La veillée

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Marguerite d’ESCOLA

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Annette remua les cendres de son foyer éteint et s’assit, tremblante, sur la pierre de l’âtre. Le vent, un vent terrible de fin novembre, sifflait entre les fentes de la porte ; le bruit monotone de la pluie, tombant sur la terre battue du seuil, faisait un accompagnement d’une déchirante mélancolie aux tristesses de ce soir d’automne... Annette remua la cendre de son feu à demi éteint... Qu’il faisait donc froid dans son logis et dans son cœur !... Mais aussi, pourquoi avoir voulu passer dans cette maison désolée cette nuit qui s’annonçait glacée et sinistre ? Depuis plusieurs mois déjà, la pauvre femme avait accepté l’hospitalité que l’aîné de ses fils lui offrait. En quittant la pauvre chaumière où cinquante ans plus tôt s’était allumé son foyer, elle avait souffert un déchirement terrible. Il avait fallu lui promettre que, de son vivant, rien ne serait vendu ; qu’elle garderait intacts ses misérables meubles et la chère demeure où elle pourrait revenir quand elle voudrait.

Depuis, elle avait pris la mélancolique habitude de descendre, tous les samedis soirs, du hameau plus élevé sur la montagne qu’habitaient ses enfants, jusqu’à Cerizols et de dormir une nuit dans le vieux lit où Jean-Pierre était mort, au milieu des souvenirs du lointain bonheur détruit. Elle ne mangeait pas, ces soirs-là ; comme inconsciente et toute perdue, elle veillait très tard, accroupie sur son foyer, sans penser, hébétée par le sentiment de sa misère. Si quelque voisine compatissante venait alors frapper à sa porte pour lui offrir, au moins, l’aumône cordiale de sa sympathie, elle l’éloignait d’un geste lassé, sans rien lui dire, voulant garder la suprême consolation de pleurer seule.

Quelquefois, elle prenait le rosaire de bois usé qu’un pèlerin, jadis, lui avait apporté de Lourdes. Presque machinalement, elle faisait un grand signe de croix avec le Christ de cuivre, que baisaient ensuite ses lèvres flétries ; puis, avec des inflexions endormeuses, de sa voix cassée, elle récitait le Credo et l’Oraison dominicale... Mais toujours, avant le premier Gloria, sa prostration le ressaisissait ; son chapelet, alors, glissait sur l’âtre, et elle, joignant ses mains tremblantes, les yeux fixes, la tête penchée sur sa poitrine, continuait l’oraison de sa douleur.

Qu’il faisait donc froid, ce soir-là, dans la maison déserte ! Le léger feu de branches que la bru d’Annette avait allumé était presque éteint, et, insoucieuse, la veuve le regardait mourir, remuant les cendres grises des braises....

Elle se leva et s’en fut vers l’armoire ; la clé à demi rouillée tournait à grand’peine dans la serrure... Elle prit, sur le plus haut rayon, un linge blanc noué qui fleurait la lavande. De ses mains tremblantes, elle le défit... Ils étaient bien là, tous les chers souvenirs : le brin de fleur d’oranger que son homme portait à la boutonnière du bel habit de ses noces, une mèche de cheveux coupée sur sa tempe avant la mise en bière... Le chapelet de Première Communion de Jean-Marie et le vieux ruban de son cierge... Le bonnet de mariée qu’elle avait mis, joyeuse fiancée, au matin du jour où Jean-Pierre lui avait passé au doigt l’anneau d’argent des épousailles... Pauvre anneau, usé maintenant, noirci, qui jamais ne l’avait quittée, qu’elle voulait dans son cercueil.

Elle posa le linge sur la table, et, dans ses mains ridées et jaunies, prit l’une après l’autre les vieilles reliques de son bonheur... Elle les contempla longuement et les baisa. Ensuite, avec des précautions infinies, les replaçant dans le linge parfumé comme des choses précieuses et saintes, elle les remit doucement dans le pauvre bahut.

Le feu achevait de mourir. Elle s’agenouilla, frissonnante, devant l’âtre et essaya de le raviver. Mais le souffle de sa poitrine fatiguée ne parvint pas à faire jaillir une seule étincelle ; sans s’impatienter alors ni s’attrister davantage, elle s’accroupit sur la pierre encore chaude et se mit vaguement à songer...

Où était-il en cette soirée de novembre ? Sur quels chemins continuait-il sa course vagabonde ? Avait-il froid lui aussi ? Se chauffait-il à quelque feu d’auberge, contant à un cercle curieux une joyeuse aventure ? Comme il devait peu penser à la pauvre vieille maison perdue dans la montagne !

Il ne reviendrait jamais... Depuis tant de mois on n’avait plus de ses nouvelles ! Jamais ? Si... un jour il arriverait à Cerizols. Il s’arrêterait au fond de la vallée, près des grands ifs du cimetière ; il pousserait la grille de fer, et, s’agenouillant devant deux petites tombes abandonnées, y poserait peut-être un bouquet de chrysanthèmes. Puis il repartirait pour toujours en se signant...

Dehors, la rafale sifflait, sinistre ; le vent, un vent glacé, passait en gémissant à travers les fentes de la porte. Un long frisson enveloppa la mère ; la souffrance physique la réveilla du songe étrange où elle somnolait. Encore une fois, elle se mit à souffler sur les braises presque noires ; une étincelle jaillit qui vint lui brûler la paupière, elle continua de souffler pendant une minute ; les cendres fines passaient entre ses lèvres ; son bandeau noir se défit ; des mèches de cheveux gris lui voilèrent le visage ; tout épuisée par l’effort, elle essaya de se redresser, mais retomba à demi couchée sur le foyer ; alors, elle ne fit plus aucun mouvement et, avec la sensation assez douce d’avoir les pieds dans quelque chose de tiède, elle resta toute ramassée sur elle-même, sans aucune pensée, sentant vaguement qu’une nappe de glace lui tombait sur les épaules et sur les bras.

Un pas lourd résonna dans l’enclos... Elle l’entendit comme dans un rêve et murmura :

– Le vieux Jouan qui vient chercher des pommes de terre.

Mais elle ne bougea pas ; tous ses membres semblaient pris dans un étau de glace... