Les trois âmes

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

ERCKMANN-CHATRIAN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

EN 1805, je faisais ma sixième année de philosophie transcendantale à Heidelberg. Vous connaissez l’existence universitaire ; c’est une existence large... une existence de grand seigneur : on se lève à midi, on fume sa vieille pipe d’Ulm, on vide un ou deux petits verres de schnaps, et puis on boutonne sa polonaise jusqu’au menton, on pose sa casquette plate à la prussienne sur l’oreille gauche, et l’on va tranquillement écouter, pendant une demi-heure, l’illustre professeur Häsenkopf, discutant sur les idées a priori ou a posteriori. Chacun est libre de bâiller et même de s’endormir si cela lui convient.

Le cours terminé, on se rend à la brasserie du Roi Gambrinus ; on allonge ses jambes sous la table ; les jolies servantes à corset de taffetas noir accourent avec des plats de saucisses, des tranches de jambon et des canettes de bière forte. On chante l’air des Brigands, de Schiller ; on boit, on mange... L’un siffle son chien Hector, l’autre saisit à la taille Charlotte ou Grédelé... Parfois alors la bataille s’engage, les coups de trique pleuvent, les chopes trébuchent, les canettes tombent. Le wachtmann arrive, il vous empoigne, et vous allez passer la nuit au violon.

Ainsi s’écoulent les jours, les mois et les années !

On rencontre, à Heidelberg, des princes, des ducs et des barons en herbe ; on y rencontre aussi des fils de savetiers, de maîtres d’école et d’honorables commerçants. Messieurs les jeunes seigneurs font bande à part, mais tout le reste se mêle fraternellement.

J’avais alors trente-deux ans, ma barbe commençait à grisonner ; la chope, la pipe et la choucroute déclinaient dans mon estime. J’éprouvais le besoin de changement. Quant à Häsenkopf, à force de l’entendre discourir sur les clartés discursives et les clartés intuitives, sur les vérités apodictiques et les prédicats, tout cela formait un véritable pot-pourri dans ma tête ; il me semblait découvrir le fond de la science : ex nihilo nihil... Souvent je m’écriais en détirant mes bras : « Kasper Zâan ! Kasper Zâan !... il n’est pas bon d’en trop savoir, la nature n’a plus d’illusions pour toi ; tu peux dire d’une voix lamentable avec le prophète Jérémie : Vanitas vanitatum et omnia vanitas ! »

Telles étaient mes dispositions mélancoliques, lorsque, vers la fin du printemps de cette année 1805, un événement terrible vint m’apprendre que je ne savais pas tout, et que la carrière philosophique n’est pas toujours parsemée de roses.

Au nombre de mes vieux camarades se trouvait un certain Wolfgang Scharf, le plus inflexible logicien que j’aie jamais rencontré sur ma route. Figurez-vous un petit homme sec, les yeux caves, les cils blancs, les cheveux roux coupés en brosse, les joues creuses ornées d’une barbe en broussaille, les épaules larges couvertes de magnifiques guenilles. À le voir se glisser le long des murs, une miche de pain sous le bras, l’œil ardent, l’échine onduleuse, vous eussiez dit un vieux chat en quête de sa belle ; mais Wolfgang ne songeait qu’à la métaphysique : depuis cinq ou six ans, il vivait de pain et d’eau dans un grenier des vieilles boucheries ; jamais une bouteille de bière mousseuse ou de vin du Rhin n’avait calmé son ardeur pour la science ; jamais une tranche de jambon n’avait appesanti le cours de ses méditations sublimes. Aussi le pauvre diable faisait peur à voir ; je dis peur, car, malgré son état de marasme apparent, il y avait dans sa charpente osseuse une force de cohésion épouvantable ; les muscles de ses mâchoires et de ses mains saillaient comme des attaches de fer, et d’ailleurs son regard louche éloignait la pitié.

Cet être étrange, au milieu de son isolement volontaire, semblait avoir conservé pour moi seul un reste de sympathie : il venait me voir de temps en temps, et, gravement assis dans mon fauteuil, les doigts agités de crispations convulsives, il me faisait part de ses élucubrations métaphysiques.

« Kasper, me disait-il d’une voix tranchante et procédant par interrogatoire à la manière de Socrate, Kasper, qu’est-ce que l’âme ? »

Moi, tout fier de déployer à ses yeux mon érudition, je lui répondais d’un air doctoral :

« Selon Thalès, c’est une sorte d’aimant ; selon Platon, une substance qui se meut d’elle-même ; selon Asclépiade, une excitation des sens ; Anaximandre dit que c’est un composé de terre et d’eau ; Empédocle, le sang ; Hippocrate, un esprit répandu par le corps ; Zénon, la quintessence des quatre éléments ; Xénocrate...

