science et de toute sagesse. Mais cet Ésus avait paru si haut, si loin qu’entre lui et la terre, des êtres avaient dû figurer son pouvoir.

 

Deux génies supérieurs, moins dieux que déités, l’un de la force, Hu-Beli, l’autre de la science, Korrighwen, la vierge supérieure, tous deux créés, comme tous les êtres et toutes les choses, mais sans ces passions humaines dont l’homme grec n’a pu sevrer ses dieux, réglaient le monde : forces mystérieuses lancées sur lui, et dont les mobiles ressortissaient à l’entendement divin... Hu-Bell et Korrighwen, inséparables... Dans la conception de parfait équilibre que fut le système druidique, la force peut-elle aller sans la science ? Et cependant les différentes races gaëles ont distingué entre eux.

Le Penn ar Bed, race de sensibilité pure, a monté le culte de Korrighwen au point culminant de splendeur. Et c’est elle, la déité femme, figure métaphysique moins farouche que le dieu, à laquelle Jésus s’est heurté.

Nulle part dans les Gaules, la grande Vierge druidique n’eut un autel plus imposant qu’au Penn ar Bed. Et peut-être seul a-t-il élaboré son mythe. Elle fut pour lui la déité d’élection, son inspiratrice profonde, et toute sa conception la fait s’incliner vers la terre, non pour aimer mais pour instruire. Il fit cette vierge, qui sait tout et peut tout, impuissante, ne pouvant rien sans le serviteur qu’Ésus créa pour elle, sans le Korrig, Gwyon, l’être laid et agissant. Gwyon est près de la déité splendide comme la matière près de l’esprit, comme l’homme près de Dieu. Lui, le serviteur né, soumet tout à sa puissance ; et c’est lui qui, par une destinée qu’aucun destin n’impose, en vertu de l’équilibre qui régit la nature, déversera parmi les hommes la science que la vierge détient, que l’homme doit acquérir pour approcher de Dieu, et qu’elle défend jalousement pour qu’il la conquière. La conquête se fait par des images, dont la naïveté ne doit pas masquer la philosophie... Un jour, Gwyon, près de la déité, brasse dans le vase sacré les cinq plantes de science ; trois gouttes échappent à l’infusion précieuse et tombent sur la main du Korrig. Lui lèche sa brûlure. Et aussitôt, le passif, l’ignorant, l’esclave s’ouvre à la vie d’intelligence, de liberté, de volonté. La vierge se précipite pour l’anéantir. Gwyon se dérobe. Alors commence la lutte entre la Maîtresse et l’esclave libéré... entre la nature jalouse de ses secrets et l’homme qui les découvre. Successivement Gwyon se métamorphose, et aussitôt Korrighwen prend la forme dominante. Enfin le Korrig épuisé se change en grain de blé, et la vierge, muée en poule, l’avale... Jusque-là le mythe, sauf l’image, n’est pas original : c’est Adam banni du Paradis, après la pomme ; c’est Prométhée enchaîné, après le vol du feu du ciel. Mais le druidisme gaël, épris de liberté et de justice, n’admet pas que le ciel de la science, une fois entr’ouvert, se referme. À peine la destruction de l’homme sous la figure de Gwyon est-elle tentée, qu’un mystère inverse s’élabore. La vierge, intouchée, est fécondée, et enfante l’être surnaturel, plus près encore de l’homme que Gwyon, ce fils merveilleux qui incarnera l’esprit humain sous ses traits les plus nobles, ce Taliésin au front resplendissant, maître de la poésie bardique, dictateur des eubages et de leurs sacrifices, inspirateur des druides. Et dès lors la jalouse Korrighwen, inaccessible jusque là, devient humaine. Elle se penche sur l’obscurité de la matière ; elle chasse définitivement un autre génie, Éire, déité de la nuit primitive, et elle ouvre à l’homme les voies qui mènent à la sérénité divine.

Ainsi le monde de matière, d’éléments déchaînés, de périls réels et constamment figurés, s’organise et se classe.

En face du dieu unique et des génies supérieurs, l’homme, au sein d’une énergie infinie, cherche ses origines et découvre sa fin. Des conceptions d’un sens divin s’édifient : « L’âme est immortelle... – L’Homme est libre... – Le bonheur suprême réside dans la possession de Dieu... – Dieu est vérité, lumière et liberté... – l’Homme ne peut atteindre la félicité qu’en se perfectionnant sans cesse... » Et de leur profondeur, avec une intuition parfaite, dans une notion plus délicate peut-être que par l’amour divin, se dégage celle de l’infini. Jamais l’homme ne peut atteindre à Dieu ; au plus haut degré du génie, il en demeure séparé, et ne fait que s’en approcher indéfiniment.

Rêveur, contemplateur, mystique en même temps qu’observateur, le Gaël a fait le monde métaphysique à l’image de ses horizons et de son âme.

Ésus, le dieu éternel, a refoulé la primitive Nuit, sur laquelle veillait Éire, sa première créature. Et dans son essentiel besoin de puissance, sans aucune volonté supérieure, librement, il a créé, ordonné, fait naître les âmes immortelles. En trois notions, toute la Création s’illumine : « Dieu est... Il a créé l’homme... L’homme doit monter vers lui. »

Dans l’Infini, trois cercles immenses constituent le monde extra-physique.

Le premier, cercle total, sans fin, est celui de Keugant, où Ésus est. Dans le cercle inférieur, l’Abred, résident les âmes qui n’ont point acquis encore la perfection et doivent la conquérir, non par une mais par plusieurs vies terrestres. Dans le dernier, celui de Gwynfidd, durent, en possession de Dieu et de la félicité, les hommes qui les ont enfin conquis par le génie.

Et le génie, c’est la plus haute conception de l’âme humaine. Du fond de l’Abred, – de l’Annwfn, creuset obscur où s’élabore la matière humaine, – l’homme prend peu à peu conscience de ses destinées, et naît à la vie terrestre. Vie de lutte, qu’aucun peuple en mal de religion n’a méconnue. Elle a été expliquée ailleurs par l’athéisme ou la théocratie, avec des modalités de fatalisme, de déterminisme... La philosophie druidique la place sous l’auspice supérieur de la pleine liberté. L’homme doit triompher de la nécessité ; il doit choisir entre le bien et le mal ; il doit conquérir « l’impassibilité » contre la douleur. Tant qu’il n’a pas atteint cette supériorité, il doit, indigne encore de Dieu, retourner par la mort dans Abred et recommencer la vie terrestre. Est-ce à dire que par contre l’âme qui a conquis la félicité se détache définitivement de la vie ?... Par une conception qui ne repose pas sur l’entraide des hommes, mais sur la fin commune de toutes les âmes, celles qui possèdent la félicité peuvent revenir assister les âmes en transmigration terrestre, et hâter l’accomplissement des fins, dans l’intérêt supérieur du progrès et de la vérité.

Ainsi, de cette notion du dieu lointain, qui pouvait mener à l’inaction, au fatalisme, à l’éloignement de Dieu, à la lâcheté, le Druidisme a fait jaillir audacieusement le courage et l’individualité. L’homme ne peut progresser vers le génie qu’en affrontant le péril, en méprisant la mort. Par celle-ci l’âme ne perd rien. La déformation populaire et le contact païen ont exagéré cette conception, en faisant passer l’homme, tout armé pour ainsi dire, avec ses chevaux et ses captifs, même ses créances et ses dettes, dans le monde extérieur : la pensée initiale suffit.

Même la mort est dominée par cette notion de liberté : les âmes que Gwyon rassemble après la mort pour les présenter à Sam-han, le grand Juge, cheminent librement près de lui ; qu’elles gagnent le Gwynfidd ou retournent à l’Abred, librement elles se préparent à de nouveaux progrès ou errent dans la félicité.

Cette notion, profondément personnelle à l’esprit gaélique, découle du sens de l’ordre et de l’équilibre qu’il décèle partout dans le monde. Le bien et le mal s’opposent et se contiennent. Ésus plane sur tous dans l’équilibre parfait. Les génies supérieurs ne sont jaloux que si l’homme s’éloigne d’eux pour se rapprocher des êtres malfaisants. Et le druide relègue ceux-ci sous une puissance que nul ne peut nier, celle qui détient le mal et la souffrance, Éire, devenue dans le monde créé Bensonia, maîtresse des douleurs et de la nuit. L’homme doit l’affronter sans la braver et se dégager de sa puissance. Il peut être dominé par elle ; mais en fin de compte il doit la vaincre.

Cependant, malgré cette doctrine pure de tout déterminisme, l’influence du milieu fut considérable dans l’évolution druidique.

Elle vint de toutes les latitudes.

 

Dans les assemblées annuelles qui réunissaient les sages des trois provinces primitives de la Gaule, les druides gaëls du Sud et du Centre, les druides belges du Nord-Est, les druides gaëls-kymris du Nord-Ouest élaborèrent, dans un travail commun d’aspirations, tout le système métaphysique. Et dans cette lumière peu à peu déversée par les foyers de pensée dispersés par le monde gaulois, aucun ne put être plus actif que celui d’Armorique.

Ce n’est pas seulement parce qu’il était le plus ancien, ni même parce qu’il était le plus pur, – toutes les races d’invasion se détournaient de lui, – c’est aussi parce qu’il rayonnait puissamment vers deux civilisations nées toutes deux de ses premières flammes, et qui depuis ne cessaient de refléter vers lui sa lumière. Dès l’origine, la race gaële-kymri avait franchi la barrière de la mer et peuplé les deux grandes îles voisines, celle qui devint l’Irlande, celle qui devint l’Angleterre.

De cette Triade : « Armor-Erin-Albion » est sortie la pure doctrine, commune par des traits dominants, propre par les adaptations aux horizons de chaque contrée.

Les noms mêmes qu’elles conservaient révèlent la marche de l’expansion et disent l’origine prééminente de l’Armorique.

Tandis que celle-ci restait la Tête du Monde, l’île lointaine de l’ouest, brumeuse, pluvieuse, unie et sombre comme la nuit primitive, prenait le nom de terre d’Éire, – Erin, – et la grande île bretonne, celui de terre de Gwyon, – Al Gwyon, Albion – dans ses lointains non moins voilés, Gwyon mettait fin à sa mission de conducteur des âmes terrestres. C’est vers eux qu’il groupait les trépassés de l’année, déjà rassemblés à la première heure de novembre sous l’extrême bord armoricain et que passait dans la Nuit des morts « Bar-Ynn », Caron gaulois.

Avec ces trois rameaux, à la manière dont se traçaient les runes, s’écrivit la grande histoire druidique.

L’île de Gwyon, la Bretagne insulaire, y apporta naturellement la doctrine rigide et austère, attirant à elle ce qui recherchait la rigueur. L’une de ses îles, aux plateaux arides, coupée de forêts, l’Anglesey actuelle, la MONA antique, fut le centre religieux. Ésus y prit les traits du Dieu terrible, adoré dans l’enceinte inaccessible, protégé par les ceintures de pierres, les collèges rigoristes, l’armée des eubages, des bardes et des fades. Comme en Armorique, des communautés de femmes s’y établirent, mais au titre inférieur. Entre cette verdure sauvage, l’horizon dénudé de la côte cambrienne et la brume ou le flot inhospitalier de la mer d’Erin, l’île rude prit un tel ascendant religieux que dans le monde entier druides et eubages y accoutumèrent d’achever la longue formation des vingt années. Et dans la mesure où il convient d’accueillir les assertions des poèmes bardiques, c’est à Mona que si jamais la religion druidique, éminemment libre de race à race, élut un chef suprême, le Coëfi supérieur, le Grand Cophte, celui qui présidait à tous, fixa sa résidence. Mona fut en tout cas le sanctuaire des sanctuaires, le « Némède » vénéré par toutes les Gaules comme par toutes les Bretagnes.

L’Erin, avec son centre de SABHAL, devait jouer un autre rôle. La race s’y inclina surtout, dans une douceur de mœurs singulières, vers le perfectionnement social. Sous l’empire du sentiment inné de liberté, son peuple se fractionna en une infinité de royaumes, – les tuath, – avec un chef supérieur, – le roi de Tara, – et quatre royaumes de provinces. La religion druidique y prit une forme aménagée, s’appliqua aux échelons séculiers, le Coëfi près du roi de Tara, les druides égaux aux rois qu’ils conseillaient. Ce fut la religion pratique, séculière, vivant intimement mêlée au monde, en contraste avec la théocratie farouche de Mona. Elle eut ses eubages, – les ollamh, – ses bardes, – les filé, – ses jurisconsultes, – les brehons, – avec leurs écoles, et, en dépit de l’aversion druidique pour l’écriture, son code, peu à peu écrit et appliqué jusqu’en Armor.

Au Penn ar Bed, berceau et tombe d’Ésus, appartinrent la création des dogmes et leur perfectionnement. En dehors d’eux, son culte se porta sur l’inspiration de l’esprit. Dans une ineffable édification s’éleva la vierge druidique, la Korrighwen céleste, personnification non seulement de la Science, mais de la liberté, du rang même de la femme dans la société gauloise. Peu à peu le culte d’Ésus, imprégné d’un sentiment spiritualiste, s’absorba dans celui de sa fille préférée. Et devant la Gaule entière resplendit un point unique, l’île de SIZUN.

Consacrée au culte de la déité, défendue par sa ceinture de courants et d’écueils, elle devint sanctuaire et fut confiée à la garde des Neuf vierges de Korrighwen, les Neuf Sènes. Elle ne s’ouvrait qu’aux marins et aux privilégiés : on vint de tout le monde druidique vers cette congrégation entourée de mystères et d’un appareil de mort. Elle fut bientôt le tribunal suprême, dont les sentences s’imposèrent à tous, hommes, princes, druides, au Coëfi gaulois lui-même. Et le culte de la vierge essaima d’étranges collèges de femmes par toutes les îles armoricaines. Quand avec le Christianisme le druide disparut, que l’eubage se cacha, et que les bardes évoluèrent, ces collèges de femmes, dispersés, parsemèrent les lieux perdus de ces vates devineresses – les fades – qui détenaient les secrets inférieurs et que l’Église fit sorcières. Ce culte de la Vierge savante appartient à la Gaule, plus, à l’Armorique : déformé dans la suite par on ne sait quel rapport avec celui de la Cérès grecque, il se poursuivra dans l’Angleterre du Moyen Âge, en rites étranges que garderont longtemps les montagnes cambriennes. Il est venu de Sizun.

Énez Sizun ! L’île de Sein n’y avait-il pas sa place d’élection ?

Dans son extraordinaire jeu de lumière, tantôt aveuglante sous les irradiations des temps calmes, tantôt estompée par la brume ou voilée par la tempête, quelle assise, mieux que Sizun, à la limite de la terre humaine et de cet Océan dont l’horizon traçait les Cercles métaphysiques, eût figuré le socle de la Vierge céleste, dispensatrice de la science et de l’esprit ? Sur le roc ras, l’image de Korrighwen y reste taillée, en figure de proue devant la grande étrave armoricaine.

Entre Mona et Sabhal, dans ces régions protégées à la fois de Rome et du Germain, le génie druidique prit son essor et se propagea dans la pleine adoration de la Nature, dédaigneux des toits qui emprisonnent les dieux.

 

Et c’est alors qu’après l’influence des races a joué celle de la terre natale.

Elle devait s’exercer naturellement par les eubages, sacrificateurs gardiens des rites, et surtout par les bardes, à qui étaient dévolues l’inspiration des foules et la proclamation. Tenus les uns comme les autres de se faire comprendre du commun, ils ne pouvaient exprimer la doctrine qu’en empruntant des images à la vie réelle, en faisant vivre la nature, en animant les lieux coutumiers, en leur donnant une âme, une mission, une vie. Ainsi à côté de la philosophie qui s’édifiait, le Mythe a pris la forme vivante qu’aucune génération venue de la précédente n’a pu, sur le sol d’Armorique, oublier.

Autour d’Ésus, de Korrighwen, d’Éire qui avaient leurs royaumes figurés, d’Hu-Beli, génie du soleil, qui chaque jour parcourait le sien au firmament, la campagne et la mer armoricaines se peuplèrent au geste des eubages et à la voix des bardes. La roche, le ruisseau, la grève, l’arbre des champs, le puits de la chaumière, tout s’emplit de génies favorables ou hostiles, entre lesquels l’homme ne passe qu’avec le secours des prêtres.

Les fades les peuplèrent d’êtres plus réels.

À l’imitation de Korrighwen, les Sènes s’entouraient de serviteurs taillés en Korrig : êtres peut-être disgraciés, mais exécuteurs implacables et en tous cas moulés sur un type destiné à frapper les esprits. Derrière elles, les fades éparses par les campagnes, auxiliaires plus ou moins avouées des Sènes et des eubages, eurent leurs korrigs, les korrigbihans 6. Lorsque la vie collégiale se relâcha, que la vie religieuse devint errante, dans ces campagnes ou sur ces côtes peuplées de pierres levées qui rassemblaient les sectateurs ou rappelaient des faits, c’est au pied de ces monuments, seuls temples druidiques, que s’arrêtèrent les eubages de passage, que chantèrent les bardes, prophétisèrent ou guérirent les fades. Quelle pierre, quelle grotte, quelle rive d’étang, quelle source n’eût pas sa fade, son korrigan ? De pierre en pierre, par les landes, au cours de ces nuits gauloises aussi animées que les jours, ces êtres fantasques se rassemblaient. Protégés par la terreur religieuse, emportés par l’esprit des foules, persécuteurs cruels ou serviteurs naïfs, ils ont fixé sur la campagne bretonne des souvenirs que toute légende répète et que chaque lande affirme.

De la doctrine la plus pure à la superstition, durant quinze siècles, la religion d’Ésus avait poussé des racines profondes. Les conquêtes qui détruisirent au loin le Druidisme l’implantèrent plus profondément encore dans le sol d’Armorique.

 

César ne fit qu’effleurer la terre gaélique. S’il détruisit Vannes, les Vénètes du Penn ar Bed ne subirent pas le sort de ceux du Bro-Werek 7 ; il ignora les peuples de la Domnonée 8, ceux du Poher 9 comme les Osismes du Léon. Et recueillant les fugitifs, rachetant les Vénètes vendus, l’Armorique se reforma. La domination romaine, qui fermait en Gaule les écoles druidiques et refoulait les prêtres, fit refluer vers l’ouest de premiers éléments. La proscription druidique sous Claude en apporta de nouveaux. Enfin la destruction sauvage de Mona, par Suétonius Paullinus sous Néron, envoya vers le Penn ar Bed l’esprit farouche.

Longtemps la religion du Christ ne put dépasser Nantes ou Rennes, qui n’étaient point d’Ar-Mor.

Vers la fin du IVe siècle, alors que les missions isolées commençaient, un fait qui se prolongea durant deux siècles, vint renforcer le faisceau druidique, en le concentrant sur l’Armorique.

 

La Bretagne insulaire, abordée à l’est par les Saxons venus de l’Elbe, se laissait envahir.

Attaqués un à un, les clans bretons cédaient, et, successivement, retournaient à la côte originelle, cette Domnonée qui du Cotentin au Léon marquait la rive armoricaine du nord.

C’est seulement à la fin du Ve siècle que la résistance contre l’envahisseur prit corps. Tous les penn – ou chefs de clan – sous la conduite d’un chef élu, – le vortigern, – attaquèrent le Saxon. Le champion national, Embreiz Guletik, marque le début de la lutte pour la défense du sol natal, qui, cinquante ans plus tard, suscitera Arthur et l’épopée de la Table Ronde. Guletik fut vaincu, et l’incursion saxonne poussa cette fois jusqu’à la mer d’Erin, puis reflua. Mais sous cette avancée menaçante de nouveaux clans émigrèrent, si peu divisés pourtant qu’ils se séparaient en jurant de se rejoindre et, brisant le glaive, symbole de l’indissoluble union du clan et de la race, partageaient ses tronçons.

L’Armorique reçut d’un bloc ces émigrants, qui s’étalèrent du Couesnon à Penn-Marc’h, au hasard des relations des clans et des besoins des terres.

 

C’était l’époque où en pleine force d’expansion la religion du Christ montait vers le nord, apaisant partout les épouvantes causées par le débordement sans fin de la Germanie.

Entre le Druidisme renforcé et la religion conquérante la lutte s’engagea, pacifique et formidable. Les Druides ne voulaient que vivre. L’Église voulait vaincre.

Le Penn ar Bed résista farouchement.

Mais dans la Triade, l’Erin, préparée par ses mœurs à entendre la parole nouvelle, céda d’un coup ; en vingt années Patrik, le convertisseur, avait terminé son œuvre, remplaçant partout le druide par le clerc, et le collège par la communauté. Mona, secrètement restaurée, et Sizun furent de nouveau pacifiquement attaquées.

Quel réseau mystérieux ne fut pas tendu entre ces têtes également menacées, alors qu’elles préparaient la réunion de la race immortelle et son triomphe lointain ! Elles luttèrent merveilleusement, comme jadis elles avaient lutté pour la cohésion gauloise, comme avaient lutté les druides germains et leur Velléda contre les légions de Vitellius.

 

À l’apogée de cette lutte, alors que les deux religions déployaient leurs forces et frappaient les esprits, un cataclysme mystérieux abolit la civilisation gallo-romaine étalée luxueusement de Penmarc à la Chèvre.

Elle était prise, au moment de l’invasion chrétienne, entre la Terre sauvage, citadelle du Druidisme, et les champions de Jésus, établis au pied du Menez-Hom. Ceux-ci, comme sur une seule ligne de combat, déployèrent leurs solitudes sur les hauteurs qui s’abaissaient vers le pays druidique. Corentin, premier apôtre du Penn ar Bed, s’était fixé au lieu qui devint Plomodiern et y attirait des cénobites. Ses disciples bientôt se rapprochèrent du Sizun. Le plus vaillant de ceux qu’il rassembla fut un druide converti, Gwénolé, qui ne cessa, fidèle à sa formation première, de vivre la mission errante et de plein air. Chaque jour il approcha davantage la terre sauvage. Il devait, à la fin de sa vie, établir son abbaye au cœur du pays conquis, à ce Landévennec qu’il fit célèbre et bâtit comme cinq cents ans plus tôt César posait ses oppidum.

À ce moment, l’Église était maîtresse, au nom du Christ, du Poher, du Bro-Werek et de la Domnonée... Seul le Penn ar Bed demeurait impénétrable et fidèle à sa foi, à l’exception de sa cité, trop opulente, rebelle à toutes.

Quelle ne dût pas être la sainte convoitise des apôtres établis dans leurs némèdes chrétiens, et dont la vue embrassait à la fois la terre païenne et la cité impénitente ?...

 

Si jamais la légende fut vraie, c’est là, entre le Van et la Chèvre, que fut la plaine prestigieuse, avec ses tis, ses plous et ses teulus, ses maisons fortes, ses hameaux et ses chaumines, riche de son sol d’alluvion et du climat merveilleux, bordée au sud par le Sizun... Royaume fidèle des tiernes prêtresses de Korrighwen, princesses des côtes farouches, reines des barques pillardes et des tis opulents, des markhoks chevaliers aux colliers d’or, du peuple des ukhel-our hommes libres, des taeogs serviteurs, des caëths prisonniers, seuls esclaves de cette société où l’homme du sol ne pouvait l’être...

Là, qu’en tête de sa plaine, au seuil du Kanol-Ys, cette mer d’Yroise, à laquelle les siècles ont conservé son nom, fut Ys, fière des biens de sa terre et du butin de ses vaisseaux... Ys, atteinte du Mal d’Orgueil, qui dans la doctrine d’Ésus rejette l’âme au plus bas de l’Abred et dans celle de Jésus la rend aveugle et sourde à la parole de Dieu... également désirée par le Coëfi et l’Évêque... également réprouvée... périe en mer entre les deux !

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE PREMIER

 

 

Venue de Carhaix par le roc, la voie romaine, après la croisée du Léon, s’enfonça droit sous les chênes touffus du Penn ar Bed.

Elle traversait le pays jadis dompté par César, et ses coudes brusques coupaient roidement le sol des lignes molles et des contours ouatés, des landes étirées et des forêts sans fin. Après six cents années, de ses dalles larges et disloquées, alignées entre les bornes militaires moussues, rompues, déchaussées, elle semblait le meurtrir encore.

Depuis trois lieues elle avait abordé le nord de la forêt corisopite 10. Maintenant elle filait droit vers le sud, au pied du Menez Hom puis du Loc, moirée par la nuit d’été, dans une ligne indéfinie de plaques d’ombre et de clarté. Enfin elle s’abaissa vers l’extrême cité d’Ar-Mor, vers Ys, coulée de lumière entre les profondeurs du Sizun et les rocs nus de la Chav’r.

Et la pleine lune de juin, basse encore sur son lever, suivait cinq cavaliers lancés sur la descente, rapides, tendus vers le silence du bois.

En avant la forêt s’ouvrit.

Dans un arc de lumière vaporeuse se dessinèrent pâlement de l’étendue ensommeillée de brume, des fonds de verdure espacée, et tout au loin le grand rideau lunaire.

Le cavalier de tête ralentit. Du bras il indiqua un chemin qui vers le sud laissait la voie romaine et reprenait par la forêt. Il y poussa son cheval.

– Penn 11, dit-il au cavalier qui suivait, que le Sizun t’accueille, toi et tes compagnons. Ici est sa limite.

Puis jetant vers le bois un regard circulaire

– Terre de la Lumière, ajouta-t-il, Autel sacré d’Ésus et d’Hu-Beli, Royaume de Korrighwen, ne sois pas hostile à la race fidèle qui depuis les trois cents siècles de lune a défendu Mona !

L’homme en parlant levait son bras vers l’horizon et décrivait des signes. Son compagnon se redressa ; l’onde morte qui filtrait par les chênes éclaira une face rase et régulière, un flot de cheveux fauves sous le casque d’argent, puis scintilla sur le triple fer d’un trifenn 12.

– Hu-Beli ! s’écria-t-il, conserve en moi la force du guerrier... Et toi, Korrighwen, verse en mon âme l’impassibilité !

Puis baissant son trifenn :

– Eubage Ar’eren, ajouta-t-il, implore leur faveur pour le Gaël vaincu.

Mais l’eubage, les bras ramenés sous son manteau, immobile, semblait contempler le chemin assombri. Sa tête nue, cerclée d’un rameau de chêne sur les cheveux coupés, se penchait vers le bois. Brusquement il pressa le flanc du cheval de sa semelle ferrée.

– Les Génies supérieurs sont insensibles, dit-il en reprenant sa course. Mais ils peuvent déchaîner les éléments... Chante, Araok. Chante ce qu’a chanté Myrdinn avant la défaite maudite. Que les génies, les fées, les esprits des fontaines ou des étangs, ceux des montagnes et ceux des champs, que tous entendent, géants ou nains, que tous sachent la défaite du Gaël et la victoire de l’étranger... Que nul, s’il n’est issu de la terre des druides, ne passe par la forêt celtique sans attirer sur lui le maléfice !

Derrière le penn et l’eubage, un troisième cavalier atteignit d’un geste rapide la viole carrée aux quatre cordes pendue à son épaule ; et tandis que tous trois, suivis des deux serviteurs, reprenaient le galop, un chant rude, soutenu par la mélodie nasonnante de la cruit bardique, monta sous la ramure.

Longtemps, le barde conta les exploits d’Embreiz Guletik le vortigern, les durs combats contre le Saxon avide et sans parole, puis il pleura la défaite, les clans détruits, les markhoks terrassés et l’abandon du sol natal ; enfin faisant sonner hautement les cordes, en accents farouches il chanta la gloire du Roi des bardes insulaires, ce Myrdinn 13 qui avait annoncé les fautes et au lendemain de la fuite prédisait la victoire, dont le chant rassemblait les clans, les chefs, les chevaliers, les hommes libres, ranimait le héros Guletik et partout maintenant redressait les têtes pour la lutte.

Sa voix grandissait, troublant au loin la forêt silencieuse. Avec lui l’eubage et le penn reprirent le chant final de Myrdinn :

– ... La poussière des anciens renaîtra !...

La montée de Plou-Marc’h, seuil de la terre sizune, était gravie depuis longtemps. Le chemin, à la lisière de la forêt, longea une arête rocheuse qui peu à peu s’élevait et dominait la plaine. La forêt se lépra de rocs nus, de landes courtes, de clairières timidement effleurées par le soc, accusant davantage à chaque lieue l’aspect de sauvagerie.

Enfin la première teulu apparut, pauvre hutte de terre et de bois, sombre sous la lune, sans fenêtre, avec sa barrière close et sa porte fragile.

L’eubage courut droit vers elle, et rangeant la barrière, heurta au bardeau de chêne en coups espacés.

– Penn-teulu 14 ! appela-t-il. Penn-teulu ! À la Fête des Herbes et du Feu ! Sain ou dolent, à Toulullan !

Puis il reprit sa course, sans regarder la porte misérable qui s’ouvrait peureusement et laissait glisser par la forêt des ombres silencieuses.

Plus loin, une grande trouée baigna la route de clarté. Sur l’axe même du chemin, qu’elle forçait à dévier, s’élevait une construction en rocs bruts, ceinte d’un fossé où, en une traînée pâle, l’eau noire mirait la lune. Sa porte en poutres assemblées s’emprisonnait sous un arc de granit lourdement incurvé ; de chaque bord fuyait une palissade en pieux jointés de fer.

L’eubage vint heurter à la porte du ti noble, et répéta l’appel.

– Penn-ti ! Penn-ti ! Sain ou dolent, à la Fête des Herbes et du Feu ! À Toulullan !

Par le chemin qui contournait, le galop reprit dans la forêt.

Au bas d’une pente, l’air s’alourdit d’odeurs d’étables et de fumures. Les cavaliers traversèrent un amas de huttes. Partout des chiens grondaient. L’eubage passa sans s’arrêter, criant dans la rumeur du plou réveillé :

– Penn-teulu ! Penn-ti ! Penn-plou ! Sains ou dolents, à la Fête des Herbes et du Feu ! À Toulullan !

Derrière les chevaux, la forêt s’emplit de glissements humains qui furtivement passaient entre les troncs, animaient les clairières, et aux trouées faisaient flotter les lisières d’ombre.

La forêt inclina vers le sud. À cent pas un espace, vide indéfiniment, apparut sous la lune.

L’eubage ralentit. Puis se tournant vers Araok, il indiqua la forêt derrière lui.

– Barde ! s’écria-t-il d’une voix inspirée. Le peuple d’Ésus se rassemble. Tandis que l’eubage écartera de lui les esprits de la Lande, toi, chante la Triade des Cercles : chante le Keugant, où Ésus vit seul dans son infini, l’Abred d’où naît l’homme, où il revient tant qu’il n’a pas acquis la plénitude du génie, et le Gwynfidd, où l’être supérieur, enfin, tient la félicité... L’esclave est devancé par l’homme libre et celui-ci par le chevalier aux torques 15 d’or, tous par le druide souverain dans l’esprit.

De nouveau les sons plaintifs de la cruit éveillèrent la forêt. L’eubage s’avança seul au pas de son cheval. Son front se levait comme si l’air odorant de la lande l’enivrait. À la lisière, il se laissa glisser au sol, cueillit des plantes, et s’avança à la limite, extrême du hallier. De ses deux bras levés, il traça vers le Sud les grands Signes solaires, puis tourné vers le Nord, par trois fois, laissa tomber des fleurs...

La forêt s’échancrait largement. Entre sa lisière et la falaise, en demi-cercle, la Lande du Crom étalait son tapis de bruyères et d’ajoncs. La brise apportait des senteurs sauvages, mêlées d’effluves fraîches. Et cependant dans l’air parfumé et le silence paisible montait comme une angoisse. De bord et d’autre du chemin tôt perdu dans les fonds vagues des ombres partout se fixaient, accroupies, couchées, dressées, tracées en contours imprécis.

L’eubage fit signe au penn. Et tous deux, l’un suivant l’autre exactement, pénétrèrent dans la lande. Derrière eux le chant du barde s’assourdit peu à peu.

Trois fois encore Ar’eren jeta des fleurs ; il marchait, tourné vers le Nord, incantant :

– Ô Bensonia, Maîtresse de la Nuit, toi qui perpètres les maux et répands les douleurs, Messagère de la Mort, cède à la Vierge, à la Resplendissante, à Korrighwen la Lumineuse. À toi seulement les nuits sans étoiles et les jours sans lumière. Rappelle les esprits des Pierres...

Autour des deux hommes il y eut par les pierres des rauquements, des glissements, puis le silence s’établit. Ar’eren s’arrêta. À voix haute, il appela Araok.

Alors par la lande, dont les mille voix insoucieusement chantaient la nuit d’été, commença la traversée des hommes. Derrière le barde, dont la cruit modulait solitaire, un peuple s’écoula, en file indéfinie, muette, serrée, courbée qui ondulait en reptations hâtées. Les derniers passèrent.

La lande retomba à l’immobilité.

Ar’eren se pencha et touchant le bras du penn :

– Ici, murmura-t-il en indiquant l’ouest, est Toulullan, le vallon sacré, le Némède où le Coëfi se cache à tous les yeux. Penn, avant que tu n’y portes ton message, un dernier rite, ici, est imposé aux étrangers, même Gaëls. Viens !

Par la lande demi-lumineuse, l’eubage entraîna son compagnon. Ils avançaient hors des sentes tracées, s’écartant également des formes vagues et des grouillements confus, regardant au loin vers l’horizon qui s’étendait ouaté, blanchi par la lune, lumineux et opaque. Peu à peu sur le voile de brume se détacha une masse sombre, aux lignes écrasées, finie en arêtes mousses.

– Le ti de l’Ann Elved ! fit l’eubage à mi-voix... la Seconde des Neuf Sènes, celle qui garde les secrets de Korrighwen et qui détient la puissance de la tierne 16, la compagne d’Ahès... Ah ! Qu’elle soit favorable, penn, à toi et à ta race !

Le penn tentait de voir dans la nuit. Enfin il distingua le ti sauvage, en nid d’aigle sur le roc ; au delà la vue cessait. Tout bas il questionnait l’eubage, quand, proche, une voix vint par la lande.

– Que Korrighwen accueille l’eubage et le penn vaincu mais glorieux !

Les deux hommes s’étaient redressés brusquement, cherchant l’être inconnu, qui commandait et accueillait à la fois.

– Elle ! fit l’eubage à mi-voix.

Puis, tout haut :

– Sublimité et Puissance à toi, noble Sène, flambeau de pureté et de science. Ton regard lumineux a distingué dans l’ombre l’eubage obscur et le penn humilié... Sur eux et leurs frères gaëls, verse les rayons de la Resplendissante.

L’eubage tendait les bras vers une pierre triadique, massive dans la nuit et que la lune tigrait de taches laiteuses. Une forme s’y dressait lentement, drapée dans une saie longue, toute blanche. Elle se tourna vers l’astre : son visage apparut. Sa chevelure dénouée, flottante, coulait longuement comme une nappe d’or pâle. Une bandelette de fleurs sauvages la liait sur le front haut : au-dessous le regard brillait fixe dans l’arc splendide des sourcils.

Le penn s’avança, et baissant vers la terre les trois fers du trifenn :

– Sublimité et Puissance à toi, noble fille de Korrighwen, répéta-t-il. Le penn vaincu et humilié vient demander asile pour lui et pour ses ch’lans.

Sur la table de granit, la Sène demeurait immobile.

– D’autres, dit-elle enfin, sont venus déjà, chassés par le Saxon, et la terre druidique s’est ouverte devant eux. Toi, qu’apportes-tu ?

– Mon bras, un cœur sans crainte et sans traîtrise, et les glaives qui de tous temps ont défendu Mona.

– Mona ? reprit la Sène. Mona ! Le temps est-il venu d’abandonner l’autel sacré, le sanctuaire d’Ésus ?

La voix tombait grave, reprochant et pourtant sans rudesse. Le penn tressaillit.

– Noble Elved 17, fit le penn, le penn de Mona aurait-il laissé l’autel sans un ordre suprême ? Ne l’interroge pas, Sublime. Le voici à tes pieds, muet, mais docile à tes ordres.

Sur la table de pierre, de nouveau il y eut un silence, puis :

– La tierne décidera, dit lentement la Sène. Jusque-là, le penn connaît la loi : il est simple homme libre.

– Voici mes armes, fit le penn en jetant au bas de la pierre triadique son trifenn, ses javelots et son glaive.

La Sène tendit vers lui un bras au galbe pur, où haut sur le poignet des pierres serpentaient, croisant des reflets éteints.

– Reprends tes armes, dit-elle plus doucement. Elles sont l’honneur d’une race fidèle. Que Korrighwen leur conserve la force, et qu’aux feux d’Hu-Beli qui tout à l’heure vont s’allumer, elles brillent contre l’ennemi impie et menaçant !

Le bras pur se releva, puis se fixa dans la direction de l’est.

– Là, reprit la Sène, comme dans le pays cambrien, avance l’étranger, éternel ennemi du Gaël. Hier le Romain, aujourd’hui le Franc... La terre druidique ne doit point périr.

En gestes rituels l’eubage, consacrant l’adoption, replaçait les armes à la main, à la ceinture, au flanc du penn. Enfin il se tourna vers la Sène silencieuse.

– Ô vierge qui possède la triple science, demanda-t-il, le Franc a-t-il porté ses armes sur la terre inviolable ?

– Non, reprit la Sène. Mais il a imposé le tribut aux tiern de l’Ar-Mor. Les prêtres du Dieu de Galilée l’ont confirmé, et le roi Gralon leur obéit.

– Les prêtres chrétiens ! fit l’eubage. Ah ! l’un d’eux a poussé le vortigern à la bataille, malgré Myrdinn... Leur croyance s’étend comme la flamme.

L’eubage parlait sans maudire, étonné. Il releva vers la Sène un front qui hésitait.

– Ils sont venus de l’Orient dans une marche triomphale, dit-il sourdement. Ils ont conquis la terre des Galates, celle des dieux de l’Olympe, et Rome, le peuple wisigoth et les Burgondes. Ils ont attiré à leur foi le Roi des Francs et le Roi de l’Ar-Mor... Aujourd’hui leur évêque Patrik leur a conquis l’Erin... Quand j’ai quitté le Penn ar Bed, l’un de ces prêtres vivait en solitaire au pied du Menez-Hom... A-t-il fui ? Son Némède est désert.

L’eubage s’interrompit. Près de lui le penn avait eu un geste d’épouvante.

Quittant la pose hiératique, la Sène, d’un bond, avait atteint le sol et s’avançait vers les deux hommes. Mais dans ses mouvements souples aucune menace ne passait : une grâce sauvage et jeune animait son corps svelte et puissant ; de la saie fendue à mi-cuisse, la jambe sortait nue, blanche sous la fibule, hautement chaussée de socques de peau à bandelettes.

La chevelure d’or embauma l’air devant elle ; le visage de la Sène se dessina tout près, avec des regards clairs emplis de rêves indécis et de visions lointaines.

– Oui, dit-elle, oui, Corentin a quitté le Plou Modiern. Mais c’est le roi Gralon qui l’emmena. Il l’a fait prêtre tiern, qu’ils nomment évêque. Il lui à donné son palais et sa ville... Venez.

Devant les deux hommes, la Sène soudain humanisée traversa d’un pas léger la lande déserte et horrifiante. Sur la gauche un ti antique, accroupi au sol comme un gardien de ce champ défendu, étalait sa ligne de pieux. La Sène contourna longuement. En avant la lande cessa, coupée en arête sur la plaine. Quarante toises de falaise rocheuse, nue, accore tombaient vers l’étendue indéfinie, voilée de brume blanchie.

D’un geste l’Elved indiqua les terres au bas du précipice. Vaguement des arbres, des cultures grisaillèrent en dessins réguliers, attestant le travail de l’homme. Un murmure d’eau monta dans une odeur de fleurs fines.

– C’est là, reprit l’Elved, qu’ils ont transporté leur Némède : aucun korrig, aucun maléfice n’en interdisent l’entrée ; il est ouvert à tous. Un seul de leurs prêtres y réside. On le nomme Gwénolé...

– Gwénolé ! fit l’eubage... Gwénolé ! Un druide de l’Erin résidait à Sabhal, qui se nommait ainsi... L’une des lumières de Taliésin, celui que tous désignaient...

L’Elved continua, inattentive, comme absente :

– Le roi Gralon le protège... Il est tout puissant sur le markhok de la plaine.

– Le roi Gralon ! reprit l’eubage. Le roi est devenu chrétien... Mais sa fille Da-hut A-hès est demeurée fidèle à Korrigh...

La Sène se retourna, brusquement menaçante.

– Soit voué à Bensonia qui profane les secrets du Sizun !...

– Apaise-toi, noble et puissante, dit vivement l’eubage... Périsse ma main droite plutôt que d’encourir ta disgrâce...

Et comme l’Elved se détournait, pacifiée, humblement l’eubage reprit :

– La glorieuse tierne d’Ys ne défend-elle pas sa terre contre les dieux de Rome ?

Quelques instants, les regards de l’Elved demeurèrent fixés vers la plaine.

– Qu’importent à la divinité les âmes inférieures ? dit-elle enfin. Seuls, ceux qui portent les torques d’or ou le feuillage sacré sont agréables à Korrighwen, car seuls ils peuvent espérer le Gwynfidd. A-hès le sait, et ne veut pas que son peuple se divise. Elle sait aussi que la fille doit soumission au père, et la tierne à son roi... Le roi Gralon a ordonné : le némède chrétien, à tous, est inviolable.

Le regard de l’eubage errait, indécis.

Dans les lointains de l’ouest des feux brillaient, multiples, étagés sur les fonds, trouant en halo les voiles de brume. La ville, malgré l’heure avancée, veillait encore.

– Quels sont ces feux, demanda l’eubage, à peine moins nombreux que ceux de la ville de

 

Gwyon 18 ?... Ys, la cité sans dieux, allume-t-elle les feux de l’été ? Est-elle redevenue la fidèle du Sizun ?

La Sène lentement inclina sa chevelure d’or.

– Ce sont les feux de Bensonia, dit-elle, ceux qui éclairent le pillage et s’allument sur le butin. Quelle nuit n’est pas employée par l’Yroise à compter ses trésors ?

– A-hès ne sévit point ?

– Comment sévirait-elle ? répondit l’Elved. Elle-même conduit les barques aux têtes de dragons. Korrighwen l’inspire et Gwyon appuie son bras. Elle sait le secret des richesses. Ses trésors sont immenses. Elle veut que les teulus de sa ville soient plus opulents que des tis ! Elle veut que l’or soit le seul dieu du peuple...

– Mais toi, puissante, interrompit vivement l’eubage, ne peux-tu le ramener vers Ésus ? Tu es la druidesse de la tierne. Une même lune vous a vus naître ; le même sein vous a nourries. Ton pouvoir sur elle est sans limite. La prêtresse du Sizun laissera-t-elle déserter les autels ?

L’Elved tourna vers l’eubage un visage redevenu sévère.

– La volonté d’A-hès ne connaît pas de volonté rebelle. Quand elle a décidé, tous s’inclinent devant elle, même ceux qui ont le droit de commander.

Puis le regard de l’Elved se détourna des deux hommes silencieux. De nouveau elle contempla la plaine au pied de la muraille.

– En vérité, qu’importent Ys et ses hommes sans dieux, dit-elle sourdement.

