Une nuit dans les bois

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

ERCKMANN-CHATRIAN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

MON digne oncle Bernard Hertzog, le chroniqueur, coiffé de son grand chapeau à claque et de sa perruque grise, le bâton de montagnard à pointe de fer au poing, descendait un soir le sentier de Luppersberg, saluant chaque paysage d’une exclamation enthousiaste.

L’âge n’avait pu refroidir en lui l’amour de la science ; il poursuivait encore à soixante ans son Histoire des antiquités d’Alsace, et ne se permettait la description d’une ruine, d’une pierre, d’un débris quelconque du vieux temps, qu’après l’avoir visité cent fois et contemplé sous toutes ses faces.

« Quand on a eu le bonheur, disait-il, de naître dans les Vosges, entre le Haut-Bar, le Nideck et le Geierstein, on ne devrait jamais songer aux voyages. Où trouver de plus belles forêts, des hêtres et des sapins plus vieux, des vallées plus riantes, des rochers plus sauvages, un pays plus pittoresque et plus riche en souvenirs mémorables ? C’est ici que combattirent jadis les hauts et puissants seigneurs de Lutzelstein, du Dagsberg, de Leiningen, de Fénétrange, ces géants bardés de fer ! C’est ici que se sont donnés les grands coups d’épée du Moyen Âge, entre les fils aînés de l’Église et le Saint-Empire... Qu’est-ce que nos guerres, auprès de ces terribles batailles où l’on s’attaquait corps à corps, où l’on se martelait avec des haches d’armes, où l’on s’introduisait le poignard par les yeux du casque ? Voilà du courage, voilà des faits héroïques dignes d’être transmis à la postérité ! Mais nos jeunes gens veulent du nouveau, ils ne se contentent plus de leur pays ; ils font des tours d’Allemagne, des tours de France... Que sais-je ? Ils abandonnent les études sérieuses pour le commerce, les arts, l’industrie... Comme s’il n’y avait pas eu jadis du commerce, de l’industrie et des arts... et bien plus curieux, bien plus instructifs que de nos jours : voyez la ligue hanséatique... voyez les marines de Venise, de Gênes et du Levant... voyez les manufactures des Flandres, les arts de Florence, de Rome, d’Anvers !... Mais non, tout est mis à l’écart... On se glorifie de son ignorance, et l’on néglige surtout l’étude de notre bonne vieille Alsace... Franchement, Théodore, franchement, tous ces touristes ressemblent aux maris jeunes et volages, qui délaissent une bonne et honnête femme pour courir après des laiderons ! »

Et Bernard Hertzog hochait la tête, ses gros yeux devenaient tout ronds, comme s’il eût contemplé les ruines de Babylone.

Son attachement aux us et coutumes d’autrefois lui faisait conserver, depuis quarante ans, l’habit de peluche à grandes basques, les culottes de velours, les bas de soie noirs et les souliers à boucles d’argent. Il se serait cru déshonoré d’adopter le pantalon à la mode, il aurait cru commettre une profanation s’il eût coupé sa vénérable queue de rat.

Le digne chroniqueur allait donc à Haslach, le 3 juillet 1845, examiner de ses propres yeux un petit Mercure gaulois déterré récemment dans le vieux cloître des Augustins.

Il marchait d’un pas assez leste, par une chaleur accablante ; les montagnes succédaient aux montagnes, les vallées s’engrenaient dans les vallées, le sentier montait, descendait, tournait à droite, puis à gauche, et maître Hertzog s’étonnait, depuis une heure, de ne pas voir apparaître le clocher du village. Le fait est qu’il avait appuyé sur la droite en partant de Saverne, et qu’il s’enfonçait dans les bois du Dagsberg avec une ardeur toute juvénile... Il devait, de ce train, aboutir en cinq ou six heures à Phrâmond, à huit lieues de là... Mais la nuit commençait à se faire et le sentier n’offrait déjà plus, sous les grands arbres, qu’une trace imperceptible.

