Un vieux sergent converti par une sœur

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jean DU SORNEL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Sous une tonnelle du Café de « La Pie Borgne », buvant le vin avec les rayons du soleil printanier, quelques hommes s’étaient attablés, trouvant plus crâne et moins réac de jouer aux cartes que prier à l’église, et plus spirituel de débiter des bêtises malsaines que d’écouter le sermon de leur curé. Mais l’office est terminé et la foule reprend les divers chemins des hameaux, cependant que quelques-uns s’attardent encore sur la place publique pour échanger des nouvelles et se donner un amical salut. Pas non plus n’est défendu d’aller trinquer avant de se séparer.

De la tonnelle de la « Pie Borgne », s’est élevé un appel apostrophant un passant ; et un grand gaillard à teinte de brique cuite, à moustache grise taillée en brosse, pénétra dans le réduit en saluant militairement. Il fut accueilli par un concert de clameurs sympathiques.

– Allons donc, vieux grognard ! Mais arrivez ! On vous attend depuis une heure.

– Eh bien ! quoi, sergent, est-ce que vous auriez été aux vêpres par hasard ?

Un loustic, à la figure étirée, et qui devait sous peu tâter de la caserne, cligna de l’œil d’un air malin :

– Dame, ricana-t-il, quand on fait son bon jour le matin même...

– Et puis après, blanc-bec ? dit l’arrivant d’une voix rude comme le geste, mais imprégnée de la tranquille bonté que les forts éprouvent en face des faibles.

Par le fait, le vieux grognard, l’ex-sergent, aurait pu rouler comme une cigarette entre ses doigts nerveux le pâle conscrit qui essayait de lui jeter la moquerie insinuante. Mais il passa et, placidement, vint s’asseoir à la place que pour lui on avait semblé garder. Il resta rêveur et murmura :

« Ça me rappelle toujours soixante-dix... »

– Contez-nous la chose.

L’ancien militaire leva la tête et, promenant sur la compagnie son mâle regard qu’il arrêta entre les deux sourcils du « blanc-bec », il commença :

 

 

Donc, je faisais la guerre en qualité de rengagé, j’aimais le métier, et puis, n’ayant pas de famille, n’est-ce pas ? j’y allais de bon cœur, tapant comme un sourd.

Au cours de cette mêlée le surlendemain de Gravelotte, et dans les environs, je me trouvais aux prises avec un officier de hulans, et m’apprêtais à le descendre proprement quand je me sens piqué dans le dos. Je bondis, me retourne et... m’embroche sur la baïonnette d’un fantassin. Mon bras part tout seul : je lui casse la tête d’un coup de crosse ; mais j’avais mon compte et nous voilà côte à côte sous les pieds des chevaux.

Comment n’ai-je pas été écrasé ? Comment se fait-il que je me réveillai à l’hôpital ? Je ne sais. Mais je me réveillai, pansé, étendu dans un lit bien blanc ; et la première figure que mes yeux rencontrèrent fut celle d’une petite sœur grise, qui voletait autour de mon chevet comme une hirondelle.

Seulement, ça n’allait pas, ah ! non, par exemple. Je le sentais suffisamment sans que le médecin vînt hocher 1a tête et prononcer des mots latins en us ou en i, après avoir écouté longuement, l’oreille collée contre ma poitrine. Lorsqu’il fut parti, j’appelai.

– Ma Sœur !

Je parlais bien bas, mais elle entendit de suite.

– Dites, monsieur.

– Je me sens très mal. Est-ce que je vais mourir ? J’aime mieux savoir la vérité.

Elle me regarda tristement, hésitant devant le mot fatal.

– Allons, c’est compris. Je n’ai personne au monde ; rien à régler. Mes quelques gros sous iront à un cousin éloigné... Ma Sœur, je n’ai qu’à vous demander de prier Dieu pour moi.

– De grand cœur, mais si nous le priions un peu ensemble ?

– Un mécréant de mon espèce ?...

– Non, non ; un brave soldat, et qui vient remplir son devoir envers Dieu, comme il l’a rempli envers la France.

– Comment ?... Que voulez-vous dire ?... Que voulez-vous que je fasse ?... Je ne sais pas de prière.

– Ne vous inquiétez pas !... la prière est facile. Répétez simplement ce que je dirai. Allons ! dites :

« Mon Dieu, je suis un vieux soldat et vous êtes le Dieu des armées. J’ai versé mon sang pour la patrie, je voudrais que mon dernier soupir soit pour vous. Je ne sais pas si je vous aime, mais je ne vous hais point. Ayez pitié de moi ! Venez à mon aide, vous êtes le Dieu miséricordieux et non point le général inflexible. Je veux me préparer à passer votre revue, vous ne serez pas trop difficile, et, pour m’astiquer, je vais me confesser. »

J’avais tout répété, mot à mot, mais en entendant celui de « confesser », je me récriai :

– Quoi donc ?... Me confesser ?... Y pensez-vous !... Mais je ne sais plus. Et puis j’aurais une telle lessive à couler, et je suis si las !

– Bon ! j’y aiderai. Les femmes se connaissent en lessive, ajouta-t-elle avec un sourire.