Et, désignant le némède chrétien :

– Ceux-là, ajouta-t-elle, ne sont-ils pas le péril redouté ? Pourquoi Korrighwen, la vierge de toute science, Hu-Beli, génie du Feu et de la Guerre, et le Korrig, et tous les génies et les fées soumis à Bensonia s’arrêtent-ils impuissants devant ce prêtre du dieu de Galilée ? La puissance des pierres et la vertu des herbes, les paroles de Magus, les secrets de Dissamotes, les préceptes de Saron 19 et l’enseignement de Drus, tout est sans force contre lui... et lui aussi, fit-elle en tendant les deux bras vers la solitude de Gwénolé, enseigne que la race des Gaëls ne doit point périr !

Le penn vivement fit un pas vers l’Elved.

– Le chrétien qui conseillait le vortigern parlait ainsi, dit-il d’une voix farouche, et la race gaële fut vaincue... vaincue par le Saxon, adorateur de Bel, qu’il nomme Irmann, Irmann Soleil... Le vortigern a écouté le dieu étranger... Le vortigern fuit.

Le penn brandit haut vers le ciel le trifenn fulgurant, puis :

– Le sang... Le sang seul arrêterait ce dieu étranger. Pourquoi Mona, Erin et le Penn ar Bed refusent-ils de le répandre ?

L’Elved fixa sur le penn un regard embrasé. Son sein palpitait violemment... Mais d’un mouvement brusque elle se tourna vers la lande et disparut.

Soudain l’arme brandie par la main du penn s’abattit dans un geste de terreur. L’Elved avait reparu sur la pierre triadique et son bras levé semblait lancer un ordre. L’eubage saisit la main du penn et l’entraîna vers la lande. Celle-ci, déserte, paisible, s’animait de toutes parts. Sur les pierres des formes vagues se dessinèrent, étrangement accrochées aux arêtes, saillant en courbes tourmentées.

Les deux hommes arrivèrent au pied de la pierre triadique et attendirent immobiles.

– Voici l’heure, dit l’Elved en baissant le regard vers les deux hommes... Les feux de Bel vont s’allumer. Nul être jusqu’au jour ne pourra plus pénétrer au Némède... Vous deux, allez... Toi, penn, étranger, mais de la race primitive, éloigne toute crainte. Devant toi les Korrig de la Lande s’effaceront... Mais ne verse pas le sang innocent !

L’Elved, dressée, étendit les deux bras. Sa chevelure, entraînée par un souffle de brise, sembla se coucher. Dans un long cri, elle commanda aux pierres levées et menaçantes.

Alors l’eubage dégagea sa main de la main du  penn.

– Suis-moi... Suis sans crainte !

À mesure qu’ils avançaient, frôlant les pierres noires, les formes tendues se repliaient. À un demi-mille vers l’ouest le ciel s’éclaira de lueurs rougeoyantes ; des flammes puissantes montèrent ; une nappe de feu dissipa la nuit de la lande... Alors le penn ne pensa plus aux êtres épars, terrés à la voix de la Sène, chassés par la lumière... Derrière Ar’eren, droit, il traversa le Crom interdit.

Les arbres reparurent, abritant un peuple tapi et immobile.

Le chemin descendait entre les chênes centenaires emplis de clarté par les premiers brasiers. Autour des feux, des cercles humains s’ébranlaient en danses lentes ; des chants montèrent en mélopées.

Au delà, le Penn vit la source sacrée et d’autres feux qu’entretenaient des femmes.

– C’est là, dit Ar’eren, que s’est arrêté le Kymri, le seul d’entre les peuples qui ait conquis le Penn ar Bed. Il est venu longeant la Mer Brumeuse 20. Mais lui et le Gaël ont fait alliance. C’est ici que fut conclu le pacte, et que tous deux ont reçu les mêmes lois. Puis ils ont quitté la terre et soumis l’île d’Éire et l’île de Gwyon. Que le génie de la source qui inspira leur âme inspire aussi la nôtre !

Ar’eren s’approchait de la source, prononçant les paroles de la propitiation. L’eau coulait d’un Trilithe, antique comme la race d’Ésus, sombre sur la nappe scintillante. Ar’eren montra au penn, sur le fronton de la pierre, des caractères étranges, noirs, dessinant des rameaux enlacés.

« Ang’en – Ang’kou – Ang’hov », lut l’eubage... « Fatalité... Mort... Oubli... Les runes sacrés ! »

Seul, avec les chants féminins, le murmure de l’eau troublait le silence du Némède. Le ruisseau courait en nappe mince sur la table perforée 21. De chaque bord, devant chaque trou, les fades assises attendaient immobiles. Le penn, adossé à un arbre, distraitement, laissait l’eubage accomplir les rites. Enfin il s’avança.

– Ar’eren, dit-il. Le Coëfi de Mona m’a dit : « Va, sois rapide, fidèle comme le trait à la main. Quoi qu’il en coûte, que le Coëfi d’Ar-Mor soit instruit sans délai. Il décidera... Mène-moi vers Madonax.

L’eubage eut un geste de terreur.

– Ne prononce pas son nom... Les profanes ne doivent pas le connaître, et nul, jusqu’à l’aube, ne peut pénétrer dans son lekh 22. Retournons : quand la lune atteindra le milieu de sa course, aucun homme ne doit plus se trouver dans le Cercle central... Il appartient aux femmes qui récoltent les plantes de Korrighwen. Vois, l’heure est proche.

Ar’eren montrait l’astre, pâli par les brasiers, haut dans le ciel déjà. Hâtivement il entraîna le penn.

 

Le Némède s’emplit de chants paisibles. Une théorie montait des profondeurs, bordant d’un long trait blanc la rive du ruisseau. Elle atteignit la source et se déploya près du Trilithe. Des voix de femmes s’élevèrent, soutenues par la mélodie des harpes lointaines. Puis le cercle s’entrouvrit : entre les tuniques blanches, une femme apparut, nue sous la chevelure longue, guidant la théorie reformée.

Au loin, hors du lieu interdit, l’eubage la désigna, et repoussant le penn dans l’ombre la plus épaisse.

– La vierge de la Bellinuncia ! fit-il... Maléfice sur celui qui la rencontre !

La théorie ondulait sous la voûte de verdure, longeant les feux, errant en cercles infinis. Enfin elle s’arrêta. La vierge s’était baissée, et de l’index de la main droite, délicatement, elle cueillit la bellinuncia, qui fait les fers mortels. Puis elle revint à la source, tenant la plante entre ses mains demi-levées. Derrière elle les femmes cueillaient les rameaux verts de l’aspersion. Près de l’eau elle éleva haut la plante, au-dessus des vasques, et en longue file les femmes passèrent, trempant les rameaux et aspergeant la vierge consécratrice. Enfin les mains purifiées laissèrent tomber la plante. La théorie se rompit ; et seule, descendant la rive à reculons, la vierge de la plante guerrière s’éloigna dans les profondeurs du némède, la tête tournée vers le trilithe et son génie, protecteurs de la race...

D’autres théories montèrent, sinuant au travers des lueurs crues et des ombres géantes, apportant d’autres chants, d’autres rites.

Elles recueillirent les plantes efficaces, le sélage – l’herbe d’or – fleur d’Arthémise, qui défend le voyageur de la fatigue et calme les douleurs lunaires... le samole bleu, dont les fumées chassent les miasmes de l’étable... le trèfle, qui fixe la faveur des fées... la jusquiame, qui apaise l’ardeur de l’esprit et les souffrances... enfin la verveine – l’hiérobotane, – herbe de la vierge, qui consacre les vœux, inspire et concilie, victorieuse des fièvres, que la main ne doit pas cueillir avant le coucher de la lune et le lever de la Constellation du Chien, ni sans que la terre qui s’en sépare ait reçu, en rançon, du vin et le rayon de miel. Une autre vierge, longuement baignée à la source, la cueillit loin des feux, et la porta, haute dans la main gauche, sous l’autel où tout un jour, feuilles, tige et racines séparées, elle doit évaporer le suc impur à l’ombre de la pierre.

Enfin les eubages reprirent possession du némède. Errant dans l’ombre, ils rassemblèrent les herbes secondaires, qui guérissent les quatre cents maux humains...

 

Vers la montagne du Hom, dans les vapeurs teintées de rose, la première annonce du jour troubla la nuit.

Ar’eren posa la main sur l’épaule du penn, qui dormait, roulé dans son manteau. Puis il appela Araok dont la cruit modulait au pied d’un chêne.

– Amis, voici le jour... le premier soleil de l’été. Bientôt les eubages et les bardes se rassembleront à l’autel de Bel. C’est l’heure de porter le message.

Le penn secoua les dernières fatigues de la nuit. Araok vint s’agenouiller près des deux hommes, le buste sur les talons.

– Myrdinn, dit-il d’un ton farouche, n’a pas chanté le dieu de Galilée. Sa telen 23 se taisait devant un nom chrétien... La mienne ne pourra que pleurer l’abandon de l’Ésus éternel... Sera-t-elle libre ?

Près de l’eubage silencieux, le penn lentement se dressa. D’un geste de violence, il piqua en terre les trois pointes du trifenn.

– Que périsse ce sol, s’écria-t-il, s’il doit changer ses dieux !

Ar’eren demeura quelques instants pensif, puis il atteignit un rameau de chêne vert : d’une main il le courba en couronne et s’en laura selon le rite.

– Voyez, dit-il aux Cambriens en rejetant l’ancien feuillage. Sur le front de l’eubage le Chêne du Penn ar Bed a remplacé le Chêne de Cambrie... Chaque terre a ses lois : l’étranger doit prendre celles de la terre qui l’accueille...

Puis l’eubage baissa sa main, semblant chasser une pensée secrète. Après un silence, d’une voix grave, basse :

– Le Coëfi, prince des vacies 24 d’Ar-Mor, reprit-il, enseigne que le sang humain n’est point agréable à Ésus.

– Du moins, interrompit le barde, pourrais-je dire la douleur des vaincus et des dieux menacés ?

– A-hès, la tierne d’Ys, reprit l’eubage, nourrit les bardes. Elle est la toute-puissante. L’Elved l’a dit. La volonté du Coëfi jamais ne s’oppose à la sienne. Et si elle obéit au Roi, c’est que, dit-on, le Roi ne veut que ce qu’elle veut. Elle peut verser le sang dans les combats ; mais elle ne croit pas que le barde qui pleure et qui maudit fasse le bien de l’homme. Devant elle il ne chante point la colère ni la haine... Barde, ses yeux te dicteront ce qu’elle aime à entendre, car elle tient les hommes et tous dans la soumission et la paix !

– Plutôt briser ma cruit que de la faire esclave, dit Araok redressé. Les forêts sont profondes, et il est d’autres Gaëls en dehors du Sizun !... Nul ne doit asservir les bardes : leur Roi, quand il a ceint l’écharpe bleue, s’assied sur le trône d’or près du vortigern... La tierne ne peut lui imposer que les trois chants d’amour 25...

– Courbera-t-elle le front de ses frères ? demanda le penn.

L’eubage ne répondit pas.

Le jour levant glissait, rose, sous le feuillage. Non loin, sur le trilithe de la source, les runes reparurent...

Plus haut qu’elles, les entourant d’un cercle de lumière, des lettres grecques brillaient, fraîches sur le granit sombre.

– Ah ! fit Ar’eren en se dressant, les anciens ont écrit : « Fatalité... Mort... Oubli ». Voyez ce qu’a gravé le Coëfi...

– Dieu   Vérité   Liberté –

« Choisissez ! »

Et comme exactement le ciel, noir au Couchant, clair à l’Orient, se partageait entre la nuit et l’aube, Ar’eren pénétra dans le lekh défendu où méditait le Coëfi.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE II

 

 

Au premier rayon du soleil, un mouvement immense emplit la lande du Crom.

De l’enceinte du Némède et de la lisière de la forêt débordèrent deux flots humains, insoucieux des Pierres noires, des gardiens nocturnes, des maléfices : ils mêlaient les sayons de peaux, les saies, les étoffes nobles ; ils coulèrent à l’aventure, baignés de lumière, frangés de couleurs vives, et se rencontrèrent devant l’Autel de Bel.

Le Dol-men se dressait à l’entrée du Némède, comme un portique géant, dans un demi-cercle d’arbres énormes, ceint de ses alignements.

Le cercle humain, profond, mouvant sous le soleil sembla lui faire une dernière assise.

Puis des hommes aux longues tuniques blanches parurent sur le taol 26. Sur la lande, à l’est, à l’origine des bûchers qui devaient, tout le jour, un à un s’allumer entre l’Autel et l’horizon du Sud, suivant la marche du Soleil, le premier feu monta.

Haut sur la foule, à la vue de tous, Ar’eren, prince des eubages, dominant la lande, la terre, les hommes, attira vers la pierre du sacrifice le bélier aux cornes dorées. Comme son bras, armé du fer, s’élevait lentement vers le Soleil, le chant des bardes commença, clair, sous le couvert des chênes :

 

          Les sept étoiles attellent le char

                     À la roue unique ;

          Le coursier de feu entraîne la roue

                     Au triple moyeu ;

          La roue d’or apparaît à l’Orient.

          Elle se met en mouvement au travers de l’espace.

          Elle vole et entraîne tous les êtres.

 

Par la lande une voix immense répondit :

« Ha ! Ha ! Que ses rayons se posent sur mon champ, sur ma maison, sur mon foyer. »

Puis une flamme jaillit sur la table de pierre, lançant dans l’air lumineux ses vibrations légères, et longtemps en l’honneur de son dieu le feu consuma la victime symbolique.

Alors on dressa la roue tressée de paille qui allait, embrasée comme la roue céleste, courir par la lande, et désignerait en s’arrêtant celui qui l’an d’après offrirait le bélier. Dans un concert de clameurs sauvages la roue oscilla aux mains des eubages, puis bondit du Dol-men et d’un sillage de feu sembla poursuivre les hommes qui fuyaient. En grandes orbes elle ralentit sa course, s’inclina, erra... Au cri que lança un cubage, tous se fixèrent. La foule proclama le plus proche ; puis d’un grand cercle on limita le feu qui gagnait la bruyère...

 

Dans la profondeur du Némède, les malades du corps, ceux de l’esprit aussi consultaient les fades. Sur la rive du ruisseau, accroupies près de la table perforée, elles distribuaient la vertu des plantes efficaces. Un à un, comme une rançon à la joie de la lande, les êtres misérables défilaient devant elles, chacun disant ses maux ou les montrant, et recueillant l’oracle ou le remède ; puis des parents tendaient l’obole, et des faces silencieuses, terrifiées ou mystiques, fuyaient par les chemins...

 

Au bas du vallon sacré, une assemblée auguste se protégeait de tous les yeux.

Contre la foule du Némède, des êtres difformes, aux mouvements diminués et agiles, errant par le taillis, formaient une barrière vivante. L’ombre d’un chêne la dérobait au ciel jaloux. Vingt toises plus loin, le vallon atteignait le niveau de la plaine : une muraille de rocs amoncelés, courant d’une falaise à l’autre, murait la brèche et ne laissait passer que l’eau abandonnée aux hommes par le génie du Toulullan.

Là, entre les deux murailles, la barrière de rocs et la pente s’accomplissaient des rites éternels, rigoureux.

Les vierges de Korrighwen, les Neuf Sènes, trônaient en cercle, silencieuses, hiératiques, présidant à la consécration traditionnelle.

Sous leurs yeux un nain au crâne monstrueux tournait autour du Pod Arc’hant – le Chaudron sacré de Korrighwen – et brassait les plantes efficaces.

Et ainsi se renouvelait pour l’année le rite qui perpétuait depuis les siècles des siècles 27 la conquête du champ de science, gardé par la vierge divine. Le nain figurait Gwyon, le Korrig exécuteur. Il se déplaçait en mouvements courts, qui tendaient sur ses épaules énormes le sayon en peau de bouc’h 28 ; tout hérissé, le cou rentré, à peine plus haut que le rebord, il se courbait sur le Pod symbolique comme un ragot qui fouille.

Enfin, entre la tierne Sène et l’Elved, le Korrig leva son ringard. L’Elved, debout, dit les paroles rituelles. Puis le Korrig cria.

Alors de toutes parts des nains sortirent du fourré, rampant, sautillant, se coulant vers le cercle des Sènes. Le feu s’éteignit d’un coup, comme balayé par un souffle délétère, et le Pod, enlevé par cent mains, glissa, vira, et disparut dans les lekhs des falaises.

Ensemble les Sènes s’étaient levées. D’autres nains emportèrent les trônes.

De son bras enlacé de verveines, l’Elved, tournant sur elle-même, décrivit un cercle. Autour des vierges la solitude et le silence se firent. Alors l’Elved rassembla les Sept Sœurs.

– Filles de la Resplendissante, dit-elle de sa voix grave, dispersez-vous. Que chacune, inconnue, perdue dans la terre sauvage, redresse les erreurs, prédise les destins ! Qu’elle guérisse ou aggrave les maux mortels...

Puis désignant une à une ses compagnes :

– Toi, ann Drede 29, tu diras les destins que l’eau révèle... À toi, ar Bederved 30, ceux qui se lisent dans la courbe des astres... À toi, ar Pemped 31, ceux que détiennent la voix, le vol de l’immortelle corneille... Toi, ar Chouec’hved 32, guéris par les paroles... Toi, ar Seized 33, par les pierres... Toi, ann Eizved 34, par les plantes...

Un instant elle s’interrompit, puis se tournant farouchement vers la dernière Sène :

– Et toi, ann Naved 35, erre par les landes, par les bois, par l’eau ; veille sur le Pod sacré qui, au soir, retournera sous la pierre de l’Énez, dans l’île élue, au delà de la mer écumante ; et que soient confiés à ta garde le Mystère, la Puissance et la Fidélité... Sois vigilante, sois fidèle, sois implacable.

Successivement les vierges désignées quittaient l’enceinte et se glissaient par le Némède, emportant leur mission pour l’année.

Seule la dernière demeura.

Dressée devant l’Elved, elle la dominait de la tête. Sa chevelure rousse, avivée encore par l’eau de chaux, tombait sur ses épaules, touffue et raide comme les gerbes du jeune ajonc. Des manches de sa saie blanche, les bras sortaient bossués, veinés comme des bras d’homme, et sous la fibule, la cuisse se tendait puissante, hâlée, avec des teintes laiteuses à l’angle de l’étoffe. Les sourcils barrés, le regard fixe, le menton lourd et projeté, la gardienne redoutable de la discipline collégiale prononça d’une voix rude le serment coutumier :

– Je déchaînerai la foudre de Tarann, les maux de Bensonia, les maléfices. Je lèverai les génies et les fées. Je serai aveugle et implacable. Nul et nulle ne profanera le Mystère, la Puissance et la Fidélité.

Alors l’Elved lui passa au cou la chaîne et le marteau d’agate. Et farouche, rapide, désormais menaçante, la vierge rousse quitta le Némède et disparut sous la falaise.

L’Elved se rapprocha de la tierne.

En gestes rituels, elle détacha la bandelette sacrée qui liait au front la chevelure brune, puis les bracelets serpentins, puis le Swastika d’or, insigne du pouvoir religieux ; enfin elle fit glisser la longue tunique blanche... Puis elle disciplina les nattes lourdes, ceignit le front du bandeau princier, et rajusta les plis de la dalmatique longue de lin brodé... Aux mains de sa compagne, Da-hut fille de Gralon, tierne d’Ys et du Sizun, ne fut plus qu’une simple mortelle... Sous son front haut, uni, le regard brun, enchâssé dans l’arc profond rehaussé de sépia, se fixait lumineux, volontaire. Les traits droits et longs, la joue au modelé et au teint purs, le port harmonieux, les pieds minuscules dans leurs socques de daim traçaient la race indéfinie et claire.

De ses doigts ténus, longuement gainés d’anneaux éblouissants, A-hès 36 replaça sur son sein la clef d’argent, emblème de sa richesse terrestre. Puis elle leva les yeux vers sa compagne.

La blonde Gaël terminait sa parure humaine.

En gestes longs et doux, elle bouclait sur sa jaque de chèvre blanche la ceinture aux agrafes d’argent. Elle libéra ses cheveux d’or de la bandelette rouellée et les parsema de verveines. L’harmonie du mouvement, la noblesse des lignes avec leur souplesse juste révélaient un sang aussi pur que celui de la tierne kymri, plus antique encore... L’Elved releva ses longues paupières : elles laissèrent passer des reflets de ciel d’été, de lande printanière, de vague baignée de feux sous le soleil couchant...

– Buddic, dit enfin la tierne, que les bardes se rassemblent sous les arbres de la plaine, devant les pierres du Toulullan.

Un étonnement fit plus grands encore les yeux de l’Elved.

– A-hès, reprit-elle, n’est-ce pas sur la lande, toujours, que fut élu le roi des bardes ?... Ceux du Sizun, de la Forêt comme des Monts, ceux du Poher, même ceux du Bro-Werek sont venus et tous connaissent l’usage.

A-hès étendit longuement ses mains aux éclats scintillants :

– Là-haut, dit-elle, ils chanteraient les dieux, les êtres invisibles, et les choses redoutées... Je veux qu’ils chantent la gloire des combats, l’ivresse des victoires, les folies des festins, la joie des hommes et l’orgueil des vierges qui dominent.

Debout, son profil droit frappé par la lumière, A-hès, sûre de ses volontés, aussi tranquille, entre, son ciel, sa terre, son Océan éternellement troublé, que son île immuable et désolée dans sa ceinture d’écume, affirmait la paix de sa virginité définitive.

Aussi paisible, Buddic acquiesça.

– Qu’ils chantent donc, non devant les Pierres immobiles ou devant les bois profonds, mais devant la ville opulente, devant les fleurs et les moissons, au bord des eaux découvertes et soumises... Qu’ils chantent l’amour des hommes, fragile comme la plante qui sèche et qui s’effrite...

Buddic se tut.

A-hès tendit ses doigts fins vers un rayon de lumière vainqueur de l’épais feuillage. Les pierres s’étoilèrent de feux éblouissants.

– Qu’ils chantent, reprit la tierne, l’éternelle vertu des pierres froides, autour de qui tout vit et tout s’embrase, et qui demeurent égales, insensibles, limpides...

– Telle la race du Gaël, fit Budic.

– Telle la force du Kymri, reprit A-hès.

– Comme la race du Penn ar Bed, avec ses dieux, ses autels et ses rocs, dirent ensemble les deux vierges.

Puis Buddic, du regard, désigna la falaise de granit, opposée à celle où les korrigs s’étaient terrés. Une trouée, éclairée de soleil, y béait, sur un tapis de sable blanc, celle où quelques heures avant l’eubage avait conduit les Cambriens.

– Et lui ? demanda Buddic à mi-voix... Les « Bardes en appelleront à sa sentence... »

A-hès se redressa, impérieuse.

– Le druide, dit-elle, doit céder à la tierne...

Puis, plus bas :

– Et le Coëfi à la Sène.

– Madonax, dit Buddic à voix basse, est l’homme au plus haut degré du génie. Le Gwynfidd est ouvert devant lui, et peut-être le vit-il déjà sur la terre... Crains de l’offenser, A-hès.

Le front fier se détourna.

– Je lui ai dit ma volonté, fit A-hès pensivement, et il a répondu : « Aux eubages de parler des dieux, aux bardes de chanter. Qu’ils chantent pour les hommes, surtout pour les obscurs et ceux de peu d’esprit. Peut-être, en ne contrariant pas leurs joies passagères, élèveront-ils leurs âmes d’un degré !... La poésie est le coursier de l’âme immortelle ; elle l’emporte au travers des combats, et dans la nature pesante l’enlève vers l’Infini. Si le sort est contraire, elle panse aussi les plaies. En vérité, il n’est pas inutile que les bardes chantent les passions des hommes !...

Le regard de Buddic flottait. A-hès interrogea :

– Quelle est ta crainte ?

– Madonax n’a-t-il rien redouté ?

A-hès se détourna de nouveau. Puis âprement :

– Il a dit aussi : « Il n’est pas inutile que les bardes chantent les passions des hommes, mais il est mauvais qu’ils les provoquent. A-hès, a-t-il ajouté comme s’il doutait, la tierne est maîtresse, mais la Sène est esclave, et la plus durement enchaînée, car elle-même a rivé sa chaîne.

– Et qu’as-tu répondu, tierne Sène ? demanda gravement Buddic.

Fièrement la tierne regarda sa compagne.

– J’ai dit que le cristal 37 de la roche ne s’enflamme pas quand, couché sur le bois, il est touché par le soleil. De son sein ne sortent que la légère fumée, l’étincelle et la flamme ; mais aussitôt il reprend sa froideur, et toute main impunément le touche... J’ai dit au Coëfi : l’âme d’A-hès est comme le cristal de la roche. Ne crains pas, ann Elved... Obéis.

La Gaële hésitait. Puis ses gestes se resserrèrent en lignes pudiques.

– Tu es la tierne, A-hès, dit-elle.

Et redressée, l’Elved aussitôt lança un long appel, qui se répercuta sous la ramure, troublant au loin les fades près de la source.

Par le chemin du vallon, deux chevaux blancs apparurent côte à côte, la tête levée, les naseaux flairant. Ils accoururent en hennissant, et se prêtèrent... Leur galop cessa d’éveiller les échos, et le Némède retomba à sa coutumière solitude.

 

Au pied du Sizun, devant les rocs du Toulullan, A-hès, dans son trône de fleurs et de verdure, écoutait chanter les bardes.

La plaine d’Ys, comme l’arête du Crom, s’était peuplée de têtes attentives : Ys, la gallo-romaine reconquise par le Celte, barbare corrompue, avait envoyé tout son peuple. Les sauvages du Sizun se penchaient au bord de la falaise. Et tous, dans un cercle immense, dénivelé par l’abîme, s’étonnaient des chants nouveaux.

Des bardes farouches, aucun n’avait renoncé : bardes guerriers, bardes des tables rondes, bardes errant par les campagnes, bardes solitaires des forêts, tous avaient quitté la lice traditionnelle, tous étaient descendus aux pieds de la tierne splendide, grondant d’abord et rebelles, puis enflammés.

Et maintenant cruits et telens, comme étonnées d’elles-mêmes, vibraient d’accents inconnus.

Nul ne devait chanter que la liberté, l’audace, la gloire et les passions des hommes, et tous, sous la fête de lumière que l’astre fêté donnait à ses adorateurs, rivalisaient d’inspiration dans la joute imposée. D’abord gauchement, les poètes des némèdes, gardiens des chants sacrés, interprètes du druide, abordaient l’épreuve insolite. Puis peu à peu comme si leurs voix trouvaient son vrai langage, leur chant s’enflammait à l’étincelle de vie. Ils devenaient les prêtres de cet Ogmius gaulois, dont la bouche tient les chaînes d’or qui asservissent les volontés. Ils oubliaient les périls cachés, les génies redoutables, et ouvraient à l’homme ses horizons humains. Et partout le peuple écoutait ces accents qui parlaient d’espoirs, d’élans communs, de joies cherchées et non subies : il oubliait les siècles de misère et de vie animale, l’approche des semblables qui ne se fait connaître que par la force et la souffrance. Des silences frémissants, montés de la plaine, tombés de la falaise, attestant la même âme, baignaient la fin des chants, puis se rompaient en cris sauvages qui acclamaient, réclamant d’autres chants.

Enfin aucun poète des villes, des champs ou des forêts ne se présenta plus.

Gravement les bardes se rassemblèrent pour disputer des trois noms dans lesquels la foule choisirait le vainqueur, le barde à l’écharpe bleue, égal des Coëfis et des tierns, le Roi de poésie, le grand Barde.

 

A-hès, entre ses femmes, regarda Buddic couchée à ses pieds, immobile comme une sphynge d’Isis, qui rêvait, les yeux perdus dans l’immensité vide. Elle la toucha à l’épaule.

– Quel mal pouvait donc craindre le Coëfi ? dit-elle. Tous ceux-là n’ont-ils pas chanté que l’homme est le captif, l’esclave, le bien de la femme qui veut et qui ordonne ?

Puis, comme Buddic se taisait :

– Ô Korrighwen, continua-t-elle, déesse inviolée, compagne intouchée d’Hu-Beli, et cependant créatrice, quelle n’eût pas été ta faiblesse si les hommes eussent possédé ton corps ?... Mais tu as laissé tomber la science, comme les trois gouttes sur la main de Gwyon, sans te tendre vers eux. Et tu as rempli le monde de ta puissance. Tu n’as enfanté Taliésin que par l’esprit...

– Non, fit près d’elle Buddic en se dressant « à demi, non, par amour...

– Par amour ! s’écria la tierne.

Buddic s’arrêta rougissante, sous le regard enflammé de la tierne. Puis elle reprit doucement :

– Oui... sans lui, Taliésin aurait-il eu les dons de la déesse...

A-hès se pencha vers elle.

– L’Elved, dit-elle d’une voix dure, l’Elved a approuvé quand le peuple a acclamé ce barde, ce Kalounek qui a chanté les désirs, l’ivresse, le rut de Bensonia...

Buddic eut un geste.

– Non, reprit-elle doucement en laissant retomber sa main, l’amour...

A-hès jeta un regard étonné sur sa compagne. Puis elle reprit farouchement :

– L’ivresse du corps, avilissante, à laquelle Korrighwen a soustrait ses élues.

Dans le visage blond, empourpré comme la fleur du sommeil 38 au sein des blés, le regard aux teintes de mer bretonne s’enfuit sous celui de la tierne.

– Ah ! murmura A-hès. C’était donc cela que craignait le Coëfi !

Elle, elle eut conscience de la paix de son âme. Fièrement elle se tourna vers la plaine éclatante ; un orgueil immense emplit ses yeux...

En bas des rocs, enfin, les bardes avaient fait choix de la triade et l’indiquaient au peuple. Mais par la plaine comme par la lande un nom aussitôt courut, montrant que depuis longtemps le peuple, souverainement, avait choisi.

– ... Kalounek !... Kalounek !...

– Ah ! fit la tierne en se dressant. Kalounek !... Celui-là qui a chanté l’abaissement de la femme, sa soumission, celle qui garde l’homme à la terre, avide d’enfanter et de servir !...

Déjà elle levait le bras pour opposer sa volonté de tierne quand un grand mouvement se fit parmi le peuple.

Un homme, venant de l’enceinte du Némède, audacieusement gravissait les rocs du Toulullan. Dans son bras gauche il tenait une harpe qui déjà préludait. Enfin il atteignit le faîte des rochers, et, debout, les cheveux auréolés par la brise, il chanta.

 

            Le Gaël a quitté son foyer...

            Il erre par la mer en courroux,

            Cherchant les rives où Ésus l’a banni.

 

            Sur le vaisseau fragile

            Le Gaël a mis sa compagne et son fils,

            Et les débris de la teulu.

 

            Les flots dansent autour du vaisseau,

            Comme les feux sur le marais :

            – Gaël ! Qu’as-tu fait de ton Roi, de tes dieux ?

 

            – Mon Roi est mort, mes dieux aussi.

             « L’autel est renversé et Ésus, ennemi.

             « Le Gaël pleure sur le foyer détruit ! »

 

            On doit craindre Ésus plus que ses frères.

            On doit aimer ses frères plus que la femme.

            Ainsi chantait Myrdinn. Myrdinn est fou !

 

            Un roi bientôt viendra qui pour une femme

            Attaquera ses frères, renversera son dieu.

            Ainsi chantait Myrdinn. Myrdinn est fou !

 

            La reine jettera le frère contre le frère,

            Le roi contre son dieu, trahissant son époux et sa race

            Ainsi chantait Myrdinn. Myrdinn est fou !

 

            Les Gaëls, séparés, ont partagé le glaive.

            Que ne peut l’amour d’une femme ?

            À Bensonia ! Qui, pour une femme, les trahira !

 

 

La voix se tut. Mais Araok continua de faire chanter la telen en sons graves.

Des falaises, de la plaine et de l’assemblée des bardes une huée sauvage monta vers lui.

A-hès, d’un geste, contint la foule, puis se tournant vers le barde cambrien :

– Qui es-tu, étranger ? Ta saie de lenn 39 n’est pas celle des pays d’Ar-Mor. Tes traits sont inconnus. Et cependant tu parles au Gaël-kymri sa langue, et tes dieux sont les siens... As-tu chanté pour être roi ?

Araok baissa sa harpe. Puis descendant lentement les roches du Toulullan, il s’avança d’un pas ferme au pied du trône rustique.

– Ô tierne, dit-il, qui connaît le barde cambrien ? Peu importe son nom. Il est disciple de Myrdinn, Roi des bardes bretons... Mais le nom de Guletik, le vortigern, est-il venu jusqu’à toi ?... Guletik est vaincu. Les Gaëls ont tout perdu et fuient...

– À ceux qui sont venus déjà, les tierns du Léon et de la Domnonée ont distribué des terres. Toi ? Es-tu seul ?... Sinon, qui t’a conduit ?

– Le barde suit le penn... Araok a suivi Huvreal... Kaer Huvreal, tiern de Mona et du Carnavon. Ô tierne du Penn ar Bed, ta main repoussera-t-elle la main fraternelle qui s’est levée vers toi ?

– Où est ton maître ?

Buddic, inquiète, se levait vers la tierne.

– Ô tierne, veux-tu le voir ici ? demanda-t-elle... Ici... devant les bardes ?

A-hès, orgueilleusement, promena son regard sur la foule. Les têtes, quelques instants avant encore redressées, se baissaient.

– Oui, ici, sur le trône de fleurs et de feuillage... Toi, fais venir Guziek, mon barde. Je veux qu’il chante devant ce penn.

Buddic eut comme un regard de reproche. Mais la tierne fit un geste impérieux. Buddic revint conduisant un barde paré comme une femme. L’homme monta jusqu’au trône de feuillage, et, tel un captif, allait s’agenouiller... A-hès l’arrêta. Puis, au Cambrien :

– Toi, va chercher le penn Huvreal... La tierne d’Ys l’accueille, lui et les siens... Que devant tous il conte sa force et sa défaite...

Deux éclairs jaillirent des yeux du barde et se brisèrent aux regards de la tierne... À pas lents, Araok, dominé, s’enfonça dans l’une des sentes de la falaise.

– Guziek, dit la tierne à voix basse. Tu chanteras quand paraîtra ce penn... Tu chanteras la puissance de Korrighwen qui dirige les hommes par la science et domine sans aimer...

Au delà du Toulullan, par un chemin qui coupait le granit, un cheval apparut portant deux cavaliers. Il arriva comme l’éclair devant le trône de la tierne : tandis qu’Araok sautait, lentement, le Penn, comme la nuit précédente devant l’Elved, jeta ses armes, puis descendit de cheval.

– Fille du roi d’Ar-Mor, tierne d’Ys et du Sizun, dit-il tranquillement, Huvreal, penn et tiern de Mona et du Carnavon, – ici, ukhel-our 40, – se soumet à ta loi.

Longuement A-hès observa le Cambrien.

Il se tenait devant elle, immobile, impassible, sans humilité comme sans orgueil, drapé dans son manteau de lenn d’un blanc éblouissant. Trente années en traçaient vingt à peine sur le visage blond comme celui de Buddic. Son front, – un front de Gaël – élevé et pensif, disparaissait à demi sous le casque rond à cimier mince. Du timbre, deux ailes de cygne, longuement, se rabattaient, caressant les cheveux clairs, adoucissant le regard bleu. Haut de six pieds, au bas du trône, il dominait la tierne.

À son côté, sous l’œil d’Araok devenu féroce, Guziek se mit à chanter.

D’une voix pure, pleine de mélodie et d’art, le barde asservi dit l’éloignement de Korrighwen pour la force sauvage et pour les hommes dominateurs, sa prédilection divine pour les femmes, à qui elle confia sa science et sa sagesse. Il chanta la royauté des vierges du Sizun, supérieures aux druides, aux hommes, à tous, respectées, obéies et prudentes... la paix et le Royaume qu’elles surent conserver.

Attentif, calme, sans un feu, le regard du jeune penn restait fixé sur celui de la tierne...

Enfin A-hès arrêta le chanteur.

– Que peut pour toi la tierne du Penn ar Bed ? dit-elle d’une voix grave.

– L’asile pour des frères vaincus et dépouillés.

– Asile ? fit A-hès. Tes hommes s’établiront ici ?... Pourquoi as-tu choisi ma terre ?

– Les Bretons, chassés par le Germain, regagnent la terre de leur race.

– Les autres ont préféré la Domnonée...

– Moi, fils de Mona, je suis revenu à la terre primitive.

– Cependant Mona s’est détournée du culte de Korrighwen. En secret ses hommes méprisent la déesse, comme ils méprisent la femme. Qui t’a désigné ma terre, où leur pouvoir domine ?

Un instant le penn hésita. Puis :

– Moi, dit-il.

A-hès, profondément, regarda le penn dont les yeux brillaient d’un feu étrange.

– Toi !... Penn et tiern d’une contrée où seules la force du markhok et la puissance du druide sont honorées, tu te soumettras aux ordres de la tierne ?

Le visage du Cambrien se colora, puis de nouveau il affirma, le regard lointain.

– Qu’importe au bras vaincu ?... Celle qui a fait du Sizun un Némède respecté, qui sait conquérir les richesses et commander, qui conduit ses terres comme ses vaisseaux, a le droit d’ordonner. Le Coëfi de l’île d’Ésus a dit : « La force qui triomphe n’est pas dans le bras. Si le tien et ceux de tes ch’lans peuvent se plier et obéir, conduis tes barques vers Ys... » Je suis venu.

A-hès écoutait la voix du penn : aucune irritation n’y tremblait. Elle méditait, étonnée, quand son regard tomba sur Araok. Le barde accordait sa telen, comme s’il allait chanter. Mais d’un geste brusque, aux derniers mots du penn, il la rejeta sur l’épaule, et fit un mouvement pour s’éloigner. Alors d’une voix dure, la tierne l’interpella.

– La telen du barde ne doit pas mentir. Guziek !... Prends-lui sa harpe, complice du mensonge.

Araok se retourna, un fer au poing. Autour de lui des hommes s’élancèrent. Mais plus prompt que tous, le barde aux habits d’or, soudain viril, se jeta sur lui et, d’un coup de son baz 41, brisa l’arme dans sa main.

– Ta harpe ! ordonna A-hès impassible, ou parle.

Dans un regard de stupeur, le penn et le barde se regardèrent. Puis le penn détourna la tête. Alors Araok, farouchement, s’approcha du trône de feuillage et de fleurs.

– Il ne voulait pas venir, ni lui ni aucun de nos hommes, dit-il. Pourquoi quitter le sol natal, quand il reste des bras, des rocs pour le défendre ? D’autres sont demeurés qui gardent secrètement le sol. Était-ce à la race de Mona de s’enfuir ?... Mais le Coëfi a voulu. « Devant le péril, a-t-il dit, le Gaël doit se réunir au Gaël... » Aucun des penn ne voulait se soumettre à ta puissance. Alors le Coëfi a ajouté : « Le péril sera plus grand au Penn ar Bed... » Le penn s’est offert, et nous sommes tous venus.

A-hès, insensible au milieu de la rumeur populaire, observa les deux hommes dont le front ne se détournait plus.

– Et quel est ce péril ?

Ensemble le penn et le barde eurent un geste las. Puis Araok reprit :

– Le penn a porté au Toulullan un vélin sur lequel le Coëfi de Mona avait tracé des runes...

Vivement la tierne se pencha vers le penn.

– Ah !... Et qu’a dit Madonax ? demanda-t-elle à voix basse.

Le penn, d’un trait, répondit, une angoisse dans les yeux.

– Son front s’est assombri, et il a murmuré : « En vérité !... Mais pas la terre du Sizun... » Ensuite il a détruit le vélin.

A-hès resta longtemps pensive : son bras eut un geste lent comme si elle invoquait. Puis, debout, dominant la foule, elle appela le barde qui avait chanté l’amour des hommes. Des mains de Buddic elle prit l’écharpe bleue, insigne de la royauté poétique.

– On t’a appelé le Courageux 42, dit-elle au barde en le regardant fixement. Jamais nom ne fut mieux mérité... Il ne peut être de royauté sans talent ni courage... Sois donc roi de tes frères. La tierne te consacre.

Une acclamation immense salua la tierne non moins que le vainqueur.

Elle, elle évita le regard de Buddic qui radieux cherchait le sien. Puis quittant son trône, elle se dirigea vers son étalon blanc, indifférente, et d’un bond, sur les mains jointes de Guziek, elle s’enleva, légère.

 

Le soleil déclinait, inondant de lumière fauve la falaise et la plaine. Ys, toute proche, haute sur son socle de roches, étalait fastueusement ses granits colorés, sa céramique et ses marbres. La tête droite, A-hès sembla s’absorber dans la contemplation de la beauté dont sa puissance s’entourait... Huvreal reprit ses armes ; Araok se pencha sur sa harpe. Brusquement l’étalon blanc revint vers eux.

– Combien êtes-vous ? entendit Huvreal.

Il se tourna vivement. A-hès était devant lui, seule.

– Trente fois trente feux, tierne.

– L’homme libre prendra huit mesures de terre, le chevalier, douze, selon l’usage brehon.

Lentement le jeune penn s’inclina sur le socque de daim brun.

– Où sont tes ch’lans, tiern gal ? demanda A-hès d’une voix brusque.

– Aux deux Aber, sur la côte du Léon.

– Pourquoi n’es-tu pas venu par le Kanol 43 ?

– On dit qu’Ahès, tierne d’Ys, est implacable sur mer...

Pour la première fois une rougeur couvrit le visage de la tierne. À mi-voix, pour elle seule, le Penn ajouta :

–Tu es la vierge supérieure, protectrice suprême du Gaël et des dieux. Tierne du Sizun, Huvreal, dernier descendant des druides de Mona, dernier tiern de sa race, est ton taeog... Ici, il sait qu’il trouvera la mort.

L’étalon blanc fit un écart. A-hès le ramena.

– Sais-tu donc le péril que le Coëfi de Mona annonce à Madonax ?

– Qui peut savoir, dit lentement le penn, ce que les Coëfis, qui n’écrivent pas, mystérieusement se sont écrits. En me parlant à moi, celui de Mona a dit : « Pour la gloire du Gaël, tu souffriras la mort. »

Puis déployant sa poitrine et l’offrant sous la jaque de mailles, tout bas :

– Avant de t’atteindre, tierne Sène, ô vierge révérée, fer, homme ou génie devra percer ce cœur.

Alors une voix changée s’éleva, presque à l’oreille du penn.

– Et pour toi, frère, quelle terre veux-tu ?

Longuement, le regard d’Huvreal erra par l’horizon.

En avant, vers l’ouest, une crête audacieuse, haute sur l’abîme invisible, coupant à la fois le ciel et la mer, s’érigeait noire sur la Terre sauvage, face au soleil qui tombait.

– Là ! fit le penn en désignant l’arête, si telle est ta volonté. Avant huit jours, mes hommes y élèveront le ti de roches et de verre noir. Mes hommes seront tes hommes. Le ti sera ton ti.

Un instant, A-hès demeura silencieuse. Ses épaules se cambraient. Puis :

– Au Van ?... Pourquoi si loin ?

Candides, les yeux d’Huvreal n’aperçurent plus qu’une joue empourprée dont le profil fuyait. Avec une tristesse dans la voix, il répondit :

– Le cormoran ami qui annonce la tempête n’est-il pas sur la roche, les ailes en croix, comme un swastika protecteur ?

Quand le cimier aux ailes de cygne se tourna, cherchant la tierne impérieuse, il n’y avait plus devant lui, par la plaine vide, qu’Araok, la harpe sur l’épaule, absorbé par la contemplation d’une lame brisée, et au loin, Buddic, blanche sur l’autre cheval blanc, immobile devant le némède des chrétiens.

 

 

CHAPITRE III

 

Sous le Crom sauvage et solitaire, dans la lumière de la plaine s’étendait le domaine de Nijal, markhok 44 et tiek 45.

Les digues lointaines d’Ys le protégeaient contre la mer et la falaise, contre le bois, contre la lande et leur esprit. La voie romaine le traversait apportant la vie et la pensée de l’est, et du monde.

D’Ys aussi il s’était séparé : indéfiniment les ancêtres du markhok avaient épaissi, élargi, creusé le fossé d’eau, de dalles et de racines qui les limitait de la ville. À la terre seule et à son ciel ils avaient demandé les réalités qui assoient la vie, comme les rêves qui l’embellissent. Et plus encore qu’eux le markhok, penn-ti actuel, Nijal, gallo-romain à l’âme mystique, mais au front têtu et volontaire, aux yeux noirs de latin, au profil de médaille celtisé par les longues moustaches fauves.

Sa terre allait des éboulis du Crom et de la muraille d’Ys aux premières hauteurs du Loc vers l’orient de la plaine, baissant au nord jusqu’au marais. Entre les rideaux de hêtres clairs et les haies basses de coudriers, entre les fossés d’ajoncs et les fusées de châtaigniers, les teulus et les mouvances du domaine se touchaient, se joignant sans friche, dans une mosaïque serrée de récoltes jaunes, blanches, vertes. Au milieu, près de la route romaine qu’il semblait commander, s’établissait le ti de pierres taillées, aux céramiques lumineuses, cimentées au soubassement de roc. Les hommes respectaient sa force. L’haleine de tous les vents se coupait devant lui à l’arbre et à la roche et se changeait en brise, qui s’embaumait éternellement aux fleurs des bosquets ou de la terre...

Ce matin-là, le soleil s’appliquait à dorer la moisson.

Dans l’air immobile, le sol soigneusement plané semblait s’étirer sous la caresse de chaleur. Nijal, pour un jour, avait laissé le labeur quotidien et seuls quelques taeogs espacés dans les champs gardaient la terre. Tout le plou, – soit les hommes et les femmes – était rassemblé dans la châtaigneraie, au pied des roches du Crom.

Et là, sous la voûte claire, se mêlaient pour la première fois en une tablée immense les taeogs du sol et les Cambriens auxquels le markhok, comme tous, faisaient accueil sur l’ordre de la tierne. Les tréteaux bas couraient entre les troncs, repliés, coudés pour rapprocher davantage, et aussi, pour mettre tous à même d’entendre ce que disait pour tous, près du markhok, le disciple aimé de Corentin, Gwénolé.

 

Le diacre était assis sur un roc arrondi, hors des hommes et des femmes, mais dans la vue de tous. Dans sa main un baz dressait la Croix sur les têtes. Il avait ouvert largement derrière lui la chapelle de bois. À son côté, une eau limpide et calme emplissait une vasque de granit : à cent toises, elle tombait de la falaise, projetée par une faille, et à trente pas, arrivant sauvage encore, écumante entre les rocs de l’éboulis, elle ralentissait en s’étalant comme si, en abordant le sol chrétien, elle ne devait plus porter entre ses rives que l’apaisement.

Paisible et souverain, Gwénolé regardait son peuple, le peuple de Dieu, grain perdu dans cette terre vierge qu’il avait reçu mission d’ensemencer.

Et une à une, tandis que sous la direction de Nijal circulaient les écuelles de viandes bouillies, les paniers de fruits nouveaux, les cruches de cidre et de cervoise, il dévisageait ces faces d’hommes, de femmes vieillies ou jeunes, ces fronts d’enfants qui tous portaient la trace rude de l’épreuve. Hâlés, ternis, tirés, ils se détendaient peu à peu et rejetaient le masque d’angoisse, de tristesse ou d’hébétude.

Enfin Gwénolé se leva et s’approcha des tables.

Il s’arrêta devant une femme, aux joues creusées de misère, au visage rongé par les fatigues, toute blonde encore, et dont les yeux erraient.

– Ton nom, femme ? dit-il.

La femme le regarda, interdite.

– Crains-tu le prêtre du Sauveur ? reprit le diacre.

D’une voix rauque, la femme dit son nom, rudement.

– Arghwina.

– Où sont tes enfants, ton mari ?

La femme leva vers le diacre, qui la regardait avec sérénité, des regards absents, puis s’écroula soudain comme une bête blessée. Entre les sanglots, le diacre penché écouta.

– Au ch’lan de Llwen, les femmes appartiennent à tous les hommes. Les enfants sont à celui qui a pris la mère pour la première fois... Tous les hommes du ch’lan ont été tués dans la grande bataille... Après, les Saxons sont venus ils ont brûlé tous les enfants, puis ils ont lié les femmes les unes avec les autres, ils les ont étendues sur le chemin, et ils ont fait passer leurs chars... Leurs femmes s’y tenaient debout et insultaient...

– Toi, Arghwina, demanda paisiblement Gwénolé, qui t’a sauvée ?

– Moi ? fit la femme en se dressant... Je ne sais pas. Je me suis réveillée... toutes les autres étaient mortes. J’ai coupé mes liens avec mes dents, et je me suis enfuie... Je suis arrivée à la mer : les ch’lans du tiern montaient sur les barques. Ils m’ont prise avec eux...

– Qui t’a sauvée, Arghwina ? répéta doucement le diacre.

Et comme la femme toujours se taisait :

– Es-tu chrétienne ?

Une expression dure passa sur le visage. Puis la femme silencieusement baissa la tête.

– Le ch’lan de Llwen était chrétien, dit le diacre. Pourquoi a-t-il oublié Dieu ?

– Le clerc a quitté le ch’lan... Les anciens ont ordonné de revenir à la coutume.

– Tu es redevenue la femme de tous, après avoir été la femme d’un seul ?

La femme eut un geste de lassitude.

– Ne m’interroge plus, dit-elle.

– Repose-toi, Arghwina, dit le diacre. Écoute seulement ce que disent les autres. Toi, rappelle-toi ce que le diacre de Patrik a enseigné au ch’lan de Llwen : « La femme doit être la compagne de l’homme. Elle doit aimer. Elle doit aimer son compagnon, ses enfants... Elle doit aimer Dieu. »

Gwénolé s’arrêta, laissant la femme misérable. Il chercha quelques instants du regard, et s’approchant d’une autre femme, il demanda :

– De quel ch’lan es-tu ?

– Du ch’lan de Glow.

Le diacre la regarda avec étonnement.

– Le ch’lan de Glow avait ses feux dans Mona... Tu es chrétienne ?

– Oui, répondit la femme d’une voix ardente.

Gwénolé leva ses regards vers le ciel.

– Ah ! fit-il. Qui osa pénétrer dans l’île interdite ? Qui t’a convertie ?

– Patrik.

– Patrik ! fit le diacre avec feu... Patrik !

– Oui, reprit la femme. Il est venu d’Erin, une nuit, seul avec deux compagnons. L’un d’eux nous avait préparées. Et il nous a enseignées. Oui, oui, je chrétienne. J’aime Dieu.

– Lève-toi, femme. Quel est le nom que Patrik t’a donné sur les fonts ?

– Genovefa.

– Gwenhyvar, reprit le diacre doucement. Gwenhyvar O’Glow, es-tu femme ? Es-tu mère ?

Un instant, la tête se courba sous la chevelure blonde. Puis redressée :

– ... Il est mort dans la grande bataille avec le penn du ch’lan et tous les hommes... Mais nous sommes parties, toutes les Glow chrétiennes, et nous avons passé. Les hommes ont reçu la sépulture...

La femme se tournait vers d’autres, qui affirmèrent avec des regards tranquilles.

Gwénolé se pencha.

– Et tes enfants ? dit-il.

Gwenhyvar se tourna, montrant des petits qui jouaient sous la verdure.

– Quelques-uns manquent, fit-elle roidie. Mais ils sont avec lui ; ils nous attendent près de Dieu.

Gwénolé écoutait immobile. Son regard ne quittait pas les yeux de la femme.

– Agenouille-toi, Genovefa.

Et lentement devant tous, sur le visage levé, au front, aux yeux, aux lèvres, il traça le signe chrétien.

– Ah ! Que béni soit l’homme qui a soulevé la montagne de foi, et créé ta joie et la nôtre. Femme, dont l’âme est plus belle cent fois que la plus belle femme, sois glorieuse près de tes sœurs. Que tous respectent et honorent ton exemple.

Et Gwénolé interrogea d’autres femmes, parlant à chacune des maux passés dont le souvenir s’allégeait à sa parole. Il montra l’épreuve affreuse submergée dans l’océan des espoirs infinis, l’accueil des frères de la race antique et de la religion nouvelle rassemblant le troupeau dispersé, la fermeté, l’amour, la paix vainqueurs de tout, aucune souffrance sans terme, aucun tourment sans espoir, même les douleurs du corps fuyant devant l’habitude de la vertu.

Ensuite il se tourna vers les hommes, et d’un signe les entraîna sur ses pas.

À la lisière du bois, devant la plaine, il s’arrêta, montrant le domaine opulent qui vers le nord et l’orient roulait sa nappe de moissons.

– À tous, dit-il, le markhok, maître de ces blés, maître de ces troupeaux et de ces terres, fait accueil. Voyez ce que Dieu met dans la main de celui qui a suivi sa loi. À tous une terre sera donnée, selon la coutume des ch’lans, sans corfvekh 46, avec le seul tir-kifrif 47. Le corps sera libre comme l’âme. Tous, rallumez le foyer. Que chacun n’ait qu’une femme, et qu’elle soit tout pour lui... Toute femme a en elle l’âme d’une Gwenhyvar...

Puis de nouveau il rassembla les fronts simples au bord du ruisseau, devant la chapelle de bois. Et sous les grandes feuilles immobiles, qui elles aussi semblaient faire silence pour écouter la parole d’amour inépuisable, le diacre prit un ton grave.

– Tous et toutes, contemplez Celui-ci.

Et sur le parvis primitif, fait selon le cœur de Jésus, tapis d’herbe, de mousse et de bruyère, le diacre de la plaine corrompue et de la terre sauvage indiqua un portail de bois, rustique barrière d’une grange perdue que jamais la piété de Nijal n’avait pu embellir. Dans la pénombre que l’écartement des ais hachait de lumière crue, un métal fulgurait sur un autel de roc. Isolé, éblouissant dans l’ombre de la hutte, le Christ, tracé dans une masse d’or et de pierres étincelantes, semblait regarder le sol ténébreux comme le Créateur dut contempler la Nuit originelle.

– Celui-ci, dit le diacre, est mort dans la souffrance, infinie comme sa Divinité. Mort pour vous tous, mort pour que le plus petit, le plus infime, le misérable, le plus coupable puisse en l’aimant se libérer, grandir, atteindre le bonheur éternel. L’offenser, le trahir, le renier est la seule faute qu’il ne puisse pardonner. Elle mérite la peine infinie. Maudits soient celui et celle qui, l’ayant connu, retourne à ses dieux d’autrefois. Suivez-moi.

De nouveau Gwénolé, marchant à grands pas, reprit la tête du troupeau. Il atteignit l’autre lisière du bois, celle qui touchait à l’éboulis monstrueux. Devant lui la muraille du Crom se dressa, mangée au tiers de sa hauteur par le chaos des roches précipitées. Au-dessus, le ruisseau jaillissait de la muraille, écumant, irisé et s’en allait grondant, fuyant entre les rocs pour s’abriter plus tôt au sol paisible. Seule dans la falaise pleine, cette source étrange rompait l’uniforme rudesse.

Gwénolé tendit les bras vers la crête. Puis d’une voix qui dominait le bruit de l’eau et résonnait sous la verdure :

– Là ! Entendez-moi... Là ! À tous Dieu défend de retourner. Ceux qui sont là ont réservé la science et la divinité pour eux et pour les puissants du monde, et ils ont tenu les autres dans l’ignorance. C’est pour vous en arracher que Jésus a souffert et qu’il a dû mourir, Lui, qui ne devait connaître ni la souffrance ni la mort. Qui les écoute, une fois chrétiens, rend inutiles son sacrifice et son amour. De nouveau il immole Dieu... Tous et toutes, qui vivrez ici selon la loi du Christ, gardez-vous de revenir jamais aux cérémonies qui détournent de Lui...

« Vous, hommes, si vos moissons ne mûrissent pas, si vos bestiaux périssent, si Dieu vous frappe, vous, votre femme, votre enfant, gardez-vous d’écouter ceux-là qui vous diront que la Divinité est jalouse et se détourne, que la terre est peuplée d’êtres qui disposent de la force, de la santé, de la richesse et peuvent les donner... Sachez que Dieu a créé l’homme et l’a placé dans la nature pour qu’il tire seul et de lui-même sa puissance. Qui va prier le génie de la source, l’esprit du lac, la fée du bois, le géant des montagnes, le nain de la pierre et de la lande fait comme le serviteur à qui le maître a mis le soc en main et qui s’en irait mendier, voler le grain poussé par le labeur des autres. Malédiction sur lui !

« Et vous, femmes, qui avez à garder, à embellir le foyer, à rendre agréable à l’homme lassé par le travail la nourriture du corps, à faire paisible la fin du jour, chassez loin de la maison celui qui se présente quand le maître est absent, et qui use de charmes et de sortilèges. Si quelqu’une à qui vous confiez votre peine vous parle de devin ou de magicien, fuyez-la. Quittez celle-là qui vous invite à porter des grains d’ambre, des amulettes représentant le soleil ou le tonnerre. Si la lune ou le soleil se cachent, que nulle d’entre vous n’aille avec les autres crier pour le faire reparaître. N’appelez pas le soleil Dieu ni la lune fille de Dieu. Ne vivez pas dans la forêt ni sur la lande, et si quelqu’une y est surprise la nuit, qu’elle se protège par le signe du Sauveur.

« Tous et toutes, évitez les pierres debout, couchées, les pierres qui tremblent, sous lesquelles habitent les serpents... Ne portez pas sous vos vêtements, cachés comme le bien du larron, les herbes, les éclats de pierre, les symboles sur lesquels auront été prononcées les paroles de ceux qui ne parlent pas du Seigneur. En vous, en vous seuls, et dans votre prière à votre seul Maître, à Celui qui seul vous aime, se trouvent la force et le salut de l’âme...

« Et que ceux et celles-là soient maudits qui, sentant leur âme ébranlée par la lumière, la vérité et l’amour divin persistent dans l’erreur et y maintiennent les simples !... »

Emporté par son ardeur, Gwénolé frappait de son baz les roches éboulées. Soudain son regard se fixa sur la faille d’où le ruisseau monotonement tombait. Il s’arrêta ; puis se signant comme s’il chassait une menace invisible, il se retourna vers les faces dociles et terrifiées. Alors son accent changea :

– Allez en paix, dit-il, rasséréné. Le markhok distribuera entre vous les biens du monde. Ici, vous trouverez ceux qui enrichissent l’âme. Que celui qui sent son cœur endolori, son courage faiblissant, dont le mal est trop fort et dont l’âme doute, vienne ici prier son Dieu et prendre le conseil du prêtre ami. Voyez, ajouta le diacre en désignant l’alentour, la terre de Dieu est sans barrière...

Puis se dressant, les bras en croix devant le Crom :

– Ah ! dit-il... Sauf là !

Hommes et femmes, entraînant les enfants, s’écoulèrent sous les arbres et disparurent.

Sous les châtaigniers, des bras alertes avaient enlevé les tables de l’agape primitive. Gwénolé revint à sa place habituelle. Longtemps, assis sur le roc, près de l’eau tranquille, les deux mains serrant le baz pastoral, le front sur un bras, il demeura plongé dans la méditation.

Puis des pas s’étouffèrent sous les arbres. Les yeux fermés, mais l’oreille attentive, Gwénolé les laissa approcher.

– Ô père, entendit-il, ton cœur est-il heureux ?

– Comme celui du Christ sur la croix, Nijal, répondit-il. Ta main bienfaisante a gagné à Dieu en ce jour plus d’âmes que cet eubage de Cambrie, venu avec le tiern de Mona, n’en pourra perdre, et peut-être la moisson qui se lève est-elle plus riche encore ! Nijal, la puissance de Dieu est infinie et se découvre en tout temps comme un trésor inépuisable.

Le diacre ouvrit les yeux et contempla la tête robuste et saine qui se penchait vers lui, interrogeant. Au milieu du bonnet de laine bleue, une agrafe rassemblait sous une croix d’or les deux bords relevés. Sur la poitrine large, que modelait un tissu de lin blanc plissé en bandes, la veste de lenn à ganse d’argent affectait la forme vague de la tunique romaine. Des braies celtiques raccourcies vêtaient les jambes, nerveuses sous les lanières des longues socques de peau... Gwénolé contempla longuement ce rayon de soleil italien glissé jusqu’au granit d’Ar-Mor.

– Celte... romain... chrétien ! murmura-t-il.

Nijal attendait, un étonnement confiant aux yeux.

– Fils bien aimé, dit enfin le diacre. Dieu bénit la main généreuse. Ton domaine s’enrichit d’un trésor inestimable. Les bras, les cœurs que tu viens d’attacher à cette terre élue valent plus que toutes les richesses pillées en mer et dévorées par les coffres d’Ys. Voici des mains nouvelles pour faire reculer le marais et tarir ses brouillards... des âmes de plus pour rejeter encore l’erreur, dont les brumes sont plus épaisses que celles de la terre... Nijal ! L’homme ne doit point se lasser. Durant les heures prospères, il doit accumuler les biens pour les rendre aux jours d’épreuve. Nijal ! Un bien manque à ton ti...

Le markhok en souriant se pencha vers ce front lumineux, dressé contre toutes les erreurs. Sous la chevelure en couronne, le visage se tendait haut et volontaire, prêt à la lutte. En riant le markhok recula.

– Un bien ! Quel bien, père ? dit-il. La moisson est la plus belle de sept années. Les bestiaux emplissent les étables, les branches des arbres plient sous le fruit. L’or d’Ys s’accumule ici, en attendant de s’employer pour le Seigneur.

– Un bien manque à ton ti, répéta le diacre d’une voix têtue... un bien qu’il exige avant tous...

– Père, bientôt l’église de pierre...

– Non, fit Gwénolé en secouant la tête, l’église de bois suffit à Dieu. Mieux vaut la grange du ti, où les humbles se pressent, que le temple d’Ys, aux marbres aussi précieux que ceux de Rome et qu’aucun genou ne polit.

– Quel bien, père ?

– La compagne chrétienne, fit le diacre d’une voix impérieuse.

Nijal brusquement s’assombrit.

Gwénolé déjà reprenait.

– L’oiseau des champs, la bête des bois, tout être, qu’il soit utile ou malfaisant, ne naît et ne grandit que pour sa race... l’homme, comme eux tous. Pourquoi Dieu, qui se suffit à lui-même, a-t-il créé le mouvement et la vie ? Pourquoi au milieu de la nature inerte et invariable a-t-il mis l’homme sensible et perfectible ? N’a-t-il pas voulu que constamment il progresse vers le mieux, vers l’Infini, vers Lui ? Il s’est mis à la fin de la vie de labeur pour en mieux indiquer la splendeur, sans limites. L’âme qu’il a détachée de sa divine essence a reçu l’instinct de l’œuvre à accomplir. Et cette œuvre dépasse l’homme. Fou ! Fou qui prétendrait la limiter à lui... Nijal ! Ne sens-tu pas un vide à ton foyer ?

Le markhok leva sur le diacre un regard troublé. Ses lèvres eurent un tremblement. Puis de nouveau il détourna la tête. Gwénolé lui prit la main.

– Nijal ! La compagne est nécessaire à l’homme.

– Père... le foyer où Dieu a sa place n’a point de vide... D’ailleurs, toi-même ?...

– Le prêtre de Dieu, voué à sa mission incessante, est une exception. Il doit être la seule.

– Ne puis-je être comme toi, prêtre et sans compagne ?

Gwénolé parut hésiter un instant. Il regarda le jeune markhok avec des yeux émus. Et secouant doucement la tête :

– À chacun sa mission, dit-il. La tienne est autre. Tes ancêtres l’ont tracée. Le markhok a la charge des corps et ne doit pas la rejeter... Le tiern ne doit point être évêque, ni le markhok, diacre.

Nijal de nouveau s’inquiéta.

– Père, dit-il, quelle femme ici pourrait prendre place au ti chrétien ?

Dans son instinct de chasseur d’âmes, Gwénolé leva brusquement les yeux. Nijal avait tremblé, et sur son visage limpide le diacre crut saisir encore comme un secret espoir. Il regarda alors vers le feuillage, qui se criblait de l’intense bleu du ciel. Et sûr de sa voie, il attaqua.

– Viens, dit-il. C’est devant le ciel, à la face de Dieu, qu’on prend de tels partis. Ici, dans ce silence, sous cette voûte trop paisible, l’âme hésite et se replie. Comme à l’hirondelle, amie du toit et du foyer, il lui faut l’espace pour s’envoler.

Gwénolé se dirigeait vers la plaine ; brusquement il se ravisa.

– Non, fit-il... au pied du Crom. L’horizon s’y déploie sans obstacles. Il faut voir le monde tel que Dieu l’a fait, et comme l’homme doit s’y conduire...

Et alertement, montrant la voie à son jeune compagnon, le diacre pasteur des hommes quitta la châtaigneraie, gravissant la route rocailleuse.

– Là ! dit-il en s’asseyant sur le plus haut des rocs. Là, entre la montagne et la mer, la plaine et la forêt, entre la ville des hommes et les champs du Seigneur, sans compter ceci, ajouta le diacre en désignant de son baz, sans même se retourner, la muraille sauvage... Quelle compagne peux-tu choisir, fils bien-aimé ? Nijal, quinze de tes ancêtres se sont alliés à des filles du sol corisopite, quatre à du sang étranger... et Gwenvian, ton aïeule, a épousé le tribun de Claude, qui l’avait convertie.

Nijal regardait le diacre avec effroi. Gwénolé parlait d’une voix tranquille.

– Moi-même, dit Nijal, je ne connaissais pas ma race. Toi, père, comment sais-tu ?

– Le prêtre qui enseigne doit connaître les choses... Ah ! Cette science impeccable, c’est leur puissance, fit le diacre en levant les yeux vers la muraille...

Puis il revint à Nijal.

– Depuis sept générations les maîtres de Nijal, penn-ti ou penn-hérès 48, sont chrétiens.

Gwénolé de nouveau s’arrêta. Devant lui, Nijal avait eu un geste de résignation.

– Tu vois, père ! La race de Nijal fut la première dans la foi... Elle doit finir en Dieu...

– Les filles du Léon comptent des chrétiennes, reprit doucement le diacre.

– Elles sont élevées sur la côte.

– Celles du Poher aussi sont chrétiennes, et ne recherchent pas la mer.

Nijal se tourna vers l’occident. Ys, sur ses étages de roc, montait sous la lumière comme une montagne d’orgueil et de défi.

– Ici, dit le markhok en désignant la ville, s’égareraient celles qui viendraient des tis lointains.

– Tu commanderas.

Les yeux bruns de Nijal se fixèrent étonnés.

– Est-ce une compagne chrétienne, celle à qui je dois ordonner pour en être entendu ? murmura-t-il.

Alors Gwénolé, plus attentivement, observa le visage du markhok.

– Ton cœur, Nijal, a-t-il choisi une fille de la Domnonée, du Bro-Werek ou de plus loin encore ? demanda-t-il.

– Une étrangère ? répondit Nijal en se dressant. Jamais une étrangère n’entrera au ti du pied du Crom.

– Du pied du Crom ! fit le diacre en se levant à son tour.

Le visage de Gwénolé flambait : jamais Nijal n’avait ainsi nommé sa terre. Une lueur d’épouvante aux yeux il regarda le markhok brusquement silencieux. Puis son regard se porta vers la muraille à pic, haute indéfiniment. La masse de granit lui parut se dresser contre son œuvre et ses moyens... Mais secouant son front, comme s’il voulait le libérer de la pensée de doute, il reprit :

– Serait-ce une de celles-là, fit le diacre, le bras tendu vers la falaise, que Nijal ferait asseoir au foyer de Gwenvyan ?

Les traits de Nijal se fermèrent et Gwénolé, malgré sa science, n’y put déceler ni refus ni aveu.

– Parle ! Parle, fils le plus aimé d’entre mes fils ou moi-même, je craindrais pour toi.

D’un grand mouvement de son baz, le chrétien sembla chasser la croyance relapse. Puis des noms passèrent dans sa pensée.

– Oh ! songea-t-il. Est-ce la tierne qu’il aime ?

Alors le cœur immense, n’osant pas créer une douleur, chercha la vérité par la voie de moindre souffrance.

– Fils bien-aimé, reprit-il, peut-être avais-tu raison en cherchant la seule route qui conduise au-dessus des passions. Mon cœur, dans son amour pour toi, s’est trop hâté. Toi, qui n’as jamais erré, tu recules l’aveu malgré l’affection de l’ami et la confiance du prêtre. L’obstacle est-il infranchissable ?

Nijal baissait la tête. Gwénolé, qui se penchait vers lui s’interrompit, le cœur étreint. Alors, comme le silence se prolongeait, Nijal brusquement bondit par les rochers, et de roc en roc le diacre immobile le vit disparaître vers la châtaigneraie.

– Oh ! fit Gwénolé avec douleur. Dieu de bonté ! Est-ce là le calvaire que tu dresses sur le chemin de l’apôtre ? Cette plaine est-elle si maudite que nul ne puisse dévier ses âmes de la route condamnée ?... A-hès ! A-hès l’inaccessible, et joyau de lumière qui ne brille que d’éclats éblouissants et froids, frappé par le plus merveilleux des orfèvres, mais monté dans le métal dur, gemmé de pierres insensibles ! Ce serait par tes feux, trompeurs comme ceux qui sur tes côtes sauvages égarent les vaisseaux, que ce cœur irait à la dérive de la passion humaine ?... Que d’hommes déjà furent aveuglés par ton charme tiré des plus riches secrets de la religion d’Ésus !... Aucun n’a su discerner la cause de tes mépris... Tous ils se sont soumis à toi, inviolable, enchaînée par toi-même, belle et insensible comme ta déesse imaginaire, et tu les as laissés se donner les tourments et la mort sans même jeter un regard de pitié sur ces épaves de tes rives... A-hès ! Éclatante comme les feux d’Hu-Beli, froide comme la clarté de Bensonia...

Le diacre brusquement sortit de sa rêverie : il s’arrêta avec un geste de terreur, et des deux bras brandissant le baz pastoral, se dressa dans une supplication au ciel chrétien.

– Ah ! Seigneur ! Pardonne-moi... Ces noms d’erreur et de la Nuit ont-ils tellement marqué les âmes dans cette terre que même ton disciple le plus soumis les retrouve dans sa pensée ?... Mon Dieu ! Si ta puissance daigne mettre un miracle sous ma main, fais que je puisse toucher ce cœur d’airain, cette vierge de raison, devant qui Corentin même hésite et temporise. Fais que nous, tes prêtres, nous écartions cette victime des pierres de sacrifice !

Puis dans le protéisme de la méditation, sa pensée prit un autre cours. Son front s’assombrit.

– Ô homme impénitent ! murmura-t-il avec un soupir, qui toujours mésusera du don divin... Ton imagination seule a créé la chimère ! Nijal, âme romaine occupée des biens du monde et des joies claires, a-t-il vraiment subi ce charme de prêtresse, qui ne peut fasciner tous les yeux ?... N’est-ce pas Gwénolé, oui... Gwénolé, ajouta plus bas le diacre en baissant le front, qui voit dans un autre cœur ce qu’il n’a pu chasser du sien ?

Alors le diacre regarda longuement autour de lui. Sûr de la solitude qui lui ouvrait le ciel avec lequel il communiait, il pria à voix haute.

– Dieu de bonté ! Dis-moi quelle autre tu as choisie pour le Bercail, et donne-moi la force de l’y conduire...

Attristé et confiant, Gwénolé baissa la tête vers le sol des luttes et des choses et tressaillit.

À ses pieds, dans le torrent écumant qu’emportait la course sauvage, des débris passaient en tournoyant.

Le cœur battant, le diacre redescendit de roche en roche, hâté vers la vasque paisible.

Dans l’eau ralentie des fleurs flottaient, girant encore en spirales longues. De son baz il les attira vers lui. Un lien les attachait, auquel pendait une fibule. Gwénolé, les mains tremblantes, se courba sur le joyau léger.

– La rouelle sacrée de Korrighwen !... Et les verveines. Ah !... L’Elved ! fit-il en levant vers le ciel un regard de triomphe... L’Elved ! C’est donc elle qui observait de la grotte du Korrig. Mes yeux ne s’étaient pas trompés. Ah ! Celle-ci, Dieu l’aura... Puisse-t-elle conquérir l’autre !

 

Par la grotte profondément creusée sous la falaise, l’un des royaumes des Korrig du Sizun, une femme remontait le ruisseau souterrain qui coulait de la lande à la plaine. Elle allait, seule, pensive, sa chevelure d’or éclairant la pénombre. Distraitement elle écartait du pied les ossements humains amoncelés par les siècles de sacrifices. Ses doigts délicats froissaient la tige rompue d’un épi de verveine... À l’issue de la grotte, précipitamment elle rattacha les bords de la tunique blanche qui, libérée de la fibule, flottaient sur la jambe blonde.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE IV

 

 

À la pointe du Van, plus haut chaque jour sur la Mer sauvage, s’élevait depuis un mois le ti de roches et de verre noir 49.

Les hommes cambriens, avec une armée de caeths 50 envoyée par la tierne, avaient peuplé cette solitude. Et Ar’eren, pourvu des secrets jalousement gardés dans les collèges druidiques, dirigeait les bâtisseurs.

Des gerbes de bras poussaient les blocs monstrueux : ils avançaient lourdement, en oscillations menaçantes, puis entraient d’un coup dans les alvéoles avec des grondements qui coupaient le fracas du flot tout proche. Le jour les marteaux, les masses, les hoyaux de fer battu frappaient dans les brèches et la falaise s’ouvrait : l’homme semblait s’allier aux éléments pour raser davantage cette terre d’exil et de désolation. La nuit, des feux puissants vomissaient des lueurs rouges, qui montaient droit vers le ciel et se rabattaient brusquement comme si quelque dieu courroucé voulait en embraser le sol.

Le Sizun tapi sous ses landes, ses pierres, ses forêts lointaines, et Ys, qui étalait ses digues vivantes à quelques milles, dressaient des têtes innombrables vers l’arête profanée. Elles regardaient avec un étonnement croissant la silhouette dominatrice et, par la distance, minuscule qui conduisait l’œuvre de conquête.

Huvreal tournait sans cesse autour du chantier gigantesque, forcé sur la tâche comme un génie contraint à accomplir une peine. Sa stature longue passait en mouvements brefs d’oiseau qui chasse devant les trous de la falaise. Penché sur les rocs de l’abîme ou accroché aux bords vertigineux, il frôlait l’arête accore et les profondeurs mugissantes ; toujours lancé vers les rocs les plus lourds, les ouvrages périlleux, il bravait le vent qui courbait les hommes, les nuées qui noyaient la pointe, le soleil brûlant ou le flot qui battait la muraille et, en bas, semblait guetter sa proie...

Et parfois brusquement il interrompait son labeur, fixé alors comme le goéland sur son roc, paisible travailleur devant la mer déserte et dont l’attention s’inquiète d un passage lointain : le dos tourné à la foule bâtisseuse, le cou tendu, il dévorait de son regard flambant deux points dans les horizons vides, deux points, toujours les mêmes, qui animaient les solitudes. Et quand ils s’effaçaient, perdus derrière l’un des reliefs innombrables, le revers de sa main, douloureusement ; s’appuyait sur son front, comme s’il comprimait quelque pensée trop lourde... Et lentement Huvreal revenait à la tâche délaissée.

Mais plus sûrement, sur le flot embrumé, aux rocs solitaires et dispersés sur la rive sans fin, par les landes rases ou les pierres dressées, chaque jour les ramenait. Ils décrivaient autour de la pointe lointaine des courbes longues, déconcertantes, comme ces astres qui sans jamais s’incliner sur un autre le ceignent de leurs ellipses.

Deux points ?... Deux étoiles jumelles, deux fées blanches. Elles reparaissaient, chaque jour de cet été qui alternait ses heures ensoleillées et ses embruns chauds et troublait à peine de quelques souffles passagers la falaise et la terre.

Tantôt portées sur l’eau par un grand vaisseau blanc, tantôt entraînées de lande en lande par les deux étalons, elles passaient rapides, courant d’une pierre à l’autre sur le sol ou la mer, et reparaissant également éloignées, indifférentes au travail qui bouleversait la pointe...

 

A-hès ne souffrait plus qu’aucun humain s’approchât d’elle. Et rudement Buddic imposait l’éloignement.

Tandis qu’elle chassait au loin les importuns, la tierne s’étendait sur un roc, le visage détourné du Van, et longuement s’absorbait. Elle ne sortait de sa torpeur que lorsque Buddic revenait, sûre de la solitude. Alors toutes deux, en gestes étranges et fatidiques, semblaient vouloir lever de la terre les forces mystérieuses et les propager par l’espace.

Parfois elles se voilaient de vapeurs qui montaient des coffres merveilleux apportés par Buddic sur la housse tigrée, et leurs bras les animaient profondément.

Ou bien, près des eaux mollement poussées par le courant ou par la brise, elles observaient, fixées, les mouvements des plantes séchées qui diversement s’ouvrent à la surface de l’eau.

À d’autres jours leurs deux voix, unies ou alternées, invoquaient les êtres invisibles, et, franchissant les espaces désertés, allaient plus loin encore frapper les hommes de terreur en les poursuivant des accents que ne doit pas entendre l’oreille des profanes.

Mais que de fois aussi les têtes cachées bravaient tous les périls de la profanation, lorsque les deux prêtresses déployaient les torques étincelants et se baignaient de leurs nappes enflammées de soleil. Dans les ondulations des bras et des bustes aux harmonies infinies, les colliers d’or et de cristaux dispersaient les feux et les couleurs de l’arc solaire... la blancheur opaline de la galactite imprégnée d’un lait divin comme celui de la femme qui a conçu pour la première fois, et dont la vertu éloigne des berceaux la faim, les sorts et la douleur... la limpidité de l’ostrite ocellée qui guérit la morsure des serpents... le vert aérien du jaspe qui réjouit l’âme des Génies supérieurs... les reflets sombres des jais dont l’odeur fait fuir les êtres malfaisants et par lesquels se décèle si les désirs secrets seront favorisés.

À ces heures-là, un charme semblait courir par la lande, le rivage ou la mer : des fronts se dressaient derrière les touffes, les rocs ou les voiles errantes, oubliant toute prudence devant la vision fascinante.

Et entre tous, le regard d’Huvreal, perçant comme celui de l’aigle marin, s’embrasait comme s’il eût reflété à la fois les flammes des pierres fatidiques.

 

Un jour, tout cessa brusquement, et les courses du vaisseau isolé, et les galops vertigineux des deux étalons blancs, et les apparitions sur les crêtes et les longues stations sur les rocs... De longs jours s’écoulèrent sans que les deux vierges reparussent en aucun point de l’immense horizon. Le chantier du Van devint un bagne d’esclaves : les hommes y ahanaient de fatigue. Longtemps Huvreal, dans une rudesse croissante, poussa l’effort de tous.

Enfin un matin, tandis que les premiers rayons du soleil atteignaient la mer au delà du Van, le penn qui, devant Araok, tournait la pointe, s’arrêta chancelant au bord même de l’abîme.

Entre le Van et les digues, allongées à l’est jusqu’à mi-chemin de la Ch’avr, la surface du Kanol se couvrait de voiles.

Deux cents barques puissantes, une à une, sortaient du port, hautes sur l’eau filant au vent de terre. En une courbe immense, nette comme un tracé de géomètre, elles suivaient la barque de tête, qui s’en allait à pleine voilure par le chenal.

– Les deux dragons d’or de la tierne, dit Araok. Depuis un mois les hommes d’Ys se préparaient... Personne ne sait leur but. Ah ! Elle même les conduit !

Huvreal se pencha effroyablement.

Le premier vaisseau, rapide et lourd, rasant le flot comme une macreuse, approchait de la pointe. Derrière, la flotte s’égrenait comme un collier éblouissant.

– La tierne n’est pas à bord, murmura le penn.

– Elle est cachée, dit le barde. Voici Guziek avec la telen d’argent, dont il ne joue que devant elle...

– Vers quels rivages les conduit-elle ? demanda âprement le penn... Elle part et ne fait point appel aux voiles cambriennes... Ah ! »

Il se dressa, émerveillé.

Trente toises au-dessous de l’arête, le vaisseau blanc aux dragons d’or passait, frôlant la roche à la toucher. Puis au couchant de la pointe, la file suivit, alignant ses dragons de proue, tous semblables, qui menaçaient les flots de leur gueule ouverte.

Le vaisseau de la tierne se redressa, et à pleines voiles fila vers le Kanol, diminuant rapidement sur l’eau bleue. Maintenant la longue file s’éloignait comme un vol d’oiseaux regagnant leurs grèves en fin de jour. Huvreal, sombre, regardait la traînée de voiles pourpres qui suivaient dans le sillage magique.

Au loin le vaisseau de la tierne brusquement inclina vers le large.

– Ah ! s’écria Huvreal. Resterait-elle ?

Le vaisseau blanc, seul, ralentissait, puis virait : les autres continuèrent vers la Chav’r. Des accents humains, sauvages, guerriers arrivèrent aux oreilles des deux hommes, puis une mélodie lointaine.

– La voix de Guziek, et sa telen d’argent, fit Araok.

Soudain la mélodie lointaine grandit.

Les vaisseaux défilaient devant celui de la tierne, et de chaque bord des voix rudes entonnaient un chant que conduisait Guziek, debout, haut sur le dragon tératique, en avant de la voile empannée, qui flottait comme un fenn 51.

Quand le dernier eut passé, le vaisseau blanc vira au flot. Quelques instants, toutes voiles au mât, il sembla poursuivre la file rouge qui remontait au nord, longeant la côte. À sa poupe une forme blanche s’était dressée : ses gestes étincelaient dans le soleil, orientés vers le sillage comme s’ils conjuraient des poursuites périlleuses. Puis les hautes barques disparurent entre les roches marines de la Chav’r.

Alors le vaisseau blanc délibérément, s’écarta, solitaire.

Dans une courbe longue il revint vers le sud. Longtemps il courut de l’autre côté des roches lointaines du Bouc’h et du Ch’avrik 52 ; et, sur l’immensité du Kanol, point blanc que berçait la houle montant au vent, il cingla vers Énez Sizun au plateau nu, plat comme une table de sacrifice, sans fin. Puis il s’enfonça entre Tévennec et l’Énez... l’écume du Raz l’emporta ; il s’effaça derrière Nerroth, premier écueil de l’île.

Aux côtés du penn, qui depuis des heures était demeuré immobile, le dos au roc, Araok chantait à mi-voix :

 

      Et les flots dansent autour du vaisseau

      Comme les feux sur le marais :

      – Gaël ! Qu’as-tu fait de ton roi, de tes dieux ?

 

Le penn eut un geste de colère et s’éloigna à pas rapides.

Araok le vit disparaître vers le ti. Et de nouveau, tout le jour, les hommes peinèrent, courbés sur les rocs les plus lourds...

Vers le soir seulement, le vaisseau reparut, débouchant entre Gorlébella et le Cap. De nouveau il borda le Van, n’offrant aux yeux de la terre qu’un homme immobile à la barre. Puis il atteignit les digues et s’embouqua.

Au soleil couchant, Araok quitta Ys et remonta vers le Van. Insoucieux des routes tracées, il escaladait de son pas montagnard les digues puis les raidillons de falaise. À mi-chemin de la pointe, vers Brezellec, il croisa l’eubage qui retournait au Toulullan.

– Le barde a quitté la cruit, dit Ar’eren en s’arrêtant.

– Et l’eubage, le némède, répartit Araok. Que feraient l’eubage du Sizun et le barde de Cambrie sinon oublier des heures qui furent chères ?

– Ésus ni le Gaël ne doivent point périr, reprit sentencieusement l’eubage.

– En vérité ! Mais toute gloire s’éteint quand les hommes s’asservissent... Ici, la femme commande aux penn... Myrdinn a dit : « Une femme trahira sa race et son époux... »

– Barde, dit l’eubage en se reculant, ainsi, selon toi, fera A-hès, tierne d’Ys ?

Araok, d’un geste brusque, rejeta la tête, et regardant la ville obliquement demeura quelques instants silencieux, puis il modula à mi-voix. L’eubage tendit l’oreille.

– ... Que ne peut l’amour d’une femme ?...

Ar’eren posa vivement la main sur le bras d’Araok.

– Le barde qui enflamme le cœur des hommes ne doit point propager l’erreur... Que crains-tu ?

Lentement Araok atteignit la gaine de cuir où s’enfonçait son coutelas. Il en tira la lame brisée.

– Elle fera de l’homme comme elle a fait du fer, dit-il.

L’eubage se penchait vers le barde ; il se redressa avec un grand soupir.

– Est-il un homme, murmura-t-il, celui qu’une femme peut briser ?... Ah ! Il est un sort plus redoutable.

Araok plongea son regard dans celui de l’eubage. Puis tous deux, sans un mot, se séparèrent. Le chant du barde s’éleva au loin.

 

      Dix mille sont venus

      Sa main en repoussa dix mille.

      Un seul devait venir.

 

      Barde qui chantais les combats,

      Quels accents sonneront sur ta lyre ?

      L’aigle des cimes fuit devant les buissons.

 

Puis la voix se perdit.

Ar’eren, haussant l’épaule, reprit sa marche et farouchement, comme tombaient les premiers voiles, disparut sous les grands arbres du Toulullan.

 

Les derniers feux d’Ys s’éteignaient.

Par le chemin de Kerisit, qui coupe la falaise de la plaine au Sizun, deux chevaux couraient dans la nuit. Ils atteignirent la lisière qui doucement bruissait au vent léger, et s’enfoncèrent sans ralentir sous la futaie. Ils traversèrent Goulien endormi dans ses bois. Puis de clairières en fourrés, galopant sans bruit par le chemin désert, ils descendirent vers le sud-est...

Enfin la forêt s’ouvrit largement.

La lande de Les-poul développa son champ immense de solitude et de silence. Devant le disque bas, énorme encore de la lune, l’horizon se dessinait comme un mûr noir dressé sur un tapis indéfini de brume et de verdure. Quelques instants, sur le dernier fourré, les chevaux mirent une tache blanchâtre. Puis l’un d’eux s’avança seul, glissant falotement, faisant trembler sur la bruyère engrisaillée son ombre longue et celle de la femme qu’il portait.

À vingt pas, la femme s’arrêta, des deux mains déroula sa chevelure, et droite sur le cheval, cria dans la nuit.

La voix rasa le champ, renvoyée, amortie, éteinte, puis enflée, brève, traînante, enfin lointaine.

Et de nouveau le silence de la lande se troubla. Une à une des voix s’élevaient, dispersées, peuplant étrangement la solitude.

– Me zo ann Drede 53.

– Ar Bederved !

– Ar Pemped !

– Ar Ch’ouec’hved !

– Ar Seized !

– Ann Aizved !

– Ar me... ann Naved... 54 !