– Bien ! bien ! Mais toi, que penses-tu de la substance de l’âme ?

– Moi, Wolfgang ? Je dis, avec Lactance, que je n’en sais rien. Je suis épicurien de ma nature. Or, d’après les épicuriens, tout jugement vient des sens ; et comme l’âme ne tombe pas sous mes sens, je ne puis en juger.

– Cependant, Kasper, remarque qu’une foule d’animaux tels que les insectes, les poissons, vivent dépourvus d’un ou plusieurs sens. Qui sait si nous les possédons tous ? s’il n’en existe pas dont nous n’avons pas même l’idée ?

– C’est possible, mais dans le doute je m’abstiens de prononcer.

– Crois-tu, Kasper, qu’on puisse savoir quelque chose sans l’avoir appris ?

– Non, toute science procède de l’expérience ou de l’étude.

– Mais alors, camarade, d’où vient que les petits de la poule, au sortir de l’œuf, se mettent à courir, à prendre d’eux-mêmes leur nourriture ? D’où vient qu’ils découvrent l’épervier au milieu des nuages, et qu’ils se cachent sous les ailes de leur mère ? Ont-ils appris à connaître leur ennemi dans l’œuf ?

– C’est un effet de l’instinct, Wolfgang ; tous les animaux obéissent à l’instinct.

– Alors il paraît que l’instinct consiste à savoir ce qu’on n’a jamais appris ?

– Hé ! m’écriais-je, tu m’en demandes trop. Que puis-je te répondre ? »

Il souriait d’un air dédaigneux, rejetait le pan de son manteau troué sur l’épaule, et sortait sans ajouter une parole.

Je le considérais comme un fou, mais un fou de la plus innocente espèce : qui se serait imaginé que la passion de la métaphysique peut être dangereuse ?

Les choses en étaient là, quand la vieille marchande de küchlen, Catherine Wogel, disparut subitement... Cette bonne femme, l’étal suspendu par une faveur rose à son cou de cigogne, se présentait d’habitude à la brasserie du Roi Gambrinus, vers onze heures. Les étudiants plaisantaient volontiers avec elle, lui rappelant quelques fredaines de jeunesse, dont elle ne faisait pas mystère et riait, elle-même, à se tenir les côtes.

« Hé ! mon Dieu oui, disait-elle, on n’a pas toujours eu cinquante ans... On a passé de jolis quarts d’heure... Eh bien !... après... Est-ce que je m’en repens ? Ah ! si c’était à recommencer ! »

Elle exhalait un soupir et tout le monde riait.

Sa disparition fut remarquée dès le troisième jour.

« Que diable est donc devenue Catherine ? Serait-elle malade ? C’est étrange, elle qui paraissait joyeuse la dernière fois ! »

On apprit que la police était à sa recherche. Quant à moi, je ne doutais pas que la pauvre vieille, un peu trop émue par le kirschwasser, n’eût trébuché le soir dans la rivière.

Or, le lendemain matin, au sortir du cours de Häsenkopf, je rencontrai Wolfgang, longeant les trottoirs du Münster. À peine m’eut-il aperçu qu’il vint à moi l’œil étincelant et me dit :

« Je te cherche, Kasper... je te cherche... l’heure du triomphe a sonné... Tu vas me suivre. »

Son regard, son geste, sa pâleur trahissaient une agitation extrême ; et, comme il me saisit le bras, m’entraînant vers le carrefour des Tanneurs, je ne pus me défendre d’un sentiment de crainte indéfinissable, sans avoir le courage de résister.

La ruelle que nous suivions à grands pas s’enfonçait derrière le Münster, dans un pâté de maisons aussi vieilles que Heidelberg. Les toits en équerre, les galeries de planche où flotte la lessive des gens du peuple, les escaliers extérieurs à rampes vermoulues... les mille figures déguenillées, hâves, curieuses, la bouche béante, qui s’inclinent aux lucarnes, et regardent d’un air avide les étrangers qui s’enfoncent dans leur cloaque ; les longues perches, allant d’un toit à l’autre, chargées de peaux sanglantes ; et puis l’épaisse fumée qui s’échappe des tuyaux en zigzag à tous les étages : tout cela s’agitait, se succédait devant mes yeux, comme une résurrection du Moyen Âge, et, quoique le ciel fût beau, ses angles d’azur échancrés par les pignons et ses rayons lumineux allongés de loin en loin sur les murailles décrépites ajoutaient à mon émotion par l’étrangeté des contrastes.

Il est de ces instants où l’homme perd toute présence d’esprit. Je n’avais pas même l’idée de demander à Wolfgang où nous allions.

Après le quartier populeux où grouille la misère, nous atteignîmes le carrefour désert des Vieilles-Boucheries. Tout à coup Wolfgang, dont la main sèche et froide semblait rivée à mon poignet, m’introduisit dans une masure à fenêtres effondrées, entre l’ancien hangar du grenier à foin de la Land-wehr, depuis longtemps abandonné, et l’échoppe de l’abattoir.

« Marche en avant », me dit-il.

Je suivis une muraille de terre sèche, au bout de laquelle se trouve un escalier tournant à marches concassées. Nous montâmes à travers les décombres, et, quoique mon camarade ne cessât de me répéter d’une voix impatiente : « Plus haut !... plus haut !... », je m’arrêtais parfois saisi d’épouvante... sous prétexte de reprendre haleine, et d’examiner les recoins de la sombre demeure, mais, dans le fait, pour délibérer s’il n’était pas temps de fuir.

Enfin, nous arrivâmes au pied d’une échelle dont les degrés se perdaient, par une soupente, au milieu des ténèbres. Je suis encore à me demander aujourd’hui comment j’eus l’imprudence de grimper cette échelle, sans exiger la moindre explication de mon ami Wolfgang. Il paraît que la folie est contagieuse.

Me voilà donc à grimper... lui derrière moi... J’arrive tout en haut ; je mets le pied sur le plancher poudreux... Je regarde ; c’était un grenier immense, la toiture percée de trois lucarnes... la muraille grise du pignon montant à gauche jusque dans les combles... une petite table chargée de livres et de papiers au milieu... les poutres se croisant sur notre tête dans la nuit. Impossible de regarder dehors, les lucarnes se trouvaient à dix ou douze pieds au-dessus du plancher.

Je n’aperçus pas, au premier moment, une porte basse et un large soupirail à hauteur d’appui pratiqués dans le mur du pignon.

Wolfgang, sans mot dire, poussa près de moi une caisse qui lui servait de fauteuil, et, prenant des deux mains une cruche d’eau dans l’ombre, il but longuement, tandis que je le regardais tout rêveur.

« Nous sommes dans les combles de l’ancien abattoir, fit-il avec un sourire étrange, en déposant sa cruche à terre ; le conseil a voté des fonds pour en bâtir un autre hors la ville... Moi, je suis ici depuis cinq ans sans payer de loyer... pas une âme n’est venue troubler mes études... »

Et s’asseyant sur quelques bûches amoncelées dans un coin :

« Ah çà, reprit-il, arrivons au fait... Es-tu bien sûr, Kasper, que nous ayons une âme ?

– Écoute, Wolfgang, lui répondis-je d’assez mauvaise humeur, si tu m’as conduit ici pour causer de métaphysique, tu as eu un grand tort... Je sortais justement du cours de Häsenkopf, et je me rendais à la brasserie du Roi Gambrinus, pour déjeuner, lorsque tu m’as intercepté au passage... J’ai pris ma dose d’abstraction de tous les jours... Cela me suffit. Donc, explique-toi clairement, ou laisse-moi reprendre le chemin de la cuisine.

– Tu ne vis donc que pour manger ? fit-il avec un accent rauque. Sais-tu bien que j’ai passé des journées sans rien mettre sous la dent, par amour de la science ?

– Chacun son goût ; tu vis de syllogismes et d’arguments cornus... Moi, j’aime les saucisses et la bière de mars... Que veux-tu ?... C’est plus fort que moi ! »

Il était devenu tout pâle, ses lèvres tremblaient ; mais dominant sa colère :

« Kasper, dit-il, puisque tu ne veux pas me répondre, écoute au moins mes explications... L’homme a besoin d’admirateurs... et je veux que tu m’admires... Je veux que tu sois en quelque sorte terrassé par la sublime découverte que je viens de faire... Ce n’est pas trop demander, je pense, qu’une heure d’attention pour dix années d’études consciencieuses ?

– Allons, soit... je t’écoute... mais dépêche-toi... »

Un nouveau tressaillement agita sa face et me donna terriblement à réfléchir ; je me repentis d’avoir grimpé l’échelle, et je pris un air grave pour ne pas irriter davantage le maniaque. Ma physionomie méditative parut le calmer un peu, car, après quelques instants de silence, il reprit :

« Tu as faim... Eh bien, voici mon pain... voici ma cruche... mange, bois... mais écoute.