C’est un spectacle mélancolique que la venue du soir dans les montagnes : les ombres s’allongent au fond des vallées, le soleil retire un à un ses rayons du feuillage sombre, le silence grandit de seconde en seconde... On regarde derrière soi : les massifs prennent à vos yeux des proportions colossales... Une grive, à la cime du plus haut sapin, salue le jour qui va disparaître... puis tout se tait... Vous entendez les feuilles mortes bruire sous vos pas, et tout au loin, bien loin... une chute d’eau qui remplit la vallée silencieuse de son bourdonnement monotone.

Bernard Hertzog était haletant, la sueur coulait de son échine, ses jambes commençaient à se roidir.

« Que le diable soit du Mercure gaulois ! se disait-il ; je devrais être, à cette heure, tranquillement assis dans mon fauteuil... La vieille Berbel me servirait une tasse de café bien chaud, selon sa louable habitude, et je terminerais mon chapitre des armes de Waldeck... Au lieu de cela, je m’enfonce dans les ornières, je trébuche, je me perds et je finirai par me casser le cou... Bon ! ne l’ai-je pas dit ?... Voilà que je me cogne contre un arbre ! Que les cinq cent mille diables emportent ce Mercure... et l’architecte Hâas qui m’écrit de venir le voir... et ceux qui l’ont déterré... – Vous verrez que ce fameux Mercure ne sera qu’une vieille pierre fruste, dont personne ne découvre le nez ni les jambes... quelque chose d’informe, comme ce petit Hésus de l’année dernière à Marienthal... Oh ! les architectes... les architectes !... ils voient des antiquités partout... Heureusement je n’avais pas mes lunettes, elles seraient aplaties... mais je vais être forcé de dormir dans les broussailles... Quel chemin ! des trous de tous les côtés... des fondrières... des rochers ! »

Dans un de ces moments où le brave homme, épuisé de fatigue, faisait halte pour reprendre haleine, il crut entendre le grincement d’une scierie au fond de la vallée. On ne saurait se peindre sa joie lorsqu’il ne conserva plus de doute sur la réalité du fait.

« Que le ciel soit loué ! s’écria-t-il en se remettant à descendre clopin-clopant... Oh ! ceci me servira de leçon... La Providence a eu pitié de mon rhumatisme... Vieux fou ! m’exposer à coucher dans les bois à mon âge... C’était pour me ruiner la santé... pour m’exterminer le tempérament... Ah ! je m’en souviendrai... je m’en souviendrai longtemps ! »

Au bout d’un quart heure, le bruit de l’eau qui tombait de l’écluse devint plus distinct... puis une lumière perça le feuillage.

Maître Bernard se trouvait alors sur la lisière du bois ; il découvrit, au-dessus des bruyères, un étang qui suivait la vallée tortueuse à perte de vue et, tout en face de lui, l’échafaudage de l’usine, avec ses longues poutres noires allant et venant dans l’ombre comme une araignée gigantesque.

Il traversa le pont de bois en dos d’âne au-dessus de l’écluse mugissante, et regarda par la petite fenêtre dans la hutte du ségare.

Imaginez un réduit obscur adossé contre une roche en demi-voûte... Au fond de cette cavité naturelle, la sciure de bois brûlait à petit feu... Sur le devant, la toiture en planches, chargée de lourdes pierres, descendait obliquement à trois pieds du sol... Dans un coin à gauche, se trouvait une caisse remplie de bruyères... Quelques blocs de chêne, une hache, un banc massif et d’autres ustensiles se perdaient dans l’ombre. L’odeur résineuse du sapin en combustion imprégnait l’air aux alentours, et la fumée rougeâtre suivait une fissure du rocher.

Tandis que le bonhomme contemplait ces choses, le ségare sortant de la scierie l’aperçut et lui cria :

« Hé ! qui est là ?

– Pardon... pardon... dit mon digne oncle tout surpris... un voyageur égaré...

– Hé ! interrompit l’autre, Dieu me pardonne... c’est maître Bernard de Saverne... Soyez le bienvenu, maître Bernard !... Vous ne me reconnaissez donc pas ?

– Mon Dieu non... au milieu de cette nuit profonde...

– Parbleu, c’est juste... je suis Christian... Vous savez, Christian... qui vous apporte votre provision de tabac de contrebande tous les quinze jours !... Mais, entrez... entrez... nous allons faire de la lumière. »

Ils passèrent alors, en se courbant, sous la petite porte basse, et le ségare, ayant allumé une branche de pin, la ficha dans un piquet fendu servant de candélabre... Une lumière blanche comme le reflet de la lune aux froides nuits d’hiver éclaira la hutte, fouillant ses recoins jusqu’à la cime du toit.

Ce Christian, en manches de chemise, la poitrine nue, le pantalon de toile grise serré autour des reins, avait l’air assez bonhomme ; sa barbe jaune lui descendait en pointe jusqu’à la ceinture ; sa tête large et musculeuse était couronnée d’une chevelure rousse hérissée ; ses yeux gris exprimaient la franchise.

« Asseyez-vous, maître, dit-il en roulant un bloc de chêne devant la cheminée... Avez-vous faim ?

– Hé ! mon garçon, tu sais que le grand air creuse l’estomac.

– Bon, vous tombez bien... tant mieux... j’ai des pommes de terre à votre service... elles sont magnifiques. »

À ce mot de pommes de terre, l’oncle Bernard ne put réprimer une grimace : il se rappelait les bons soupers de Berbel, et faisait un triste retour sur les choses de ce bas monde.

Christian n’eut pas l’air de s’en apercevoir ; il tira cinq ou six pommes de terre d’un sac et les jeta dans la cendre, ayant grand soin de les couvrir, puis s’asseyant au bord de l’âtre, les jambes étendues, il alluma sa pipe.

« Mais dites donc, maître, reprit-il, comment êtes-vous ce soir à six lieues de Saverne... dans la gorge du Nideck ?

– Dans la gorge du Nideck ! s’écria le brave homme en bondissant.

– Sans doute, vous pouvez voir les ruines d’ici... à deux bonnes portées de carabine... »

Maître Bernard ayant regardé, reconnut effectivement les ruines du Nideck, telles qu’il les avait décrites au chapitre XXIVe de son Histoire des antiquités d’Alsace, avec leurs hautes tours éventrées à la base et dominant l’abîme de la cascade.

« Et moi qui croyais être tout près de Haslach ! » fit-il d’un air stupéfait.

Le ségare partit d’un immense éclat de rire :

« Aux environs d’Haslach ? Vous en êtes à plus de deux lieues... Je vois ce que c’est... vous avez mal pris à l’embranchement du vieux chêne... Au lieu d’aller à gauche, vous avez tourné à droite... Il faut ouvrir l’œil au milieu des bois... Quand on se trompe d’une ligne au départ... ça fait des lieues à la fin... Hé ! hé ! hé ! »

Bernard Hertzog, à cette révélation, parut consterné.

« Six lieues de Saverne, murmurait-il... six lieues de montagnes... Et dire qu’il faudra encore en faire deux autres demain... ça fera huit...

– Bah ! je vous servirai de guide jusqu’à la route... dans la vallée... Vous arriverez à Haslach de bonne heure... Et puis, songez que vous avez encore de la chance.

– De la chance... Tu veux rire, Christian ?

– Eh oui, de la chance... Vous auriez fort bien pu passer la nuit dans les bois... Si l’orage, qui s’avance du côté du Schnéeberg, vous avait surpris en route... c’est alors que vous auriez pu vous plaindre... La pluie sur le dos et le tonnerre tapant à droite, à gauche, comme un aveugle... Tandis que vous allez avoir un bon lit, fit-il en indiquant la caisse ; vous dormirez là comme une souche, et demain, à la fraîcheur, nous partirons... Vos jambes seront dégourdies... Vous arriverez tranquillement.

– Tu es un bon enfant, Christian, répondit Bernard les larmes aux yeux... Tiens, passe-moi une de tes pommes de terre... que je me couche ensuite... C’est la fatigue qui me pèse le plus... Je n’ai pas faim, une seule pomme de terre bien chaude me suffira.

– En voici deux... farineuses comme des châtaignes... Goûtez-moi ça, maître, prenez un petit verre de kirschwasser et puis étendez-vous... Moi, je vais me remettre à l’ouvrage... Il faut que je fasse encore quinze planches ce soir. »

Christian se leva, posa la bouteille de kirschwasser au rebord de la fenêtre et sortit. Le mouvement de la scie, un instant suspendu, reprit aussitôt sa marche au bruit tumultueux des flots.

Quant à maître Hertzog, tout étonné de se voir dans cette solitude lointaine, entre les ruines du Nideck, du Dagsberg et du Krappenfels, il rêva longtemps à la route qu’il lui faudrait faire encore pour regagner ses pénates... Puis, suivant le cours de ses méditations habituelles, il se prit à repasser les chroniques, les légendes, les histoires plus ou moins fabuleuses, héroïques ou barbares des anciens maîtres du pays... Il remonta jusqu’aux Triboques... se rappelant Clovis, Chilpéric, Théodoric, Dagobert, la lutte furieuse de Brunehaut et de Frédégonde, etc., etc. Il vit passer tous ces êtres féroces devant ses yeux... Le vague murmure des arbres, l’aspect sombre des rochers, favorisaient cette singulière évocation... Tous les personnages de la chronique se trouvaient là sur leur théâtre : entre l’ours, le sanglier et le loup.

Enfin, n’en pouvant plus, le bonhomme suspendit son feutre à l’un des crocs de la muraille et s’étendit sur les bruyères. Le grillon chantait dans sa couche odorante, quelques étincelles couraient sur la cendre tiède... Insensiblement ses paupières s’appesantirent... Il s’endormit profondément.

 

 

 

II

 

 

Maître Bernard Hertzog dormait depuis deux bonnes heures, et le bouillonnement de l’eau, tombant de la digue, interrompait seul ses ronflements sonores, quand tout à coup une voix gutturale, s’élevant au milieu du silence, s’écria :

« Droctufle ! Droctufle ! as-tu donc tout oublié ? »

L’accent de cette voix était si poignant, que maître Bernard, réveillé en sursaut, sentit ses cheveux se dresser d’horreur. Il s’appuya sur les coudes et regarda, les yeux écarquillés. La hutte était noire comme un four... Il écouta : plus un souffle... plus un soupir... seulement au loin, bien loin... par delà les ruines... un tintement sonore se faisait entendre dans la montagne.

Bernard, le cou tendu, exhala un profond soupir, puis au bout d’une minute il se prit à bégayer :

« Qui est là ?... Que me voulez-vous ? »

Personne ne répondit.

« C’est un rêve, se dit-il en se laissant retomber dans la caisse... Je me serai couché sur le cœur... Les rêves, les cauchemars ne signifient rien... absolument rien ! »

Mais il terminait à peine ces réflexions judicieuses, que la même voix, s’élevant de nouveau, s’écria :

« Droctufle !... Droctufle !... souviens-toi ! »

Pour le coup, maître Hertzog sentit la peur grimper le long de son échine : il essaya de se lever pour fuir, mais l’épouvante le fit retomber dans la caisse, et, tandis que son esprit troublé ne voyait plus autour de lui que fantômes, apparitions surnaturelles, un coup de vent furieux, s’engouffrant tout à coup dans la cheminée, remplit la hutte de mille sifflements lugubres.

Puis, le silence s’étant rétabli, le cri :

« Droctufle !... Droctufle !... » retentit pour la troisième fois.

Et comme maître Bernard, ne se possédant plus, cherchait à fuir, le nez contre la muraille, et ne pouvait sortir de sa caisse, la voix poursuivit, en psalmodiant, avec des repos et des accents bizarres :

« La reine Faileube, épouse de notre seigneur Chilpéric... la reine Faileube, ayant su que Septimanie... que Septimanie, la gouvernante des jeunes princes, avait conspiré la mort du roi... – la reine Faileube dit à son seigneur : « Seigneur, la vipère attend votre sommeil pour vous mordre au cœur... Elle a conspiré votre mort avec Sinnégisile et Gallomagus... Elle a empoisonné son mari, votre fidèle Jovius, pour vivre avec Droctufle... Que votre colère soit sur elle comme la foudre, et votre vengeance comme une épée sanglante ! » Et Chilpéric, ayant assemblé son conseil au château du Nideck, dit : « Nous avons réchauffé la vipère... elle a conspiré notre mort... qu’elle soit coupée en trois morceaux !... Que Droctufle, Sinnégisile et Gallomagus périssent avec elle !...que les corbeaux se réjouissent !... » Et les leudes dirent : « Ainsi soit-il... La colère de Chilpéric est un abîme où tombent ses ennemis ! » Alors Septimanie étant amenée pour l’aveu, un cercle de fer comprima ses tempes, et les yeux jaillirent de sa tête, et sa bouche sanglante murmura : « Seigneur, j’ai péché contre vous... Droctufle, Gallomagus et Sinnégisile ont aussi péché ! » Et, la nuit suivante, une guirlande de morts se balançait aux tours du Nideck... Les oiseaux des ténèbres se réjouissaient !... – Droctufle !... que n’ai-je pas fait pour toi ?... Je te voulais roi... roi d’Austrasie... et tu m’as oubliée !... »

La voix gutturale se tut, et mon oncle Bernard, plus mort que vif, exhalant un soupir plein de terreur, murmura :

« Seigneur Dieu !... ayez pitié d’un pauvre chroniqueur qui n’a jamais fait de mal... Ne le laissez pas mourir sans absolution... loin des secours de notre sainte Église ! »

La grande caisse de bruyères, à chacun de ses efforts pour s’échapper, semblait s’approfondir... Le pauvre homme s’imaginait descendre dans un gouffre, quand, fort heureusement, Christian reparut en s’écriant :

« Eh bien, maître Bernard, que vous avais-je dit ? Voici l’orage. »

En même temps, la hutte se remplit d’une vive lumière, et mon digne oncle, qui se trouvait en face de la porte, vit toute la vallée illuminée, avec ses innombrables sapins pressés sur les pentes de la gorge comme l’herbe des champs, ses rochers entassés pêle-mêle dans l’abîme, le torrent roulant à perte de vue ses flots bleus sur les cailloux du ravin, et les tours du Nideck debout à quinze cents pieds dans les airs.

Puis les ténèbres grandirent... C’était le premier éclair.

Dans cet instant rapide, il vit aussi une figure repliée sur elle-même au fond de la hutte, mais sans pouvoir se rendre compte de ce que c’était.

De larges gouttes commençaient à tomber sur le toit. Christian alluma une ételle, et voyant maître Bernard les doigts cramponnés au bord de sa caisse, la face pâle et toute baignée de sueur :

« Maître Bernard, s’écria-t-il, qu’avez-vous ? »

Mais, lui, sans répondre, indiqua du doigt la figure accroupie dans l’ombre : c’était une vieille... mais si vieille... si jaune... le nez si crochu... les joues si ratatinées... les doigts si maigres, les jambes si grêles... qu’on eût dit une vieille chouette déplumée. Elle n’avait plus qu’une mèche de cheveux gris sur la nuque... le reste de sa tête était chauve comme un œuf... Sa robe de toile filandreuse recouvrait un petit squelette concassé... Elle était aveugle, et l’expression de son front indiquait la rêverie éternelle.