La dernière cria tout près, si sauvage, si âpre que le manteau blanc de l’Elved s’agita comme si la vierge impassible se troublait. À quelques pas des ajoncs crissèrent au passage d’une forme voilée, blanche, géante dans la nuit : un reflet de lune éclaira ses yeux comme des prunelles de fauve.

– Prends la vierge, ann Naved... là, derrière moi, dit enfin la voix grave de l’Elved... Le breuvage à l’herbe achéménide a assoupi ses yeux.

– Assoupi ! repartit l’autre sauvagement, le rite est que...

– Je l’ai voulu, coupa brusquement l’Elved.

Et lentement, comme à regret, la Seconde détacha une grande courroie de cuir blanchi qui enserrait sa taille. En arrière glissa une tête oscillante, endormie, dont la chevelure flottait, puis un corps de femme aux lignes adolescentes.

Ann Naved la reçut dans un bras. Puis la tête rousse se pencha vers l’Elved. Celle-ci sentit se poser sur son bras l’autre main de la Sène, pesante comme un bloc.

– Ann Elved tremble ! entendit Buddic.

À la voix qui résonnait tranchante, brève, Buddic de nouveau tressaillit. Mais la nature fière se ressaisit, et en accents âpres, dominateurs :

– Je suis Celle dont l’esprit voit, et dont le cœur ne tremble pas, Celle qui ordonne... Celle à laquelle les Sept autres obéissent... Que l’ann Naved porte la vierge du sacrifice.

L’Elved pressa les flancs de son cheval et revint à la lisière du bois.

Sur la lande où peu à peu, devant la lune montante, la clarté s’étendait, des formes blanches se dressèrent, les unes lointaines, les autres proches ; elles avançaient insensiblement, ann Naved au centre, à peine cambrée sous son fardeau... Droite sur la housse, l’Elved poussa un nouveau cri, qui au loin fixa les formes blanches, et se retourna vers la tierne...

Au pied des troncs énormes et noirs, A-hès attendait immobile. Au cri de l’Elved elle descendit de cheval, abandonnant l’animal familier.

Alors l’Elved aussi se laissa glisser au flanc de sa monture, et vint au-devant d’elle. À quelques pas de la tierne elle s’arrêta : ses bras levés mirent dans l’ombre deux traits de blancheur, ombrés des bracelets noirs. Face à la tierne qui avançait, la chevelure dénouée, le front appesanti, les mains basses vers le sol, elle recula à pas lents, incantant :

– Ô Bensonia, déesse de la Nuit, Reine du Mal, Toi à qui obéissent les génies des lekhs et des touls 55 les fées des eaux perfides et des abîmes, Esprit supérieur de l’Abred, qui glisses le crime au cœur de l’homme, et la folie coupable dans celui de la femme... apaise-toi. Les vierges de Korrighwen sont hors de ta puissance. Elles viennent t’offrir le sacrifice et le tribut... Arrière les désirs secrets dont tu imprègnes l’âme et qui grandissent, invisibles et pénétrants comme l’ivraie dans les blés... Arrière les pensées dont  tu frôles l’esprit et qui s’y établissent, plus fortes que le bélier dont le guerrier ruine les mûrs assiégés, en détruisant les Règles immuables et éternelles...

L’Elved se dressait peu à peu en prononçant les paroles qui apaisent et éloignent.

Disséminées par la lande, les formes blanches et vaporeuses des Sènes avançaient. En demi-cercle elles enserrèrent un point où le rideau d’ombre se trouait. Le sol descendit légèrement, dépouillant ses plantes sauvages, sa terre légère, émergeant ses rocs noirs, polis, miroitant sous la lune...

La tierne Sène allait lentement, absorbée par les gestes rituels. Progressivement elle s’éveilla de sa torpeur. Devant elle, l’Elved, avec ses cheveux blonds où la lumière accrue jouait en taches brillantes, se transfigurait. Ses traits prenaient une expression inconnue, différente de l’ordinaire fermeté comme de la rêverie qui tant de fois les détendait... L’incantation évoqua des images insolites. Alors l’attention d’A-hès se fixa.

– ... Ô Bensonia, Signe du Mal impuissant, dont triomphera éternellement l’âme qui monte vers l’invisible divinité, pourquoi la poursuis-tu, alors que Dieu l’appelle, et lui ouvre la connaissance du Bien infini ?... Toi, qui règnes seulement sur les profondeurs, sur les êtres rampants, les éléments aveugles et destructeurs, prétends-tu l’arrêter dans son vol, quand elle monte vers la Lumière ? D’un coup de leur aile resplendissante, la Vierge et son divin Fils protègent l’âme élue, et de nouveau te précipitent. Arrière, Fée du Mal et de l’Obscurité, Mère des désirs troubles, des volontés vaincues. Reçois l’offrande que tu exiges. Mais puisse le rite affreux te satisfaire ! Après... détourne-toi de la céleste route de vérité. Qu’elle soit libre devant les vierges sacrées... Qu’à tous elles montrent la voie. Toi, arrête ta poursuite ténébreuse... Renonce... Fuis !

La voix de l’Elved montait pure, libérée des accents coutumiers, vibrante et chaude. Son visage ne se baissait plus vers la terre, mais se levait vers les étoiles et celles-ci, comme si elles eussent répondu à la voix virginale, se libéraient aussi des voiles que l’astre dissipait en montant au zénith...

Au delà de l’Elved le sol manqua brusquement. À trente pas une nappe d’eau s’étalait au bas d’une rive de granit : le murmure de l’eau dissipa le silence de la lande. L’Elved se retourna.

Les Sènes étaient rassemblées autour d’une table basse, polie comme un miroir sombre, où les étoiles scintillaient étrangement. Une nappe d’or roux y glissa : ann Naved penchée déposait l’adolescente endormie.

Alors de nouveau l’Elved parut tressaillir ; ses deux bras se levèrent, puis son front.

– Ô Toi, reprit-elle, Vierge d’infinie beauté, puisque tu permets le sacrifice, fais que la victime suffise... Le caeth ne doit-il pas être sacrifié pour le penn... la vierge esclave pour...

Devant l’Elved le rite s’interrompit. Toutes les Sènes farouchement se tournaient vers elle. L’Elved sembla sortir d’un rêve, et regarda les vierges Sœurs. Brusquement sa voix reprit l’accent impérieux.

– ... pour toutes les vierges de Korrighwen ! ajouta-t-elle.

Et redressée, non moins farouche, dominant de son bras baissé les formes blanches, elle jeta l’imprécation selon le rite du Sizun :

– À Bensonia, celle dont la faute profanerait l’autel divin !

Puis elle se tourna vers ann Naved.

– Prépare la victime, ordonna-t-elle d’une voix, brève.

Sur la table polie, qui se couvrit de peaux de chèvres, la Sène rousse dévêtit l’esclave. Le corps nu reposa virginal, sans défense. Ann Naved se redressa.

– Appelle le Korrig et le Bouc, dit l’Elved d’une voix sourde, et que les vierges s’apprêtent pour la danse.

La Sène rousse s’éleva sur la table de pierre. Successivement vers les quatre horizons elle lança de sa voix stridente le triple appel :

– Korrig !... Bouc’h !... Korrig !... Bouc’h !... Korrig !...

Quand pour la dernière fois les noms retentirent le nain monstrueux se dressa devant la table, bestial sous les soies raides du sayon et du bonnet de peau. De son bras musculeux il maintenait un bouc énorme aux cornes rutilantes et dont la face de faune, entre la barbiche et le front fuyant, ricanait hideusement.

– Qui appelle le Bouc de Bensonia ?

– Ann Naved !

De la main la Sène montra la vierge étendue.

– Que le sacrifice s’accomplisse. Que le Bouc’h prenne la victime. Que la déesse s’apaise !...

Au delà de la table, tandis que la vierge rousse d’un bond fuyait l’impur contact, un piétinement se fit... des sabots martelèrent le sol. Sur la blancheur virginale un buste puissant, velu, conduit par le nain monstrueux, se cabra, grandit, semblant menacer le ciel, puis s’abattit.

En avant d’A-hès, à demi détournée, les Sènes, le dos à la table sacrée, enlacèrent leurs mains. L’Elved frémissante entonna un chant sourd et entraîna les Sœurs. Emportées dans une giration éperdue les huit saies blanches s’étalèrent au ras du sol comme une girolle géante, brusquement épanouie, au feston de laquelle coulaient des chevelures. Une ronde effrayante encercla le sacrifice monstrueux, et le chant monta sauvage, emplissant la lande d’une vague de terreur, puis lentement décrut...

Rudement le nain ramena le Bouc’h qui chevrotait.

Alors au cri de l’Elved, les Sènes se dispersèrent, courbées, fuyant, semblant glisser entre les bruyères immobiles. Près de la table de pierre où le corps blanc gisait pollué et insensible, il ne resta plus qu’ann Naved...

L’Elved, la tête baissée, le bras tendu pour repousser la vision affreuse, traversait la lande et bondissait, entraînant la tierne qui courait le front droit, cheveux au vent... Les étalons blancs hennirent puis s’approchèrent ; enfourchés d’un saut, bride lâche, ils partirent dans la nuit, livrés à leur instinct...

 

Ils ne ralentirent qu’au long du Toulullan.

Buddic, silencieuse, regardait le firmament qui scintillait dans la pureté des nuits calmes d’Ar-Mor. Près d’elle, A-hès eut un soupir long comme une plainte. Alors sans cesser de regarder le ciel, Buddic se pencha.

– Puisse l’horrible rançon te procurer la paix ! murmura-t-elle.

La tierne se tourna vers elle... étonnée, hésitante. Puis brusquement d’une voix dure :

– Buddic, dit-elle, quel trouble a semblé t’envahir ?... La déesse des songes tourmentés et des pensées maléficieuses réclamait le sacrifice et Korrighwen n’était-elle pas favorable ?... Quel étonnement a donc frappé l’Elved ? Et quel blâme se cachait dans ses gestes, dans sa voix ?

La tête blonde de Buddic se détourna de sa contemplation.

– A-hès, dit-elle, crains-tu que la Sène ne révèle le secret de sa Sœur ?... S’il en est un qui trouble ton esprit, pourquoi ne pas le verser dans le mien ? La souffrance qui s’épanche est soulagée... A-hès ! A-hès ! ajouta-t-elle dans un élan subit, Buddic peut-elle t’aider à supporter un mal... ton mal... le mal d’...

Buddic vit briller sous ses yeux ceux de la tierne. Devant les traits bouleversés elle eut un geste de douleur.

– Que crains-tu ? reprit-t-elle... Peut-être comme toi, A-hès, ta Sœur connaît le trouble... Elle a trouvé la paix.

– Ah ! s’écria la tierne dans un éclat... C’est donc cela !... Ce blâme, ces paroles étranges... Buddic, la hautaine Buddic, la Sène inaccessible, l’Elved préférée de Korrighwen, l’impassible, l’indomptable... Buddic aime !

A-hès avait saisi le bras de sa compagne, et sourdement, le front bas :

– L’Elved ne sait donc plus la peine... La Sène qui perd sa chasteté doit être déchirée... déchirée par ses Sœurs... par ann Naved !... Ne sens-tu pas ses bras qui pèsent sur les tiens et t’emportent ? ... ann Naved que toi-même désignas... Oh ! Celle à qui toutes obéissent, la première après la tierne. Celle qui sait les secrets de l’Énez, la Gale antique, plus noble que toutes... l’Elved ! Condamnée, guettée, étouffée au bord des pierres par celles à qui elle commande !... Ah ! Ah ! Ah !

Sous l’empire d’une passion croissante, A-hès frénétiquement se penchait vers l’Elved. Celle-ci la regardait dans la sérénité d’une paix suprême.

– Elle ne se trouble pas ! reprit la tierne en s’écartant... Se flatte-t-elle de détourner son sort ?

– Peut-elle craindre, dit enfin Buddic, la vierge intouchée, sûre de son âme, sûre de sa volonté, pure de toute faute et fière de son cœur ?

– Ah ! dit la tierne en se rejetant avec un geste de douleur. Ah !... Elle n’aime pas ?

Doucement Buddic atteignit la bride entre les mains d’A-hès et attira vers elle le cheval.

– Garde ton secret, tierne splendide, dit-elle. L’instant n’est pas venu... Peut-être domineras-tu le sentiment qui à tes yeux n’est que faiblesse ! Alors tu reprocherais à Buddic la confidence de l’heure de trouble... Mais si la souffrance que seul ton cœur s’impose était trop forte, Buddic te dit : – Oui, sûre de son cœur et de sa chasteté, Buddic aime... Elle aime immensément et ne craint plus.

Fébrilement la tierne arracha sa bride. Elle eut un mouvement pour fuir. Puis sautant à terre, elle disparut entre les pierres.

Buddic pensive se laissa glisser de la fourrure tigrée.

Autour d’elle la lande du Crom, avec sa terre noire et son air lumineux, s’étendait, piquée de ses pierres familières. Sur la bruyère immobile aucun souffle ne troublait la paix nocturne. Buddic s’avança d’un pas tranquille. Et les formes habituelles qui se tendaient à son approche murmuraient la soumission en reconnaissant l’Elved maîtresse des landes et de la mer.

À dix pas Buddic aperçut le Trilithe de Bel.

Sur la table haute, A-hès était assise, la tête contre un genou, écrasée, abattue, infime dans la nuit immense et calme. Elle parlait en phrases qui parvenaient saccadées, coupées de longs silences.

– Elle aime !... Elle aime et son âme est paisible ! Quel est donc cet amour, supérieur comme un orgueil de vierge ?... Ah ! fit-elle en se dressant... Est-ce lui qu’elle aime et auquel elle renonce... par crainte ?

Mais de nouveau la tête altière disparut, plus basse sous la longue chevelure, et les mots reprirent, lassés.

– Par crainte !... Non, non... Buddic ne connaît pas la crainte... Elle cache un secret inconnu, plus fort que les pierres, les herbes et les paroles... Et je l’ai repoussée !

Buddic attentive l’entendit répéter l’incantation sur la lande criminelle.

– ... Tandis qu’elle monte vers le dieu tout puissant, Toi, qui règnes seulement sur les profondeurs, les êtres rampants, les éléments aveugles, prétends-tu l’arrêter dans son vol ?... Elle parlait comme ces prêtres du dieu chrétien, ces prêtres ignorants, aveugles, qui ne distinguent point entre les âmes...

La tierne aperçut Buddic immobile au pied du Trilithe. Alors brusquement son cœur se fondit... Elle se coucha sur la pierre, suppliant à mi-voix.

– Buddic ! Buddic !... Peut-être la tierne souffre-t-elle ce que toi-même souffris !... En vérité ! Le mois passé, dans nos courses par la mer et la lande, n’avouais-tu pas ce trouble qui, seule, maintenant l’égare... Buddic ! La tierne est supérieure !... La tierne est orgueilleuse... Dis ! Quel est cet amour qui brille au front sans brûler l’âme, qui garde les vierges chastes et laisse en paix la volonté ?

Au pied de l’autel, Buddic, d’un geste calme, posa un doigt sur ses lèvres tendues. Sous le dolmen, entre les deux men-hirs 56, une longue saie blanche s’avançait. La tierne redressée, impérieuse, la reconnut.

– Est-ce l’eubage qui surprend les secrets du Collège ?

Ar’eren leva vers la tierne son front ceint du feuillage sacré.

– Non, tierne royale et respectée. L’eubage ferme l’oreille aux voix qui viennent de la lande. Mais celles qui parlent sur la table de Bel, dont il a la garde, pourraient être entendues... Toi, vierge sacrée, écoute la voix infime de l’eubage... Peut-être connaîtras-tu ce qu’aucun, pas même le Coëfi, ne veut te dire...

L’eubage s’interrompit. A-hès se pencha.

– Parle.

– En quittant Mona, Kaer Huvreal a juré sur la table d’Ésus de t’obéir en tout pour la conservation d’Ésus et de la race... Et voici que des temps nouveaux s’annoncent. Corentin le cénobite est revenu à Kemper Odet, la ville du roi Gralon, ton père. Ses vacies l’ont consacré évêque pour le pays corisopite ; le roi lui a donné son palais et sa ville. Il va poursuivre la religion d’Ésus...

– Qu’a dit le Coëfi ?

– Ce qu’il t’a dit déjà : « Le sang humain n’est point agréable à Ésus. » Et cependant peut-être le sang devra couler... Le druide est gardien de l’esprit : la tierne a charge de la race... Que la tierne se serve de l’aide qu’a envoyée Mona... En tout Huvreal obéira.

A-hès, les yeux fixés sur l’eubage, attendait, pressentant la pensée secrète retenue sur ses lèvres. Mais Ar’eren se tut.

– Demain, dit-elle, les portes d’Ys s’ouvriront devant le roi Gralon et devant Corentin. Mais tout le zèle de l’évêque se brisera sur le Sizun... Toi, dis-moi pourquoi le penn qui devait assister la tierne s’est écarté et de sa ville... et d’elle ?

Vivement Ar’eren s’approcha de la table de Bel. Il tendit vers la tierne les bras et le visage, suppliant :

– Ne sait-il pas que tu es la vierge sacrée, l’inviolable ? Nul ne peut t’approcher... Le Coëfi lui a fait jurer aussi de s’éloigner...

D’un bond dément la tierne Sène atteignit le sol et disparut. Puis comme un trait de feu, un cheval blanc passa, frôlant le Dol-Men silencieux... Buddic entendit un long sanglot qui fuyait par la lande.

Alors la tête haute, elle courut vers le ti du Crom, et par l’embrasure ouverte sur la falaise, jusqu’à l’aube, elle aspira à longs traits l’air embaumé, enivrant, qui montait de la plaine.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE V

 

 

Au Pen-harn, plus près du Van que de Plou-Marc’h, la Digue d’Ys, rocheuse, se détachait du Sizun. Elle montait vers le nord, écartant la mer de la plaine, éboulis monstrueux tombé de la falaise et rebloqué par l’eau. Les premiers bâtisseurs du Penn ar Bed l’avaient jointée de rocs et Rome, de ciment. Sous ce rempart digne du Raz, du Van et de la Chèvre le rude plou gaël avait ouvert son port et creusé son chenal. Adossé à sa muraille de mer, étagé aux gradins descendant vers la plaine, il s’était enrichi, poli, éclairé sous la main romaine. Dans son assise et sa cuirasse de roc, la ville civilisée avait mis sur le fonds de granit aux veines de ciment, une éclatante palette de murs polychromes.

À ses pieds, sous le soleil de mi-août, achevaient de sécher les arcs de verdure et de fleurs sous lesquels, acclamés tout au long du domaine par les taeog de Nijal, le roi chrétien Gralon, suivi de Corentin, l’évêque, était entré à Ys.

Et Ys la gallo-romaine, si voluptueusement enchâssée dans ses digues, si belle et opulente que lorsque la capitale des Francs s’édifiera la langue d’Ar-Mor ne la nommera que Par-Ys – presque Ys – n’avait pas fait moindre accueil à son Roi.

 

Gralon – Grad’lon Meur – avait franchi la grande voûte de granit, terme de la route de César, fier et enthousiaste, vibrant, livrant au vent sa barbe grise, attentif et changeant.

Depuis dix ans, fixé à Kemper Odet, occupé des tierns turbulents et du Franc envahisseur, il n’avait guère dépassé la forêt du Hom, généreuse à ses chasses. Et la ville, délaissée par son roi, s’était parée merveilleusement sous la main de la tierne.

Derrière la porte, elle montait fastueusement avec ses tis, clos et ouverts à la fois, mélange de la teulu fermée au vent et à la pluie, et de l’atrium avide d’air et de lumière. Les dallages clairs, les ciments colorés, les céramiques brillantes, les marbres lucides, les tuiles pourpres et les bardeaux dorés étalaient sur la grise pierre du Sizun les reflets de Rome et de Pompéi.

A-hès chevauchait par la rue dallée, sans barde ni compagne, éblouissante aussi de richesse, rivalisant de beauté avec sa ville, et le regard du roi allait de la cité à la tierne, ébloui de splendeur, brillant d’orgueil paternel. Tous deux, roi et tierne, parlant de père à fille, oubliaient les soucis, les périls, l’envie, les haines ou les intrigues qui font cortège aux rois... Ils oubliaient aussi Corentin, qui chevauchait derrière eux, en avant des markhoks royaux.

Le « dominus » luttait contre une indignation croissante. Jeté de la forêt et des fontaines du Plou Modiern, des maisons de bois ou de pierre sombre de Kemper Odet à la vue de cette cité ornée comme une femme prostituée, il la regardait étaler audacieusement les dépouilles pillées aux voiles contraintes de passer sous son bord. Et ses regards de flamme, tombant sur la ville fastueuse, pirate, cynique, semblaient vouloir la consumer.

À son côté, Gwénolé, fait à d’autres images allait, sans étonnement, à pied, baz en main, attentif seulement au cheval de l’évêque et à son impatience des insolites pressions de la main pacifique.

Mais lui-même, en arrivant au sommet de la ville, eut un geste de stupeur.

Au fond de la place étroite, touchant la digue, s’élevait le ti royal. Il montait comme un bloc de couleurs qui semblait prolonger le ciel et le rattacher sur la terre. Durant des années, des mains expertes avaient vidé les meilleures carrières du Konk Léon et de la Chav’r : leurs pierres bleues s’étageaient sur les hauts rocs, en oppidum rectangulaire, coupé à cinq toises du sol par la terrasse latine. Trois des quatre angles se gardaient formidablement de tours d’un bleu plus sombre sur des assises de verre laiteux : le dernier, en lice haute, barrait le port.

Au porche, une autre garde veillait, qui mit le comble à la sainte colère de l’évêque. Griffes érigées et crocs tendus, un dragon d’or, réplique fidèle de l’étrave du vaisseau de la tierne, allongeait son double corps de part et d’autre sur les portants. Sa tête, d’un rouge translucide, menaçait si près que lorsque Corentin passa, l’infula 57 haute, le symbole d’Ésus manqua la jeter bas...

 

Depuis une semaine, Gralon résidait dans la ville, et l’évêque parcourait les rues et la plaine sans pouvoir joindre utilement le roi : occupé de mille soins, entouré, obéi, Dralon se trouvait plus roi qu’il l’avait pu rêver.

Ce matin-là, A-hès l’entraîna par la route du Pen-barn et du Van, avec Guziek et un markhok. Et longuement les femmes d’Ys et les yeux de la plaine purent voir l’étalon blanc suivre pour la première fois la piste désolée où seuls erraient les Cambriens...

À cent toises, le ti gaëlique se découpa, sombre, roide, déchiquetant l’horizon calme de ses arêtes inachevées. A-hès subitement tourna son étalon de flanc, barrant la piste.

Devant elle Huvreal, suivi du barde et de l’eubage, franchissait les derniers rocs du chantier.

La tête tournée à demi, le regard embrumé sous les nattes, la tierne le laissa approcher. Il venait sans autres armes qu’un long couteau au manche d’argent gainé dans une peau blanche. De son pas long et souple, bientôt il eut devancé Araok et l’eubage. À vingt pas, A-hès distingua son visage au teint de femme, ses lèvres rases, les cheveux blonds sous le casque d’argent, les ailes de cygne aux reflets doux. Puis elle croisa son regard bleu, profond comme celui de Buddic. Sa voix grave, timbrée, s’éleva tout près :

– Honneur au roi d’Ar-Mor et à la tierne du Sizun, entendit-elle. Qu’ils reçoivent sous la tente du Gaël, l’eau, le sel, et l’hommage.

Huvreal détachait son arme de sa ceinture.

– Garde tes armes, dit Gralon en arrêtant le penn. Ce qu’a fait la tierne d’Ys est bien fait. Reçois en Ar-Mor l’accueil qu’elle te fit au Sizun... Toi, dis-moi comment le vortigern s’est laissé vaincre...

Le penn tressaillit. Il leva les yeux vers l’horizon du nord, puis son cimier aux ailes blanches baissa comme un oiseau blessé.

– Honte ! Honte, dit-il sourdement, à celui qui appela le Saxon pour triompher des Pictes et des Scots et compta sur sa foi. Il avait juré de partir après le partage du butin, et depuis deux siècles de lunes 58 le Breton doit défendre son foyer... Les ch’lans se battent seuls et le Saxon combat flanc contre flanc...

– Nul ne vous a donc enseigné d’autres guerres ? interrogea Gralon avec feu.

– Depuis dix ans Myrdinn, le roi des bardes, parcourait les campagnes, chantant la guerre sacrée... Il a fait lever le vortigern Guletik... À sa voix, les ch’lans se sont rassemblés et ont vaincu. Mais le Saxon a appelé d’autres tribus. Elles sont venues si nombreuses de Germanie que la rive de Kent se cachait sous les voiles... Myrdinn voulait que les ch’lans attendissent, même qu’on appelât les Pictes et les Scotts. Mais Guletik a écouté d’autres voix... Les hommes du sud, ceux du nord et ceux de l’ouest ont attaqué séparément... Les ch’lans ont été dispersés comme la poussière au vent... Le Saxon a traversé jusqu’à la mer d’Erin.

Le penn s’arrêta un instant, puis regardant le roi en face.

– Myrdinn erre par la campagne : le mal sacré 59 le pousse, le vortigern se cache... Mais le Gaël ne peut mourir. Gloire à ceux qui ont conquis le Gwynfidd ! Qu’ils aillent dans la sérénité, et que Taliésin, sous les pommiers du verger merveilleux 60, leur verse la béatitude !...

Huvreal parlait, ne regardant plus que les lointains, oubliant les horizons nouveaux, l’exil, les hôtes même.

– Toi, n’es-tu pas le tiern de Mona ? demanda Gralon.

À la voix vibrante, le penn tressaillit.

– De Mona, affirma-t-il.

Le roi se dressa, l’œil en feu sous le sourcil épais.

– De Mona, l’île druidique ?...

– De Mona, l’île gaële, dit à côté de lui la voix ferme de la tierne... Et la loi kymrique dit : « Tue l’étranger. Mais si tu le fais esclave, donne-lui une place dans ta maison. Si tu le fais libre, donne-lui des armes. Si tu veux l’honorer, laisse-lui sa coutume... » La coutume de celui-ci, roi Gralon, est celle du Sizun.

Le roi leva les yeux. Devant lui le front de sa fille se dressait fier, presque rebelle. Du bras dans une courbe étrange, elle montrait l’Énez Sizun. Alors le regard de Gralon, troublé subitement, revint vers la tierne. Au bandeau princier levé sous le soleil, trois opales nobles, pendant sur une rouelle de diamants, jetaient leurs feux laiteux dans une irisation éblouissante.

– Sizun !... la rouelle de Korrighwen !... Et la Triade, murmura Gralon en tressaillant.

Alors, rêveur, il s’adressa au penn.

– Gaël ! Contre quels ennemis élèves-tu ce ti ?

Le jeune penn décrivit du bras un cercle qui embrassait tout l’horizon.

– De quel ciel ne peut venir l’ennemi ? Quand le dernier Breton sera chassé d’Albion, le Sizun, le Penn ar Bed, l’Ar-Mor doivent être libres. Le ti cambrien appartient à la tierne. Qu’elle y défende la terre primitive avec nos bras.

– Est-ce le Saxon que tu crains ? insista le roi.

Fièrement le penn se tourna vers la forteresse déjà haute.

– Ni le Saxon, ni le Franc, dit-il en frappant sur la poignée de son glaive. Ici le Gaël est vainqueur. Mais il doit le rester. Il le sera toujours s’il demeure fidèle à son roi, comme son roi à sa race...

Le roi se pencha, autoritaire :

– Et toi, Gaël, à ton foyer, conserves-tu les mœurs de tes pères ? Où est ta femme ? Où sont tes fils ?

Sous le regard flambant du roi, le penn oscilla comme un jeune chêne dans la tempête.

– Le penn n’a plus de foyer. Quand son ti sera fort, il n’abritera que des hommes... Kaer Huvreal mourra dernier tiern de Mona...

Gralon, immobile, l’œil encore embrasé, contempla longuement les traits troublés du jeune chef. Puis soudain, son regard dévia vers A-hès, soupçonneux.

Alors la tierne, d’un mouvement brusque, s’écarta. Le buste souple sur la housse tigrée, conduisant son étalon blanc de ses genoux nus sous la braie courte, elle l’amena vers Araok, assis à quelques pas.

– Chante ce que tu chantais sur les roches du Némède...

D’un bond, le barde fut debout sur le roc, la cruit en mains, la face inspirée...

À mesure qu’il chantait, la tête grise du roi, nue sous le cercle de métal mince, se tournait vers la mer. Le regard d’A-hès ne quitta plus le cimier aux ailes blanches baissé vers le sol.

Quand le barde se tut, deux longues larmes coulaient sur les joues de Gralon.

Alors A-hès frémissante lentement fit glisser l’un des serpents d’or enroulés à son bras. Elle éleva le joyau, agitant trois disques qui pendaient aux crocs de la bête symbolique. Puis rangeant son cheval contre le roc, penchée vers le barde :

– C’est le bracelet du Korrig, dit-elle d’une voix brève que seul Araok entendit. À Ys et au Sizun, les portes s’ouvrent devant lui : les barques, les tis et les teulus font place à leur table... Le premier disque enchaîne à la terre, le deuxième à la race, le troisième à la tierne. Qui passe l’or du Korrig à son bras accepte les trois chaînes et sert la tierne près de son maître... Le Korrig tue qui s’en défait...

Un instant Araok se raidit : ses yeux farouches jetèrent deux éclairs, l’un vers Huvreal, l’autre vers la tierne ; puis d’un geste brusque il arracha le poignard pendu à sa ceinture. A-hès vit dans sa main une lame brisée, qui partit comme un trait sous le soleil et disparut derrière l’arête de la falaise ; l’autre main, tendue, saisit au vol le présent royal... Et la cruit, en sons vainqueurs, se remit à vibrer :

 

     Quel feu embrase le cœur du guerrier ?

     Quelle force a pénétré son bras ?

     Les bardes chantent ! Les glaives brillent !

 

     En avant les arbres se penchent,

     Moissons et pierres s’inclinent,

     Et sur la mer les flots s’apaisent.

 

     La science de Korrighwen enflamme son regard.

     Son esprit domine la force d’Hu-Beli.

     La fille du Kymri a passé ! Qui résiste à sa voix ?

 

L’or du Korrig étincelait devant les cordes ; A-hès écarta son cheval du rocher. Comme une caresse longue, le flanc de l’animal frôla le bras nu du penn ; les épaules baissées se relevèrent. Huvreal fit un pas.

– Tierne ! Où sont allés tes vaisseaux aux têtes de dragons ? Veux-tu un chef pour les conduire ?... Ah ! Jamais sang ne sera versé avec plus de joie...

– Descendras-tu à Ys ?

– Commande ! Huvreal obéit...

Le roi Gralon se rapprochait.

– Penn, fils de Mona, dit-il, que bénis soient le génie de la race et le dieu qui ont ici conduit tes ch’lans... La tierne, en t’honorant, a bien fait.

Quand Gralon et A-hès abordèrent la descente du Pen-barn, au Van, trois hommes immobiles regardaient encore les chevaux lointains, Enfin Huvreal revint vers le chantier, murmurant :

– ... La fille du Kymri a passé ! Qui résiste à sa voix ?...

La tierne descendait la pente raide, observant le front paternel redressé par une ardeur secrète. Le chemin verdoyait, effaçant le souvenir de la falaise rase. Dans un coude Ys apparut, baignée de soleil : une traînée de couleur s’étala devant les yeux du roi, puis les tours de granit bleu se profilèrent sur l’eau emprisonnée. Au delà du port une voile blanche, tirant à plein sur sa vergue dorée, passa au ras des pierres.

– Où va ton navire, Da-hut ? demanda joyeusement le roi.

– Chaque jour il explore la mer. Les barques doivent revenir bientôt... Chaque nuit aussi, ajouta-t-elle, quand la mer est tranquille, Ys doit connaître ses ennemis...

– Ys est imprenable, dit le roi.

La tierne regarda l’horizon qui vers l’ouest s’élargissait dans la nappe immense de l’Océan, entre les falaises menaçantes.

– Le Kanol, oui, dit-elle avec orgueil...

Puis, indiquant la plaine :

– Mais de là est toujours venu l’étranger.

Elle montrait le marais indéfini, les contours montant en insensible pente de la Chav’r, au Plou Modiern et au Menez, et tout près, les digues romaines intérieures qui bordaient le domaine de Nijal.

– Celles-ci, dit-elle, me gardent de lui.

Gralon dressa sa tête grise, subitement sévère.

– Fille, dit-il, là, c’est moi qui règne.

Les chevaux avaient atteint la plaine. Vers l’est se déroula l’immense muraille du Sizun. À un mille, au pied du Crom, la barrière du ti de Nijal se développa avec ses arbres clairs, sa campagne dorée. A-hès indiqua le domaine chrétien.

– Père, fit la tierne, ne laisse pas ceux-ci mettre la main sur le bandeau royal...

Puis elle montra les roches du Toulullan, toutes proches.

– Ta fille Da-hut a contenu ceux-là, fit-elle.

– Da-hut, dit le roi en retenant son cheval, ce Dieu chrétien est tout-puissant sur la terre et les hommes. Ses prêtres enseignent le respect de César, des rois, des tierns...

L’étalon blanc, à l’oblique, vint toucher le flanc du cheval royal. A-hès se pencha sous le visage paternel, fascinante :

– Père ! Peuvent-ils changer mes landes, mes pierres, mon âme, qui est aussi la tienne ?... Honore-les... Tout homme qui parle de la divinité a droit d’être écouté. Mais ici tout homme doit obéir à la tierne, et au Roi. Les Druides ont voulu dominer : les tiern des campagnes, les vergobreiths des villes, les brenns 61 les ont brisés...

Gralon regarda avec orgueil le front pur et volontaire. Sa main puissante caressa les nattes brunes, lourdes comme des plantes de mer ; puis, l’œil fasciné par les opales éclatantes :

– Déesse de toutes sciences, élève préférée de Taliésin et d’Ogmius, dit-il en souriant, fille du Kymri vainqueur, quand cette tête de vierge ceindra le cercle d’or, de même elle devra écouter les prêtres dont la sagesse et la puissance contiennent les peuples.

A-hès se redressa. Elle montra la ville que le chemin abordait.

– Celui-ci, fit-elle, se contient par la guerre et l’opulence. Seuls les hommes supérieurs se guident par la beauté.

Le roi pesa sur sa bride.

Mais à ses côtés, A-hès s’était détournée, calme comme si elle voyait un spectacle attendu.

À quelques pas, devant un monument riche, au dallage éclatant et terni, aux murs forts et moussus, au faîte lourd et lépré de lichen, l’évêque Corentin se tenait, droit comme le bâton de sa crosse pastorale ; son visage ras s’embrasait de la colère sacrée qui depuis des jours ne l’abandonnait plus. Il inclinait sa crosse vers l’église délaissée.

– Roi chrétien, s’écria-t-il, vois, vois l’église du Sauveur. L’herbe en couvre les dalles, la mousse ronge ses murs. Et c’est la seule de la cité sans Dieu. Depuis quel temps un homme en franchit-il le seuil ?

Corentin, l’âme simple penchée sur le peuple fruste, homme pitoyable, tentait vainement de maîtriser son cœur.

Gralon regarda les toits, les murs, les dalles, les degrés de marbre reconquis par la sauvagerie, telle l’âme éloignée du pasteur. Il regarda l’évêque surtout ; puis assombri, se tourna vers la tierne.

Celle-ci, impassible, le front haut sous les pierres frivoles, laissa passer le blâme. Et forçant son cheval à monter les degrés, elle franchit la crosse qui se tendait sans rigueur. Du seuil, sans entrer, elle repoussa la porte du temple chrétien.

Le sanctuaire apparut, enchâssé de métaux précieux. La nef était parée. Entre les fleurs les plus belles, au-dessus des lins ouvrés, la Croix s’inondait de soleil.

Le roi chrétien sursauta, et les bras tendus vers le ciel prit l’humilité liturgique... A-hès redescendait les degrés. Elle s’arrêta devant l’évêque qui la contemplait avec des yeux d’admiration et de bonté, désarmé.

– Évêque, dit-elle, où donc aurait prié le roi Gralon, si la tierne n’avait paré l’autel ?

– Le corps est pur, l’âme splendide, murmura l’évêque. Pourquoi le front est-il si fier ?... Femme comblée des dons divins, pourquoi ta ville et sa tierne se détournent-elles de la parole de vérité ?

La vierge fière promena un long regard sur l’alentour, puis elle se dirigea vers un bassin de marbre, vestige païen auprès du temple converti. Longtemps sous les yeux de l’évêque immobile elle se pencha, contempla son image dans les reflets éteints ; enfin elle eut un soupir qui s’acheva en plainte.

– Fondra-t-elle le granit du Sizun ?

L’évêque soudain parut immense.

– Oui, oui, s’écria-t-il. Comme l’eau dissout le sel qu’elle a touché.

A-hès jeta sur l’évêque, dont les yeux flambaient sous le bonnet mitré, un regard d’étonnement.

– Suis-moi, évêque, dit-elle.

D’un signe elle congédia sa suite. Guziek céda sa monture. Suivie de Gralon et de l’évêque, la tierne silencieusement prit la voie romaine... Elle pénétra au ti chrétien.

 

À son approche toutes grandes s’étaient ouvertes les portes des enceintes. A-hès se vit au sein des fleurs embaumées que les femmes de Cambrie apportaient. Par brassées rapides elle reçut les roses éclatantes, les jasmins odorants, les fleurs en grappe, les fleurs solitaires, puis elle les repoussa toutes au bras de Nijal, et d’un mouvement bref  elle atteignit une touffe de verveine géante, Alors redressée, la grappe splendide en main, elle regarda profondément Nijal.

– Mène-nous vers Gwénolé, ordonna-t-elle.

Sous la verdure touffue, Nijal vainement chercha le diacre à ses places coutumières. L’eau qui courait à la vasque animait seule la solitude. A-hès suivait le markhok avec une expression dure au fond des yeux. Nijal une dernière fois revint.

– Va le chercher au pied du Crom, dit-elle.

Devant Gralon et Corentin attentifs, Nijal reparut, précédant Gwénolé. Le diacre s’arrêta : les deux mains et la tempe appuyées sur son baz il regardait la tierne ; et lentement il fléchit le genou.

– Ô tierne puissante par le rang, plus encore par l’esprit, est-ce la paix de l’âme, l’éternelle nourriture de la foi qui t’attirent vers l’humble solitude ?

À la fois Gralon et Corentin se penchèrent vers la tierne immobile. Elle, sans se détourner, enveloppa le front baissé du diacre d’un regard assombri.

– L’homme de la plaine, dit-elle enfin, a appelé au pied de la falaise.

Devant les trois hommes muets d’étonnement, le diacre vivement leva la tête.

– Et la falaise a entendu, s’écria-t-il. A-hès ! A-hès ! A-hès ! Vierge élue pour la gloire du Sauveur, quelle falaise est assez haute, assez abrupte, assez sauvage pour arrêter la voix de Dieu ?... Oui, l’homme de Dieu a appelé au pied de la falaise, et la falaise a entendu...

Insensiblement, comme attiré, l’étalon blanc se rapprochait du diacre.

– Ainsi, entendit Gwénolé, c’est toi qu’elle a écouté, toi, qui as détruit le feu qui la dévorait, toi...

– À ma voix, interrompit le diacre, le Crom infranchissable s’est abaissé.

Puis s’approchant d’A-hès :

– Et demain, si tu le veux, l’homme de Dieu appellera au pied du Van. Un signe, un seul, tierne respectée, suppliée à genoux comme on approche le lieu saint... permets, accepte, approuve... devant l’auteur de tes jours, devant le premier évêque de ta terre...

A-hès reculait, une expression folle aux yeux. Sous sa main crispée, l’étalon blanc plia sur les jarrets, battant l’air de la tête.

Puis les trois hommes et Gwénolé, toujours agenouillé, virent la tierne loin du cheval abandonné. Elle était debout près de la vasque, haute sur le roc arrondi. La tête rejetée, les nattes défaites, elle égrenait de ses deux mains levées les épis de verveine. La vasque s’emplit des fleurs symboliques, qui s’en allaient épanouies, vivantes au contact de l’eau vivifiante.

– Comme les fleurs sacrées dont elle avait la garde, l’âme de l’Elved s’est divisée... Ô Korrighwen, vierge implacable, dis-moi ta volonté...

Devant la Sène qui se révélait fatidique, méprisante du mystère, Corentin se signa, puis, descendant de cheval, il se dirigea vers la vasque, la droite tendue. Mais Gwénolé le devançant étendit la croix du baz au-dessus des fleurs éparses. Lentement devant la tierne toutes se rassemblèrent sous le symbole sauveur.

– Regarde, fit Gwénolé en montrant la grappe reformée à la surface de l’eau.

Et recueillant pieusement les fleurs, il les remit à Nijal.

– Et voici, ajouta-t-il, celui à qui Dieu les confie.

A-hès se retourna vers le markhok chrétien, le regarda un instant, puis, assombrie de nouveau, elle passa près du diacre, plongeant son regard dans le sien.

– Seul, dit-elle, Gwénolé pouvait avoir semblable audace... Prends donc l’Elved. Mais tu connais la loi de l’île : défends-la...

Elle s’interrompit, hésita, et avec un soupir :

– On dit, murmura-t-elle, que Patrik osa pénétrer dans Mona...

Mais, comme Gwénolé se redressait, un son lointain, mugissant, profond, traversa l’air, répercuté longuement... Alors A-hès leva la tête. Ses traits subitement s’éclairèrent. Elle bondit et légèrement atteignit sa monture.

– Les trompes ! Les trompes ! s’écria-t-elle. Les barques rentrent : c’est le chant de victoire. Aux digues ! Tous ! Aux digues !...

Follement l’étalon blanc dévala par la futaie. Le galop s’assourdit sous les arbres, puis il sonna lointain sur les dalles de la route.

– Aux digues, tous... aux digues !

L’appel s’affaiblit.

La campagne et au loin la cité déserte de ses hommes s’emplit de courses éparses qui montaient vers la mer. Il n’y eut plus dans la plaine silencieuse que Gralon, l’évêque et le diacre, qui, entre eux, dressait son front vainqueur.

 

Ys, illuminée, embrasait le ciel de ses feux.

Et dans la salle du ti, sur les porphyres, les jaspes et les marbres du dallage, la table de granit poli, en forme de trilithe couché, couverte à profusion, fêtait le retour des barques pillardes et victorieuses.

Tous les penn des dragons étaient là. Ils étalaient devant leur tierne et devant Gralon leur puissance de mâles sauvages, aux muscles dressés à la plus rude école, au sang perpétuellement  fouetté par la mer et le vent, aux appétits voraces, aux audaces de la race qui ne connaît pas la crainte de la mort 62.

Au centre, sur son trône fait d’un bloc de cristal, près de Gralon dans sa curule d’or, A-hès tenait cette assemblée de Walhal, seule femme avec Buddic.

Elle étincelait sous le feu de cent mèches noyées dans les blocs de cire et leurs coupes de cuivre. À son front, à ses bras, sur son sein, et dans la chevelure prodigue, les pierres aimées et les perles favorites ruisselaient, baignant ses gestes d’une rivière de feux. Lumière inépuisable qui aurait terni des teints moins éclatants ! Dans cette mer d’effluves qui avivaient ses yeux profonds, le sien transparaissait, immaculé comme un marbre sous des gemmes.

