Épisode d’un voyage du tsar Alexandre

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Stéphanie DUSSIEUX

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Personne n’aimait autant le repos que le tsar Alexandre Ier, et néanmoins personne n’eut une vie plus agitée ; il ne passa pas même ses dernières années dans le calme.

N’étant alors occupé que du bien de ses peuples, il résolut de visiter le sud de ses États, avec l’intention fermement arrêtée d’améliorer le sort des paysans ou moujiks de ce pays. Il voulait leur accorder des privilèges qui les fissent jouir d’une existence plus douce que celle qu’ils avaient menée jusque-là.

Vers la fin de l’année 1825, l’empereur parti donc de Saint-Pétersbourg pour se rendre en Crimée, où il devait bientôt mourir.

Le caractère d’Alexandre avait toujours été enclin à la mélancolie ; mais, à partir du commencement de son voyage, son visage porta les traces d’une sombre tristesse.

À peine eut-il quitté la capitale de la Russie, qu’un profond soupir partit de sa poitrine, et, comme s’il eût prévu qu’il ne devait plus revoir cette ville où il était né et où il avait régné dans tout l’éclat de sa puissance, il lui fit un adieu plein de tristesse et d’amertume.

Après avoir traversé la contrée des lacs, il entra en Moscovie. Là, les paysages les plus beaux s’offrirent à ses regards : ce n’étaient que fertiles plateaux, que collines pittoresques, et, dans les vallées, que grandes et belles villes. Partout il rencontrait l’activité et le mouvement, et partout il était chaleureusement accueilli par les nombreux habitants de cette partie de son empire.

Il contempla la plaine terrible où jadis son armée avait été vaincue, dans la sanglante journée de la Moskova, et ce souvenir lui retraça la gloire alors éclatante de son rival. Puis la vue de Moscou lui fit une impression toute différente : cette ville, si brillamment reconstruite, resplendissant de tout l’éclat de la civilisation, contrastait d’une manière frappante avec le champ de bataille dont le spectacle l’avait profondément ému.

En revoyant, si belle maintenant, cette seconde capitale de ses États, qui quelques années auparavant avait été réduite en cendres, le tsar pensa à la différence de fortune qu’il y avait entre lui et l’ex-empereur de la France. Son front s’assombrissait alors, car, en lui retraçant la fin affreuse de celui qui avait un moment balancé son pouvoir, cette pensée lui rappelait aussi que la mort surprenait également sur le trône comme sur le rocher.

Après un court séjour à Moscou, l’empereur quitta cette ville où il avait reçu les témoignages éclatants de l’affection de ses sujets, témoignages qui néanmoins ne parvenaient pas à dissiper sa tristesse.

Bientôt les plaines fertiles de la Petite-Russie apparurent à ses yeux, et il pénétra ensuite dans les vastes steppes de la mer Noire.

Le froid commençait à se faire sentir : novembre approchait et avec lui la neige inévitable ainsi que le reste de son cortège de frimas.

Le tsar ne prolongea pas son séjour dans ce pays, car il désirait atteindre Taganrog avant les grands froids pour être à même d’y respirer un air plus doux.

Obligé, pour arriver en Crimée, de descendre le Dniepr, il n’était plus qu’à une cinquantaine de verstes de Kherson, lorsqu’un matin il arriva à un petit village nommé Zalivina, situé sur une légère hauteur de terrain et dominant ainsi les rives du fleuve. La neige qui se trouvait sur les chaumières et sur le sol était couverte d’une teinte rougeâtre, projetée par les lueurs empourprées du soleil levant qui, en se reflétant dans les eaux du Dniepr, donnaient à ce fleuve le plus bel aspect.

L’empereur, en admirant le tableau pittoresque qui se déroulait ainsi à sa vue, aperçut une troupe de paysans rassemblés auprès d’une des habitations du village. Quelques-uns de ces dvarovoi portaient la touloupe de peau de mouton dont ils se servaient comme de pelisse, et n’avaient qu’un simple bonnet fourré sur la tête ; les paysans aisés qui étaient parmi eux étaient revêtus de l’armiak de fourrure, assujetti à la taille par une ceinture de laine. Leurs jambes étaient protégées par de grandes bottes à revers goudronnées. Une perruque de peau de mouton et un bonnet de drap bleu, garni d’astrakan, achevaient de les garantir du froid. Mais les pauvres et les riches, bien que séparés par la différence de leurs costumes, semblaient réunis par un sentiment commun. Tous paraissaient en proie à la plus vive douleur. Alexandre reconnut alors qu’ils allaient rendre les derniers devoirs à un de leurs compatriotes.

Désirant être témoin de la scène, tout à la fois triste et grandiose, qui allait s’accomplir à Zalivina, le tsar fit arrêter son traîneau et mit pied à terre avec sa suite composée de son médecin anglais, nommé James Wyllie, d’officiers d’état-major et de fonctionnaires attachés à sa personne. Ils s’acheminèrent vers la cabane autour de laquelle étaient les paysans.

À sa vue, tous se prosternèrent devant lui, en répétant, mais à voix basse, et comme s’ils eussent craint de troubler le repos de celui qu’ils allaient bientôt conduire à sa dernière demeure :

– Vive notre père l’empereur !