Christian, au geste de mon oncle, ayant tourné la tête, dit simplement :

« C’est la vieille Irmengarde, l’ancienne diseuse de légendes... Elle attend pour mourir que la grande tour s’écroule dans la cascade... »

L’oncle Bernard, stupéfait, regarda le ségare : il n’avait pas l’air de plaisanter... Au contraire, il paraissait fort grave.

« Voyons, fit le brave homme, tu veux rire, Christian ?

– Rire ! Dieu m’en garde ! Telle que vous la voyez, cette vieille sait tout... L’âme des ruines est en elle !... Du temps des anciens maîtres de ces châteaux, elle vivait déjà ! »

Pour le coup, l’oncle Bernard faillit tomber à la renverse.

« Mais tu n’y songes pas, s’écria-t-il, le château du Nideck est démoli depuis mille ans !...

– Eh bien... quand il y aurait deux mille ans, fit le ségare en se signant devant un nouvel éclair, qu’est-ce que ça prouve ?... Puisque l’âme des ruines est en elle !... Il y a cent huit ans qu’Irmengarde vit avec cette âme... qui était avant chez la vieille Édith d’Haslach... Avant Édith, elle était chez une autre...

– Et tu crois cela ?

– Si je le crois ! C’est aussi sûr, maître Bernard, que le soleil reviendra dans trois heures... La mort, c’est la nuit... La vie, c’est le jour... Après la nuit, vient le jour... après le jour, la nuit... ainsi de suite. Et le soleil, c’est l’âme du ciel... la grande âme... et les âmes des saints sont comme des étoiles qui brillent dans la nuit et qui reviennent toujours. »

Bernard Hertzog ne dit plus rien ; mais, s’étant levé, il se prit à considérer avec défiance la vieille, assise au fond d’une niche taillée dans le roc. Il aperçut, au-dessus de cette niche, de grossières sculptures représentant trois arbres entrelacés, ce qui formait une sorte de couronne ; et, plus bas, trois crapauds sculptés dans le granit.

Trois arbres sont les armes des Triboques (drayen büchen) ; trois crapauds, les armes franques mérovingiennes.

Qu’on juge de la surprise du vieux chroniqueur ; à l’épouvante succédait, dans son esprit, la convoitise.

« Voici le plus antique monument de la race franque dans les Gaules, pensait-il, et cette vieille ressemble à quelque reine déchue, oubliée là par les siècles... Mais comment emporter la niche ? »

Il devint tout rêveur.

On entendait alors, au fond des bois, le galop rapide d’un troupeau de gros bétail, de sourds mugissements. La pluie redoublait ; les éclairs, comme une volée d’oiseaux effarouchés dans les ténèbres, se touchaient du bout de l’aile... L’un n’attendait pas l’autre, et les roulements du tonnerre se succédaient avec une fureur épouvantable.

Bientôt l’orage plana sur la gorge du Nideck, et les détonations, répercutées par les échos des rochers, prirent alors des proportions vraiment grandioses : on aurait dit que les montagnes s’écroulaient les unes sur les autres.

À chaque nouveau coup, l’oncle Bernard baissait instinctivement la tête, croyant avoir reçu la foudre sur la nuque.

« Le premier Triboque qui se bâtit une butte n’était pas un sot, pensait-il ; ce devait être un homme de grand sens... il prévoyait les variations de la température ! Que deviendrions-nous à cette heure, et par un temps semblable, sous le ciel ? Nous serions bien à plaindre ! L’invention de ce Triboque vaut bien celle des machines à vapeur... On aurait dû conserver son nom. »

Le digne homme terminait à peine ces réflexions, lorsqu’une jeune fille de quinze ans au plus, coiffée d’un immense chapeau de paille en parapluie, la jupe de laine blanche toute ruisselante et ses petits pieds nus couverts de sable, s’avança sur le seuil et dit en se signant :

« Que le Seigneur vous bénisse !

Amen ! » répondit Christian d’un accent solennel.

Cette jeune fille offrait le type scandinave le plus pur : des couleurs roses sur un visage plus pâle que la neige, de longues tresses flottantes si fines et si blanches, que la nuance paille la plus affaiblie en donnerait à peine l’idée. Elle était haute et svelte, et son regard d’azur avait un charme inexprimable.

Maître Bernard resta quelques instants en extase, et le ségare, s’approchant de la jeune fille, lui dit avec douceur :

« Soyez la bienvenue, Fuldrade... Irmengarde dort toujours... Quel temps !... L’orage ne va-t-il pas se dissiper ?

– Oui, le vent l’emporte vers la plaine... La pluie finira avant le jour... »

Puis, sans regarder maître Bernard, elle alla s’asseoir près de la vieille, qui parut se ranimer.

« Fuldrade, dit-elle, la grande tour est encore debout ?

– Oui ! »

La vieille courba la tête... et ses lèvres s’agitèrent.

Après les derniers coups de foudre, une pluie battante s’était mise à tomber... On n’entendait plus dans la vallée ténébreuse que ce clapotement immense, continu, de l’averse ; le roulement des flots débordés dans le ravin... Puis d’instants en instants, quand la pluie semblait se ralentir, de nouvelles ondées, plus rapides, plus impétueuses.

Au fond de la hutte, personne ne disait mot... On écoutait... on se sentait heureux d’avoir un abri.

Dans l’intervalle de deux averses, le tintement sonore que l’oncle Bernard avait entendu dans la montagne, au moment de son réveil, passa lentement sous la petite fenêtre de la hutte, et presque aussitôt une grosse tête cornue, plaquée de taches noires et blanches, la tête d’une superbe génisse, s’avança sous la porte.

« Hé ! c’est Waldine, s’écria Christian en riant... Elle vous cherche, Fuldrade ! »

La bonne bête, calme et paisible, après avoir regardé quelques secondes, s’avança jusqu’au milieu de l’âtre et vint flairer la vieille Irmengarde.

« Va-t’en, disait Fuldrade, va-t’en avec les autres. »

Et la génisse, obéissante, retourna jusque sur le seuil de la scierie... Mais l’eau qui tombait par torrent parut la faire réfléchir... Elle resta là, spectatrice du déluge, balançant la queue et mugissant d’un air mélancolique.

Au bout de vingt minutes, le temps s’éclaircit... le jour commençait à poindre, et Waldine, se décidant enfin, sortit gravement comme elle était venue.

L’air frais pénétrait alors dans la hutte avec les mille parfums du lierre, de la mousse, du chèvrefeuille, ranimés par la pluie. Les oiseaux des bois, le rouge-gorge, la grive, le merle s’égosillaient sous le feuillage humide... C’étaient des frissons d’amour... des frémissements d’ailes à vous épanouir le cœur.

Alors maître Bernard, sortant de sa rêverie, fit quatre pas au dehors, leva les yeux et vit quelques nuages blancs voguer en caravanes vaporeuses dans le ciel désert... Il vit aussi sur la côte opposée, tout le troupeau de bœufs, de vaches et de génisses abrités sous la roche creuse... Les uns, majestueusement étendus, les genoux ployés, l’œil endormi... les autres, le cou tendu, mugissant d’une voix solennelle... Quelques jeunes bêtes contemplaient les festons de chèvrefeuille pendus au granit, et semblaient en aspirer les parfums avec bonheur.

Toutes ces formes diverses, toutes ces attitudes se détachaient vigoureusement sur le fond rougeâtre de la pierre, et la voûte immense de la caverne, toute chargée de sapins et de chênes aux larges serres incrustées dans le roc, donnait à ce tableau un air de grandeur magistrale.