Buddic, elle, dans la splendeur de sa chevelure blonde aux ondulations infinies, n’avait demandé sa parure de fête qu’à l’or vierge et aux fleurs. La terre de Nijal avait donné pour elle ses couleurs, ses formes les plus pures. Et roi de toutes ces corolles veloutées, son visage aux regards d’aigue et de pervenche s’épanouissait comme dans une vasque de blancheur.

Toutes deux assistaient, également vibrantes et diverses, au repas gigantesque.

Buddic laissait sa rêverie voiler la salle et retracer les images amies dont elle était éloignée : celles de Nijal, markhok des moissons jaunes et des fleurs enivrantes, de Gwénolé, le pasteur des eaux et des bois attentifs, de Corentin, le prêtre évêque, avec sa mitre de pureté et sa parole de feu. Et, pour elle seule, la paix des ombrages délicieux régnait sur cette salle tumultueusement emplie d’instincts féroces.

A-hès, depuis l’instant où elle avait pris place, les pieds longuement glissés dans les fourrures blanches, regardait Kaer Huvreal, assis à dix pas d’elle, au premier rang...

La stature longue du Breton, ses traits fermes, son visage impassible tranchaient sur les formes puissantes et rudes des chefs de barque comme un diamant taillé sur des cangues. Et le penn, droit dans sa jaque de fer bruni, le bras enserrant la poignée d’argent d’un glaive immense, gardé par un Cambrien gigantesque, qui tenait son trifenn, ne quittait pas l’attitude du convive imposé et qui redoute. Il repoussait les plats, les outres, les vases géants et s’absorbait dans la contemplation des laitages et des paniers de fruits que seuls, de son geste long, il attirait près de sa corne de cervoise. Il demeurait inattentif aux vociférations rudes, au chant des bardes de Guziek, comme aux clameurs du monstre roux, velu comme un renard aux jours d’hivers, qui effroyablement contait près de lui les meurtres hideux, les incendies dévastateurs, les plaintes lugubres, les cris de femme... Une seule fois il avait levé les yeux, quand Araok, penché à son oreille distraite, lui avait parlé du seul sujet auquel s’appliquât sa pensée. Et il avait croisé le regard d’A-hès, aussi lumineux, aussi sombre que le diamant royal, tout noir, solitaire à l’un des doigts où s’appuyait sa tête. Alors ses longs cheveux avaient flotté comme si un vent d’orage eût soufflé par la salle...

Devant les plats épuisés, les chefs de barque, accoudés aux tables, vidèrent plus lentement les cornes intarissables. Un long frisson passa par la salle. Guziek et ses bardes, au son des trompes, imposaient le silence. Des voix rebelles luttèrent quelques instants, puis se turent.

La tierne, assise, parla d’une voix profonde.

– Honneur aux penn qui ont conduit les dragons glorieux !... Honneur et butin à ceux qui ont tué l’étranger et conquis ses richesses !... Pendant deux mois, à ma volonté de tierne, le Gaël et le Kymri, fils de la Mer brumeuse, ont dévasté la côte de la Grande Île, de Vectis 63 à Cornwall. Pas une teulu saxonne n’est demeurée debout. Les barques sont revenues lourdes, rasant le flot. Mais les génies de la Victoire étaient assis sur les dragons des proues, et la mer n’a point tenté de se lever... Honneur à celui qui a mené les barques ! Garo ar Ruz, toi qui comptes vingt-neuf courses de mer, celle-ci est la dernière. Désormais tu seras le Gardien des Digues et le Brenn du Kanol. Chaque barque qui rentre te doit la demi-dîme. Toi, va chercher le butin réservé par la tierne... À tous, Honneur, Richesse et Joies !

Près d’Huvreal, l’homme roux aux épaules énormes se leva. Au seuil de la salle, le cou tendu, sa face de sanglier jeta des ordres. Des caeths poussèrent entre les tables une troupe de femmes jusqu’à la tierne. Les hommes des barques brusquement se levèrent.

Entre Gralon qui la regardait, le front sévère, et Buddic, dont les yeux, dans le cercle de lys et de roses, se détournèrent, la tierne impassible baissa les regards vers la troupe captive qui, serrée, affolée, les bras nus voilant les faces, mettait par la salle une nappe de blondeur. Enfin d’un geste la tierne contint les hommes de proie et, dédaigneusement, reprit :

– Garo ar Ruz a choisi les plus belles. À vous, penn des barques, les filles du Saxon ennemi. Garo ar ruz, partage-les... Garde seulement celle que j’ai désignée.

Une clameur secoua la salle. Au centre les filles captives se serrèrent avec des cris de terreur, les mains cherchant les mains. Puis Garo ar Ruz, appelant les chefs selon le mérite des barques, distribua la proie de rut.

Aux côtés d’A-hès, le roi se pencha, admonestant.

– C’est la coutume des barques. Hu lui-même l’a fondée, dit la tierne. Est-ce toi, roi kymri, qui la dénonces ?

Puis A-hès se leva et franchissant la table royale à l’un des angles, descendit les degrés couverts de peaux blanches...

Seule, une fille au port majestueux, au front pâle comme celui d’une morte, demeurait, le visage enfoui dans une manche de la saie...

A-hès un instant l’observa ; puis de sa main chargée de pierreries, elle releva le front courbé. Un visage splendide se montra sous le masque de honte et de terreur, au teint presque aussi éclatant que celui de la tierne dans une chevelure blonde.

– Garo, dit la tierne, conduis celle-ci au penn Huvreal... au brenn des barques sauvages, car c’est lui qui te succède...

D’un bras le Roux entraîna la fille arc-boutée. Huvreal les regarda venir. Autour de lui les Saxonnes criaient dans les étreintes.

– Brenn des barques et de la Mer sauvage, dit Caro d’une voix qui sonnait comme une conque, celle-ci est le présent de la tierne. Le premier sang de Vectis coule dans ses veines. Prends-la.

A-hès attendait, debout, sur les degrés, pâle sous le fard. Huvreal avait mis la main sur l’épaule frissonnante, et la fille vacillait comme une feuille au vent d’automne. Sous les yeux d’A-hès un colloque eut lieu entre le penn et la captive. Puis brusquement celle-ci s’agenouilla et, saisissant la main abandonnée sur son épaule, la baisa.

Alors les traits bouleversés, la tierne vint à Huvreal.

– Qu’en fais-tu ? demanda-t-elle.

C’est une fille de chef, et un présent de tierne. Ses dieux sont les nôtres. Elle servira les vierges. Je la donne au Sizun.

– Seul, reprit A-hès, d’une voix étrange, celui-là repousse les joies de Bensonia qui a passé sous une volonté autre... Quelle femme a jeté sur toi le maléfice et la faiblesse d’amour ?

Le penn trembla comme sous sa main avait tremblé la femme. Un instant il parut lutter. Puis il se pencha vers la tierne éblouissante, qui se troublait. Et pour elle seule, dans le tumulte de la salle, il murmura :

– Celle-là peut-elle douter qui a porté le charme et enchaîné la force ?

Sur le visage pâli de la tierne, l’éclat revint dans une flamme pourpre. Puis sa voix qui s’éloignait parvint à l’oreille d’Huvreal.

– Malheur ! Malheur à qui porte les yeux sur la

vierge sacrée... Malheur à qui prononce à son oreille les paroles du désir et de la possession ! Malheur ! Malheur à celle qui n’appelle point ses Sœurs et laisse vivre le téméraire !

Au loin A-hès avait repris sa place.

Son beau visage se tourna, apaisé.

Derrière elle, Araok et Guziek, sur deux telens d’argent, chantaient les chants d’amour que doit à toute femme le barde qu’elle invite à chanter.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE VI

 

 

Légère comme une aile, la vapeur matinale planait encore sur les arbres du ti.

Sous les châtaigniers qui s’éclairaient, Gwénolé, assis, se penchait vers Buddic agenouillée. Il écoutait silencieusement. Tout à l’entour, les fleurs qui avaient paré l’Elved au festin des barques, tapissaient le sol, jetées comme une trace de souillure, et ranimées par la fraîcheur, emplissaient l’air de leur parfum revivifié... De son baz, Gwénolé les rassemblait autour de la robe virginale. Et, tandis que la voix de Buddic se coupait de sanglots, sa face à lui s’illuminait comme le jour d’été qui luisait.

– Fille, dit enfin le diacre, le cœur qui déplore la vie passée entre dans la voie divine pour ne la plus quitter... Ainsi, c’est toi, toi, l’Elved, la gardienne sacrée, la plus noble après la tierne que Dieu a touchée de sa grâce ?

– Ta prière, là, chaque jour, sur les roches du Crom, a changé mon esprit. Chaque jour j’écoutais de la grotte du Korrig, et tu soufflais sur ma pensée comme le vent sur la brume. Tu évoquais des êtres inconnus. Mais à ta voix, ils parlent avec l’âme comme des génies bienfaisants.

– Fille, interrompit le diacre, entre Dieu et sa créature, point de génies et point de fées, point de rites ni de paroles magiques... L’amour seulement, l’amour infini comme Lui-même, qui ne vit que dans la vérité. Il emplit la nature ; et les âmes, étincelles merveilleuses tombées de sa Lumière, s’entretiennent avec lui. Toutes, quand Il se penche vers elles, sont attirées par cet amour immense, comme ces eaux qui quelque temps errent sur le sol, puis, sous les feux du soleil, retournent par d’invisibles voies à l’inépuisable source du firmament...

Aux pieds du diacre, la jeune vierge se dressa, une émotion profonde dans ses yeux assombris. Gwénolé la contempla dans un ravissement.

– Ô toi, homme de Dieu, reprit Buddic, dissipe une terreur de mon âme... L’amour de ton Dieu ne peut être jaloux ! Défend-il tout autre ?

Sur le visage lumineux de Gwénolé une lueur passa, vive et fugitive. Puis simplement :

– Fille, Dieu a mis la femme auprès de l’homme pour être sa compagne et son soutien, son guide. Dieu ordonne donc à la femme et à l’homme de s’aimer et de s’unir. Mais leur amour est comme ces notes imparfaites qui précèdent le chant des bardes, et assurent leur voix. Il faut qu’il s’établisse en Dieu. Alors la voix du couple uni pour l’aimer et pour le glorifier est le plus bel hymne que la créature puisse chanter devant Lui sur la terre...

Tandis que Gwénolé parlait, les yeux de Buddic s’emplissaient d’une lueur grandissante comme la lumière de l’aube. Brusquement elle saisit les mains du diacre.

– Ô Gwénolé, dit-elle dans un élan, Gwénolé, esprit de lumière éblouissante, Buddic, l’Elved, vierge inviolable, celle qui doit défendre les Mystères, Buddic aime ton Dieu... Mais Lui acceptera-t-il la Sène parjure ?

– Buddic ne peut être chrétienne, dit gravement le diacre, si elle garde ses chaînes. Dieu ne la veut que comme compagne chrétienne, comme compagne de...

Épouvantée, Buddic se dressait, tendant les mains comme sur la lande nocturne pour repousser l’Esprit des maux.

– ... de Nijal, lança Gwénolé triomphant.

– Ah ! fit Buddic en retombant aux pieds du diacre. Père ! Père ! Quel nom est sorti de tes lèvres ? Les prêtres de ton Dieu, en vérité, voient-ils donc dans les âmes ?... Oh ! Pitié ! Pitié ! Jamais ma bouche n’a prononcé son nom !... Faudra-t-il que de ses propres mains l’Elved se déchire pour échapper à la sentence ?... Oh ! Sera-t-elle vouée à la honte éternelle ?

Le diacre baissa vers le beau visage terrifié la croix du baz.

– Pour tous, Celui-ci, roi des Rois, a accepté la mort ignominieuse de la Judée... Que peut craindre celle qui comme Lui, pour lui, offre sa vie ?

Buddic se recula, le regard vide devant le Crucifié, puis des deux mains elle saisit le baz.

– Oh ! s’écria-t-elle, Dieu qui as pitié et qui écoutes les prières, donne-moi celui que j’aime, et l’Elved sera ta caeth... Puisque tu es puissant, dis-moi par quelle voie te toucher, quels sacrifices pour t’apaiser doit accomplir la Sène... la Sène infidèle pour lui et pour Toi qu’il adore... Mais protège-moi ! Puisque l’Elved ne sera plus l’Elved, il ne faut pas que les Sœurs la déchirent... qu’ann Naved... Oh ! Ann Naved !... fit Buddic comme si une vision d’horreur passait devant ses yeux...

Gwénolé se pencha. Il écoutait ces lèvres parler au Christ la langue d’Ésus et des ancêtres.

– Quelle force, murmura-t-il, chassera jamais les disciples de Taliésin ? Ils ont pris la divinité au cœur des hommes et l’ont faite à leur image, à l’image des lieux que l’homme habite, et dont la ligne jamais ne s’efface à ses yeux... Fille, reprit-il tout haut, tu ne retourneras plus au Crom ni à la grotte du Korrig.

L’angoisse peu à peu s’éloigna des grands yeux de l’Elved, mais une autre inquiétude y passa.

– Où irais-je ?

Gwénolé prit doucement la tête blonde et la tourna. Buddic bondit avec un cri de terreur.

À quelques pas, immobiles sous le feuillage, l’évêque Corentin et Nijal, le visage gravé par l’émotion, regardaient le spectacle vainqueur.

L’évêque s’avança, tendant la droite vers Buddic.

– Non, non, disciple, dit-il à Gwénolé, la grotte où se fit ta plus belle conquête ne peut plus être la grotte du Korrig. Qu’elle soit la grotte de Buddic 64... la grotte de la Victoire !... Et toi, ajouta-t-il en se tournant vers l’Elved, deviens chrétienne comme cette eau qu’elle nous donne.

L’évêque se courbait sur la vasque pacifiante, puisant déjà l’eau du baptême. Mais sur son bras, la main du diacre se posa.

– Pas encore, Domine, dit le diacre.

Et, désignant de la tête Buddic qui, les mains crispées sur un tronc, debout, tendue, regardait Nijal le sourire aux lèvres et la terreur aux yeux.

– Elle est païenne encore, dit-elle. Il faut qu’elle soit unie par l’amour chrétien, et qu’elle voie ses pierres, ses landes, ses plantes, ses sources avec nos yeux... Là-haut, elle resterait païenne et périrait. Ici, Nijal sauvera le corps et l’âme. Toi, Domine, rapproche les seulement dans la pureté de l’Homme de Galilée : une autre mission les appelle...

L’évêque regarda le front haut du diacre, resplendissant de science et de sagacité.

– Béni sois-tu, fils au vrai cœur de prêtre, murmura l’évêque.

Puis Corentin s’avança vers Nijal, qui regardait Buddic en frissonnant, et lui prenant la main, le conduisit jusqu’à l’arbre au pied duquel Buddic, statue vivante de la pudeur, attendait, une expression démente aux yeux.

– Toi, fils chrétien, et toi, vierge catéchumène, soyez unis par le cœur devant Dieu. Plus tard le diacre vous unira pour la vie éternelle... Fils, prononça gravement l’évêque en se tournant vers Nijal, l’homme doit protection et assistance à celle qu’il a choisie. Reçois celle-ci sous ton toit : – Sponsus sponsam accipiat 65 !

– Amen ! fit derrière lui Gwénolé.

Buddic, brusquement, sortit du rêve. Glissant à terre, elle saisit les mains de Nijal.

– Oh ! Nijal ! Nijal !... Vraiment le markhok chrétien ne s’est pas détourné de la Sène parjure, de celle qui s’éloigne des autels antiques, reniant la race indéfinie... Nijal ! Quel est ce feu qui dévore devant lui et ne laisse du passé que des cendres ? J’ai lutté ; j’ai invoqué les Puissances supérieures ; j’ai voulu dresser entre toi et moi des barrières hautes comme le Crom inaccessible, et la parole du diacre a tout abattu, tout dispersé !... Nijal ! Vraiment, elle n’est pas digne du mépris, celle qui renie ses dieux, profane les  signes sacrés et abandonne à Bensonia le ti natal... ?

Le markhok, une larme tremblant sur sa moustache fauve, fermement releva la tête encore parée çà et là des fleurs splendides de sa terre.

– Buddic ! Fleur embaumée de la lande, dit-il, que de fois l’amour immense que Dieu place dans le cœur fidèle s’est exhalé pour toi au pied du Crom ! Que de fois Nijal a prié pour que Dieu lui permît un jour de parer son autel du doux éclat et du parfum discret de la verveine... Tu étais la fleur symbolique, et Il te réclamait. Trésor caché, selon la coutume, aux étangs des Némèdes 66, aucune main ne pouvait te prendre que pour Dieu. Je t’offre à Lui, comme la plus riche offrande. Mon Dieu sera le tien bientôt : en allant à Lui, en dépouillant le rite païen, Buddic se couvre de la gloire chrétienne. Sois donc la compagne, la maîtresse du foyer, celle qui anime, celle qui fait vivre, sois la femme près de l’homme maître de la terre... Buddic, nos âmes nées sous les mêmes cieux, formées aux mêmes images, ne devaient-elles pas s’unir en dépit des obstacles ? Depuis longtemps le même feu les embrasait, et le markhok chrétien, sûr de la tierne, ne souffrait pas de la voir demeurer dans la nuit... Tous, nous entretenions la flamme qui devait la guider... Viens, Buddic, la plus aimée, la seule aimée... Viens : c’est pour toi ces fleurs dont Gwénolé t’a parée cette nuit, et dont la pureté a protégé tes yeux ; c’est pour toi ces moissons, dont Dieu nourrit les hommes sans jamais créer la douleur, la haine des combats et leurs malédictions... Viens ! Entre sous le toit chrétien sans regret, sans terreur.

Nijal doucement relevait Buddic.

Comme une moisson nouvelle donnée par Dieu à ce maître du sol, la chevelure splendide de la vierge se répandit sur sa robuste épaule... Tous deux frissonnèrent longuement.

Une main se posa sur le bras de Nijal.

– Fils, dit Gwénolé d’une voix grave, Dieu exige parfois le sacrifice... même le sacrifice terrible... celui des cœurs qu’il a unis. L’œuvre commence.

Nijal se retourna, la lèvre tremblante.

– En vérité, dit-il... A-hès ?

– A-hès ! affirmèrent ensemble les deux prêtres.

Buddic chancela un instant. Puis elle vint fermement au devant du diacre et de l’évêque.

– Oui, oui, dit-elle. Il faut la sauver... A-hès ! La plus fière des compagnes, la vierge farouche, la Sène impitoyable, mais...

Buddic s’arrêta, regardant tour à tour les trois hommes.

– Pères, et toi, Nijal, l’époux... l’époux, à qui l’on ne doit rien taire... Buddic n’est-elle pas coupable en dévoilant les secrets de l’Elved ?

– Fille, reprit Corentin, ne dévoile les secrets que s’ils permettent de conquérir une âme...

– Deux, fit Gwénolé.

– Oui, deux... peut-être, murmura Buddic, étonnée.

Puis, d’une voix précipitée :

– Pères, reprit-elle, pères, écoutez l’humble Elved, et sans vous offenser jamais de ses paroles. Elle sent son âme rude près des vôtres ; sa bouche ne parle pas la langue de vos cœurs...

– Fille, dit Gwénolé, parle selon le tien. Dieu ne voit-il pas la volonté des hommes, telle qu’elle inspire leurs actes ?

– Ah ! reprit Buddic avec passion. A-hès ! Vierge souveraine, qui saura jamais la lutte qui la déchire ? Sène, elle n’a demandé à la déesse que la force de l’esprit ; tierne, elle ne veut que la soumission des hommes. Elle condamne leur amour comme le brenn punit la lâcheté du guerrier... La vierge qui se donne, à ses yeux, ne mérite que mépris. Et aujourd’hui... aujourd’hui, comme Buddic, elle...

Vers Buddic, Corentin et Nijal anxieusement se penchaient. Elle se tut et cacha son visage dans ses mains. Alors l’homme compatissant aussitôt l’assista.

– Elle aime ! dit Gwénolé. Elle aime Kaer Huvreal. Elle l’a aimé au premier jour. Elle l’aime à en perdre la volonté, l’esprit, la force de l’âme dont elle fait toute sa joie, toute sa vie humaine... Et elle lutte pour étouffer son mal. Elle lutte comme le tiek contre le chancre qui le dévore, cachant son mal, et terrifiée de son progrès.

Le visage de Buddic se redressait, frappé de stupeur.

– Comment sais-tu ? balbutia-t-elle.

Gwénolé eut un geste vague, puis :

– Parle, Buddic... Cette nuit, Kaer Huvreal est venu au festin des barques...

Alors, Buddic d’un trait :

– Oui, et j’espérais encore qu’elle étoufferait son mal. Mais cette nuit Bensonia s’est emparée de son esprit. Quand elle a livré aux penn les filles saxonnes...

– Livré ? interrompit l’évêque. Livré, as-tu dit ?

– Livré, fit simplement Buddic.

– Devant le roi, et devant elle ? Devant toi ?

Buddic leva son regard clair vers l’évêque, puis se détourna rougissante.

– C’est la coutume des barques, dit Gwénolé. Mais elle, elle, qu’a-t-elle fait pour Huvreal ?

– Elle avait désigné la plus belle et la lui a donnée. Ah ! Si le penn avait gardé la fille, A-hès était sauvée...

– Perdue ! jeta Gwénolé vibrant. Perdue ! Elle quittait la voie par laquelle Dieu conduit la femme, et par elle guide l’homme vers le salut... Ah ! Quand le penn a repoussé les joies de Bensonia...

Sous le regard de l’évêque, le diacre s’arrêta baissant le front. Puis radieux :

– Dis... S’est-elle approchée d’Huvreal ? Et lui a-t-elle parlé ?

– Oui.

– Et lui s’est troublé, avouant enfin le secret de son âme ?

– Peut-être fit Buddic. Le penn s’est penché vers elle. J’ai vu A-hès frémir... Puis elle est revenue, sombre, mais la résolution au front... Et Araok et Guziek ont chanté.

– Ils ont chanté ! fit Gwénolé... Et quels chants ? Quels chants ?

– Trois chants d’amour.

– Trois ! s’écria le diacre. C’est elle qui leur demanda de chanter... Ah ! Dieu est vainqueur !

De nouveau les deux hommes, puis Buddic regardèrent Gwénolé.

Le diacre brusquement silencieux levait la tête dans une expression de triomphe. D’un geste fougueux il assura son baz dans sa main.

– Où vas-tu, père ? dit Nijal.

Par une trouée des châtaigniers, au delà d’Ys, entre le ciel et la digue haute, le Van au loin se dressait en lignes vaporeuses. Gwénolé tendit le bras.

– Là ! fit-il.

Nijal bondit. La fière Buddic s’agenouilla.

– Oh ! Père, dit-elle plaintivement. Que deviendront tes enfants quand ceux-ci t’auront frappé ? Par ton amour pour eux, renonce à ton dessein. Le Sizun est sans pitié. Les pierres t’écraseront, les nains t’étoufferont, les mares t’attireront. Si tu franchis les pierres, les nains, les mares, le Raz léchera la falaise pour t’assaillir... Oh ! Que Dieu t’arrête !

Gwénolé bénit ce front qui se levait pour la première prière, puis se tourna vers Corentin.

– Domine, dit-il, bénis ton disciple.

Mais l’évêque lui aussi avait saisi sa crosse.

– Disciple, montre la voie. L’évêque suivra son diacre.

Gwénolé eut un geste de défense. Puis il se courba sur la main de l’apôtre et la baisa. Alors fièrement, précédant Corentin, il descendit la châtaigneraie.

À côté des deux prêtres, Buddic continuait d’implorer. Nijal les suivait. Mais à la lisière du bois, d’un geste Gwénolé les écarta.

– Non ! dit-il. Seuls !

 

Bien avant Ys, Gwénolé et l’évêque quittèrent le chemin de la plaine, et, par Kerisit, à la face de tous, montèrent vers le Sizun.

Sur leur passage, les têtes penchées vers le sol, comme celles qui regardaient la mer, se levaient ; tous les regards suivaient la mitre et la tonsure claire.

Même Ys, indifférente, s’étonna : sur les murs, dans les places, les femmes d’abord se rassemblèrent. Puis aux coiffes se mêlèrent des bonnets d’hommes, et bientôt tout le peuple de la ville se tourna vers la falaise bravée.

De Kerisit à Bremeur, de Bremeur au Pen-harn, du Pen-harn à Cheign-Hass, les yeux suivirent les deux hommes chrétiens qui s’en allaient, l’un, la tête levée et le baz ferme planté sur la terre, l’autre, son bonnet mitré couché vers cet Orient dont il tirait son invisible force. De lande en roc, de roc en lande ils traversèrent le Sizun consacré, comme des envoyés franchissent les retranchements ennemis.

Sans bravade, sans crainte... Et cependant peu à peu une menace effroyable montait de ce sol élu par la terreur.

De la lisière des bois, des flèches sifflèrent, piquant le sol autour d’eux. Les branches sombres, courbées par des mains invisibles, se tendaient comme des bras.

Quand la piste s’engagea entre les alignements de Cheign Hass, ni l’évêque ni le diacre ne ralentirent. Entre les pierres qui tremblaient, se dressaient, s’inclinaient, Gwénolé passa, frôlant des visages hideux.

Sur les rocailles de Keraro, les grands serpents sacrés, gardiens des cairns, rampèrent vers eux, sifflant, dardant, et devant ces hommes dont le pas demeurait égal, les animaux païens glissèrent et disparurent.

Près des mares de Brezellec, une voix, en grands cris brefs, lugubres comme une détresse, hurla à leur oreille...

Les deux hommes chrétiens qui diminuaient dans l’éloignement s’effacèrent derrière la croupe de Brezellec... Au delà la croix du baz, la crosse d’or, la mitre blanche scintillèrent de nouveau, points minuscules dans le soleil.

On les vit descendre le long de la pente douce qui baissait vers le Van...

 

Gwénolé atteignit le chantier.

Partout, près des carrières béantes, derrière les fours, sur le couronnement du ti, les taeogs debout, penchés vers les visiteurs téméraires, attendaient l’ordre de pousser les rocs...

Alors le diacre et l’évêque se séparèrent. Corentin s’éleva sur une roche qui dominait l’abîme et s’agenouilla, priant ce ciel, qui n’avait jamais entendu de prière. D’un pas sûr, Gwénolé contourna la roche et s’arrêta.

À quelques pas Huvreal était debout, immense, le trifenn couché. Dans son visage fixe, tendu par la folie du meurtre, les yeux brillaient impitoyables, et les pennes blanches se gonflaient comme la collerette du totane 67 inquiété.

– Gwénolé ! Le prêtre du Némède chrétien ! fit-il d’une voix rauque... Profanation !

– Gwénolé, prêtre du Christ, dit le diacre, qui vient implorer le dernier fils de Mona, le plus digne, celui qui seul peut sauver Ys et sa tierne !

– Sauver Ys... et sa tierne ! Ah !...

Le trifenn menaçant se releva à demi. Sauvagement la voix du penn reprit :

– Tu sais donc qu’un péril les menace ! Parle... Téméraire qui oses porter sur le Sizun les signes détestés !

– Détestée !... La Croix du Dieu mort pour sauver les hommes. Ah ! Penn de Mona, noble entre les nobles, toi qui n’as quitté la terre natale menacée que pour une mission de sacrifice, examine ton cœur avant de condamner... Et juge Celui-ci, mort pour toi comme pour tous, comme il te jugera toi-même aux portes de son divin Gwynfidd, toi, mort pour sauver la tierne resplendissante... Oui, mort pour la sauver !

Sous les ailes blanches, une stupeur éteignait aux yeux du penn les flammes de la colère. Le diacre continuait.

– Le péril qui menace la tierne !... La tierne d’Ys et de Sizun, la tierne des druides et des chrétiens... ta tierne, penn Huvreal ! Ah ! Il faudrait ignorer l’âme du Coëfi de Mona pour ne pas voir ce péril immense, tout proche, implacable... Connaît-il la pitié, celui qui cette fois a tremblé... Talhead ?

Huvreal, tressaillant, se pencha formidablement vers le chrétien.

– Qui donc es-tu, toi qui connais le nom du Coëfi, que nul ne connaît que les druides du premier rang et le tiern de l’île ?

– Qu’importe, répartit le diacre sans se détourner. Qu’importe si celui-là t’apporte la vie, non pour toi, qui en as fait le sacrifice, mais pour celle aux pieds de qui, de ta main, tu verserais ton sang.

Gwénolé tendit le bras vers le nord puis vers l’est.

– Et si le Coëfi de là t’a envoyé au Coëfi d’ici, toi, son plus ferme soutien, toi, l’espoir des Gaëls de Cambrie, s’il s’est séparé de ton bras, alors que le Saxon avance, c’est qu’un péril immense menace la religion d’Ésus... En quittant l’île sacrée, Penn, n’as-tu pas entendu les paroles d’adieu, celles que le druide prononce à l’oreille du guerrier fort et sacrifié ?... Réponds, tiern gaël, la bouche de Gwénolé ment-elle ?

Dominé, interdit, le penn, les deux mains crispées sur la hampe, fuyait le regard du diacre.

– Alors, reprit Gwénolé après un instant de silence, l’entraînerais-tu, elle, dans cette mort à laquelle nul ne peut te soustraire ? Au nom du peuple de Cambrie, au nom de la gloire de Mona, au nom d’Ésus, il t’en avait donné la garde... Si elle périt, elle qui est la lumière du Penn ar Bed et du peuple gaël, elle aura péri par toi, de ta main, par ton orgueil... Alors, au lieu du front rayonnant du guerrier mort devant le Némède, quel front, penn Huvreal, porteras-tu sur les barques mortuaires quand tu vogueras vers Samhan, le grand Juge ? L’âme du penn reviendra vers Abred... Est-ce la fin du tiern de Mona ?

Huvreal reculait pas à pas, chancelant, pressant son front de son poing frémissant. Gwénolé eut un regard de pitié, mais se contint.

– Oh ! entendit-il... Il redit ce qu’a dit le Coëfi, ce que redisent mes nuits !... En vain j’aurais fait le serment terrible !

Alors farouchement Gwénolé évoqua la formule du serment.

– ... Par les Cieux et la Terre, par les Flots et les Monts, que la foudre de Tarann me broie, que le feu de Bel me consume, que...

– Tais-toi, profanateur !

– Tu t’es lié sans espoir !

– Je mourrai pour elle.

– Elle périra par toi... Orgueil ! Orgueil ! qui veut enchaîner la volonté divine... Ah ! Celui-ci, fit Gwénolé en passant d’un geste rapide sous les regards du penn la croix du baz, a donné à ses prêtres le pouvoir de lier et de délier, dans la vie des hommes et dans l’éternité... Par Lui, tous les périls s’écartent, sauf celui d’orgueil !

D’un geste dément, le penn saisit la manche de Gwénolé.

– Arrière les dieux imposteurs !

Mais subitement sur le bras du diacre, l’étreinte faiblit.

– Connais-tu le péril qui la menace ? demanda le Penn d’une voix sourde.

D’un geste qui embrassait tout le ciel du Sizun de l’Énez et du Kanol sauvage, le diacre fit la réponse.

– Là !... C’est de là qu’il viendra et le ti géant sera sans force contre lui... Que peut-il contre la divinité, et contre...

Les yeux du penn flambèrent, tout près.

– Contre ?

– Contre toi, dit tranquillement Gwénolé.

Dans le visage bouleversé de nouveau, Gwénolé vit passer l’angoisse. Le penn recula.

– Contre moi ? dit-il d’une voix rauque... Mais quel ennemi puis-je être jamais pour elle ?

– Celui qui détruit son esprit, sa puissance, son royaume... qui la livrera à la mort, sans grandeur, sans gloire...

Debout contre le roc, les mains raidies sur la pierre, le trifenn abandonné, Huvreal, livide, haletait. Alors Gwénolé fit un pas vers lui.

– Malheur à ceux qui ont des yeux et ne voient pas. Malheur à ceux dont l’oreille n’entend pas... Toi, tu entends monter ta passion et tu ne sais ni la combattre ni la faire triompher...

Huvreal se jeta vers le diacre.

– Tu ne sais pas, dit-il... Tais-toi : le feu qui me dévore brûle en secret...

– Je sais, dit fermement le diacre, je sais qu’A-hès...

– Tais-toi... fit le penn d’une voix farouche.

– Je sais qu’elle passe dans tes nuits comme elle passe sur les flots et la lande. Je sais que tes yeux ne quittent pas le dragon d’or ou l’étalon blanc quand ils l’ont découvert...

– Tais-toi...

– Je sais qu’enfin, la nuit passée, tu as avoué ta passion.

– Tais-toi donc... Elle est la vierge de...

– De Korrighwen, s’écria Gwénolé... Hé bien ! Toi, sois le Korrig, le Compagnon splendide, qui as épandu la race de par le Monde !...

Et Gwénolé, sûr de sa voie, la face tranquille, regarda la main du penn s’abattre sur sa robe de prêtre.

Les lèvres en prière, sans résister, il se laissa entraîner. Les pieds au roc, le corps tenu au-dessus de l’abîme par la main folle du penn, la face illuminée tournée vers le ciel qui lui donnait la victoire, il s’offrit :

– Ah ! Puisse ma mort t’ouvrir les yeux... Elle t’aime et mon Dieu veut que tu sois l’époux !

Alors au-dessus du penn, comme un génie de ce dieu pitoyable qu’évoquait Gwénolé, la figure inconnue, céleste de l’évêque se dressa... Des paroles d’outre-terre tombèrent vers Huvreal.

– Gwénolé ne mourra point... Éternellement il possédera la mer, la terre du Penn ar Bed, et vers toi, penn, sa main toujours se lèvera. Elle t’attirera irrésistiblement... Kaer Huvreal, rends-moi mon disciple...

Sur le bord de la falaise, par centaines les taeogs se penchaient vers l’abîme ouvert sous la victime... Dans un nuage de sang Huvreal vit la face de Gwénolé resplendissante, reflétant le ciel...

Brusquement il ramena le prêtre du dieu chrétien.

Puis comme un insensé il se jeta vers le roc où Corentin, sous la mitre blanche et la crosse d’or, levait sa droite... De nouveau les paroles apaisantes tombèrent.

– Pax !... Pax à l’homme qui a dompté son cœur, et qui a écouté... À celui-là, j’ouvrirai mon ciel et je le comblerai de bienfaits... Kaer Huvreal, entends ce que Gwénolé t’a dit : seul, j’ai le pouvoir de lier et de délier. Au nom du Dieu tout puissant, au nom du Christ sauveur, je briserai cc vos serments... Sois le tiern du Gaël et le flambeau du Penn ar Bed de Jésus.

Le Cambrien, l’instant d’avant splendide de force, glissait au pied du roc, brisé, flottant comme une voile dans l’orage, accroupi, minuscule sous la crosse de l’évêque. Puis lentement, au-dessus de ses mains abaissées, sa tête se dressa. Il vit le peuple taeog silencieux, la sauvagerie fixée sur toutes les faces, autour, le pays sizun avec ses profondeurs, séjour des êtres éternels, et au loin l’île rase, solitaire comme sa prêtresse. Alors il se releva peu à peu, montrant l’horizon druidique.

– Non, non, fit-il d’une voix épuisée, aucun dieu ne peut changer la terre d’Ésus. Chaque homme a sa destinée : la mienne est de mourir pour tout cela... Ang’en – Ang’kou – Ang’hov...

– Jamais ! cria Gwénolé. Madonax lui-même a écrit – Dieu Vérité Liberté – L’homme est libre, libre infiniment dans la vie de la terre. Demeure le Gaël immortel. Celui-là ne doit point changer... Il a senti son Dieu pendant les siècles d’obscurité et d’attente... Il l’adorera partout tel qu’il s’est révélé... Le Penn ar Bed sera chrétien, comme Erin, comme Embreiz Guletik...

– Ah ! fit le Penn redressé, le vortigern a immolé son peuple.

– Non !... Mona, en résistant, a appelé l’épreuve. Patience ! Gaël, et vois... vois : le petit peuple franc s’est soumis ! Il a conquis les Gaules, même l’Ar-Mor... Gralon, chrétien, a libéré son peuple... À toi, à toi les torques et le glaive d’or du brenn, quand Dieu l’aura rappelé à Lui ! Sois l’époux de la tierne.

Le Penn, s’arrachant brusquement à la contemplation des lieux immuables, tendit de nouveau les bras vers l’évêque.

– Oh ! Sauve-la ! Sauvez-la !... Le penn ne veut trahir ses dieux ni abattre le vôtre, qui ouvre le plus beau des Gwynfidd... Ah !... Le plus beau !

Le penn baissait la tête et se protégeait du bras comme si un foyer rayonnait devant lui une lumière aveuglante.

Souverainement, Corentin descendit vers ce mortel ébloui de visions désormais ineffaçables.

– Gaël ! Que la paix rentre en ton cœur, dit-il. La parole de Dieu chemine, invisible et sûre, par les voies secrètes de l’âme... Quand l’heure sera venue, celui-ci, ajouta l’évêque en désignant le diacre, t’unira à la tierne.

– À A-hès la Resplendissante, fit à côté du penn la voix de Gwénolé, dont seul, seul... tu obscurcis la destinée !

Les mains du penn s’élevèrent en tremblant jusqu’à son front, puis elles redescendirent lentement, suivant les ailes blanches qui se couchaient, apaisées.

– Ah ! Détournez d’elle le péril, dit sa voix inintelligible. Ce jour-là... ce jour-là...

Les deux prêtres se penchèrent, anxieux de la soumission proche. Mais Huvreal se tut. Alors Gwénolé mit sous ses yeux la croix du baz.

– Ce jour-là, s’écria-t-il. Ma main vous unira... fût-ce dans la mort !

Puis Gwénolé, communiant du regard avec l’évêque, se détourna d’Huvreal.

 

Tous deux, l’évêque devant, retournèrent.

Corentin dominait ce sol inébranlable, que le fer de sa crosse martelait comme une terre conquise.

Par la lande déserte, par les pierres immobiles, par les mares solitaires et les bois silencieux ils longèrent de nouveau la falaise. Au plus haut, Ys et sa plaine leur apparurent soudain dans un flot de têtes attentives.

Alors d’un geste qui embrassait tout l’horizon, plus haut que tout, de sa crosse, qui traça une croix de feu sur le Sizun, l’évêque Corentin bénit la Terre sauvage.

Ils redescendirent dans la plaine ; seuls, simples et passèrent devant les taeogs qui se courbaient.

Comme ils arrivaient devant les rocs du Toulullan, une voix tomba des lekhs de la falaise, grave, dans une sonorité étrange d’écho lointain. Elle reprochait sans menacer.

– Quand les dieux de la Grèce détrônèrent de l’Olympe Kronos avec les Euménides, ils les laissèrent vivre par la terre. Rome a accueilli tous les dieux. Ésus s’est laissé adorer sous les formes de Mars, d’Hercule et de Mercure ; il est devenu le Teutatès germain, le Tarann gaulois, l’Ogmius universel... Pourquoi le dieu chrétien fait-il poussière les autres dieux ?

Alors Corentin leva les deux bras et la face dans un geste qui coucha la mitre blanche comme une table de lumière.

– Ah ! Trinité Sublime, dit-il. Tu es... Qui, en dehors de Toi, peut être ?

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE VII

 

 

L’été approchait de sa fin.

Corentin avait rejoint sa ville. Tous savaient qu’il appliquait ses soins à affermir le Christ dans la terre de Cornouailles. Et personne ne s’étonnait du grand mouvement des hommes de bure qui animait maintenant le Loc Maria, palais royal, christianisé. Un soir pourtant, vers l’heure du crépuscule, un visage nouveau attira l’attention. Gwénolé, pour la première fois depuis tantôt cinq ans, délaissait les solitudes du Penn ar Bed.

L’évêque le retint deux longs jours. Au matin du troisième le diacre reprit le chemin de la cité impie, si résolu, si ardent que la bête lourde qui le portait fit d’un trait la route de l’Odet à la plaine.

Devant la palissade du ti chrétien, Nijal et Buddic attendaient...

Longtemps, les deux têtes se tendirent vers le diacre. Enfin, gravement, Nijal se tourna vers Buddic dans une question muette. Quelque temps elle demeura pensive, puis souriant aux deux hommes :

– Père, le dominus a-t-il fixé la date ? dit-elle.

– Oui ; le jour de la Nativité, répondit Gwénolé, l’eau du baptême et les présents feront de l’Elved une chrétienne, de la vierge une épouse. Mais jusqu’au jour de paix, Buddic doit demeurer pour tous, sauf pour Dieu et pour nous, la Sène irréprochable :... Dieu veuille qu’elle porte en oblation la récolte des âmes !

Il y eut un long silence.

Puis Gwénolé, regardant Nijal et Buddic au fond des yeux, reprit d’une voix ferme :

– Donc le plan est arrêté : le tiern du Poher demandera Da-hut comme épouse pour son fils...

Puis lentement :

– Huvreal, le brenn des barques, sera présent.

Buddic se détourna, le front pensif ; mais aussitôt :

– Père, reprit-elle, tu sais quel péril affronte le markhok qui, pour son tiern, portera la demande ?

Gwénolé hésita un instant, puis sourdement :

– Le Jugement du Raz !... dix pour un se sont offerts, connaissant le péril, et le bravant pour le Saint Nom du Christ... Le tiern du Poher sait ce qu’il en doit être... le roi Gralon aussi. Ah ! Dieu brisera ces cœurs de granit !... Mais toi, ajouta le diacre avec émotion, toi, l’Elved, acceptes-tu l’épreuve ?

– Moi ? fit Buddic en levant les yeux vers Nijal, comme le markhok du pays de Poher, je suis prête.

– Nijal ni ses hommes ne quitteront leur penn-hérès, dit simplement Nijal... Père, c’est elle, c’est A-hès qu’il faut sauver !

– À tous donc l’épreuve, reprit avec feu le diacre et que Dieu nous protège !

 

Trois jours plus tard, au porche du ti bleu un markhok des terres se présenta, suivi d’un seul valet. Et l’appel de trompe qui attira Guziek avec ses bardes couvrit de têtes les lices, les tours, la place. Hâtivement Guziek fit ouvrir la porte et conduisit le messager.

Dans la grande salle, A-hès, assise près de Gralon, sans un geste le regarda venir.

Il était brun, mince, moulé dans une jaque sombre, et ceint d’un glaive aussi large que son flanc. Sous le casque au timbre haut et rond, repoussé de la croix au frontal, les yeux flambaient. Les traits, malgré la bouche sévère, ne portaient pas vingt ans.

Devant lui, entre les murailles tendues de grandes toiles blanches, entre les symboles de pierre et de métal, entre les statues latines venues de la paix romaine ou du butin de mer, la foule des chefs de barques, des markhoks de la terre, des femmes nobles s’ouvrit dans un murmure. Il vint droit, souple et devant Gralon, à la manière chrétienne, il fléchit le genou.

– Qui es-tu ? demanda le roi.

– Un des hommes de ton tiern du Poher, roi Gralon.

– Que veux-tu ?

– Pour épouse à son fils, mon tiern demande ta fille. La maison de l’époux sera celle de l’épouse, celle de l’épouse, la maison de l’époux.

– Le tiern du Poher fut toujours brave, fidèle... Honneur et prospérité au toit sous lequel entrera un fils de sa race. Le roi d’Ar-Mor approuve cette alliance. Mais Da-hut, fille de Gralon, est tierne d’Ys et de l’Énez Sizun : elle-même doit répondre.