– C’est inutile, Wolfgang, je t’écouterai bien sans cela. »

Il sourit avec amertume et poursuivit :

« Non seulement nous avons une âme, chose admise dès l’origine des temps historiques... Depuis la plante jusqu’à l’homme, tous les êtres vivent... Ils sont animés... donc ils ont une âme... Est-il besoin de six années d’études chez Häsenkopf pour me faire cette réponse : « Oui, tous les êtres organisés "ont une âme au moins..." Mais plus leur organisation se perfectionne, plus elle se complique... et plus les âmes se multiplient... C’est ce qui distingue les êtres animés l’un de l’autre : la plante n’a qu’une âme, l’âme végétale... Sa fonction est simple, unique... elle a pour but la nutrition par l’air, au moyen des feuilles, et par la terre, au moyen des racines. L’animal a deux âmes... D’abord l’âme végétale, dont les fonctions sont les mêmes que chez la plante : la nutrition par les poumons et les intestins, qui sont de véritables végétaux... et l’âme animale proprement dite, qui a pour but la sensibilité, et dont l’organe est le cœur. Enfin l’homme, qui résume jusqu’ici la création terrestre, a trois âmes : l’âme végétale, l’âme animale, dont les fonctions s’exercent comme chez la brute, et l’âme humaine, qui a pour objet la raison, l’intelligence... Son organe est le cerveau. Plus l’animal approche de l’homme par la perfection de son organisation cérébrale, plus il participe à cette troisième âme... Tels sont le chien, le cheval, l’éléphant... Mais l’homme de génie la possède seul dans toute sa plénitude. »

Ici Wolfgang s’arrêta quelques instants, et fixant sur moi ses regards :

« Eh bien, fit-il, qu’as-tu à répondre ?

– Hé ! c’est une théorie comme une autre ; il n’y manque que la preuve. »

Une sorte d’exaltation frénétique s’empara de Wolfgang à cette réponse ; il se dressa d’un bond, les mains en l’air, le front haut, et s’écria :

« Oui... oui... la preuve manquait... Voilà ce qui depuis dix ans me navrait l’âme... Voilà ce qui fut cause de tant de veilles... de souffrances morales... de privations ! Car c’est sur moi, Kasper, sur moi-même que je voulus d’abord expérimenter. Le jeûne enfonçait de plus en plus dans mon esprit cette conviction sublime, sans qu’il me fût possible d’en établir la preuve... Mais, enfin, elle est trouvée... Je la tiens... Tu vas entendre les trois âmes se manifester, se proclamer elles-mêmes... Tu les entendras ! »

Après cette explosion d’enthousiasme, qui me donna le frisson, tant elle annonçait d’énergie... de fanatisme... tout à coup il redevint froid, et s’asseyant, les coudes sur la table, il reprit en indiquant la haute muraille du pignon :

« La preuve est là, derrière ce mur... Je te la ferai voir tout à l’heure... Mais avant tout, il faut que tu suives la marche progressive de mes idées. Tu connais l’opinion des anciens sur la nature des âmes... Ils en admettaient quatre, réunies dans l’homme : caro, la chair, un mélange de terre et d’eau que la mort dissout ; mânes, le fantôme qui se promène autour des tombes... son nom vient de manere... demeurer, rester ; umbra, l’ombre, plus immatérielle que les mânes... elle disparaît après avoir visité ses proches... ; enfin, spiritus, l’esprit, la substance immatérielle qui monte vers les dieux. Cette classification me paraissait juste ; il s’agissait de décomposer l’être humain, pour établir l’existence distincte des trois âmes, abstraction faite de la chair. La raison me disait que chaque homme, avant d’atteindre son dernier développement, avait dû passer par l’état de plante ou d’animal ; en d’autres termes, que Pythagore avait entrevu la réalité, sans pouvoir en fournir la démonstration. Eh bien, moi, je voulus résoudre ce problème... Il fallait éteindre en moi successivement les trois âmes, puis les ranimer... J’eus recours au jeûne rigoureux... Malheureusement, l’âme humaine, pour laisser agir librement l’âme animale, devait succomber la première... La faim me faisait perdre la faculté de m’observer à l’état animal ; en m’épuisant, je me mettais hors d’état de juger. Après une foule d’essais infructueux sur mon propre organisme, je restai convaincu qu’il n’y avait qu’un moyen d’atteindre au but : c’était d’agir sur un tiers ! Mais qui voudrait se prêter à ce genre d’observation ? »

Wolfgang fit une pause, ses lèvres se contractèrent, et d’un ton brusque il ajouta :

« Il me fallait un sujet à tout prix... Je résolus d’expérimenter in anima vili ! »

En ce moment je frémis. Cet homme était donc capable de tout !

« As-tu compris ? fit-il.

– Très bien... Il te fallait une victime...

– À décomposer, ajouta-t-il froidement.

– Et tu en as trouvé une ?

– Oui, je t’ai promis de te faire entendre les trois âmes... Ce sera peut-être difficile maintenant... Mais hier, tu les aurais entendues tour à tour hurler, rugir, supplier, grincer des dents ! »

Un frisson glacial s’étendit sur ma face ; Wolfgang, impassible, alluma une petite lampe qui lui servait d’habitude pour son travail, et s’approchant du soupirail, à gauche :

« Regarde, fit-il, en avançant le bras dans les ténèbres, approche et regarde... et puis écoute ! »

Malgré les plus funestes pressentiments, malgré le frisson intérieur qui m’agitait, entraîné par l’attrait du mystère, je me penchai dans la lucarne sombre. Alors, sous les pâles rayons de la lampe, à quinze pieds environ au-dessous du plancher, m’apparut un réduit obscur, sans autre issue que celle du grenier. Je compris que c’était un de ces bouges où les bouchers entassent les dépouilles de l’abattoir pour les laisser verdir, avant de les livrer aux tanneurs. Il était vide, et, durant quelques secondes, je ne vis que cette fosse pleine d’ombres.

« Regarde bien, me dit Wolfgang à voix basse ; ne vois-tu pas un paquet de hardes ramassées dans un coin ? C’est la vieille Catherine Wogel, la marchande de petits gâteaux qui... »

Il n’eut pas le temps de finir, car un cri perçant, sauvage, semblable au miaulement lugubre d’un chat dont on écrase la patte, se fit entendre dans la fosse. Un être effaré bondit, sembla vouloir grimper des ongles à la muraille. Et moi, plus mort que vif, le front couvert de sueur froide, je me rejetai en arrière, m’écriant :

« Oh ! c’est horrible !

– L’as-tu entendue ? dit Wolfgang, la figure illuminée d’une joie infernale. N’est-ce pas là le cri du chat ? Hé ! hé ! hé ! La vieille, avant d’atteindre à l’état humain, a jadis été chatte ou panthère... Maintenant, la bête se réveille... Oh ! la faim... la faim... et surtout la soif font des prodiges... »

Il ne me regardait pas, il se glorifiait. Une satisfaction abominable éclatait dans son regard, dans son attitude, dans son sourire.

Les miaulements de la pauvre vieille avaient cessé. Le fou, ayant déposé sa lampe sur la table, ajouta, sous forme de commentaire :

« Voilà maintenant quatre jours qu’elle jeûne... Je l’avais attirée ici sous prétexte de lui vendre une petite tonne de kirschwasser... Je la fis descendre dans la fosse et je l’enfermai. L’ivrognerie l’a perdue... Elle expie sa soif immodérée... Hé ! hé ! hé ! Les deux premiers jours, l’âme humaine était dans toute sa vigueur... Elle me suppliait, elle m’implorait, elle proclamait son innocence, disant qu’elle ne m’avait rien fait, que je n’avais aucun droit sur elle... Puis la rage s’en mêla... Elle m’accabla de reproches, me traita de monstre, de misérable, etc. Le troisième jour, qui était donc hier, mercredi, l’âme humaine disparut complètement... Le chat sortit ses griffes.. Il avait faim... Ses dents devenaient longues... Il se prit à miauler, à hurler... Heureusement, nous sommes dans un endroit écarté. La nuit dernière, les gens du carrefour des Tanneurs durent croire à une véritable bataille de chats : c’étaient des cris à faire frémir ! Maintenant, quand la bête sera épuisée, sais-tu, Kasper, ce qu’il en résultera ? L’âme végétale aura son tour : c’est elle qui périt la dernière. Aussi remarque-t-on que les cheveux et les ongles des cadavres poussent encore sous terre ; il se forme même dans les interstices du crâne une sorte de lichen humain qui s’appelle usnée, et qu’on regarde comme une mousse engendrée par les sucs animiques de la cervelle... Enfin l’âme végétale elle-même se retire. – Tu vois, Kasper que la preuve des trois âmes est Complète. »

Ces paroles frappaient mes oreilles comme les raisonnements du délire, dans le plus horrible cauchemar. Le cri de Catherine Wogel m’avait traversé jusqu’à la moelle des os. Je ne me connaissais plus... Je perdais la tête. Aussi, tout à coup, me réveillant de cette stupeur morale, l’indignation se fit jour... Je me dressai... Je saisis le maniaque à la gorge, et l’entraînant vers la soupente :

« Misérable, lui dis-je, qui t’a permis de porter la main sur ton semblable... sur la créature de Dieu, pour satisfaire ton infâme curiosité ?... Je veux te livrer moi-même à la justice ! »

Il était tellement surpris de mon agression, son acte lui paraissait si simple, qu’il ne fit d’abord aucune résistance, et se laissa traîner jusqu’à l’échelle sans me répondre ; mais là, se retournant avec la souplesse d’une bête fauve, il me saisit à son tour au cou, les yeux étincelants, les lèvres baveuses ; sa main, puissante comme un ressort d’acier, m’enleva de terre, et me cloua contre le mur, tandis que de l’autre il ouvrait le verrou du bouge. Comprenant alors son intention, je fis un effort terrible pour me dégager ; je m’arc-boutai en travers de la porte ; mais cet homme était doué d’une vigueur surhumaine. Après une lutte rapide, désespérée, je me sentis déraciné pour la seconde fois et lancé dans l’espace, tandis qu’au-dessus de moi retentissaient ces paroles étranges :

« Ainsi périsse la chair révoltée ! Ainsi triomphe l’âme immortelle ! »

Et je touchais à peine le fond du bouge, froissé, brisé, rompu, que la lourde porte se refermait à quinze pieds au-dessus de moi, interceptant à mes yeux la lumière grisâtre du grenier.

 

 

 

II

 

 

En tombant au fond du bouge et me sentant pris comme un rat dans une ratière, ma consternation fut telle que je me relevai sans exhaler une plainte.

« Kasper, me dis-je en m’adossant contre le mur avec un calme étrange, il s’agit maintenant de dévorer la vieille, ou d’être dévoré par elle... Choisis !... Quant à vouloir sortir de ce cloaque, c’est du temps perdu... Wolfgang te tient sous sa griffe... Il ne te lâchera pas... Les murs sont de pierres de taille et le plancher de gros madriers de chêne... Personne ne t’a vu traverser le carrefour des Tanneurs... Personne ne te connaît dans le quartier des Vieilles-Boucheries... Personne n’aura l’idée de te chercher ici... C’est fini, Kasper... c’est fini... Ta dernière ressource, c’est cette pauvre Catherine Wogel... Ou plutôt vous êtes la dernière ressource l’un de l’autre ! »

Tout cela me passa par l’esprit comme un éclair ; j’en pris un tremblement qui m’est resté plus de trois ans, et quand, au même instant, la tête pâle de Wolfgang, avec sa petite lampe, parut au soupirail, et que, les mains jointes par la terreur, je voulus le supplier... je m’aperçus que je bégayais d’une manière atroce... Pas un mot ne sortit de mes lèvres tremblantes... Lui, me voyant ainsi, se prit à sourire, et je l’entendis murmurer dans le silence :

« Le lâche... il me prie !... »

Ce fut mon coup de grâce ; je tombai la face contre terre, et je serais resté évanoui, si la peur d’être attaqué par la vieille ne m’avait fait revenir à moi. Cependant, elle ne bougeait pas encore. La tête de Wolfgang avait disparu... J’entendis le maniaque traverser son grenier, reculer la table... tousser d’une petite toux sèche... Mon oreille était si tendue que le moindre bruit arrivait à moi et me donnait le frisson : j’entendis la vieille bâiller, et, comme je me retournais, j’aperçus pour la première fois ses yeux scintillant dans l’ombre. J’entendis en même temps Wolfgang descendre l’échelle, et je comptai les marches une à une, jusqu’à ce que le bruit s’éteignît dans le lointain. Où le misérable était-il allé ? Je l’ignore, mais, durant tout ce jour et la nuit suivante, il ne reparut pas. Ce n’est que le lendemain, vers huit heures du soir, au moment où la vieille et moi nous hurlions à faire trembler les murs, qu’il rentra.

Je n’avais pas fermé l’œil... Je ne me sentais plus de peur et de rage. J’avais faim... une faim dévorante... et je savais que la faim augmenterait toujours.

Pourtant, à peine un faible bruit se fit-il entendre dans le grenier, que je me tus et levai les yeux... Le soupirail s’illuminait... Wolfgang allumait sa lampe... Il allait sans doute venir me voir. Dans cette espérance, je préparai une touchante prière, mais la lampe s’éteignit... Personne ne vint !

Ce fut peut-être le plus affreux moment de mon supplice... Je me dis que Wolfgang, sachant que je n’étais pas encore exténué, ne daignait pas même me donner un coup d’œil... que je n’étais à ses yeux qu’un sujet intéressant, qui ne serait mûr pour la science, qu’à deux ou trois jours de là... entre la vie et la mort... Il me sembla sentir mes cheveux blanchir lentement sur ma tête... Et c’était vrai... ils blanchissaient en ce moment même... Enfin, ma terreur devint telle que je perdis tout sentiment.

Vers minuit, je m’éveillai aux attouchements d’un corps... Je bondis de ma place avec dégoût... La vieille s’était approchée, attirée par la faim... Ses mains s’accrochaient à mes habits... En même temps, le cri de la chatte remplit la fosse et me glaça d épouvante.

Je m’attendais à soutenir un combat terrible, mais la malheureuse n’en pouvait plus : elle en était à son cinquième jour !

Alors les paroles de Wolfgang me revinrent en mémoire : « Une fois l’âme animale éteinte, l’âme végétale aura le dessus... Les cheveux et les ongles poussent sous terre... et la mousse verte... L’usnée prend racine dans les interstices du crâne... » Je me représentai la vieille réduite à cet état... son crâne couvert de lichen moisi... et moi, couché près d’elle... nos âmes filant leur végétation humide l’une près de l’autre, dans le silence !