Ses doigts fins redressaient précisément ma couverture ; aussi blancs que l’ivoire sur la rude laine brune. Je ne pus m’empêcher de répondre.

– M’est avis, ma Sœur, que vous ne l’avez guère faite, la lessive.

Elle rougit un peu, cachant vite ses mains de grande dame dans ses manches de bure.

– En tout cas, dit-elle, je sais comment on la fait. On sépare le gros linge du linge fin, les tissus blancs de ceux de couleur. Dans la lessive spéciale qui nous occupe, cela s’appelle l’examen et pour vous éviter la fatigue, c’est moi qui vais trier le linge.

Et la voilà qui s’assied près du lit, et, après avoir tiré de sa poche un petit livre noir, se met à détailler posément, patiemment, l’examen de conscience du vieux diable que j’étais.

À mesure que la chère Sœur énonçait les obligations qu’imposent les commandements de Dieu et de l’église, défilant en bon ordre devant ma mémoire rafraîchie, tout le passé défilait en même temps devant mes yeux : ma mère joignant mes petites mains pour me faire prier, les premiers catéchismes du vieux curé de mon village ; les communions... Cela, c’était le beau côté de la médaille. Puis le revers, c’est-à-dire le relâchement, la fausse honte des seize ans, et la caserne et tout le tremblement ! Que de linge sale !...

Pas moins que le paquet fut fait aussi soigneusement que possible, et de bonne foi, je vous le garantis.

Un vicaire de la paroisse voisine se chargea de le blanchir, puis me dit tout joyeux, en me serrant la main, qu’il m’apporterait le bon Dieu le lendemain matin.

Cependant, la petite Sœur qui avait repris son poste à mon chevet, ne tarda pas à s’apercevoir que quelque chose me chiffonnait.

– Qu’est-ce que c’est, demanda-t-elle, que nous arrangions cela bien vite ?

– Ma Sœur, M. l’abbé m’apportera la communion demain matin ?

– Oui, n’êtes-vous pas content ?

– Très content. Seulement j’ai bien peur de ne pouvoir m’empêcher de jurer d’ici là. Ça part sans que je le sache.

– J’y veillerai, soyez tranquille. C’est justement moi qui dois vous veiller cette nuit.

Dix minutes après, une douleur lancinante me secoue et les milliards de pleuvoir !

– Mille millions de...

– Chassepots ! achève tranquillement la petite Sœur en m’appliquant sur les lèvres le crucifix de son chapelet.

– Là ! vous voyez, ma Sœur !

– Vous ne l’avez pas fait exprès, mon pauvre garçon.

– Pour ça non.

– Maintenant, c’est une crampe qui survient.

– Oh ! là... mille de mille...

– Gibernes ! dit la chère Sœur.

Et elle commença à frictionner la jambe atteinte. Une toux atroce m’arrache la poitrine.

– Vingt milliards de...

– Cartouches ! répond la patiente fille, qui prend ses inspirations sur la planche placée au-dessus de mon lit.

Ah ! mes amis, tout l’équipement y passa. Je souffrais tant ! Mais lorsque vint le viatique, je n’avais pas juré. Non : et j’avais même récité quelques bons Pater suggérés par mon infatigable infirmière.

Tout arrive. Je guéris en dépit des prévisions de la Faculté ; et, un beau matin, il fallut adresser mes adieux à la chère Sœur. Je voulais lui tourner un discours bien senti, mais je me mis à pleurer tout bêtement.

– Ma Sœur, qu’est-ce que je ferai donc pour vous remercier ?

– Je ne mérite pas tant de reconnaissance, mon cher garçon (c’est qu’elle le croyait ainsi, la sainte fille) : mais si vous voulez me rendre bien, bien heureuse... ce serait si facile ! dit-elle, émue.

– Tout ce que vous voudrez, ma Sœur, tout !...

– Eh bien ! restez le bon chrétien que vous êtes redevenu, en faisant vos Pâques chaque année.

Pincé !... Si je m’attendais à cela !... Mais j’aurais craint de contrister la Sœur en montrant l’ombre d’une hésitation.

– Parole de soldat, dis-je.

Et voilà, camarades, pourquoi le vieux grognard fait ses Pâques. Ça te donne-t-il encore envie de rire, conscrit ?

 

 

Le conscrit resta coi. L’ex-sergent reprit :

– Je ne m’en porte pas plus mal et j’ai dans l’idée que ce sera bon à trouver quand il s’agira de répondre : « Présent ! » à l’appel du grand Capitaine et de passer la suprême revue... L’astiquage, de temps en temps, est bon pour toutes choses. Et si j’ai un conseil à vous donner, les amis, c’est de faire comme moi.

Maintenant versez à boire ! Je me sens le cœur plein d’une franche gaieté et d’une douce émotion, au souvenir de la charitable petite Sœur et de mon devoir accompli !

Vive la France ! Vivent les bonnes Sueurs ! Vive la Religion !...

 

 

 

Jean DU SORNEL.

 

Paru dans L’Ange gardien en 1922.

 

 

 

 

 

 

 

 

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