Tous les regards se tournèrent vers la tierne.

Son regard, quelque temps, erra par la salle. Huvreal était debout devant les chefs des barques. Dans un éclair les deux regards se croisèrent, roides comme deux fers, puis brusquement douloureux. Huvreal, chancelant, s’appuya et détourna les yeux. Alors.la voix d’A-hès, au loin, s’éleva, dominée et vibrante :

– Da-hut, tierne d’Ys, de l’Énez Sizun, accepte.

Huvreal, un instant courbé jusqu’à la table de granit, se redressa dans un effort.

Une acclamation formidable secouait les chefs de barques et les markhoks. La salle s’emplit du bruit des fers frappés les uns contre les autres.

A-hès, droite, les traits fermés, près de Buddic pâle, tendit la main au Pohérois agenouillé. Et subitement le tumulte cessa.

D’entre les chefs de barques, la forme énorme de Garo ar Ruz se détachait. Il s’avança, les épaules basses, refoulant de la main les hommes qui le séparaient de la tierne. Alors peu à peu le cimier aux ailes de cygne se releva, dévoilant le visage bouleversé du penn. Les tempes bruissantes, les mains incrustées sur la pierre, Huvreal, avec tous, écouta le Maître du Kanol.

– Nul, par naissance ou mariage, n’est tiern d’Ys et du Kanol, qu’il n’ait été accepté par le Raz. Même les penns de barques sont soumis au jugement. Toi, roi Gralon, et toi, tierne, romprez-vous la coutume pour le tiern de la terre ?

Tous les hommes regardèrent avec stupeur Garo, si soumis à la tierne que Guziek même avait trouvé son maître.

Mais A-hès, inclinée vers Gralon, d’un geste approuva.

Alors un silence pesa sur la salle. Dans la foule Gwénolé pâlit, puis son regard, chargé d’angoisse, chercha Buddic et Nijal, et les vit se sourire l’un à l’autre.

– La tierne, dit brièvement Gralon, déclare la Coutume souveraine. Markhok, ton maître veut-il subir l’épreuve ? En personne ou par homme ?

– Ah ! fit le chrétien en s’avançant d’un pas. À Dieu ne plaise qu’un markhok du sang d’Ar-Mor renonce devant elle. J’ai tout pouvoir et me voici...

Puis, gravement, il ajouta en regardant la tierne :

– Et s’il est d’autres périls, que celle-là soit sauvée qui, la plus belle et la plus fière, n’aura pour son salut demandé que ma vie !

Gralon, les yeux fixés sur le markhok adolescent, se dressait peu à peu.

– Ah ! Soit bénie la terre du Poher, et cent fois les enfants qui parlent la langue des penn et des tiern. Pohérois, si tu reviens franc et quitte de l’épreuve, à toi, franche et quitte – alloved – ma meilleure terre d’Ar-Mor. Si tu péris... Par la Couronne d’épines ! Tout le pays connaîtra ton courage... Et toi, que Dieu te venge !

Près de Gralon, A-hès, sous la malédiction cachée, n’avait pas eu un geste. Et soudain elle s’affaissa dans une expression de douleur. Devant elle Huvreal s’éloignait, fendant la foule dans un effort irrésistible. Elle leva la main pour rappeler le fugitif ; mais son bras retomba... Alors à deux pas, devant son trône, elle vit Gwénolé immobile. Le diacre désignait du regard le markhok que Gralon accolait : il parla à mi-voix.

– Celui-là s’est offert pour te sauver, par amour pour son Dieu. Tierne, du sang de ses martyrs, le Christ lève une moisson divine. Te faut-il cette victime ?... Ah ! Tu l’as condamné !

Sur le visage d’A-hès, inattentif à sa prière, et devenu farouche, Gwénolé avait lu la sentence. Il s’écartait, quand soudain la tierne, avec un geste las, s’enfonça dans son siège. Gwénolé perçut comme une plainte.

– Ah ! entendit-il. Que le dieu chrétien montre donc sa puissance !... Toi, Gwénolé, défends l’Elved !

– L’Elved ? dit le diacre... Oh ! C’est toi, tierne s splendide, aimée de tous, que tous nous sauverons.

– Sauve-la, redit lentement la tierne.

Derrière A-hès, Buddic était debout, blanche comme une victime prochaine. Alors Gwénolé, dans une angoisse nouvelle, lui saisit la main, et l’entraîna vers Nijal. Entre eux il s’épancha en accents douloureux. Mais le markhok, tranquillement, serrant dans ses deux mains celles de Buddic et de Gwénolé, quitta la salle. Sur la place, il montra ses hommes qui attendaient, brides au bras.

 – Père, dit-il, prends le meilleur coureur, et que demain l’évêque soit ici. Pars sans crainte : Buddic sera gardée par une puissance plus forte que celle qui la menace.

Gwénolé regarda Nijal. Il le vit si paisible que son émoi tomba, et soudain se frappant le front :

– Ah ! Certes oui, dit-il à voix basse. Va trouver Gwyon ar Beo, le Korrig. Dis-lui...

Avec feu le diacre parla à l’oreille de Nijal.

– Vois, père, répondit simplement celui-ci, vois : les chevaux sont prêts.

Le markhok lui-même jeta la bride aux mains de Gwénolé. Quand le galop s’éteignit sur la route, Nijal joignit Buddic et ne la quitta plus.

 

Vers la mi-nuit, devant les roches du Toulullan, une forme glissa entre les troncs des arbres de la plaine, approchant du Némède.

Comme elle touchait le premier roc, le silence de la nuit profondément se troubla : des ricanements, des appels, des soupirs, des plaintes montèrent de toutes les pierres. Un à un les rochers semblèrent s’animer ; des mouvements lents, vagues, visqueux rampèrent sur le granit ; les contours durs parurent se gonfler comme des tourbes en travail.

Devant Nijal, à le toucher, une forme se précisa, large comme un homme et naine. Puis une voix grinça :

– Le markhok a appelé les Korrigs... Tous sont venus.

– Nijal peut-il vous demander votre aide ? dit le markhok.

– L’orge et le seigle, les fruits, la viande même ont-ils jamais manqué dans la grotte des Korrigs ? Tous connaissent la main qui les portait aux jours de peine et de froidure. Nijal n’eut jamais à se plaindre des Korrigs. Eux savent ce qu’est un homme charitable.

– Ah ! En une fois rendez-moi au centuple ce que je fis pour les hommes et pour Dieu... L’Elved est condamnée... Elle doit périr demain...

Sur les rochers des mouvements pressés s’étalèrent comme si un torrent débordait vers la plaine. Par centaines des voix murmurèrent en accents humains.

– ... L’Elved ?... L’Elved !... L’Elved.

– Oui, reprit Nijal avec effort, Buddic, la penn-hérès la plus noble, la plus belle...

– A-t-elle violé les mystères de l’Énez ?

– Révélé les secrets des plantes efficaces ?

– Profané les pierres et les symboles sacrés ?

– Désobéi aux ordres du Collège ?

– Ou perdu la chasteté de Korrighwen ?...

Enfin Nijal put parler.

– Non, fit-il. Elle est la plus haute, la plus pure. Mais Dieu a touché son cœur... Comme Nijal, comme Gwénolé, Buddic, bientôt, sera chrétienne.

– Chrétienne ? firent ensemble toutes les voix.

– Chrétienne, reprit Nijal. Mais par la volonté divine, Buddic, jusqu’à la fête du gui, doit demeurer l’Elved. Ce jour-là, Gwénolé la délivrera du péché... Elle deviendra la femme de Nijal.

– Ta femme ! grondèrent en chœur toutes les voix.

Puis la voix grinçante reprit, tout près :

– L’Elved ! Celle qui détient tous les secrets, qui garde les Mystères, qui sait tout, qui voit tout ! la vierge de Korrighwen chrétienne, épouse !... Par toi !... Markhok ! Que veux-tu des Korrigs, serviteurs-nés des Sènes ?

– Leur aide pour l’Elved.

– Pour la vierge renonçante, la Sène profanatrice, l’Elved jugée par ses Sœurs ?

– Pour elle, répondit Nijal. Je suis devant vous, non seulement en mon nom, mais en celui de Gwénolé... Il m’a dit : – Va trouver Gwyon ar Beo. Dis-lui que les temps s’accomplissent. Dis-lui que la science de Korrighwen, l’art de Gwyon et le génie de Taliésin ont reçu leur couronne. En vérité une Vierge a enfanté ! Et l’homme divin qui devait naître d’elle a passé sur la terre en éclairant le Monde. Dis-lui que Dieu a demandé l’Elved. Et les Korrigs t’écouteront, car ils sont les exécuteurs, les gardiens du Temps, ceux qui choisissent entre l’Obscurité et la Lumière, et qui assurent les transitions... Tu leur diras que la tierne elle-même m’a donné à protéger l’Elved. Dis-leur enfin que bientôt Dieu demandera la tierne. Gwyon ar Beo, voici pourquoi je suis venu.

La forme naine s’évanouit. Et de nouveau l’air s’emplit de glissements. Sur la crête des rocs un cercle immense se forma, sifflant, susurrant, frôlant, hérissé de mouvements brefs, évoquant l’assemblée des premiers jours de chaleur où les serpents se réunissent pour enfanter l’œuf sacré, dont la possession assure la faveur des puissants 68. L’étrange débat se termina, et de nouveau Nijal sentit devant lui le Korrig.

– Retourne en paix, homme charitable, dit la voix. Demain, seule, l’Elved commandera à l’Énez, et le Korrig ne connaîtra qu’elle. Qu’elle vienne donc et dicte ses volontés... Avant le jour il faut que sur chaque roche de l’Énez, du Raz et de la rive les Korrig prennent leur place coutumière... Sois sans crainte, je serai sur le vaisseau qui conduira le Pohérois... Où est l’Elved ?

Un cri, tout proche, coupa la réponse de Nijal.

– Korrig !... Korrig !... Korrig !...

La voix était égale, comme lorsqu’elle commandait sur la lande.

À quelques pas, l’étalon blanc sortit de la nuit, portant l’Elved ferme, sûre, toute blanche. Sous la bandelette sacrée nouée par la rouelle, les cheveux s’épandaient librement, couverts à profusion des verveines symboliques, et les fils d’or qui les fixaient brillaient comme des lucioles... Nijal recula en frissonnant. Mais l’Elved baissa vers lui son visage resplendissant, où la foi nouvelle, dominant la rudesse des rites, rayonnait l’intelligence... Elle passa, souriant.

Sur les rocs, d’un même mouvement, toutes les formes se dressèrent, oubliant les gestes qui provoquent la terreur, et de roche en roche se précipitèrent.

– Elved !... Elved élue ! Gloire à toi ! Sois sans crainte... Commande... Les Korrigs t’obéissent !

Devant l’apparition lumineuse et maîtresse, saluée par les voix de la nuit, Nijal s’agenouilla, tendant les mains.

Alors dans un grand frémissement, comme si des milliers d’ailes battaient autour d’elle, l’Elved, sur l’étalon blanc, monta la sente de Kerisit.

Derrière elle, immobile dans le silence retombé, Nijal priait son Dieu qui, sans rudesse, dans sa puissance sûre, à son heure, employant mystérieusement les libres volontés, tendait l’invisible réseau où, continuateurs de Pierre, ses hommes pêchaient les âmes.

 

Le dernier soleil de l’été se leva, et son rayon longuement glissa sur le Kanol.

Aux Digues, le vaisseau blanc déboucha de la porte d’airain, et s’avança dans la courbe immense des barques mouillées jusqu’à la Chav’r. Il glissa sur le flot, minuscule et grandissant, sans voiles, poussé aux rames, barré par la main infaillible du brenn roux.

Sur la plus haute roche du Van, seule, tierne et sujette du Raz, trônant pour tout un jour devant la Mer et attendant sa décision, A-hès la fiancée vit le vaisseau monter lentement vers elle.

Il arrivait droit sur l’eau déjà pâlie de teintes d’automne : son court sillage, simple trait d’abord sur le fond de la digue, s’allongea, brilla. À chaque plongée des rames le double corps de dragon enlacé sur l’étrave se dessina plus net, avec sa tête unique inclinée vers la proie ; puis les hommes se profilèrent. Et dans le tumulte des pensées longuement la tierne les observa.

À l’arrière, tout de suite, elle devina Garo, avec ses épaules qui bloquaient l’intervalle des deux lignes de rameurs, et longtemps elle ne voulut voir que lui. Elle regardait obstinément son cimier haut ailé des cornes d’ur 69 à pointe de fer : le Maître du Kanol, en bas du plancher de poupe, la barre passée sous son aisselle énorme, dominait la mer tranquille comme il avait dominé les barques, les rives ennemies, les vaincus...

Furtivement, le regard de la tierne glissa vers l’autre passager. Debout en arrière des dragons, le Pohérois se dressait sans bravade, dans sa jaque de mailles brunes. Le soleil montant le frappait de dos : A-hès vit soudain l’armure tracée d’une ligne de feu. Alors, frissonnante, le cœur battant d’émoi, elle fixa le visage du markhok. Quelques instants elle fut éblouie par les éclats du casque, qui scintillait, aux caprices du bord, en éclairs silencieux. Puis elle distingua la croix qui seule bossait le timbre, et, sous l’emblème, les traits immobiles du chrétien, avec son regard d’adolescent qui pesait sur le sien...

La barque arriva au pied du Van, tout près, dans un bruit de flot qui déferle, semblant porter derrière son dragon d’or une statue d’airain. De la silhouette brusquement raccourcie, A-hès ne vit plus que la tête levée vers elle, inondée de soleil, avec son regard de feu, comme si seule, déjà... elle émergeait des flots. Légèrement, tandis que le navire doublait le Van, l’air apporta un cri.

– Tierne ! Pour Dieu et pour toi...

Plus blanche que la saie blanche des vierges promises, A-hès détourna les yeux. Derrière elle, au loin, seule, l’acclamation vibrante de Gralon répondit.

Alors A-hès dompta le sentiment inconnu, qui, insolitement pour un homme, reprochait dans son âme et regarda farouchement le ti immense, inachevé, étalé devant elle, lui demandant la seule pensée qu’elle voulût dominante : désert comme la maison que le mort a quittée, le ti d’Huvreal se campait, s’accroupissait, gardant déjà la terre de ses tours menaçantes, affirmant la force du Gaël, et la présence de celui qui, seul, par son pouvoir de berne, était Maître du Raz... Au delà, le vaisseau sortit du profil des arêtes, filant bas sur la mer, le cap sur Tévennec, abordant sans erreur la première écume du courant : lentement, avec son immobile forme d’airain, il s’éleva sur le plan de mer, dominant le ti comme un oiseau qui plane.

La tierne frissonna et détourna les yeux. Par grandes erres, cherchant la pensée calme, elle scruta l’horizon.

À droite, entre Ys inondée de lumière et la Chav’r, les barques immobiles semblaient garder comme une enceinte ce champ clos formidable : les proues aux effigies menaçantes, les targes des flancs, les pointes d’argent aux mâts des penn, le vaisseau du brenn avec ses pavois d’or, brillaient dans le soleil. Quelques-uns fixèrent le regard de la tierne, puis se lassèrent.

En avant, la nappe du Kanol, immensément, se déployait, vide de toutes voiles, vide comme son cœur.

Plus à gauche, les rayons du soleil poursuivaient la barque de Garo. Le regard de la tierne, rapidement, passa.

Dans le sud-ouest, le plateau de l’île éternelle, l’Énez Sizun, le Némède rasé, émergeait comme une masse sombre, noyé encore dans l’ombre projetée par la muraille géante du Cap. Il se dessinait en arêtes imprécises, comme un Dol-men immense, aux assises mystérieuses, dont la table, seule visible, s’étalait en autel... Autel indestructible, à l’approche défendue par les roches et l’écume, interdit aux hommes de la terre. Avec passion le regard de la tierne se fixa.

C’était à la porte de ce sanctuaire inaccessible que le markhok adolescent, comparse inconnu jeté sur sa route de prêtresse, de tierne et de dominatrice, osait frapper !...

Bientôt un trouble étrange monta en elle.

Elle avait pressenti l’intrigue chrétienne, et s’y était prêtée, l’approuvant en secret. Elle avait laissé nouer son fil ténu, se sachant protégée et riant de s’en voir enserrée... Sans émoi, elle avait lancé cet enfant en risée à ses hommes, les rudes penn de la mer ; elle l’avait livré dans sa faiblesse d’homme de la terre, à la vie sans brume et sans tempête... Victime infime, et, pour elle, presque déesse, holocauste à peine visible dans la fumée des sacrifices... Et devant elle les hommes sauvages, cessant de se moquer, assistaient tragiquement à l’épreuve séculaire, la victime méprisée grandissait, le lien fragile enchaînait !... L’image de Gwénolé soudain se dressa, immense, dans sa pensée, et la vérité, brutalement, lui apparut.

C’était elle, elle, la tierne souveraine, elle qui brisait les volontés, que Gwénolé jetait comme un appât à la passion d’un homme. Et cet homme la repoussait, dénonçant sa faiblesse ! Elle, qui avait consenti à être la statue lumineuse au terme de la route obscure, des volontés supérieures l’emportaient, malgré elle. Et seule elle devenait un jouet... Alors elle revit ce visage d’enfant qui se dévouait victime volontaire offerte par Gwénolé, tracé en traits de feu tel qu’il venait de passer à ses pieds. Il lui sembla qu’il grandissait sur une route de lumière, qu’il l’atteignait, l’écartait, la rejetait, éblouissant, dans l’ombre...

Énez Sizun s’éclaira.

Sous le soleil qui s’élevait, une nappe de lumière se déversait de l’arête du Cap : elle inonda l’île sacrée, puis le Raz... un fleuve d’écume sembla couler entre la terre et la rive lointaine. Le vaisseau blanc, chassé par le courant et ramené par la main de Garo, décrivait une courbe : les mâts, au loin, balançaient, roides, battant. Un instant, A-hès crut entrevoir le Pohérois, placide devant le flot furieux, la main ferme sur le glaive... Enfin le vaisseau toucha la zone calme et bleue de Tévennec : il glissa comme un point brillant vers Nerroth, puis disparut en pleine Énez.

Alors d’Ys, des barques, et de la côte sizune, du Van au Cap une clameur grêle, poussée par des milliers de voix, mangée par l’éloignement, redite plus près par la voix de Gralon, parvint jusqu’à la tierne.

A-hès baissa les yeux vers ces humains que son sort rassemblait.

Partout, aux digues, aux volets des barques immobiles, aux landes, aux falaises, aux roches et aux grèves, des têtes éparses ou groupées lui apparurent. Alors le trouble qui pénétrait son être l’envahit. Elle se vit faible, livrée aux forces jusque là dociles, qui brusquement se déchaînaient, luttaient, montaient contre elle, lui imposant un sort. Immobile, rituelle devant la nature grandiose que les hommes consultaient, elle ne pensa plus qu’à sa faiblesse de femme et la voila à tous.

Tout le jour passa devant ses yeux l’évocation du spectacle lointain : le markhok debout devant les Sènes voilées et immobiles, droit sur la pierre tabulaire, impassible dans la triple enceinte des alignements, entre les cairns innombrables, en face des tombelles où reposaient dans leurs urnes de verre les cendres des Sènes de tous les siècles... Enfant dressé en face du passé formidable et l’affrontant avec le calme de sa foi nouvelle, attendant sans terreur le jugement qu’amènerait l’heure où le soleil tombe sous l’horizon.

Puis une autre image passa devant elle.

– Buddic !... songea-t-elle. Ah ! Quel combat se livre au milieu « des Vestiges 70 » !... Quel jugement, rendra Buddic, maîtresse des Sènes, chrétienne qui juge un chrétien ?... Si, docile aux Sept Sœurs, elle condamne, c’est son âme nouvelle qu’elle immole. Si elle résiste et consacre, les Sènes la déchireront... Si elle consacre ! Alors... alors c’est moi qui devrais verser le sang pour écarter le sacrilège. Ah ! Tous ceux qui jadis ont poursuivi l’union avec la tierne d’Ys, ignorant ses chaînes volontaires, se sont eux-mêmes donné la mort 71... Cette fois, me faudra-t-il frapper ?...

« A-hès ! A-hès, vierge homicide ? Ton nom sera-t-il détesté dans les siècles ?... Est-ce pour cette renommée que tu as consenti à être la tierne Sène dont la race s’éteint ?... Et cette prédiction du barde cambrien, cette reine qui tuera sa ville, sa race, ses dieux et son époux, est-ce toi qui dois l’accomplir ?... Toi, qui pour la race, au mépris de ton cœur, as cherché la puissance !... Ah ! Opprobre sur ceux qui ont causé le mal ! Opprobre sur les prêtres chrétiens ! Opprobre sur leur...

« Oh ! Je ne puis maudire... Comment maudire ce Gwénolé à la parole de feu, qui a lu dans mon âme et ne veut que ma gloire ? Comment maudire Buddic, Buddic la sage Elved, dont jamais le désir n’a contrarié le mien, et qui affronte le sort affreux pour dicter la sentence ?...

« Et cet enfant chrétien, dont le visage flambe comme celui de Gwénolé, comme celui de l’évêque, comme celui de Buddic !... « Tierne ! Pour Dieu et pour toi ! »... Pour moi ! Pour moi ! Même Madonax est désarmé contre eux ! Madonax qui en secret proclame sublime leur doctrine et ne leur reproche que l’ignorance des prêtres et le mépris des trésors de l’esprit ou de la terre... Ah ! Qu’il prononce ! Il sait le trouble de mon âme. Il a promis de rendre sa sentence au Gui l’an né 72.

« J’attendrai...

« J’attendrai ! A-hès ne sait plus qu’attendre... Huvreal ! Qu’as-tu fait d’elle ? La Sène déteste son serment, la vierge, sa pureté !... La tierne, si fière, si haute, n’est plus qu’une femme, rien qu’une femme ! »

 

Rapidement le soleil tomba vers le couchant.

Le vaisseau blanc, immobile depuis des heures entre Tévennec et le Bouc’h, cingla vers l’Énez, qui lentement s’assombrissait. En bas de la falaise, un grand mouvement se fit sur les murs d’Ys. Par masses compactes, les hommes, les femmes de la ville comme de la plaine montèrent au Sizun, portés au-devant du vaisseau fatidique.

Derrière la tierne, Gralon, éloigné tout le jour, s’approcha seul.

– Da-hut, voici l’heure, dit-il. La tierne doit se tenir sur la roche même du Van et y connaître le Jugement. Dieu veuille que ce soit vers Ys que vogue le vaisseau blanc avec l’époux accepté par le Raz... Honte sur moi et sur ma race, si la mer le pousse vers la baie des Âmes 73 et rejette un martyr !

Comme Abraham jadis mena Jacob, Gralon, roi d’Ar-Mor, conduisit sa fille par la route tragique. A-hès, la pensée appesantie, cherchant sa destinée dans les mille voix de la brise du soir, se laissa entraîner par la piste, qui vers la baie, longeait la roche. À ses pieds, paisibles comme un lac, les eaux de la baie mythique mouraient doucement sur la grève blanchie par la courbe d’écume.

Le soleil disparut derrière le Kanol assoupi.

Alors A-hès, la volonté en déroute, à grands pas atteignit l’extrême roche du Van. Sur le ciel où s’étendaient les voiles de la nuit, entre la douce rumeur du flot et le murmure du peuple massé sur la falaise, elle apparut comme un trait blanc, tournée vers Gorlébella, la roche gardienne du Raz, qui déchaîne les courants ou libère les vaisseaux.

Dans le concert des voix marines, qui de la droite et de la gauche, du Kanol et de la Baie, montaient inégalement, celles de gauche aussitôt dominèrent.

Le flot venait se perdre sur le sable peu à peu assombri, une vague tenant l’autre, en lignes régulières, immenses, blanches comme les fleurs de la plaine, et du Van au Cap se tendait en torques de guirlandes. Dans le silence immense, A-hès n’entendit plus que sa modulation berceuse... Bar-Ynn 74 rassemblait-il déjà les âmes qui sur la rive sacrée attendent la traversée suprême ?

A-hès soudain se dressa...

– Voici le Jugement, dit Gralon derrière elle.

Au delà de la roche à l’éternelle robe d’écume, une ombre grise, aux ors ternis, sortit de la nuit proche : elle allait basse, rapide sur le flot blanc.

Le double dragon courait sur Gorlébella comme s’il eût voulu l’assaillir... Il la franchit, rasant, puis évitant dans un grand mouvement qui un instant brouilla les lignes lointaines. Redressé, il reprit sa course vers le Van. Le navire grandit, donnant droit sur l’arête, effacé peu à peu par la nuit, indiqué seulement par son étrave d’or...

Au pied du Van, sa course ralentie s’arrêta.

Le vaisseau blanc se dessinait en masse confuse. À la poupe, A-hès ne reconnut plus la silhouette du brenn roux.

– Ah !... Le Korrig ! murmura-t-elle.

Lentement, sous la main de son nouveau pilote, le vaisseau blanc vira...

Imprécise comme ces âmes trépassées auxquelles son navire apportait une compagne de plus, A-hès tourna sur elle-même. Elle vit à côté d’elle Gralon dont le grand visage pâli se levait vers le ciel encore éclairé au zénith.

Le navire entra dans la baie de Bar-Ynn.

Sur son tillac des torches s’allumèrent. En taches fumeuses elles éclairèrent des formes debout, voilées, blanches, immobiles : entre elles, la face cireuse sous les deux traits de feu que croisait le frontal, les mains jointes sur l’armure sanglante, s’allongeait le markhok du pays de Poher.

De la barque qui, pesamment, volets levés, rames hautes, se laissait porter au flot, monta un chant immatériel :

 

                  Le dragon nage,

                  Funèbre image,

                  Vers le rivage.

 

      Le Raz est le gardien de la Règle implacable.

      Le Raz a protégé le Némède inviolable.

      Le Raz s’est prononcé : l’union était coupable.

 

                  L’homme du soc,

                  Au premier choc,

                  Se brise au roc.

 

      Ô vierge, les Sènes rapportent ton époux.

      Rends à la terre l’homme chrétien et doux.

      Que devant son trépas le flot soit sans courroux !

 

A-hès détacha son regard de la forme mortuaire. Une à une elle compta les Baies blanches rabattues sur les têtes.

– Sept !... Ah ! Sept... Elles ont déchiré l’Elved !... Ah ! Gwénolé !...

Le sein de la tierne impérieuse se souleva du sanglot inconnu. Soudain, dans une terreur muette, elle se jeta vers Gralon, qui, près d’elle, se signait éperdument.

De la lande qui, en pente molle, s’inclinait vers la grève, d’autres lumières descendaient funèbrement, éclairant un cortège inattendu, et celui-là terrible. Loin de lui, les hommes épars sur la terre des âmes fuyaient épouvantés.

Quatre taeogs portaient sur leurs épaules une civière de branches de laquelle pendaient les lins blancs, parure dernière de la mort. Et derrière eux, frémissant du reproche sacré, Corentin et son diacre approchaient du rivage.

– Eux ! murmura A-hès... Eux ! Déjà !... Leur dieu a donc levé pour eux les voiles du temps et de l’espace ?...

En bas, sur le vaisseau, le chant continuait. Le vaisseau s’arrêta. Entre les Sènes rassemblées, le corps se leva aux mains de formes naines...

Un long mouvement le lança vers la rive. Il glissa sur le flot, rapide comme un squale, et atteignit la grève aux pieds même de l’évêque. Lentement, au chant qui s’éloignait, les nains, les Sènes, les dragons rentrèrent dans la nuit...

Gralon entraînait A-hès vers la baie.

Déjà les porteurs remontaient vers la lande, précédés du diacre et de l’évêque. Doucement les chants des deux prêtres chrétiens arrivèrent à la tierne... En face d’elle, Corentin arrêta le cortège. Largement il rejeta la saie qui bordait le corps du markhok, dévoilant trois déchirures, sanglantes dans la jaque. A-hès recula.

– Ah ! L’Elved l’avait absous... C’est lui qui l’a frappé !

Sous le regard de Corentin, pesant comme un roc, A-hès vaincue implora des deux bras.

– Oui, dit lentement l’évêque, oui... Le Raz l’avait absous. Le Raz... c’est Dieu. Et cependant le markhok s’est offert pour l’œuvre de salut : Dieu a accepté le sacrifice... Tierne ! Pour toi, volontairement, celui-ci s’est donné !

– Comme le guerrier d’Uter à la tête de dragon ! murmura la tierne d’une voix éteinte.

Gwénolé entendit l’évocation, qui glorifiait dans la religion d’Ésus la mort volontaire.

– Oui ! s’écria-t-il, comme le guerrier qui s’offre à la mort pour élever le cœur des autres !... Il a dit son chant dernier au milieu du Cercle de pierres qui environne le Monde 75... Ah ! Tierne, écoute ce qu’il chante... Un lac l’environne et environne le Cercle ; le Cercle, un autre Cercle, ceint de douves profondes. Une grotte est en avant : de grandes pierres la défendent... Et lui, continua le diacre, en baissant sa torche vers le visage du mort, lui écarte les pierres pour que tu entres !... Vois la félicité peinte sur sa face. Il montre le chemin. Il te fait signe. Suis-le...

« Ah ! Laisseras-tu enfin parler ce cœur que tu comprimes et qui t’étouffe... A-hès ! A-hès ! Près du Sauveur le martyr va prier pour vous deux !...

La tierne tendit les mains. Elles rencontrèrent celles de GraIon qui attiraient.

– Ah ! fit-elle d’une voix brisée. Pourquoi ne pouvez-vous pas toucher son cœur, à lui ?

Les regards de Corentin et de Gwénolé se croisèrent.

D’un geste, tandis que Gwénolé levait sa torche, à tous l’évêque imposa le silence, et sa voix, qui résonna longuement par la mer et le roc, appela dans la nuit.

– Qu’il vienne ! Qu’il vienne, le Gaël qui porte le trifenn ! Huvreal, penn de Mona, la voix de Dieu t’appelle !...

Enfin un bruit de pas qui s’étouffait sur la bruyère vint par la lande... La stature puissante du penn sortit de l’ombre, courbée, brisée, appuyée à la hampe du trifenn comme sur un baz d’infirme.

– Regarde, dit la voix tonnante de l’évêque. Regarde celui-ci, mort des trois blessures du trifenn. Digne serviteur du Christ, il a donné sa vie pour la tierne et pour toi. Il savait que la tierne ne voulait pas s’unir, que toi, toi seul la détournes de Dieu. Aux pieds du Sauveur il a versé son sang. Réponds, penn meurtrier, celui-ci a-t-il évité le trépas ?

Huvreal reculait, chancelant. Sur les pennes blanches du cirier les torches éclairèrent des traînées rouges.

– Les Sènes le condamnaient... L’Elved voulait l’absoudre. Le brenn des barques a obéi aux dieux. Après la sentence de l’Elved, il a baissé le fer, et tout, les défis, les insultes l’ont laissé insensible...

Gralon s’avança, vengeur.

– Penn, pourquoi as-tu frappé ?

Huvreal, redressé, regarda A-hès. Alors farouchement la tierne Sène intervint.

– Celui qui, n’étant pas serviteur de la mer, est repoussé par le Collège, profane par sa présence l’Énez interdit... Il doit subir la mort... Tout homme qui porte un fer doit le frapper... La Règle est inviolable.

– Et celui-ci s’y est soumis, coupa l’évêque. Il ne réclame qu’un bien pour le prix de son sang. Toi, tierne, et toi, penn, tous deux vous connaissez sa volonté suprême. Dieu la fait toute puissante... Tous deux, contemplez le martyr. Ses traits demeureront immuables dans la tombe, et sa tombe, ouverte à la face de tous. Le jour, vous le verrez sous la lumière de Dieu... La nuit, celle des torches affirmera sa puissance...

Et dominant A-hès et Huvreal de son regard de feu, il ajouta :

– ... Sa patience...

... Sa vengeance !

Sourdement A-hès interrogea :

– Où brûleront les torches ?

– Au Crom !

Le penn recula, la main sur le trifenn. Mais de nouveau A-hès tendit les bras vers l’évêque.

– Oh !... Sur la terre de Buddic, dit-elle dans un sanglot... Ils seront donc deux à maudire !

À côté de l’évêque, Gwénolé se dressa, compatissant.

– L’Elved est sauve ! dit-il. Dieu l’a tirée des mains barbares !...

– Oui, balbutia le penn... Quand les Sènes se sont précipitées, Gwyon ar Beo l’a protégée... Alors Caro ar Ruz a voulu exécuter la sentence. Mais le Korrig l’a enchaîné... Il a déposé l’Elved comme le vaisseau rasait Gorlébella... Les Korrig-ans la gardent.

Comme un rai de lumière qui plongerait dans Annwfn, inférieur degré de l’Abred, fermé à tout, une joie illumina le visage de la tierne. En gestes indécis, ses mains s’élevèrent, implorantes. Mais du bras, qui arrêtait et ne repoussait pas, Corentin désigna le penn :

– Dieu vous veut tous les deux.

Puis il se tourna successivement vers les quatre horizons et sa crosse au-dessus de la tierne.

– Au nom du Christ tout-puissant, je délie celle-ci de tout serment. Brisées soient les chaînes dont elle s’est chargée. Anathème ! Anathème sur qui la contraindra !

Après un silence l’évêque reprit :

– Quand ces torches, auprès du martyr, s’éteindront, le terme fixé par Dieu expirera. Alors tous, craignez la colère céleste... Des cœurs endurcis, elle ne laisse que poussière.

 

Autour du mort, aux mains des hommes, quatre torches, étrangement, s’allumèrent. Entre leurs flammes glorieuses, le martyr monta vers le ciel de la lande.

Abandonné dans la nuit, seul, sans armes, les pennes souillées, les mains sanglantes, tâtonnant, Huvreal erra jusqu’aux cairns de Keraro, Au loin, suivies du roi et de la tierne, les torches cheminaient vers le Crom.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE VIII

 

 

Le jour parut, blafard, dans un voile opaque teinté de rose. Peu à peu la brume blanchit et monta pesamment, étalant la couleur attristée de l’automne.

Devant le ti de l’Elved, Gwénolé éteignit les torches qui depuis la nuit veillaient le corps du Pohérois.

Le jour naissant dessina successivement les Pierres noires, puis les arbres du Némède, et plus bas le Trilithe de Bel avec ses alignements. Il apaisait tout ce qui, la nuit entière, avait hurlé, gémi, coassé, croassé, maudit et menacé contre ce mort...

Corentin et son diacre l’avaient établi au plus haut, sous le porche du ti. Et à chaque moment, agenouillés sous l’auvent de pierre, tous deux avaient attendu la poussée qui devait les jeter au bas de la falaise. Mais les ombres, errant, rôdant, rapprochant leur cercle, n’étaient point sorties du brouillard et s’étaient bornées à étreindre le défi audacieux...

Et le jour se levait, avec ses nuages laiteux, endeuillé de soleil, sans que les êtres nocturnes eussent osé paraître.

Seule, une forme longue, au casque terni, aux armes lamentables, ensevelie dans un manteau boueux, affronta le jour qui nettoyait la lande. Accroupi sur la pierre la plus proche, Huvreal regarda Gwénolé tourner autour du taol sur lequel reposait le corps du Pohérois. Quand la dernière torche fut éteinte, Huvreal eut un regard de fauve que cesse de fasciner la flamme. Alors comme s’il reprenait possession de lui-même, il glissa de la pierre et disparut vers le Némède.

– Disciple, dit Corentin en jetant sur l’alentour un regard étonné, l’évêque retourne à sa ville, te laissant son pouvoir : ainsi fit le Seigneur pour l’apôtre... Qui mieux que toi comprend cette âme du Penn ar Bed ? Tu lis dans ses replis et découvres ses buts. Ce chef sauvage obéit à ta voix comme les bêtes du désert à celle de Blaise 76, et tous avec lui.

– Domine, répondit le diacre, leur âme à tous est divine. Jamais Dieu n’aura un royaume plus fidèle. Mais il faut l’apporter au Christ tel que l’ont fait les précurseurs. Si étrange que soit la route de conversion, permets à ton disciple de suivre celle que Patrik a tracée... Ô Patrik ! Patrik ! Quelle place Dieu ne t’a-t-il pas réservée dans la phalange de ses apôtres ? À ta voix la terre sœur du Penn ar Bed, la terre de la grande Nuit, l’Erin lointaine s’est convertie sans meurtre, sans terreur, sans changer sa loi ni sa nature...

Puis se tournant vers Corentin :

– Mais toi, Domine, dit-il gravement, tu es plus grand que tous. À toi fut donnée l’œuvre rude ! Et par toi et par ton cœur splendide s’est ouverte enfin la voie de Dieu : elle perce le Penn ar Bed plus droite, plus sûre, plus pacifiante que la route de César. À tes disciples d’y acheminer les âmes...

Vois celui qui s’enfuit, ajouta le diacre en désignant l’endroit où avait disparu Huvreal. Deux fois cette nuit il a levé sur toi le fer homicide. Je le sentais dans l’ombre. Et le fer s’est abaissé... Il est vaincu. Et en lui Dieu trouvera sa plus belle conquête, celle qui résiste, que seule soumet la douleur, mais que la foi dompte pour toujours... Celle-là est agréable à Dieu, et digne de son amour !

Corentin regardait Gwénolé avec béatitude.

– Quelle route merveilleuse, dit-il, Dieu ouvre aux cœurs qu’il touche de son rayon !... Après l’enfant inconnu du Poher, qui sans une larme a donné sa vie pour attirer vers Dieu ces deux âmes, toi, tu termines l’œuvre dans la beauté du sacrifice, sans désir de gloire, pour l’amour des hommes. Gwénolé ! même si Dieu ne nous permettait plus de nous revoir en ce monde, poursuis ta voie, fils...

– Dans les siècles des siècles, Domine... Chaque jour je veillerai. Les torches ne s’éteindront pas que tous les deux, – Ah Dieu le veuille ! – ne soient menés auprès de Lui...

Un instant Gwénolé demeura silencieux. L’évêque attentif le regardait méditer.

– Toi, Domine, reprit le diacre songeur, prie que le péril qui menace le Penn ar Bed tourne à l’honneur du Christ... Ce péril qu’ont pressenti les Coëfis... Ah ! Leur science est merveilleuse...

– La tienne est égale à la leur... N’as-tu pas encore pu le découvrir, fils bien-aimé ?

Douloureusement le diacre secoua la tête.

– Je ne désespère point, Domine...

Puis, pensivement :

– Peut-être n’ont-ils fait eux-mêmes que pressentir. Mais si c’est celui que je redoute, ce péril est immense... Il me faut encore observer... Pourquoi ? Pourquoi Madonax semble-t-il ne point craindre ?... Le mystère dont il s’entoure est impénétrable... Que Dieu me donne la force de le percer !

Et redressé :

– Domine, bénis le martyr volontaire et ton disciple. Regagne en paix ta ville. D’ici au Natalis Emmanuel 77, tu ne me verras point.

Corentin bénit la forme mortuaire, et le disciple agenouillé.

Puis silencieusement, seul, il aborda la sente qui menait à la grotte du Korrig... la grotte de Buddic. Comme un nouvel Orphée, Corentin, premier évêque corisopite, prit la voie que tant d’eubages avaient suivie au nom d’Ésus, et que lui vouait au Christ. Il disparut par l’antique nécropole des sanctuaires...

Quelques heures plus tard, les hommes de Nijal, devant la porte du ti gaëlique reconquis, édifiaient la chapelle où Gwénolé portait sa solitude.

Quelles imprécations secrètement retentirent dans le Crom profané ? Quels maléfices appelèrent à la lande les esprits, les génies et les fées, et leurs adorateurs humains ? À la première annonce du soir, alors qu’à Kemper Odet Corentin franchissait la porte du Loc Maria, priant de tout son cœur pour le disciple laissé face au péril, sur la lande Gwénolé ralluma les torches. Autour de lui, ouvertement, une foule, nouvelle sur le Crom, se glissa conduite par les eubages... Mais soudain elle s’arrêta comme si sa puissance se brisait. Seul, comme la nuit précédente, le penn s’avança et reprit sa place sur la pierre.

Alors aux yeux de tous, Gwénolé, seul aussi, s’agenouilla près du martyr et sous la lueur de veillée pria son Dieu, inconnu et Maître sur la lande.

Toute la nuit, celle-ci comme la première, celle-ci comme celles qui suivirent, indifférent aux hommes, il observa cette nature où Dieu, également, côte à côte, a mis le mystère et la science.

 

Depuis le premier jour d’automne, sans répit, la tempête secouait le Kanol, et au delà, la mer infinie. Après chaque jour, plus tôt, la nuit couvrit la terre, la livrant aveugle aux éléments.

Abritée par ses murs et sa digue, Ys restait enfouie dans ses tis, au milieu des dépouilles de sa mer, comme le pagure 78 dans sa coquille. Sur les berges du port, les dragons reposaient loin des fureurs de l’eau. La porte d’airain était close et gardait leur sommeil : A-hès elle-même, de sa clef d’argent, avait scellé la barre tendue sur les vantaux, et la clef sur son sein avait repris la coutumière place.

Ainsi, sous la pluie implacable, au souffle refroidi du vent au large, la cité s’endormait pour l’hiver proche. Au delà, la plaine se gonflait sous l’eau fécondante : elle ignorait et le vent qui assaillait la lande, et le Raz déchaîné, et la déesse courroucée de l’Énez...

Cependant, à la lumière plus pâle du soleil éloigné, sous les nuits plus longues, le ti de Nijal, soudé maintenant au Crom par la route souterraine, veillait contre une menace étrange et grandissante.

Et Buddic et Nijal, confiants en Gwénolé, bravaient cette menace qui les enveloppait plus sûre à chaque moment, tous deux souriant des fureurs impuissantes.

Impuissant le rocher qui brusquement roulait de la falaise et s’écrasait avec un bruit de tonnerre... impuissante, la forme blanche qui au crépuscule se dressait sur les rocs et dévouait la Sène infidèle à la nuit proche et à ses maléfices... Impuissante la voix lointaine, répétée de cap en cap comme un écho et qui, du Crom à Luguenez, ou à Beuzec ou à Trenaourer, plus loin encore, proclamait les peines réservées à celles qui profanent les Mystères, abandonnent le culte des dieux, renoncent à la virginité définitive... Impuissantes les menaces suspendues aux troncs, aux murs, jetées par les buissons sur les routes familières, et dont le présage n’était compris que par les initiées des rites : les swastikas brisés, les rouelles piquées au centre comme des cœurs traversés, les gemmes aux branches rompues, les verveines émiettées comme des membres lacérés...

Buddic, à chaque menace nouvelle, posait la main sur le bras de Nijal. Et Nijal, comme Gwénolé, lui disait de ne rien craindre... D’autres voix aussi, glapissantes dans la nuit ou grondantes, venues des creux, des troncs, souterraines, aériennes, faites de résonnances ou d’échos, inconnues dans le monde des hommes, et qui répétaient, protectrices vigilantes :

– Elved !... Elved élue !... Commande !

Le lendemain, invariablement, des mains mystérieuses avaient brisé le symbole menaçant, et d’autres, victorieux, le remplaçaient.

Et, tandis qu’autour d’elle se poursuivait la lutte invisible, la vierge catéchumène remplissait sans trouble la mission de salut. Du ti de Nijal au ti bleu de la ville, chaque jour la même troupe passait, le matin montant vers Ys, le soir retournant à la plaine, gardant souverainement l’Elved.