Cette image s’empara tellement de mon esprit que je ne sentais plus les étreintes de la faim. Étendu contre le mur, les yeux tout grands ouverts, je regardais devant moi sans rien voir.

Et comme j’étais ainsi, plus mort que vif, une vague lueur se promena dans les ténèbres... Je levai les yeux... La face pâle de Wolfgang se penchait au soupirail... Il ne riait pas... Il ne paraissait éprouver ni joie, ni satisfaction, ni remords : il m’observait !

Oh ! que cette figure me fit peur !... S’il avait ri, s’il avait joui de sa vengeance, j’aurais espéré le fléchir... Mais il observait !

Nous restâmes ainsi les yeux fixés l’un sur l’autre... moi frappé d’épouvante ; lui froid, calme, attentif, comme en face d’un objet inerte. L’insecte percé d’une aiguille, qu’on observe au microscope, s’il pense, s’il comprend l’œil de l’homme, doit avoir de ces visions-là.

Il fallait mourir pour satisfaire la curiosité d’un monstre... Je compris que la prière serait inutile et je ne dis rien.

Après avoir regardé de la sorte, le maniaque, sans doute content de ses observations, tourna la tête pour observer la vieille. Je suivis machinalement la direction de son regard. Ce que je vis n’a pas d’expression dans la langue humaine : une tête hâve, amaigrie, les membres recoquillés et si aigus, qu’ils semblaient devoir percer les haillons qui les couvraient... Quelque chose d’informe, d’affreux... une tête de mort, les cheveux épars autour du crâne comme de grandes herbes desséchées, et, au milieu de tout cela, des yeux brillants allumés par la fièvre... et deux longues dents jaunes.

Chose épouvantable, je distinguai deux limaçons déjà étendus sur ce squelette... Et quand j’eus vu tout cela sous le pâle rayon de la lampe, tombant comme un fil au milieu des ténèbres... alors, fermant les yeux avec un trouble convulsif, je me dis en moi-même : « Voilà comme je serai dans cinq jours ! »

Lorsque je rouvris les yeux, la lampe s’était retirée :

« Wolfgang, m’écriai-je, Dieu est au-dessus de nous... Dieu nous voit... Wolfgang... Malheur aux monstres ! »

Le reste de la nuit se passa dans l’épouvante.

Après avoir rêvé de nouveau, dans le délire de la fièvre, aux chances qui me restaient d’échapper, n’en trouvant aucune, tout à coup je pris la résolution de mourir, et cette résolution me procura quelques instants de calme. Je repassai dans mon esprit les arguments de Häsenkopf relatifs à l’immortalité de l’âme, et, pour la première fois, je leur trouvai une force invincible :

« Oui, m’écriai-je, le passage en ce monde n’est qu’un temps d’épreuve ; l’injustice, la cupidité, les plus funestes passions dominent le cœur de l’homme... Le faible est écrasé par le fort... le pauvre par le riche... La vertu n’est qu’un mot sur terre... mais tout rentre dans l’ordre après la mort. Dieu voit l’injustice dont je suis victime, il me tiendra compte des souffrances que j’endure... il me pardonnera mes appétits déréglés, mon amour excessif de la bonne chère... Avant de m’admettre dans son sein, il a voulu me purifier par un jeûne rigoureux... J’offre mes souffrances au Seigneur... etc. »

Cependant, il faut vous l’avouer, mes chers amis, malgré ma contrition profonde, le regret de la brasserie et de mes joyeux camarades, de cette bonne existence qui s’écoulait au milieu des chansons et du bon vin, me fit exhaler bien des soupirs. J’entendais la crépitation de la friture dans la poêle, le glouglou des bouteilles, le cliquetis des canettes, et mon estomac gémissait comme une personne vivante : il formait en quelque sorte un être à part dans mon être, et protestait contre les arguments philosophiques de Häsenkopf.

La pire de mes souffrances était la soif... Elle était intolérable à ce point, que je humais le salpêtre de la muraille pour me rafraîchir.

Quand le jour parut à la lucarne, vague, incertain, j’eus tout à coup un accès de fureur inouï :

« Le scélérat est là, me disais-je, il a du pain... une cruche d’eau... il boit ! »

Alors je me le représentais levant sa grande cruche à ses lèvres... Il me semblait voir des torrents d’eau passer lentement par sa gorge... C’était un fleuve délicieux qui coulait... coulait à n’en plus finir... et je voyais le gosier du misérable se gonfler d’aise... monter, descendre voluptueusement... son estomac se remplir. La colère, le désespoir, l’indignation s’emparèrent de moi, et je me pris à bégayer, en courant autour du bouge :

« De l’eau !... de l’eau !... de l’eau !... »

Et la vieille, se ranimant, répétait derrière moi comme une folle :

« De l’eau !... de l’eau !... de l’eau !... »

Elle me suivait en rampant... Ses haillons s’agitaient : l’enfer n’a rien de plus terrible.