« Eh bien ! maître Bernard, s’écria Christian, voici le jour... voici le moment du départ... »

Puis s’adressant à Fuldrade toute rêveuse :

« Fuldrade, dit-il à demi-voix, ce bon vieillard de la ville n’aime pas le kirschwasser... Je ne puis cependant lui offrir de l’eau... N’auriez-vous pas autre chose ? »

Fuldrade, prenant alors un petit baquet de chêne dans lequel le ségare mettait son eau, regarda maître Bernard avec douceur et sortit.

« Attendez, fit-elle, je reviens tout de suite. »

Elle traversa rapidement la prairie humide ; l’eau des grandes herbes tombait sur ses petits pieds en gouttelettes cristallines. À son approche de la grotte, les plus belles vaches se levèrent comme pour la saluer... Elles les caressa toutes, l’une après l’autre, et s’étant assise, elle se mit à traire l’une d’elles... une grande vache blanche, qui se tenait immobile, les paupières demi-closes et semblait bienheureuse de sa préférence.

Quand le cuveau fut plein, Fuldrade s’empressa de revenir et, le présentant à maître Bernard :

« Buvez à même, fit-elle en souriant, le lait chaud se prend ainsi dans la montagne. »

Ce que fit le bonhomme, en la remerciant mille fois et vantant la qualité supérieure de ce lait écumeux, aromatique, formé des plantes sauvages du Schnéeberg.

Fuldrade paraissait contente de ses éloges, et Christian, qui venait de mettre sa blouse, debout derrière eux, le bâton à la main, attendit la fin de ses compliments pour s’écrier :

« En route, maître, en route !... Nous avons de l’eau maintenant... La roue de la scie va tourner six semaines sans s’arrêter... Il faut que je sois de retour pour neuf heures. »

Et ils partirent, suivant le sentier sablonneux qui longe la côte.

« Adieu, dit maître Bernard à la jeune fille en se retournant tout ému, que le ciel vous rende heureuse ! »

Elle inclina doucement la tête sans répondre, et, les ayant suivis du regard jusqu’au détour de la vallée, elle rentra dans la hutte et fut s’asseoir à côté de la vieille.

Le lendemain, vers six heures du matin, Bernard Hertzog, de retour à Saverne, était assis devant son bureau et consignait au chapitre des antiquités du Dagsberg sa découverte des armes mérovingiennes dans la hutte du ségare du Nideck.

Plus tard, il démontra que les mots Triboci, Tribocci, Tribunci, Tribochi et Triboques se rapportent tous au même peuple et dérivent des mots germains drayen büchen, qui signifient trois hêtres. Il en cita comme preuve évidente les trois arbres et les trois crapauds du Nideck dont nos rois ont fait dans la suite les trois fleurs de lis.

Tous les antiquaires d’Alsace lui envièrent cette magnifique découverte ; son nom ne fut plus invoqué sur les deux rives du Rhin que précédé des titres : doctus, doctissimus, eruditus Bernardus... chose qui le gonflait d’aise et lui faisait prendre une physionomie presque solennelle.

Maintenant, mes chers amis, si vous êtes curieux de savoir ce qu’est devenue la vieille Irmengarde, ouvrez le tome II des Annales archéologiques de Bernard Hertzog, et vous trouverez à la date du 16 juillet 1849 la note suivante :

« La vieille diseuse de légendes Irmengarde, surnommée l’Âme des ruines, est morte la nuit dernière, dans la hutte du ségare Christian.

« Chose étonnante, à la même heure, et, pour ainsi dire, à la même minute, la grande tour du Nideck s’est écroulée dans la cascade...

« Ainsi disparaît le plus antique monument de l’architecture mérovingienne, dont l’historien Schlosser a dit : etc., etc., etc. »

 

 

ERCKMANN-CHATRIAN, Contes de la montagne, 1873.

 

 

 

 

 

 

 

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