Chaque jour Buddic, assise aux pieds d’A-hès, redisait les paroles, les faits, la vie du ti chrétien. Et A-hès écoutait.

Dans la salle parée, entre les tentures de laine et de lin tissées de fils précieux, sous la garde des têtes monstrueuses des urs aux cornes longues ou des alces79  aux bois palmés, les socques enfouis dans les peaux sauvages et parfumées, la tierne se détachait davantage des pensées d’autrefois.

Elle repoussait les coffres précieux, les, joyaux, l’or qui dessinait en têtes de chevaux, en corps de dragons, en serpents coudés les symboles préférés, même les fleurs innombrables jetées sur la table d’albâtre. À l’active station devant le miroir d’argent poli, entre les caeths qui jadis imprégnaient la chevelure du suif odorant et des cendres colorées, oignaient la peau de lait et de l’écume du kourou 80 avaient fait place les entretiens discrets, ou la méditation qui tenait la tierne de longues heures sans mouvement sur le lit de fourrures.

Et seulement quand Buddic parlait de son espoir sans cesse grandissant, de ses aspirations de femme, la tierne allongeait son bras pur vers les coupes latines emplies de gemmes aux feux étranges : dans la cascade scintillante qui ruisselait entre ses doigts, son regard semblait chercher la chaîne ténue qui reliait le passé aux espérances nouvelles.

Puis elle regardait Buddic.

Transfigurée, l’Elved laissait cependant transparaître l’autre Elved, l’Elved sauvage, svelte et puissante, l’Elved disparue qui pesait davantage de son regard clair sur la volonté de la tierne. Avec son front purifié de la rouelle, sa voix grave adoucie, sa seule parure de fleurs que fixaient aux nattes blondes des fibules tracées d’une autre croix, Buddic s’imposait et régnait sur la pensée tumultueuse, D’ailleurs, insoucieuse déjà de son propre cœur, chrétienne appliquée à écouter les autres, sans cesse ne parlait-elle pas d’Huvreal ?

Alors la tête à la longue chevelure brune ne quittait plus la fenêtre, haute sur la digue, dont les verres teintés, embués par la pluie, laissaient voir, lointain, le Kanol moutonnant... Et sur la mer déchaînée, A-hès cherchait le vaisseau unique et téméraire qui bravait l’éternelle tempête.

Depuis la mort du Pohérois, la démence semblait s’être emparée d’Huvreal. Sur son vaisseau de brenn, arraché à la torpeur du port, seul chasseur de cette rude mer d’hiver précoce, il parcourait le Kanol du Sizun à la Chav’r, affrontant l’air et l’eau, attaquant le flot comme une côte détestée, rôdant comme un molosse inquiet qui garde la demeure... Seul, le soir le ramenait à la grève, à la falaise, au Crom.

Et Buddic contait les nuits terrifiantes.

Dès que Gwénolé, sous la seule protection de Dieu, allumait les torches funéraires, le penn paraissait sur la lande et s’asseyait au loin, la tête tournée vers le toit de pierre où reposait la tombe ouverte du Pohérois. Puis, dans la nuit, sous le vent furieux, les pluies qui embrumaient la terre et courbaient ses dernières fleurs d’or, Huvreal errait entre les pierres complices et silencieuses...

Un matin, Buddic s’assit aux pieds d’A-hès, le visage radieux.

– Il est venu cette nuit à Gwénolé, dit-elle.

Levée du lit de fourrures, pâlie affreusement, A-hès chancela.

Depuis le matin un calme subit avait abattu les fureurs du Kanol, et l’horizon était demeuré vide de sa voile quotidienne. Dans un geste ignoré, la tierne impérieuse s’allongea aux pieds de Buddic, dont les mains s’efforçaient de relever sa compagne.

– Il est venu vers le matin, reprit Buddic, une heure avant le jour, sans casque, la tête ruisselante de l’eau de la nuit. Il meurtrissait son front. Il est tombé aux pieds du Pohérois. Alors Gwénolé lui a dit : – Fils ! Comme tu as tardé ! – Et lui s’est mis à gémir, implorant la clémence du mort, de Gwénolé, de Corentin...

– Pour lui ? demanda A-hès.

– Pour toi, répondit gravement Buddic.

– Ah ! fit la tierne assombrie. Notre sort ne peut plus être séparé.

– Puis, continua Buddic, il s’est approché de Gwénolé et lui a dit :

– Prêtre ! Madonax m’a écouté. Fais que d’ici le Gui l’an né les torches ne s’éteignent !

– Le Gui l’an né ! fit A-hès en se dressant. Oh ! Le jour que m’a fixé à moi le Coëfi... Comme à Mona, ils ont conservé l’empire des âmes !... Et qu’a dit Gwénolé ?

– Que les torches ne s’éteindraient pas, puis il a dit : « Fils ! La nuit prochaine, n’erre plus par la lande. Viens aux pieds du martyr qui n’a cessé de demander à Dieu ton salut et celui de la tierne. Viens. » Et lui a répondu : « Peuvent-ils être chrétiens ceux qui brisent les serments solennels ?... Ah ! Quel serait le dieu qui accueille les parjures de l’autel, les criminels sacrés ?... »

A-hès tressaillit, regardant Buddic avec terreur.

– Son esprit est fort, balbutia-t-elle, fort comme le chêne immortel... Quel dieu peut accueillir ceux qui trahissent ?... Le dieu chrétien se détournera.

Buddic se redressa, resplendissante.

– Et moi, qu’il accueillit, que suis-je ? dit-elle. Quand la vraie foi, A-hès, aura touché ton âme, quand toi et lui aurez vu, quels que soient nos serments sur la table d’Énez, vos cœurs seront paisibles comme l’est le mien près du cœur de Nijal... En dehors de Dieu, il n’est pas d’autre dieu. Des mains qui se tendent vers lui se détachent tous les liens... Il commande d’aimer. L’amour peut-il être divisé ?

– A-hès aura brisé la religion antique, les traditions... la race peut-être !

Les grands yeux de Buddic se tournèrent vers la tierne, profonds, révélant les sentiments immuables.

– Je suis Gaële, dit-elle. Qui changerait ma race ? Gwénolé enseigne que l’amour de Dieu confirme les sentiments humains. Il dit : « Le Christ a dit : Faites les œuvres de votre père. Mais moi, je suis celui qui vous dit la vérité que j’ai apprise de Dieu. Ne cherchez pas à me faire mourir ; car ce n’est point cela qu’a fait votre père. » A-hès ! Comment la tierne kymri-gaële détruirait-elle la race en la faisant chrétienne ?

A-hès regarda Buddic avec une flamme qu’elle ne cherchait plus à voiler.

– Buddic ! Elved splendide ! dit-elle. Pourquoi ce dieu qui illumine tout ce qu’il touche laisse-t-il dans l’ombre le cœur de ton frère de Cambrie ?

– À toi, à toi A-hès de l’apporter à Dieu. Lui, le dernier tiern de Mona, la flamme de l’autel central, peut-il éteindre le foyer séculaire sans que jaillissent des flammes d’agonie qui consument les dernières cendres ?... Conduis Huvreal vers le Christ ! Quelle plus belle victoire pourrait rêver la tierne du Penn ar Bed ? »

Buddic s’arrêta brusquement, songeuse, puis avec une angoisse, reprit :

– Mais hâte-toi... Dieu, pour enseigner à tous la voie qui mène à Lui, frappe à l’improviste certains cœurs trop rebelles, et plus que les humbles, ceux qu’il a chargés de conduire les peuples... Hâte-toi : tous, autour du Toulullan, semblent craindre des heures prochaines.

Le cœur d’A-hès se gonfla. La jeune tierne, oubliant les gestes de l’orgueil et les rites qui éloignent, imprégnée subitement de la simplicité des âmes qui écoutent et s’épanchent, baissa son front jusqu’aux genoux de Buddic.

Alors, tandis que la catéchumène de Gwénolé se penchait vers cette âme pacifiée, au loin la porte s’ouvrit ; la haute stature de Gralon s’encadra sous le cintre... Devant le spectacle de grâce, le roi chrétien et rude s’arrêta.

Buddic l’aperçut. Des deux bras elle lui montra, dans l’attitude de ravissement que la parole du Christ, depuis Marie Madeleine, imposa à toute femme, celle dont jadis l’orgueil était toute la vie.

 

Seul avec Guziek, Gralon montait par les ornières clapotantes du Pen-harn. Un mois déjà avait passé depuis la Nuit des morts, et décembre épaississait au sol le manteau de feuilles humides et noires sans apporter le froid. L’air était empli de moiteur : sans vent, sans pluie, sans brumes, il prodiguait les senteurs tièdes, pénétrantes comme des effluves printaniers.

Gralon, tout réchauffé d’ardeur et de confiance, poussait son cheval sur la route deux fois suivie déjà du Van. Dans l’atmosphère claire, la mer immobile et cependant bruissante mettait des résonnances étranges. Après la tempête qui venait de souffler deux mois durant, l’homme armoricain, si habitué qu’il fût aux surprises perpétuelles de sa terre, s’étonna de l’insolite saison.

– Barde, dit-il à Guziek, voici l’hiver mort avant de naître. À tantôt le chant des oiseaux sous la feuillée nouvelle, et celui des bardes devant les rameaux verts...

– Ô roi Gralon, fit sentencieusement le barde en secouant la tête, le barde chanterait sans joie sous un printemps trompeur. Il est bon que l’hiver soit l’hiver.

– Hé ! fit le roi avec humeur. Qui voudrait le contraire ?... Mais tout n’est-il pas au rebours du sens dans cette terre qui n’est ni Dieu ni diable, ni mer ni sol, ni falaise ni grève, où les femmes règnent...

– Où les penn fuient les vierges, fit Guziek.

– Ah ! dit le roi en retenant sa monture. Le barde a touché juste. Mais moi, le roi, le père, je forcerai la décision...

– Que tout l’esprit d’Ogmius repose en toi, roi Gralon, répondit le barde, et te conduise :... Mais prends la voie droite : qui la suit n’a point à craindre d’errer. Ordonne et frappe : là où le fer est nécessaire, il ne faut pas employer le bois... Tu dissiperas un mal qui pèse sur nous tous.

– Sur vous tous ? interrogea le roi. Ys, la ville sans dieu, s’inquiète donc de cette querelle ?

– Ah ! dit le barde, la flamme qui brille sur la falaise brille pour la mer infinie.

– Barde, parle et ne chante pas. Que désire la ville impie ?

– Elle veut ce que veut la tierne. Mais les barques veulent le penn pour chef, la plaine aussi, et le Sizun... peut-être !

Gralon arrêta son cheval.

– Alors... où est l’obstacle ?

Guziek porta la main à sa poitrine.

– Dans le cœur de l’homme. Toi seul, roi Gralon, peux le toucher. Le penn meurt de désir et d’amour. Et pourtant il laisserait tout périr plutôt que de briser ses liens. Pour lui, il a fait le sacrifice. Mais il craint d’entraîner la tierne dans la mort... Qu’il meure ou vive dans son serment, de même, roi Gralon, ta race s’éteindra.

Le roi baissa le front. Également cette route, qu’il suivait pour la troisième fois, lui apparut tragique... Il s’arrêta aux cairns de Keraro et envoya Guziek.

Le ti était presque achevé : il tenait toute la pointe, maître du vent et de la mer. Ses chantiers s’étaient vidés : seuls, sous la conduite d’Ar’eren, une centaine de taeogs polissaient les surfaces rudes. À la vue du roi, un grand mouvement se fit : au loin Ar’eren se cacha. Mais Araok s’élança vers Guziek. Quelque temps les deux bardes s’entretinrent, puis Araok disparut vers la baie. Il ramena le penn nu-tête, sans armes.

Fièrement, du haut de son cheval, Gralon interrogea.

– Tiern de Mona, penn du peuple ordovike, dit-il, est-ce toi qui veux livrer la terre d’Ar-Mor à la colère céleste ? Pour la protéger tu as offert tes ch’lans, ton feu, ta vie, tu as juré... Et tu appelles sur elle la foudre ?

Huvreal leva vers le roi des yeux creusés par l’insomnie et par l’angoisse.

– Roi Gralon, balbutia-t-il, quelle décision attends-tu d’Huvreal ?

– L’évêque Corentin et Gwénolé t’ont dit celle que Dieu attendait. Moi, le Roi, voici celle que je veux : écoute, Gaël ! Le penn doit obéir au Roi... Le fils doit entendre le père...

Aux derniers mots du roi, l’expression lasse puis farouche du penn fit place à une émotion intense. Les bras du Cambrien se levèrent, secoués de tremblements.

– Ô roi Gralon, dit-il avec élan, toi de qui la bouche prononce le nom de père, dis-moi, oh ! dis-moi que le cœur de l’homme ne connaîtra pas le reproche éternel !... Tu as donné l’exemple que donnèrent le roi de Tara, le roi des Francs, le vortigern de Bretagne ! Seuls, ton rang et ta sagesse peuvent changer le dernier tiern de Mona...

Le penn à la stature géante, aux épaules fortes, tendait les bras comme un enfant dans la détresse. L’agitation de son front faisait flotter longuement sa chevelure. Gralon se pencha pour dicter sa sentence. Mais Guziek fit un signe. Huvreal, emporté par la tempête qui bouleversait son âme, s’abandonnait. Sa pensée enfin s’épancha comme une lave brûlante.

– Le dernier tiern de Mona !... Le tiern trois centième de la race renversera l’autel ! Kaer Huvreal, descendant de cinquante Coëfis ! Héritier de ceux qui ne quittèrent jamais l’île d’Ésus !... Au jour où les légions de Néron ont envahi le Némède, où le profanateur Suetonius a fait égorger les eubages, brûlé les druides et les fades sur les bûchers des dieux, cent enfants de ma race combattaient pour Mona... Tous ils auraient pu fuir... Qui connaît les retraites des forêts, les grottes creusées durant les siècles ?... Tous ont péri !... Oh ! Mona ! Malgré Rome, tu as protégé la religion d’Ésus et l’as conservée pour les temps... Et c’est Huvreal, exilé sous les cieux étrangers, qui brise la chaîne indéfinie !... Ah ! J’ai demandé aux Coëfis leur sentence. Et aucun d’eux ne veut répondre... Ils m’ont confié la tierne suprême, la révérée, la toute puissante, l’inviolable, la vierge, et...

Gralon, épouvanté, se pencha, entrevoyant des chaînes infrangibles. Mais brusquement le penn sortit du rêve. Et regardant le roi :

– Toi, roi Gralon, comment jugerais-tu celui qui recevrait de toi un dépôt sacré, et, averti du but et des obstacles, tournerait contre toi sa force, ses armes et son renom ?

Le roi, secrètement, admira ce visage de jeunesse, dévoré par la passion, et qui farouchement se meurtrissait encore.

– Noble ! fit-il. Noble, mais aveugle... Fils, vois par quelles routes le Dieu chrétien conduit les hommes. À Mona, Huvreal eût continué la race, qui a bien fait ce qu’elle a fait, mais qui s’est affaiblie. À moi, au vortigern, au roi franc, Dieu s’est fait entendre par la voix de ses prêtres, et tous nous sommes venus à lui... Ah ! En vérité ton vortigern fut vaincu. Mais Dieu lui a permis de fuir. Et, par le nom du Christ, les prêtres de Jésus le feront vainqueur, en dépit de Mona, de vous-mêmes et de vos divisions... Penn ordovike, le front des empereurs de Rome, les rois vainqueurs, le Franc sauvage se sont inclinés. Portaient-ils des chaînes moins lourdes que les tiennes ?... Et toi, toi qu’il attire vaincu, exilé, affaibli, par une voix royale, pour la gloire de la race, résisteras-tu ?... Pourquoi, tiern orgueilleux, appelles-tu sa colère ?

Le front d’Huvreal tournait comme une barque débarrée. Gralon, de sa main puissante, l’attira vers lui.

Gaël ! Ton âme s’inquiète de la traîtrise !... Ah ! Certes non, jamais un roi d’Ar-Mor ne te dira : – Trahis ta foi. Sois imposteur, infâme... – Mais il te dit : – Tiern, sache gouverner. – Ceux-là, fit le roi en indiquant Ys, le Sizun et la plaine, ceux-là jamais n’approuveront le chef qui préfère son serment à leur gloire... Ton serment ! Le ministre du seul Dieu l’a brisé... Fils ! Je te dis : Pourquoi persistes-tu ? »

Huvreal baissa la tête.

– Père, dit-il sourdement. Laisse-moi un temps encore.

Ses lèvres retenaient un aveu. La main du roi pesa davantage sur son front. Alors brusquement :

– Huvreal appartient tout entier à la tierne, dit-il tout bas. Qu’elle commande ! Son penn, son markhok, son caeth obéira... malgré la loi, malgré les druides, malgré les dieux... Ah ! Qu’ils me condamnent. Mais elle, elle... qu’elle reste la tierne presque divine...

– Qu’elle soit par toi chrétienne et femme, ordonna le roi.

Gralon lâcha la tête blonde. Le penn cambrien se jeta sur l’étrier royal...

– Quand viendras-tu, fils ? dit le roi.

– Père ! Le soir du Gui l’an né...

Puis Huvreal s’enfuit, suivi par Araok.

À vingt pas devant eux Ar’eren se dressa, les bras levés... Alors tous deux, brusquement, inclinèrent vers la droite, vers la mer d’Ys, et disparurent.

Guziek, rayonnant, entraîna le roi.

 

Gralon et son barde, à plein galop, débouchèrent dans la lande du Crom. Gwénolé, sans lassitude, y continuait sa garde. Quand Guziek eût conté, le diacre se leva.

– Ah ! s’écria-t-il. Maintenant ! Qu’ils condamnent !

Puis se tournant vers le mort que de ses propres mains il avait préparé pour la longue veillée :

– Martyr, dit-il, ceins ta couronne !

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE IX

 

 

L’hiver s’était acheminé dans la robe du printemps. La forêt se parait de pousses vertes et couvrait ses clairières de fleurs précoces. Dans la plaine, le domaine de Nijal étalait des buissons parfumés, des prairies ranimées, des terres noires piquées de têtes vertes.

Et devant ce trouble de la nature, tous s’étonnaient, pénétrés d’une angoisse secrète, rares étant ceux qui l’attribuaient à la faveur divine.

À chaque heure Gwénolé devenait plus grave.

Rivé à la lande du Crom, absorbé par l’observation vigilante, le diacre semblait détourné du soin pieux, et le Natalis Emmanuel, – la Noël enfin fixée par le pape Jules au 25e jour de décembre, – approchait sans mettre sur son front la joie ni la sérénité traditionnelles.

Ce matin-là, le dixième avant la Nativité divine, il demeura au pied des torches éteintes, priant plus longtemps que de coutume... Même Buddic et Nijal, en approchant du « coffre » de granit, où le mort inchangé reposait dans son immuable paix, ne l’interrompirent pas.

– Père ! fit Nijal.

Alors seulement le diacre sortit de sa méditation. Il contempla le couple d’amour et de simplicité avec une expression de tristesse.

– N’épargnons rien pour la victoire, dit-il. Et toi, Buddic...

La jeune Gale se pencha vers le diacre.

– Père, dit-elle, je sais ta pensée... Buddic, comme toujours, suivra tes pas.

– Ô Buddic, cœur ineffable, reprit le diacre. C’est pour le Christ, c’est pour eux que je demande encore le sacrifice... Plus que pour toi, il est grand pour Nijal.

Le markhok enveloppa Buddic d’un long regard d’amour, puis, le front serein :

– Père, dit-il. Nous remplirons tous deux le devoir imposé par ta foi. Dieu protégera les siens.

– Ce soir ! dit lentement le diacre... Sixième jour de la lune de décembre : l’année nouvelle commencera pour le Sizun sauvage... Allez tous deux auprès d’A-hès !... Avec l’aube prochaine, l’heure aura passé pour elle !

– La volonté de Dieu soit faite !

Le couple chrétien s’éloignait. Gwénolé s’élança.

– Fils ! dit-il avec émotion à Nijal. Que les chevaux du ti soient prêts et les taeogs à tes ordres...

– Les greniers sont vidés, dit le markhok, les moissons réparties entre les teulus lointaines du Plou-Marc’h au Plou-Modiern. Les chevaux resteront sous la housse. Les taeogs ont conduit les femmes dans les plous des pentes : eux viendront au premier appel... Mais vraiment, père, tu crains. Quelle est ta crainte ?

Le diacre regarda Nijal.

– Les bêtes des champs ne t’ont-elles pas dit ce que m’annonce à moi la voix du ciel ?...

Puis brusquement :

– Ramène Buddic à la première annonce du soir. Il y a loin d’ici à...

– En une heure, interrompit en souriant Buddic, l’étalon blanc mènera l’Elved aux cheveux déployés. Père ! Tu suivras ses traces...

De son bras pur, Buddic montra le ciel, puis confiante, elle s’éloigna dans sa démarche de déesse.

 

Le soir couvrit le Penn ar Bed. Et aussitôt la nuit s’épaissit, noire sous les nuages immobiles.

Depuis le matin, de-ci de-là la rivière Goayen, qui coule de Plou-Neis à Lespoul, de l’Orient au Couchant, en plein cœur du Sizun, des foules convergeaient vers le vallon du Poul-Guidou, Némède central.

Les unes venaient du sud, de l’est, de l’ouest et glissaient par la forêt indéfinie, suivant les sentes cachées. Les autres, en deçà, vidant les plous du nord, franchirent la rivière sur les troncs abattus ou les chaussées de pierres. Elles se mêlèrent en tournoyant près de l’enceinte.

Et lentement les hommes des plous, conduits par des eubages, des bardes, même des fades, longèrent la barrière rustique, formidable avec ses branches de chêne courbées au sol et réenracinées dans une marcotte géante, cimentée par l’enlacement des ajoncs arborescents, des ronces et des houx.

Aux trouées assignées, des eubages veillaient, cachés, reconnaissant les plous et rejetant les inconnus et les excommuniés.

Enfin vers le soir les derniers hommes se présentèrent. La pluie de pierres et les maléfices qui châtiaient les tard venus les dispersèrent dans une fuite d’affolement. Avec un grand bruit de branches et de ramées froissées les portes se fermèrent. Il n’y eut plus aux seuils redoutables que les formes naines, tapies et vigilantes...

 

Dans le Némède, au delà de l’enceinte et du hallier, le triple cercle de la foule lointaine, des bardes puis des eubages avec leur cortège de fades protégeait le Crom-lekh, la demi-centaine de druides de la Domnonée et du Rohan, du Bro-Werek, de la Cornouaille et du Poher, avec l’invisible Coëfi.

Il siégeait au centre du vallon, au milieu de la pente, près de l’étang, – le Poul consacré – défendu à la fois de l’hiver et de la nuit par des feux immenses, entretenus sans trêve. Et depuis la première heure des veilles 81, l’immobilité et le silence fixaient cette cinquantaine de têtes blanches, en qui résidait toute la force de la religion séculaire, agonisante. En demi-cercle autour de la Table, sous le chêne six fois centenaire, elles s’étageaient augustes, dans la hiérarchie du renom.

Au centre présidait Madonax.

La couronne large de chêne qui le laurait baissait à peine l’élévation de son front ; la chevelure et la barbe, blanches de la seule neige du Penn ar Bed, encadraient des traits larges et impassibles. Sourcils en hallier, la bouche fine et volontaire, le nez droit et vigoureux comme une étrave, le prince des vacies 82, entouré des hommes philosophes, pesait de toute la clarté de son œil gris et calme sur le Collège dominateur et féminin, qui s’élevait par la tradition, la volonté des hommes, le charme aussi, plus haut que tous, en face de lui.

Deux feux, dont la flamme montait droit, éclairaient l’assise de roc taillé où les Sènes, sur les neuf trônes d’or, régnaient sur l’assemblée des hommes. Derrière elles, le ruisseau du Poul courait perdre ses eaux consécratrices dans la masse obscure, puis noire, puis invisible de l’étang...

La troisième heure passa.

Au loin les chants rudes et brefs annoncèrent que les derniers eubages avaient quitté les portes. Madonax se leva et d’une voix qui s’amplifiait lança l’évocation à Ésus, reprise à chaque tercet...

A-hès, au-dessus de tous et de toutes, trônait dans la nuit tiède et lumineuse.

Elle portait la Rouelle frontale, et la Résille de corps, et le grand Swastika légué par quarante tiernes Sènes, qui écartelait sur son sein ses quatre branches figurées chacune par un cheval bondissant. Elle étincelait sous ces feux de pierre et de métal, seule à être vue par tous... Elle, parmi ces milliers de têtes que sa splendeur fascinait, elle ne voyait qu’Huvreal, debout à vingt pas d’elle, immense sous le casque aux pennes blanches. Il contenait les deux taureaux blancs du sacrifice : elle sentait son regard apaisé et sans détour, qui la contemplait, éblouissante, sous les opales laiteuses, les perles aux couleurs humaines, les diamants aux lueurs frigides, et plus rayonnante que ses pierres par la joie qui enflammait ses yeux...

Le chant s’arrêta.

Madonax, baissé vers la table, prit la serpe d’or et la remit au druide du gui. Et celui-ci, brandissant le métal sacré, entonna l’hymne à l’âme immortelle. Puis il tendit le bras vers les Sènes.

Alors en mouvements harmoniques, l’Elved et les Sept Sœurs se levèrent devant la tierne immobile. Leurs voix, sourdement d’abord, puis peu à peu montantes s’élevèrent sous la ramure tranquille. Le chant cessa sur une note haute qui vibra comme un appel. La tierne leva son bras étincelant, et de sa voix isolée, reprise dans le ton grave, répondit, imposant aux Sœurs les rites solennels.

Tandis qu’elle chantait, les Sènes, en gestes longs, se dépouillaient de leurs saies blanches. Bientôt Sept nudités splendides se dressèrent devant les trônes d’or. Sept !... L’Elved, debout, les yeux tournés vers le ciel, demeurait immobile dans sa tunique blanche fleurie de verveines, insensible aux regards concentrés sur la vierge rebelle. Une blancheur lourde se pencha vers elle, les lèvres tremblant de l’imprécation menaçante... L’Elved se détourna fièrement.

Mais inclinée aussi, la tierne tendit son bras éblouissant. Elle ne commandait pas.

– Buddic !... Buddic ! Pour la dernière fois, remplis le rite...

L’Elved regarda le visage anxieux de la tierne, et lentement, à son tour, fit glisser le lin blanc. Elle apparut, toute blonde dans sa chair empourprée, svelte, harmonieuse, et d’un geste de pudeur, ramenant autour d’elle sa longue chevelure, s’enveloppa comme d’un voile de pureté. De son regard paisible, elle dompta les Sœurs menaçantes...

Le druide du gui, la serpe en main, le pied sur le premier degré de l’échelle immense, attendait et tous avec lui.

L’Elved, à pas comptés, passa entre les Sènes et rituellement, sous les feux attisés, entraîna la théorie vers l’arbre. Derrière Madonax, Ar’eren, prince des eubages, leva les bras : des centaines de harpes, au loin, commencèrent de vibrer et les voix, diffusément dans le Némède, célébrèrent les vertus de la plante, symbole de la vie immortelle, née du chêne divin, emblème de la force morale.

En cercle autour du tronc, les Sènes s’ébranlaient pour la danse cabirique 83. Les mains liées aux mains, le dos à l’arbre, elles avançaient et reculaient en pas rythmés, dans un flottement de chairs diaprées. Lent d’abord, le mouvement s’activa : les chevelures ondulèrent en nuances vives, brillantes sous les feux. L’Elved, avec sa chevelure d’or pâle, semblait tracer une gerbe de lumière.

Sur l’échelle, en volute longue autour du tronc, le druide s’éleva, la serpe haute, emplissant de sa voix grave le dôme de verdure, soutenant les chants épars. Enfin il atteignit la branche où, en touffe verte et jaune, jaillissait du bois, comme une source vive, le gui du rouvre 84. Il s’arrêta.

Les Sènes, autour du tronc, avaient rompu leur a cercle, et, demi-renversées, elles tendaient les bras vers la plante que l’arbre géant portait comme un joyau. En chants plus amples l’hymne monta dans une adoration. Puis les huit vierges se redressèrent et deux par deux, dos à dos, joignirent les mains en reprenant la danse dans un mouvement rapide...

Brusquement l’Elved sentit la danse dépasser le rythme qu’elle imposait. Elle voulut ralentir. Mais à ses bras, plus forts, s’enlaçaient les bras d’ann Naved. Irrésistiblement la Sène rousse l’emporta en tournoyant. Aux oreilles de l’Elved le chant reprit menaçant, plus terrible... Enfin le chant cessa, avec la danse. Loin de Buddic, les Sènes se séparaient. Seule ann Naved resserra son étreinte.

– Lâche-moi, ann Naved, dit Buddic haletante.

– Elle ne sera plus délivrée, dit la voix sauvage, celle que ses Sœurs vont déchirer. Les bras d’ann Naved ne se desserreront plus. Morte ! la Sène infidèle, la vierge détournée de l’autel... Les membres dispersés de l’Elved traîtresse seront la nourriture de l’animal sauvage. Demain l’autel sera purifié. Le nom de la Gaële demeurera honni, à jamais répété dans les nuits de Bensonia, infâme !

À pas lents, ann Naved, plus loin encore, entraîna la Sène profanatrice... Tout près, Buddic aperçut le visage impassible du Coëfi, entre ceux des vacies, sombres, sévères, complices de la Naved impitoyable...

Sous le faîte de verdure, la longue robe blanche du druide s’approchait de la touffe. Les Sènes déployèrent la saie, qui devait préserver la plante du contact interdit de la terre ; puis elles levèrent la tête vers la serpe d’or, qui d’un coup s’abattit. La touffe minuscule tourna sur elle-même et tomba, légère comme un passereau, glissant dans l’air, fuyant. La saie blanche la cueillit dans son vol. Alors d’un chant affaibli, Madonax et les druides appelèrent la vierge de la consécration. Puis ils quittèrent leurs stalles de granit : la théorie des hommes se déroula, et de nouveau, dans une longue courbe, entoura la plante vénérée.

La tierne Sène s’était levée sur son trône d’or.

Toute droite, la tête tournée vers Huvreal, comme si elle accomplissait pour lui le rite, en gestes hâtés, elle se dépouilla du Bandeau, de la Résille, et du grand Swastika, enfin de la saie blanche... Quand son corps virginal, dans ses contours de statue, l’harmonie de ses courbes les tons chauds de sa blancheur brune, fut dévoilé comme celui de l’Elved, elle tendit les bras vers Huvreal, puis les dressa. Elle quitta la Table supérieure et descendit vers la plante.

Entre les druides rangés, elle avança en pas rituels, insoucieuse de sa nudité devant les hommes dédaignés, et s’en parant comme d’une beauté suprême pour celui qu’elle acceptait... Elle passa devant lui, paisible, splendide, dans le rythme prescrit, comme une déesse devant qui se voilent les yeux humains... Puis elle tendit sa main de plus belle vierge vers le gui minuscule...

En cet instant, elle aperçut Buddic... Buddic, vaincue, livrée, emprisonnée aux bras de fer de la Naved... et qui la regardait avec un sourire d’immolée. Elle crut revoir le martyr pohérois, les traits de feu, le vaisseau blanc. Dans un geste terrible, elle se dressa, menaçant la vierge fanatique.

– Ne la condamne pas, A-hès !

A-hès reconnut la voix de Madonax, et soudain elle se vit en face du péril brutal et pressenti. Le visage du Coëfi, celui qu’elle connaissait, avec ses traits de raison, le front empreint de la philosophie céleste, le regard pur et profond comme l’Océan aux jours d’été s’était effacé ; et à sa place un autre lui apparut changé, ennemi, étranger.

D’un geste rapide, le Coëfi avait emprisonné sa main. Et la voix grave du vieillard, amie des heures troublées, conseil des jours forts, de nouveau s’éleva, sévère :

– Est-elle digne de la mission sacrée, celle dont le cœur s’éloigne de la déesse ? Osera-t-elle porter la main sur la plante immortelle, celle qui s’est détournée des dieux et des Vestiges ? Avec la volonté d’abandonner les rites, elle apporte celle de profaner le Symbole supérieur !... Tierne Sène, au cœur impur, dépouillée des Insignes inviolables, écarte-toi du lin où seule la vierge impassible peut recueillir le gui divin.

Les paroles d’accusation tombaient impitoyables. A-hès se dressa lentement. Entre elle et ces hommes réprobateurs, d’un coup le rite protecteur se brisa. Elle se vit nue, insultée, livrée comme l’Elved... Dans une révolte où passait toute son âme nouvelle, elle arracha sa main de celle de Madonax.

– Huvreal !

Derrière les druides un grand mouvement se fit. Les chants, les harpes brusquement se turent. Un murmure grandissant monta du cercle des eubages. Puis il y eut des mugissements de bêtes furieuses.

À l’appel horrifié, Huvreal avait bondi, lâchant les taureaux du sacrifice qui fuyaient, cornes basses. Comme eux il fonça, et près de la tierne cambrée, impérieuse, maîtresse, il apparut, rebelle aussi.

D’un geste Madonax contint la foule des eubages qui se ruait le fer en main. Puis, le bras étendu, regardant sans émoi le couple rejeté :

– Une autre vierge consacrera le gui... Vous, écartez-vous. Attendez au pied de la Table la sentence du Crom-lekh. Ni toi ni elle, ne tentez de franchir les cercles.

Une file d’eubages passa devant les réprouvés. Irrésistiblement, comme Buddic, A-hès et Huvreal se sentirent entraînés... Mais aussitôt près du Penn les eubages s’écartèrent, brutalement refoulés. Devant le Cambrien arc-bouté, A-hès apparut, drapée dans le grand manteau blanc du penn, et descendit, majestueuse, vers la Table druidique.

Au pied de l’arbre, avec les chants, le rite avait repris, supérieur aux passions comme aux fautes des hommes. Et le gui, soudain, s’éleva aux mains d’une autre vierge.

 

Madonax, debout au centre du Crom-lekh, fit un signe. Ann Naved, desserrant son étreinte, jeta Buddic sur la Table de justice. Sous la main ennemie, l’Elved se courba, résignée, le visage caché dans son bras replié. Près d’elle, en face du Coëfi, les eubages avaient poussé A-hès et Huvreal.

Alors Madonax, les bras levés, le visage tourné vers l’Elved, cria par trois fois.

– Qui accuse celle-ci ?... Celle-ci, la Sène Elved, profanatrice des Mystères dont elle reçut la garde ?

La voix puissante résonna sous le dôme, solitaire, renvoyée par le silence, martelée en sons brefs.

Quand le dernier écho se tut, une autre voix vint de la forêt. Elle descendait au long du ruisseau, emplissant la profondeur de l’ombre, faisant lever toutes les têtes.

– Par le Saint Nom, Coëfi, demande plutôt qui la défend, elle, l’Elved élue, et eux, la tierne et le penn consacrés !

Au Crom-lekh, les têtes blanches s’étaient tournées, attentives et sans émoi, vers la nuit du Némède, Des pas approchaient, fermes, puissants, sûrs...

Brusquement dans la lumière des brasiers, Gwénolé apparut, la tête droite sur le manteau de lenn, les pieds nus dans ses socques de bois, le baz en main. Les flammes éclairèrent son front que la chevelure tonsurée, illuminée, ceignait d’une auréole.

Le diacre s’arrêta au bord même de la Table. Il écarta ann Naved interdite, et d’un geste de volonté, comme s’il en prenait possession, de son manteau il couvrit la vierge accusée. Puis se redressant :

– Anciens du Crom-lekh, dit-il, à vous, ni à toi, prince des vacies, Coëfi, cette vierge n’appartient plus. C’est moi, Gwénolé, que vous connaissez tous, comme il vous connaît tous, qui la réclame au nom du Christ...

Face à face, avec entre eux le visage radieux de l’Elved tourné vers le prêtre chrétien, Madonax et Gwénolé se regardaient sans menace, sans haine, et tous les deux inébranlables. Autour, une immobilité de pierre avait fixé les têtes.

– Gwénolé ! dit enfin Madonax... Gwénolé, seul capable d’une entreprise mortelle, impossible à tout autre... Qui t’a laissé franchir l’enceinte ?

Le diacre planta en terre le baz, élevant au plus haut la Croix divine. Et, montrant l’effigie du Crucifié :

– Qui peut arrêter Celui-ci ?

– Gwénolé ! Qui mieux que toi connais la loi des Némèdes ? Pourquoi la braves-tu ? demanda Madonax.

– Est-ce Madonax, le Coëfi vénéré, qui doute du cœur du disciple éloigné ? répondit le diacre... Non, ni lui, ni aucun des anciens, les plus savants, les plus élevés, les plus sévères ne méconnaît Gwénolé, l’ancien druide de Sabhal, le Gaël, le disciple de Patrik avant d’être celui de Cotentin... C’est moi, ministre de Jésus, qui ai conduit l’Elved aux pieds du Maître, et moi qui en témoigne... Devant vous, moi, disciple de l’apôtre, je déchire sa robe de prêtresse. Elle n’est plus Sène, ni Elved, ni sous la loi de Korrighwen. La loi vous interdit de la juger... Qu’elle se retire donc dans la paix chrétienne...

Et vous, les Sènes, dit le diacre aux Sept Sœurs rassemblées en cercle menaçant, cessez d’entreprendre contre elle. La Sœur infidèle ne peut être déchirée que sur le sol de l’île sacrée... Pas une barque ne mènera l’Elved renonçante aux tables de l’Énez...

Gwénolé s’interrompit, puis regardant Madonax en face, comme s’il ne voulait être entendu que de lui.

– D’ailleurs, demain, ajouta-t-il lentement, demain !... Que sera-t-il des tables de l’Énez ?

Rompant pour la première fois l’impassibilité, Madonax se pencha vers le diacre, scrutant sa pensée à l’intime. Mais Gwénolé, paisible, reprit :

– Toi, Madonax, m’approuves-tu ?

Du regard, redevenu souverain, Madonax consulta le Crom-lekh.

– Emmène-la, dit-il enfin. L’enceinte s’ouvrira devant toi : les fils de Taliésin ne versent pas le sang...

Madonax, arrêté, regardait Gwénolé, puis désignant la tierne et Huvreal :

– Et ceux-là ? Pourquoi ne les réclames-tu pas ? C’est pour eux cependant que tu exposas l’Elved... Les abandonnes-tu ?

– Qui donc accuse la tierne Sène ? demanda simplement Gwénolé.

Puis il attendit en silence, soutenant les regards des vacies.

– Oui, qui l’accuse ? répéta-t-il hautement. La loi dit : « Si la vierge a été profanée, qu’elle-même dénonce le sacrilège ou le déchire de ses mains. Si elle est soupçonnée, celui-là, qu’elle rechercha, doit l’accuser. Qui donc l’accuse ? »

Tous se tournèrent vers le penn. Le front baissé, le regard au sol, il chancelait, près d’A-hès impassible. Alors Gwénolé se redressa.

– La vierge est soupçonnée. Et c’est moi, moi, le prêtre de Jésus, qui rappelle la loi... Et celui-là se tait, que tous désignent. Coëfi, juge-le.

Le visage de Madonax s’éclaira.

– Gwénolé ! Gwénolé ! dit-il. Toi qui par tes frères fus appelé Gwénolé au front rayonnant, toi qui fus la lumière des Collèges, c’est donc là le but que fixa ton génie ?

Le Coëfi demeurait paisible ; sa voix était sans trouble. Gwénolé le regarda avec stupeur, puis un à un, dans une angoisse subite, il dévisagea les vacies, observant, cherchant sur toutes les faces. Enfin il releva son front lutteur.

– Oh ! fit-il, quel est donc votre but, à vous qui acceptez la conversion avec la perte de ceux-ci ?

– Retient-on, dit la voix grave du Coëfi, ceux dont le zèle s’est refroidi, ceux pour qui les serments ne sont plus que paroles, la vierge qui dénoue la ceinture consacrée, le garde du Némède qui met la main sur le trésor votif ?

Gwénolé méditait, le front haut.

– Oui, reprit le Coëfi d’une voix dure, oui, Gwénolé, ennemi terrible du dieu terrible, a enlevé la pierre d’assise sous le pied de l’autel... Quelle religion n’eût pas anéanti le sacrilège ?... Mais l’âme doit être libre, libre comme la divinité... Le Druide a conseillé et ses conseils se sont perdus. Que ceux qui ont fait leur choix se retirent ! Que l’enceinte se ferme derrière eux !... Le plus terrible des maux de Bensonia, celui qui s’attaque à l’âme seule, dorénavant courbera leur pensée. Devant eux s’ouvrait la route du Gwynfidd : volontairement ils l’ont quittée. Qu’ils soient livrés aux luttes de la vie qui ramènent vers l’Abred. Toi, prêtre chrétien, accueille, si ton dieu les veut, les parjures et les profanateurs. Les prêtres de la science et de la vérité les ont repoussés de l’autel !

Sous la malédiction grandissante, Huvreal vacillait, les bras tremblant, le front luttant contre une tempête. À son côté, A-hès observait sa souffrance tumultueuse. Elle vit Huvreal au moment de plier. Alors elle se plaça devant lui, les bras baissés, courbée comme une victime volontaire. Le penn d’un effort suprême se dompta.

Gwénolé s’était penché, les yeux aux yeux du Coëfi.

– Ah ! Madonax ! Madonax au cœur pénétrant, à l’âme plus pure que le plus pur cristal, mais plus implacable que ton dieu pour le défendre, cent fois Gwénolé a entendu tes sentences... Quelle est celle-ci, que prononça, dans une mansuétude impossible, le silence de vos lekhs ? Tous les anciens comme toi l’approuvent, impassibles comme toi, résolus comme toi, sachant comme toi et muets... Quelle peine terrible infligez-vous ? Ce n’est pas l’exil des Némèdes... Vous savez tous quelle paix de l’âme rayonnent les solitudes chrétiennes !... Madonax ! Ta science est immense, au point que Gwénolé a pu croire à ton pouvoir presque divin sur la nature. À quel péril exposes-tu ceux que ta sentence absout ?... Quelle est ta vraie sentence, celle qui est dans ton cœur ?... Ah ! Que tes lèvres de vérité hautement la prononcent !

Le visage du vieillard se pencha à son tour vers le diacre, et celui-ci entrevit des yeux d’admiration.

– Ah ! Gwénolé ! Jamais le Coëfi d’Ar-Mor n’a tant maudit la croyance qui nous a pris ton esprit et ton âme. Tous nous t’avions destiné aux plus hautes dignités. Mais Patrik a rencontré le druide de Sabhal... Patrik ! De qui le Coëfi d’Erin prédisait la venue, l’homme à la tête rasée qui devait traverser les flots orageux comme la hache fend le bois, l’homme dont la table est à l’orient de sa maison et nourrit étrangement 85. Ah ! Il a conquis l’Erin et détruit ses Collèges... La vraie perte, ce fut l’esprit de Gwénolé. Ce jour-là, les trônes d’Ésus, de Bel et de Korrighwen ont été ébranlés...

– Maître de toutes sciences, implora Gwénolé, parle donc !

– ... Son esprit était profond comme les Cercles divins, continuait Madonax absorbé dans sa pensée. Pourquoi a-t-il abandonné la religion de science ?

Gwénolé frémissant se domptait, pressentant la détente dans l’âme du vacie.

– Pour celle de l’âme, répondit-il d’une voix ferme. Mais toi, esprit de lumière, pourquoi n’entends-tu pas Dieu qui t’appelle ?