Au milieu de cette scène, la face blême de Wolfgang apparut pour la troisième fois au soupirail. Il était environ huit heures. Alors, m’arrêtant, je lui dis :

« Wolfgang... écoute... laisse-moi boire seulement une gorgée de ta cruche... et je te permets de me laisser mourir de faim... Je ne t’en ferai pas de reproche ! »

Et je pleurai.

« C’est pourtant trop barbare, repris-je, ce que tu fais là... Ton âme immortelle en répondra devant Dieu... Encore, pour cette vieille... c’est, comme tu disais judicieusement, expérimenter in anima vili... Mais moi, j’ai étudié... et je trouve ton système fort beau... Je suis digne de te comprendre... Je t’admire... Laisse-moi seulement prendre une gorgée d’eau... Qu’est-ce que cela te fait ? – On n’a jamais vu d’aussi sublime conception que la tienne... Il est certain que les trois âmes existent... Oui, je veux le proclamer... Je serai ton plus ferme adhérent... Est-ce que tu ne veux pas me laisser prendre une seule gorgée d’eau ? »

Lui, sans répondre, se retira.

Mon exaspération, alors, ne connut plus de bornes... Je m’élançai contre le mur à me briser les membres... J’apostrophai le misérable dans les termes les plus durs...

Au milieu de cette fureur, je m’aperçus tout à coup que la vieille s’était affaissée sur elle-même, et l’idée me vint de boire son sang. Le besoin extrême porte l’homme à des excès qui font frémir ; c’est alors que se réveille la bête féroce, et que tout sentiment de justice, de bienveillance, s’efface devant l’instinct de la conservation.

« À quoi lui sert-il d’avoir du sang, me dis-je ? Ne doit-elle pas bientôt périr ? Si je tarde, tout son sang sera desséché ! »

Des flammes rouges me passèrent devant les yeux ; heureusement, comme je me baissais vers la pauvre vieille, les forces m’abandonnèrent et je tombai près d’elle, la face dans ses haillons, évanoui.

Combien de temps dura cette absence de tout sentiment ? Je l’ignore, mais j’en fus tiré par une circonstance bizarre, dont le souvenir restera toujours empreint dans mon esprit : j’en fus tiré par le hurlement plaintif d’un chien... ce hurlement si faible... si pitoyable... si poignant... ces cris plus attendrissants que la plainte même de l’homme, et qu’on ne peut entendre sans souffrir. Je me relevai la face baignée de larmes, ne sachant d’où venaient ces plaintes, si conformes à ma propre douleur... Je prêtai l’oreille... et jugez de ma stupeur, lorsque je reconnus que c’était moi-même qui gémissais ainsi sans le vouloir...

À partir de ce moment, toute espèce de souvenir s’efface de ma mémoire. Ce qu’il y a de certain, c’est que je restai deux jours encore dans la fosse, sous l’œil du maniaque, dont l’enthousiasme, en voyant triompher son idée, fut tel, qu’il n’hésita point à convoquer plusieurs de nos philosophes, pour jouir de leur admiration.

Six semaines après, je me réveillai dans ma petite chambre de la rue du Plat-d’Étain, entouré de mes camarades, qui me félicitèrent d’avoir échappé à cette leçon de philosophie transcendante.

Ce fut un moment pathétique lorsque Ludwig Bremer m’apporta le miroir, et que, me voyant plus maigre que Lazarus au sortir de sa tombe, je ne pus me défendre de verser des larmes.

La pauvre Catherine Wogel avait rendu l’âme.

Quant à moi, je faillis conserver une gastrite chronique pour le reste de mes jours ; mais, grâce à ma bonne constitution... grâce surtout aux soins du docteur Aloïus Kilian, j’ai recouvré ma bonne santé d’autrefois. Je me plais à rendre cet hommage à M. Kilian... Il a fait un véritable chef-d’œuvre, en ressuscitant mon estomac délabré par le jeûne.

Il est inutile d’ajouter que la justice fit main basse sui ce misérable Wolfgang ; mais au lieu de le pendre, selon ses mérites, après six mois de procédure, il fut établi que cet être abominable entrait dans la catégorie des fous mystiques... la plus dangereuse de toutes. En conséquence, on le relégua dans un cabanon de Klingenmünster, où les visiteurs peuvent l’entendre disserter d’une voix brève et péremptoire sur les trois âmes. – Il accuse l’humanité d’ingratitude, et prétend qu’il serait juste de lui élever des statues pour sa magnifique découverte.

 

 

ERCKMAMN-CHATRIAN, Les trois âmes.

 

Paru dans le Figaro en 1859.

 

 

 

 

 

 

 

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