Le tsar entra alors dans la chaumière.

Le mort n’était pas encore dans son cercueil. C’était un jeune paysan, dont les traits, bien que recouverts d’une pâleur marmoréenne, étaient d’une beauté remarquable. Ses cheveux blonds bouclés entouraient son visage et lui faisaient comme une sorte d’auréole ; ses mains, jadis si vigoureuses, pendaient languissamment à ses côtés.

Il était entouré de sa famille éplorée. Sa jeune femme, à genoux auprès de lui, belle dans son désespoir comme une véritable statue de la Douleur, poussait des cris déchirants, et s’écriait au travers de ses sanglots, avec accablement :

– Mort ! mon Fédor !... si brave ! si bon !... si noble cœur !

Le père du défunt, vieillard aux traits vénérables, se jeta aux pieds du monarque qui était profondément ému.

– Sire ! s’écria-t-il en s’adressant à l’empereur, sire, c’est mon fils, mon unique enfant ! Vous savez ce que c’est qu’un père ; mais vous ne savez, vous ne pouvez savoir ce que c’est que de survivre à un fils !

Dans un coin de la chaumière se trouvait un berceau, où un jeune enfant endormi souriait au milieu de ses rêves, et faisait ainsi un bien frappant contraste avec la douleur qui régnait dans tous les cœurs.

L’image du saint populaire de la Russie, du grand Nicolas, était placée près du cercueil, dans lequel le pope, présent à cette scène funèbre, venait de déposer le certificat d’usage qui témoignait de la vie honorable et des mœurs paisibles de Fédor. La pièce d’argent, que les Russes mettent d’ordinaire dans les cercueils, n’avait pas été omise, non plus que le pain et le vin qu’on y place également.

Des cierges allumés ajoutaient leurs lueurs aux rayons du soleil levant, et contribuaient à donner à cette scène l’aspect le plus lugubre.

Alexandre, sombre et recueilli, restait immobile à quelque distance du lit où gisait l’infortuné Fédor.

Plongé dans ses réflexions, il pensait qu’un jour viendrait aussi pour lui où il lui faudrait quitter la terre, et que son lit de mort ne serait peut-être pas entouré de regrets aussi vifs que ceux dont il était témoin.

Il y avait déjà quelques instants qu’il contemplait avec une mélancolie profonde ce triste spectacle, adressant des paroles de consolation à la veuve et au père du jeune homme, lorsqu’enfin il s’avança encore plus près du défunt. Il fixa sur lui ses yeux pénétrants et le considéra avec attention. Une pensée subite vient frapper son esprit. Il croit que cet homme n’est qu’en léthargie ; mais il réprime les paroles qu’il allait prononcer, car il ne veut pas donner de fausse joie à cette famille pour la replonger ensuite dans un désespoir mille fois plus, poignant. Il appelle son médecin :

– Wyllie, lui dit-il, venez constater le décès de ce jeune homme.

Puis il lui dit quelques mots en anglais.

Alors le docteur posa sa main sur le cœur du paysan, et nul signe de vie ne s’y révéla. Il plaça une glace devant sa bouche, et nul souffle ne s’y trahit. Néanmoins il lui semblait, comme à l’empereur, que cet homme n’était pas mort. Aussi lui appliqua-t-il sous les narines quelques gouttes d’une liqueur spiritueuse.

À ce moment, un léger mouvement de Fédor arracha un cri de surprise au docteur.

– Il vit encore ! s’écria-t-il.

– Il vit ! répéta l’empereur avec force.

À ces mots, répétés de bouche en bouche, le père se jeta à genoux en sanglotant, et la jeune femme qui, arrivée au paroxysme de la douleur, était restée étrangère à toute cette scène, se leva subitement de l’endroit où elle était agenouillée, et, son regard profond trahissant un bonheur extrême, elle s’écria avec une joie délirante :

– Il vit ! oh ! répétez ces mots !... J’entendrai donc encore le son de tes paroles chéries ! Fédor, est-ce bien vrai ?

Aux accents de cette voix bien-aimée, un léger soupir part de la poitrine de Fédor, et ses yeux, qu’on croyait fermés à tout jamais, s’ouvrent alors.

La douce image de sa femme est penchée au-dessus de lui... elle frappe la première ses regards.

– Natasha, soupire-t-il, je te revois donc ! et vous aussi, mon père, je suis enfin éveillé ! Que signifie tout cela ? Où suis-je ? continua-t-il en contemplant tous les apprêts funèbres.

Mais la vue du pope et des paysans en deuil lui révéla la vérité entière, et le cri des assistants : « Le tsar l’a sauvé !... » lui fit comprendre à qui il devait la vie.

– Soyez béni, mon père, dit-il à l’empereur, soyez béni pour la vie que vous m’avez rendue ! Je la passerai désormais à louer le nom de Votre Majesté.

– C’est Dieu que nous devons remercier, s’écria le tsar, c’est lui qu’il nous faut bénir.

Et se tournant vers les paysans :

– À genoux, leur dit-il, adorons Dieu.

 

 

Stéphanie DUSSIEUX.

 

Paru dans La Semaine des Familles en 1875.

 

 

 

 

 

 

 

 

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