– Dieu ! fit Madonax après un silence... Ah ! N’as-tu pas pénétré ce qui fait repousser ton dieu par tous ceux-là, assis au Crom-lekh ?... Ils sont les prêtres de la science, ceux qui observent, ceux qui ont étudié le Monde, tel que la divinité l’a fait, insensible, dur, sans pitié, et docile cependant quand on connaît ses lois et les respecte. Et ta croyance, celle de Jésus de Galilée, veut ignorer ce Monde, où elle ne cherche que ce qu’elle appelle le cœur de l’homme. Les fils de Taliésin ont ouvert l’esprit humain et le haussent jusqu’à la divinité... Pour les prêtres chrétiens, la science est la profanation du Mystère divin. Moi, le Coëfi, j’ai médité, j’ai écarté. La sensibilité ne doit être que l’esclave de l’esprit, et vous en faites l’âme. Vous aiguisez le sens de l’homme et ne le faites pas, lui, supérieur au minéral inerte. Vous le préparez à se tromper lui-même, à ne point lutter. Vous écartez de lui la force et la joie de la science, et ne lui laissez que la résignation et l’espoir du Gwynfidd !... Gwénolé ! Ton Jésus a borné le Monde qu’Ésus avait créé immense...

Sur les lèvres du diacre, la réponse tonnante s’apprêtait. Gwénolé recula soudain, comme ébloui par le feu qui rayonnait au front du vacie. Il eut plus encore la divination de la clémence proche... Mais Madonax encore une fois s’interrompit, et de nouveau, Gwénolé se laissa conduire.

– Oh ! Madonax, prince des druides, des eubages et bardes, toi qui rassembles toute philosophie, la science et l’art resplendissant, pourquoi, vous, les fils de Taliésin repoussez-vous ce qui fait l’âme du Monde ? Vous avez fait la nature cruelle, et c’est la victoire de l’Homme-Dieu que d’avoir ouvert l’horizon infini de l’amour. S’il fait souffrir, il fait agir aussi et panse les plaies comme un corps robuste spontanément ferme les siennes...

– L’amour est la paresse de l’âme, répliqua Madonax, et ton dieu, indéfiniment, le verse, à tous. Par lui le monde serait éternellement comme le vase où bouillonne le liquide, lançant vers les surfaces pures l’écume montant des fonds. Les prêtres de ton dieu arrêteront la science qui dissocie l’erreur des dogmes et les disperse !... Et cependant...

– Cependant ? fit Gwénolé passionnément.

– Cependant les Crom-lekhs partout, comme en tout temps, se préparaient à ouvrir les Némèdes au nouveau dieu, à prendre ce qu’il apportait de divin... Gwénolé ! Pourquoi ton dieu fait-il poussière les autres dieux ?

– Il est, fit Gwénolé en se penchant. Qui, près de lui, peut être ?

– Ah ! s’écria Madonax... La réponse de Corentin à la voix qui tombait du Némède !... En vérité, votre croyance fait l’âme plus dure que la roche du Gaël !... Qu’elle se montre donc, cette âme insensible et résignée aux évènements !...

Gwénolé se pencha plus encore. Madonax l’enveloppait de son regard embrasé. Le diacre eut la sensation d’une lutte qui finissait dans l’âme du vacie. Son âme à lui appela le secours du Dieu qui touche les cœurs frigides. Puis :

– Parle, ô père. Parle ! Gwénolé, le druide dont l’esprit s’est abreuvé à ta parole comme le voyageur boit à la source vivifiante, Gwénolé écoute. À quelle peine avez-vous condamné ceux-là que vous laissez aller ?

Madonax, une dernière fois, consulta du regard les vacies. Aucun front ne se détourna. Alors le Coëfi leva les deux bras.

– Qu’ils aillent sans rappel, sans contrainte, ceux qui ont brisé les chaînes étincelantes, et de leurs mains voilé la lumière qui les guidait dans la nuit de la vie !... Qu’ils aillent, et librement affrontent les éléments qui broient, qui tuent !

– Ah ! s’écria Gwénolé en se dressant... Les éléments ! C’est donc bien eux qu’a craints Talhead, et auxquels il sacrifiait le dernier tiern de Mona !...

Puis, comme se parlant à lui-même :

– Par le Saint Nom ! Ils l’ont prévue aussi cette menace qui fait fuir les bêtes sédentaires et détournent celles qui passent... qui bouleverse secrètement la nature... Ah ! Eux aussi l’ont lue dans les signes solaires... Père ! Père ! ajouta le diacre en s’agenouillant devant le Coëfi, un mot, un seul pour adoucir ta sentence... Tu es un juste, une lumière de sérénité... Est-elle juste la sentence qui désenchaîne la science en face de la faiblesse ? En renvoyant ceux-ci hors de la protection des vacies, mets au moins dans leur main le bâton de l’aveugle.

Le regard du Coëfi tomba, embué, vers le disciple élu et détourné.

Toute entière, Gwénolé donnait son âme.

Alors de nouveau le vacie, lentement, leva les bras et se tournant vers l’Occident, resta silencieux, écoutant.

Pas un bruit ne troublait le silence. Et soudain, comme si cet homme avait pouvoir d’ordonner la nature, la lueur diffuse d’un éclair éclaira le ciel noir au delà de son bras. Sa voix puissante domina le grondement.

– Toi, penn parjure, le Némède t’est désormais fermé, et demain la terre du Sizun... Toi, tierne, maîtresse de la terre, les âmes ne t’y connaîtront plus. Vos cœurs ne peuvent plus être que chrétiens... Ah ! J’avais décidé de laisser les éléments vengeurs des dieux châtier l’abandon des autels. Celui-ci, dit Madonax en désignant le diacre, a adouci la peine par la force de son esprit !... Kaer Huvreal, retourne de toute la vitesse de ton cheval au ti que tu as élevé pour observer et pour défendre...

Puis, terrible, le Coëfi se dressa.

– Trois vagues, – trois, entends-tu, – se lèveront. Si elles se dirigent vers la Tête du Coursier 86, les dieux t’ont pardonné. Mais si tu les vois venir à la terre, pour sauver celle-ci, ajouta-t-il en désignant A-hès, fais ce que l’amour des hommes t’inspirera.

Gwénolé bondit.

– Ah ! s’écria-t-il en rappelant les mots jadis surpris à Madonax... Pas la terre du Sizun !... Ont-ils condamné Ys ?... Alerte ! Alerte !

Follement le diacre se jeta vers Buddic, qui se leva, enveloppée dans le manteau de lenn. Puis avec elle il vint devant A-hès et supplia.

– Ô tierne respectée, tierne bientôt chrétienne, fuis avec celui qui doit être l’époux... Tous deux l’autel de Jésus vous attend ! Suivez son prêtre.

La tierne eut un geste pour s’attacher à eux... puis elle montra de son bras nu Huvreal qui s’éloignait en bondissant par le Némède. Alors dans un mouvement affolé, elle revint vers le trône d’or, revêtit à la hâte la saie blanche, puis baisa la Rouelle, la Résille, le Swastika abandonnés. Devant elle, au signe d’Ar’eren, les rangs des eubages, des bardes puis du peuple s’ouvrirent en silence. Elle passa droite, sans cercle de front, sans ses pierres... Elle disparut sur les traces du penn.

Alors devant le Crom-lekh retombé au silence, Gwénolé dressa la Croix du baz dans un geste d’appel puis entraîna Buddic.

Derrière eux Ar’eren, en tête de la théorie des eubages, mena les taureaux blancs, maîtrisés enfin, vers la pierre d’Ésus, et de nouveau les chants s’élevèrent.

 

Au delà de l’enceinte, par les routes divergentes du Van et de la plaine, les deux étalons blancs, désormais séparés, emportaient dans un galop furieux la tierne Sène qui tentait de rejoindre Huvreal, et l’Elved qui devançait Gwénolé.

Quand Buddic et le diacre eurent franchi la pente de Kerisit, Gwénolé, sans arrêt, remonta jusqu’au Crom. Sur la plus haute lice du ti, selon ses ordres, avait été porté le corps du Pohérois. Il reposait sous des torchères géantes : le diacre força les flammes. Derrière lui elles montèrent droit, illuminant la lande abandonnée...

De Plou-Marc’h à la mer, un travail étrange s’effectuait : au long de la muraille sizune, les nains abattaient les rocs, bloquant les sentes, barrant les pistes, hérissant les routes et les landes qui montaient de la plaine. Une seule voie demeura ouverte, celle du Penn-harn, qui du Van menait à Ys. Et sur celle-ci, vers la fin de la deuxième veille, apparut Ar-eren ; plus bas, à l’un des bords, se dressa ann Naved, à l’autre, le Korrig.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE X

 

 

Les deux chevaux, emportés, ralentirent, sentant l’eau.

Huvreal, des genoux, dompta sa monture et sauta. Derrière lui, contre son épaule, l’étalon blanc vint se ranger, docile. A-hès en tressaillant se laissa glisser aux bras du penn.

Et tous deux, sous le ciel bas, sombre, sans étoiles, secoués par de longs frémissements, se contemplèrent.

Au-dessous de la chevelure libre, piquée d’escarboucles paresseuses, Huvreal vit les yeux splendides, la bouche aux lèvres parfumées, l’épaule ferme échappée de la saie. Le souvenir du corps aux lignes nobles revint à son esprit. Baigné d’effluves, frissonnant, la pensée en déroute, il se pencha.

Entre elle et lui des visions précipitées passaient comme si elles fuyaient pour toujours... La Mona aux rives solitaires, le Coëfi farouche, le serment, la dernière nuit du sol natal, les barques errant sur la mer d’Erin... Puis il ne vit que l’apparition de la tierne sous le soleil de l’été, dans le calme de sa chasteté souveraine, et la lutte terrible contre l’image repoussée, obsédante, contre cet éternel rayon de lumière qui jouait dans ses ténèbres volontaires...

Tout près Huvreal respira l’haleine embaumée...

Entre ses yeux et ceux d’A-hès abandonnés aux siens, d’autres images encore passèrent... L’immensité nue de l’Énez, les Sènes sur leurs trônes, la révolte brutale et le Korrig dressé pour protéger... Puis il vit le Pohérois descendant les degrés de la Table sacrée, glaive au flanc, pacifique, cherchant la destinée volontaire... Il se revit surgissant de la roche, le trifenn tendu. Alors une voix intérieure redit à son oreille des paroles dernières : « Cambrien, tu as pris ma vie... qu’elle soit la rançon pour la tierne et pour toi ! »

Doucement la voix d’A-hès haussée vers lui murmura, mariée à la voix du martyr, apaisante... et à leurs accents s’enfuirent pour toujours les dieux jaloux, les ordres implacables. La main d’Ahès se glissa dans la sienne.

– Kaer, Kaer... jamais l’épouse ne quittera l’époux.

Lentement Huvreal s’agenouilla sur la roche. A-hès le sentit glisser tout au long d’elle. Les bras du Gaël entourèrent ses flancs de vierge ; doucement il posa la tête sur son sein.

– A-hès ! dit-il, le voile trop lentement s’est déchiré... Ô vierge adorée, qui donc nous séparait ?... N’étions-nous pas destinés l’un à l’autre ? N’est-ce pas pour moi que Dieu t’a faite, inviolable, sereine, telle que tu m’es apparue dans tes rayons éblouissants ?... et moi, moi, dont les yeux rie voyaient pourtant que ta beauté, je tardais. Pourquoi cette nuit sur mon front ? Pourquoi ces voix qui m’éloignaient de toi ? Contre ce Coëfi qui maudissait, Huvreal n’avait plus nulle colère, nulle haine... Et cependant les jours passés, à la menace de sa sentence, son front se courbait encore sous la honte... Pourquoi maintenant, ô ma tierne, se redresse »t-il fièrement devant toi ?... Les dieux, les druides, même les ancêtres réprobateurs ont fui... Devant mes yeux s’ouvrent des cieux nouveaux. Aux sites sauvages, assombris de périls, tourmentés par les êtres vengeurs, font place des vallées apaisées, et Toi, tu passes parmi les fleurs et les eaux purifiantes. Un homme nouveau se lève en moi et t’accompagne. Le penn n’entend plus les voix farouches ; les chaînes sont tombées de ses mains ; un rayon merveilleux pénètre son esprit et le baigne de lumière. Quel est ce feu qui vivifie ? En vérité, ai-je vécu avant l’instant présent ? Était-ce un homme le tiern solitaire qui régnait, esclave, entre les pierres de l’île lointaine, dans le cercle de brumes, au bord du flot désert, celui qui défendait les forêts inter »dites et qui écartait les visions de paix et de douceur ?... Ô ma tierne, à tes pieds, Huvreal est né à une vie inconnue. Près de toi, des voix s’élèvent dans mon âme et chantent, plus douces que la telen d’argent de ton barde. Mille et mille fois elles répètent ton nom, dans une mélodie que n’atteint point la voix des hommes... Jadis Kaer Huvreal errait entre les choses, jeté de l’une à l’autre comme la barque sur les vagues. Il était leur jouet et les craignait : tout homme était pour lui l’étranger détesté, un ennemi qu’il fallait vaincre, la femme une caeth méprisée, un butin, une proie. Maintenant... Maintenant le monde des choses inertes s’est animé. Sa vie pénètre en moi comme l’eau dans le sol aride et tourmenté...

« Et toi, A-hès, maîtresse, Tu règnes sur ce Monde, adorée comme une déesse qui serait bienveillante ! Aucune volonté n’est rebelle devant toi... A-hès ! Toujours ce prêtre chrétien parle d’âme et d’amour divin... A-hès ! Tierne divine... Tu es mon âme... Je t’aime. »

A-hès, de ses deux mains, longuement, lissait les ailes de cygne, les blonds cheveux blottis contre son sein et frémissait au contact du visage adouci... La voix s’élevait comme un chant clair, dans l’accompagnement assourdi du flot proche. Elle leva son front radieux. Au-dessus d’elle le ciel lui parut briller de toutes les flammes de son cœur. Loin, les quatre torches du Crom flambaient haut dans la nuit.

– Kaer, Kaer, dit-elle, Kaer Huvreal 87, songe des nuits sereines, vois comme brillent les torches du Pohérois. Dans la nuit, plus sombre que la Nuit d’Éire avant l’esprit révélateur, elles éclairent notre vie, comme la parole de Gwénolé a éclairé nos cœurs... Ô toi qui as éveillé l’amour chez la vierge orgueilleuse, laisse ton âme s’emplir de sa paix souveraine. Avant les tiennes, les chaînes d’A-hès s’étaient brisées. Elle a écouté grandir son cœur qui librement cherchait le tien, et le tien ne s’éveillait pas du long sommeil... Ah ! Quel que soit l’Être infini dont la puissance a déchiré nos voiles, qu’il soit adoré par nous deux !... Enfin tu es à moi, à la vierge solitaire, à celle qui attendait... De mon cœur, qui ne connaissait que les volontés impérieuses, et se consumait de n’être pas entendu, tu as fait couler une lave plus brûlante que celles qui rongent les flancs glacés du Mont de la Thulé 88... J’étais la Sène de Korrighwen, maîtresse du sol de terreur, des flots infranchissables et de l’Île interdite, la tierne des barques conquérantes, la penn-hérès gardée par les dragons... J’étais celle qui règne par les Mystères, par les hommes qui parlent au nom des dieux, par les guerriers redoutables et dociles... Les eaux, la terre, le ciel m’étaient soumis. À ma voix les plantes guérissaient, les pierres s’animaient ; ma main déchaînait l’air et apaisait les vagues. Je voulais l’Immensité riche seulement des choses qui asservissent. Je ne cherchais la foule des hommes que pour les dominer. Mon ciel était limpide, mon âme froide comme les feux symboliques du cristal... J’étais la Velléda...

« Et par toi, soudain, mon âme s’est embrasée. Dans le ciel troublé elle a vu l’espace empli de choses qui élèvent le cœur et l’ennoblissent ; elle a vu que, seules, les chaînes d’or de l’Ogmius, parce qu’elles relient l’esprit et l’âme, peuvent sans se briser et sans meurtrir entraîner les hommes... Kaer, puissant et docile comme le Marc’h sacré, tu as emporté la tierne Sène dans les Cercles infinis. Aux pieds de la Divinité, tu lui as fait voir son cœur qu’elle ignorait... Kaer, Kaer, quel combat s’est livré dans nos âmes, que nous ne voulions entendre ! Et la vérité, seule beauté qui éternellement ravira tous les hommes, la vérité a triomphé !... Malgré les druides, malgré les rites, malgré les menaces et les doutes !... Ah ! Quand la tierne, aux fêtes des feux d’été, faisait chanter aux bardes les passions humaines, c’était son amour qu’elle pressentait... Il emplissait la nature... La main divine l’avait préparé comme le séculaire travail de la forêt prépare le sol pour les moissons futures... Il a paru enfin, triomphant, comme ce Dieu qui force tous les obstacles...

– Le dieu de Gwénolé ! murmura Huvreal.

– Ne le crains pas, reprit A-hès rêveuse... Il entre sur le sol gaélique comme le fils sous le toit paternel. Tout est préparé pour son accueil... Dans la bouche de Buddic, ce que nous a légué la science des Némèdes se retrouvait, embelli comme un chant natal que chantait en accents passionnés le barde d’un autre ciel. Tel le Sizun, qui sort de la nuit aux rayons du soleil matinal, et soudain s’éclaire profondément, ce qu’ont bâti à la gloire d’Ésus et des Génies les hommes du Penn ar Bed rayonne dans sa lumière... Ne le crains pas. Il embrasera ton âme comme le feu monte sur le foyer d’osier. Et près de la mienne, elle le sentira dans la communion du Gwynfidd...

Lentement le front d’A-hès, qui brillait dans la nuit comme jadis le front de Taliésin, se pencha vers le casque aux ailes blanches. Les doigts délicats écartaient la longue chevelure comme s’ils repoussaient les voiles des pensées d’autrefois. Dans un souffle la tierne, proche de plus en plus, murmura :

– ... dans la communion du Gwynfidd.

Puis Huvreal sentit sur ses lèvres les lèvres parfumées qui longtemps se donnèrent...

Enfin A-hès, de ses mains fines, détacha les bras qui enlaçaient sa taille et glissa, ondulante.

– Kaer, Kaer, dit-elle en relevant le penn agenouillé, nos âmes sont unies pour l’immortalité. Dans quelques heures, près de Buddic, Gwénolé dévouera à son Dieu l’union de nos deux races. Époux élu, laisse à la vierge de Korrighwen l’ineffable pureté de sa déesse abandonnée. Viens ! Viens... Veillons jusqu’à cette aube qui luira sur une vie nouvelle. Que cette nuit soit l’adieu à tout ce que nous ne pouvions conserver sans nous arracher l’un à l’autre...

La tête sur la poitrine d’Huvreal, blottie sous son bras protecteur, A-hès l’entraîna doucement jusqu’à la pointe extrême du Van.

Sous le ciel sombre, dans l’air empli de moiteur, l’espace s’étendait noir, mural, gros d’une menace qui soudain éveilla les deux âmes de la torpeur d’amour. À quelques pas le ti se dressa, perdu dans l’ombre... puis le bruit des flots monta vers eux, sourd, grondant dans la longue voix de la houle venue du large hors du cortège de la tempête.

A-hès sentit trembler sur son épaule le bras d’Huvreal... De son bras nu, droit dans la nuit comme un rai de lumière, elle désigna les torches du Pohérois, immenses maintenant dans la nuit.

– Ne crains pas, Kaer... Vois comme brillent les feux du Pohérois béni... Oui, béni ! Lui qui n’a demandé pour le saarhaad 89 que notre agenouillement, ensemble aux pieds de Dieu. Ah ! Ne nous appellent-ils pas ? Ce sont les feux du cortège nuptial... Ne crains plus : celui-là te protège...

Puis avec un sourire qui affirmait la victoire de l’éternel vainqueur, A-hès rappela le lointain souvenir des premières paroles amies, celles dont peut-être était né son amour :

– Moi, reprit-elle à mi-voix, que craindrais-je ? Le cormoran ami qui annonce la tempête n’est-il pas sur la roche, les ailes en croix, comme un swastika protecteur ?

Les lèvres d’Huvreal, éperdument, fermèrent les siennes, tandis que de nouveau leurs mains s’enlaçaient...

Brusquement, dans une terreur folle, tous deux se dressèrent.

Un éclair gigantesque, d’un horizon à l’autre, illumina de clarté bleuâtre la mer immense du Kanol et s’abattit sur l’Énez... Autour d’eux les rocs se dessinèrent en lignes blafardes. Sur la gauche, la baie des Âmes sortit un instant de la nuit avec son flot noir, et sa frange écumante... Puis le roulement formidable bouleversa le calme lourd.

Et tout de suite un autre éclair tomba, à la même place, éclairant le Cap et la nappe du Raz qui bouillonnait sans fin.

A-hès, terrifiée, figée devant l’insolite phénomène, se détacha d’Huvreal, et les yeux rivés sur l’Énez, murmura, les bras tendus :

– Ô Korrighwen ! Est-ce là ta vengeance ?

Une rafale passa sur le Van, échevelant la tierne Sène, faisant flotter sa saie comme un fenn dressé dans la tempête.

Alors de tous les points de l’horizon, des éclairs jaillirent, frappant tous le sanctuaire séculaire, comme si la colère céleste se concentrait sur lui.

Dans la rafale qui grandissait, tourbillonnant, levant les débris laissés au sol et les emportant dans une course formidable, des gouttes de pluie passèrent, larges comme des embruns. Sous la foudre de Tarann, à perte de vue, le flot se leva en plis lourds, alternés d’ombre et de blancheur. Au pied du Van, avec un grondement, une vague monstrueuse lécha la paroi, et dans un balancement gigantesque monta.

Huvreal saisit la tierne avec un cri de terreur et tous deux, terrés sous la muraille du ti désert, regardèrent le déchaînement.

L’Énez se détachait dans une lumière déconcertante. Ses arêtes nettes apparaissaient blanchies, bleuies, noircies, tremblant sous les éclats, puis semblaient s’enfoncer, mangées par des ombres brutales. La lueur errait, dévoilant tour à tour et la table centrale avec son assise surélevée, taillée, polie par le travail des siècles, luisante, et les cairns qui moutonnaient comme des vagues géantes, et au delà, indéfiniment sur le Penn ar Men, les pierres statives dans leurs alignements innombrables, massées à l’horizon comme une armée levée pour la bataille mystérieuse... Celle-ci se déroulait dans un désordre terrifiant. De Keraoulou par Nerroth jusqu’à l’Ar-Men, la mer montait à l’assaut de la côte basse, poussant la multitude des vagues, puis bondissant, s’étalait en traînées noires qui balayaient au loin le sol... Sans arrêt les traits de feu s’abattaient sur le Roc consacré.

Subitement le tumulte grandit.

Des grondements sourds se propagèrent comme si au loin la forteresse des dieux, enfin ébranlée par les forces gigantesques, pierre à pierre s’écroulait... Sous le granit du Van, un long frisson passa en secousses brèves. Puis la pluie tomba en raies obliques, couchées par un souffle monstrueux, brillantes, zébrant le ciel sous les éclairs.

A-hès, à genoux, implorait le dieu chrétien.

Huvreal, les cheveux hérissés, tournait, haletant de douleur impuissante.

– Le voici donc, le péril qui la menace, et avec elle tout le pays sizun !

Puis redisant les paroles du Coëfi, trop longtemps oubliées :

– Le péril viendra de là... Si les trois vagues vont vers la Tête du Coursier, Ésus te pardonne...

Dans un paroxysme de terreur, Huvreal arracha A-hès à sa prière muette et la pressa sur sa poitrine.

L’Énez, sous la clarté intensifiée, se dessina continûment... Tout au loin, à l’extrême pointe, vers les flots de Samhan, les cairns et les men-hirs se bouleversaient dans un chaos de déroute. Brusquement le sol de l’île sembla se gonfler, repoussant la mer qui un instant s’effaça, comme si une invisible main séparait les combattants. Un grondement formidable, en coups sourds, vint battre les murailles du Van, et comme un appel éveilla toutes les roches... Puis devant les yeux éblouis, l’obscurité brutalement retomba.

Huvreal, les bras crispés sur le fardeau précieux, erra quelques instants, aveugle. Le tumulte sembla s’apaiser.

Mais de nouveau un éclair immense, frappant droit sur le centre de l’Énez, illumina l’horizon.

Derrière l’île lointaine, qui un instant apparut tronquée, mutilée, noyée, Huvreal vit se dresser en gradins immenses trois lignes étagées, trois murailles gonflées, formidables, étalées de l’Énez au Kanol.

La voix d’A-hès déchira son oreille en accents de démence :

– Ah ! Ah !... Ah ! Elles viennent sur le Van... Ah ! C’est Ys et sa tierne qu’Ils ont condamnée... Oh ! Je sauverai ma ville !... Dieu ! Les torches sont éteintes !...

Alors irrésistiblement elle s’arracha aux bras qui la portaient... Huvreal suppliait. Elle se libéra et disparut.

Dans la nuit sa voix appelait désespérément l’étalon blanc, dominant le bruit des flots et le mugissement étrange qui venait de la mer. Huvreal bondissait, aveugle de toute direction. En vain il attendit un autre éclair, en vain il écouta. Le ciel vainqueur s’enveloppait de ténèbres ; et la terre de silence... Huvreal ne perçut que le bruit de la mer qui s’enflait, sifflant, grondant, hurlant...

Au loin il entendit A-hès calmer l’étalon blanc. Puis elle lui cria dans la nuit de rappeler son cheval...

Alors il comprit qu’elle s’éloignait, qu’elle s’éloignait sans lui. Il courut, heurtant les pierres, roulant au sol, puis relevé, appelant, suppliant... Enfin il entrevit son cheval piqué des quatre membres, naseaux tendus, les oreilles droites, et qui, hennissant de terreur, attendait. Doucement il le flatta et d’un bond l’atteignit...

Bride basse, un bras autour du garrot, la joue sur l’encolure, Huvreal laissa la bête fuir devant le cataclysme...

 

Vertigineusement, l’étalon blanc descendit le Pen-harn et atteignit la ville.

La tierne aborda la muraille dans un cri de douleur. Partout des gémissements, des plaintes, des appels emplissaient les maisons et la rue. Les tis soudés au roc, solides sur le sol comme des falaises, s’estompaient dans la nuit en lignes méconnaissables... En secousses brèves, affolantes d’irrégularité et de fréquence, la terre secouait la ville, fendant les murs épais, les ruinant peu à peu, hérissant les rues de débris...

A-hès guidait l’animal au travers de la pluie mortelle. Debout presque sur le dos de l’étalon, elle criait par la ville comme jadis criait la Sène par la lande, clamant la catastrophe, ordonnant à tous de fuir, sans détourner la tête... Bientôt, derrière elle, une fuite éperdue commença, lançant des ombres dans toutes les directions... Elle, sans trêve, poussait l’étalon blanc vers le ti bleu. Une teulu s’abattit, la couvrant de pierres. L’étalon cabré retomba et boita.

D’un dernier effort elle franchit la porte aux dragons d’or, pleurant, suppliant, appelant d’une voix inhumaine Gralon, et Guziek et tous, épuisant ses forces à crier le péril effroyable... À quelques pas, elle vit une lumière qui rayonnait comme un soleil, et sous son feu des ombres tumultueuses. L’une l’enveloppa.

–Da-hut ! Da-hut !... Ah ! Dieu soit béni !

Et elle aussi, reconnaissant Gralon, puis Gwénolé, dans sa pensée, elle remercia ce Dieu qui enfin l’appelait.

– Père ! Père ! fit-elle épuisée... Fuis... Fuyez tous. La mer... la...

Dans un choc titanique, qui fit trembler le sol somme s’il s’entrouvrait, la première vague atteignit les digues et les rompit, ouvrant l’obstacle géant et misérable, poussant irrésistiblement par les brèches.

Gwénolé passa droit sur le cheval cabré. Une de ses mains tenait haut la Croix et le Ciboire étincelant ; l’autre tirait un deuxième cheval... Enfin il aperçut la tierne. Domptant sa monture il passa la bride aux mains d’A-hès.

– Fuis !... Avec nous !... Mais fuis donc ! cria-t-il.

Gralon attira l’animal que maîtrisait le diacre. D’un suprême effort A-hès atteignit la crinière et s’enleva.

Les trois chevaux bondirent par les portes effondrées. Au delà une marée formidable submergeait la lice de la digue et se précipitait... Les chevaux rasèrent le bord du premier flot et dévalèrent par la route romaine, derrière le Ciboire élevé aux mains du diacre.

 

– A-hès ! A-hès !

 

L’appel retentit, tout proche, devant le flot, douloureux comme un cri de blessé. La tierne, terrifiée, ralentit... À quelques pas, à pied, debout, elle décela Huvreal. Un appel lamentable de nouveau arriva jusqu’à elle.

– Oh ! Elle ! Elle !... Dieu chrétien, sauve-la !

Une seconde, la tierne put amener le cheval piqué, cabré, fou auprès du penn. Presque jetée hors de la housse, elle l’atteignit.

– Monte...

Elle tira le penn en croupe, et se sentit prise entre des bras roidis qui saisissaient la bride et tenaillaient le mors... Comme le flot arrivait, le cheval bondit lourdement, rasant la terre.

 

Indifférente désormais, A-hès se pencha vers la tête rivée à son épaule. Ses lèvres touchèrent le front tendu.

– Oh ! Kaer ! Kaer ! Tu es blessé ?...

À la tempe nue, le sang coulait d’une plaie terrifiante. Une voix entrecoupée parvint, sifflante, à son oreille.

– Ann Naved !... au Penn-barn, comme je passais... Le Korrig a tué mon cheval... J’ai tué l’eubage... oui, Ar’eren !

Puis le penn se pencha plus encore. A-hès sentit sur son bras un baiser lourd, délirant... Tous deux galopèrent enlacés, insoucieux du péril et de la terreur, répondant aux appels lointains de Gralon, suivant l’hostie divine dans sa couronne de flamme.

Peu à peu A-hès la vit s’éloigner devant la course alourdie du cheval. Un émoi grandissant l’envahit. Ses yeux ne quittèrent plus le vase merveilleux comme si loin d’elle il emportait la vie. Les bras d’Huvreal l’enserraient étrangement, tremblant, relâchés, puis raidis de nouveau...

Au loin l’hostie sembla s’élever, monta, monta encore puis se fixa. Et de nouveau des appels retentirent, mais cette fois terrifiés, douloureux.

– Père ! Oh ! Père ! cria A-hès.

Un souffle frais, humide, venant du bas marais, la fouetta au visage. Le cheval fit un écart terrible.

– Ah ! fit Huvreal d’une voix faible comme un souffle... Malheur ! Malheur sur moi !... C’est moi qui l’ai perdue !

À deux bras A-hès entoura la poitrine d’Huvreal, qui glissait de la housse.

 

À gauche, submergeant le marais, les terres basses, les champs étagés sur la pente, une muraille liquide s’avançait, sortant de l’ombre, avec un bruissement de flot montant...

Huvreal jeta le cheval dans les terres... puis la bête manqua dans un glissement sans fin. Alors irrésistiblement Huvreal s’arracha aux bras de la tierne et se laissa tomber.

– Dieu chrétien ! Sauve-la !

– Kaer ! Kaer ! Oh ! Mon époux...

Le flot porta sa voix au pied du roc où implorait Gralon. Près du roi, plus haut dans le ciel noir, Gwénolé leva l’hostie d’appel et de salut... Devant eux la mer s’étala, grisâtre dans la nuit, vide, désolante...

– A-hès ! A-hès ! appela la voix brisée du père.

Désespérément le roi et le diacre se penchèrent sur l’abîme où la montée du flot ralentissait...

À quelques brasses, lentement, deux mains émergèrent de la nappe écumante, levant un corps ployé, et dans un effort mourant le poussèrent vers la rive.

Les pieds au bord du roc, le bras lié à la bride, presque couché sur l’eau, Gwénolé tendit son baz vers le corps que l’eau portait en tournoyant. Un dernier remous l’apporta au rocher. Gwénolé vit le visage tout proche, abîmé de douleur, livide...

A-hès frôla la pierre, et d’un effort, les yeux sur la croix que tendait Gwénolé, se rejeta...

 

De la Nuit éternelle, la mer laissa passer une voix qui doucement pleurait :

– Ah ! Dieu chrétien ! Tu ne l’as pas sauvé !... que ferais-je près de toi ?

 

Aux côtés de Gralon abattu, Gwénolé se redressa, les lèvres murmurantes. De la Croix repoussée, il bénit la mer qui en remous immenses étalait. Et comme un sanglot auquel répondaient les sanglots de Gralon, sa prière monta vers Dieu, implorant un miracle...

L’eau ne rendit pas sa proie.

Quand il ne fut plus possible de douter, Gwénolé releva ce père prostré sous la main du Seigneur, et silencieusement montra dans le lointain un feu qui grandissait. Puis d’un effort, comprimant l’angoisse de sa voix :

– À ces deux âmes liées par l’amour divin, Dieu a ouvert ses portes, dit-il... Roi chrétien, un autre devoir t’appelle... Vois les feux que Nijal et Buddic ont allumés au Plou-Modiern. C’est là que Corentin ouvrit ton cœur à la vraie foi. Viens !... Viens prier pour elle, pour tous deux. Sur cette terre où Dieu efface la trace impie, qu’Il ait un temple digne de sa gloire... digne du Penn ar Bed... digne d’eux !

À l’aube du lendemain, Gwénolé vint au bord du flot, assisté de Nijal et de Buddic. Tous trois soutenaient un grand vieillard, dont la barbe, rejetée par la brise d’hiver sur son épaule voûtée, tremblait, toute blanche, et qui près d’eux, errait, hagard.

En vain ils cherchèrent par la mer, déserte, unie immensément sur la plaine engloutie.

Alors en silence ils marchèrent longtemps, laissant à Dieu le soin de les conduire. Une rive enfin les arrêta, en face l’île Tibidy, au lieu dit Tévennec. Là le baz s’échappa des mains de Gwénolé et, à l’ordre de Dieu, se planta, marquant la place du premier lann du Penn ar Bed 90.

Depuis la nuit, deux corps enlacés, lentement descendaient par les mers apaisées... Deux corps, splendides encore tous deux, et que la mort, qui les avait unis, ne désenlaçait pas.

À la première heure du matin, quand avait apparu le soleil affaibli, du lekh de falaise où seul peut-être, entre le Sizun barré et la mer dévoyée, il avait échappé à la mort, Araok les avait aperçus sur le champ de désastre.

Ils flottaient doucement, la main serrant la main, blancs tous les deux comme des fiancés. Il les para de bruyère sauvage, d’églantiers étrangement fleuris et les rendit au flot qui les avait voulus...

Derrière eux, sur la mer désertée, il fit cortège d’épousés, les suivant là où leurs dieux les conduiraient, et longuement sa barque minuscule vogua au gré des eaux, portant le barde et son bracelet d’or et sa telen d’argent, qui chantait éternellement trois chants d’amour...

Ils descendirent vers les mers de lumière...

Pour eux, le Raz qui mollement les poussait se fit paisible et murmurant. Ils passèrent au pied du Van abandonné, puis devant la baie des Ames, et entrèrent dans le Royaume antique des tiernes Sènes. Vers eux, dans un dernier hommage, se penchaient les pierres ébranlées, les cairns bouleversés, les tables descellées de l’Énez. Puis longuement entraînés devant la Côte sauvage ils gagnèrent les régions immortelles du Penn-Marc’h, dévouées au Coursier symbolique qui enlève vers l’infini les âmes supérieures.

Là, comme s’ils étaient parvenus au terme du voyage, ensemble, le flot les porta vers la plus haute roche, dans la ceinture des écueils qui défendent et des eaux qui repoussent. Elle s’ouvrit sereinement devant ce penn de l’Île lointaine et cette tierne des mers, unis dans l’amour divin... grâce suprême du Dieu qui se penche sur les hommes et leur donnait ce qu’ils pleuraient tous deux d’avoir quitté.

En grands cercles, comme s’ils traçaient encore les emblèmes rituels, le premier, Huvreal s’enfonça, et lentement après lui, la longue chevelure brune, épanouie par le flot, dans un mouvement qui enlaçait disparut pour jamais.

Alors seulement le chant de la telen cessa... Le barde avait suivi ses tierns dans leur nouveau royaume.

Depuis, par la brise, le vent ou la tempête, Toul ar Dahut, la roche tombelle, redit sur l’Océan le nom de la dernière Sène.

 

A-hès ! Noble figure, qui a passé sur la terre gaëlique à l’époque du trouble des âmes, aux âges où les frères insulaires regagnaient la terre primitive, image de poésie sur la côte de granit, limpide joyau antique, sœur des Yseut et des Anne, une imprécation a tracé tes gestes de prêtresse en masque de magie, dressant sur toi la crosse de l’évêque et la malédiction du père !

Quel de tes dieux antiques, tirés des sources claires, des vallons silencieux, du firmament de l’Armorique, par ses prêtres philosophes, épris de science et de rêverie, affinés dans la paix de leurs forêts tranquilles, ennemis des sacrifices humains que réclamaient les foules, armés seulement contre l’ennemi du sol, eût prononcé pareil arrêt ?

Et ce serait le Dieu chrétien !... Par Gwénolé, druide d’Érin et de Cornouailles, abbé des champs... par Corentin, l’apôtre de pitié !

 

Magicienne des pierres animées, des herbes guérisseuses, prêtresse des fontaines, Reine de la Mer sauvage, pour ta beauté et ton malheur, d’autres et peut-être le druide de Sabhal, n’ont pu que t’adorer.

 

 

Jean DU PERRIER, La princesse d’Ys, 5e édition, 1925.

 

 

 

 

 



1  Concarneau.

2  Bénodet.

3  Audierne.

4  Le Conquet.

5  Saint-Pol-de-Léon.

6  Petits korrigs.

7  Pays de Vannes.

8  La rive nord de l’Armorique.

9  Poudouvre Carhaix.

10  Ou coriosopite. Quimper, Corisopitum ou Coriosopitum.

11  Chef, ordinairement de ch’lan ou clan, ou d’un canton, réunion de clans.

12  Lance en forme de trident à hampe longue.

13  Nom poétique de Merlin, le barde de la lutte contre le Saxon et que la poésie du Moyen Âge transformera si étrangement.

14  Chef de chaumière.

15  Colliers des hommes nobles.

16  Tier’n : Avant l’organisation féodale, chef d’un groupe de cantons, et de leurs terres, et souverain sauf le cas où un roi était élu.

17  Seconde. Dans le Collège des neuf Sènes, inférieure à la tierne, elle commandait aux sept autres.

18  La voie lactée, dans l’astronomie druidique.

19  Magus, Dissamotes, Saron et Drus, les fondateurs du druidisme. Magus devint père de la Magie.

20  La Manche.

21  Aux sources étaient disposées des tables de granit forées de trous réguliers, sur lesquelles l’eau passait. Dans ces trous les fades laissaient baigner les plantes et lisaient les oracles.

22  Grottes factices, où de tous temps, au Penn ar Bed, et surtout après les proscriptions, vécurent les druides.

23  Harpe.

24  Nom des druides supérieurs.

25  Loi d’Hoël Da. « Si le brenn invite le barde à chanter, qu’il chante trois chants divers ; si c’est la reine, qu’il chante trois chants d’amour à demi-voix ; si c’est un noble, aussi trois chants ; si c’est un paysan, qu’il chante jusqu’à épuisement. »

26  L’horizontale des trois pierres du Dol-men ou Taol... Tol-men.

27  Les siècles druidiques étaient de trente années.

28  Sanglier, animal sacré. Le sanglier représente le maître qui enseigne, les marcassins, les disciples.

29  La troisième.

30  La quatrième.

31  La cinquième.

32  La sixième.

33  La septième.

34  La huitième.

35  La dernière.

36  Diminutif d’Alc-huez, qui porte la clef.

37  Croyance druidique.

38  Le coquelicot.

39  Laine.

40  Homme libre.

41  Le bâton a bout noueux.

42  Kalounek, en gaël.

43  L’Yroise.

44  Chevalier.

45  Laboureur.

46  Prestation corporelle, origine de la corvée.

47  Redevance.

48  Maîtresse de terre.

49  Les druides, bâtisseurs de forteresses, employaient comme assises des blocs de verre durs et glissants, de teintes variables.

50  Prisonniers.

51  Pavillon fixé au fer de lance.

52  Le Bouc, et le Chevreau, deux roches marines de l’Yroise, en face de la Chèvre.

53  Voici la troisième... etc.

54  Et moi... la Dernière.

55  Toul, trou... poul, trou rempli d’eau.

56  Les deux portants du taol dans le Dol-Men.

57  Bonnet blanc, relevé en avant et en arrière, premier rudiment de la mitre.

58  Soixante ans.

59  Folie religieuse, qui paraît avoir été endémique dans la race.

60  Le Gwynfidd, séjour des âmes qui ont conquis la béatitude, est décrit par les bardes sous le nom d’Avellanan... verger, pommeraye.

61  Les nobles, les magistrats, le chef militaire.

62  Non paventis funera Galliæ, Horace.

63  L’île de Wight.

64  Buddic, en gaëlique Victoire.

65  Que le fiancé accueille la fiancée.

66  L’or destiné aux dieux était noyé dans les étangs des Némèdes.

67  Vulgairement le chevalier combattant, oiseau des grèves, migrateur du nord de l’Europe, dont le plumage de cou devient collerette au printemps.

68  Croyance druidique. Le serpent, par sa mue, donc sa rénovation, annuelle, symbolisait l’immortalité.

69  Auroch.

70  Les Pierres druidiques qui attestaient les faits du Passé.

71  Selon la légende, les prétendants innombrables d’A-hès se donnaient la mort ; un masque couvrait leurs traits.

72  Le premier jour de l’année.

73  La baie des Trépassés, depuis le Christianisme.

74  Le passeur des âmes dans la mythologie druidique.

75  Chant d’Uter Pen Dragon.

76  Lorsque les soldats, envoyés pour prendre le saint, parvinrent près de la grotte, ils virent un grand nombre de bêtes sauvages qui semblaient écouter et ne se dispersèrent qu’à leur approche.

77  La Nativité.

78  Vulgairement le bernard-l’ermite, qui ne se protège qu’en utilisant les coquilles de trochus.

79  Élan.

80  Bière.

81  La nuit gallo-romaine était divisée en quatre veilles, de trois heures chacune.

82  Ou druides.

83  Rituelle, d’origine phrygienne, consacrée par les Gaulois d’Asie Mineure, et remontée à la source gauloise par la relation constante des associations druidiques.

84  Le gui révéré était le gui parasitaire du chêne, non l’espèce qui pousse sur le bois tendre.

85  Cette prédiction de la mission de Patrik, convertisseur de l’Irlande, est attribuée à l’un des Coëfis de l’Érin.

86  Pen-Marc, la pointe sud da la baie d’Audierne, en gaëlique Penn-Marc’h, Tête du Coursier, dévoué au Cheval, symbole de l’Inspiration divine.

87  En gaël Kaër, beau ; Huvreal, songe.

88  L’Islande, en dépit des controverses ; décrite pour la première fois par Pythéas de Marseille ; la terre qui au solstice d’été avait le jour sans nuit, et au solstice d’hiver, la nuit sans jour.

89  Prix du sang, dans la coutume gaële-kymri.

90  Lann Tévennec, Landévennec, la célèbre abbaye de Gwénolé.

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net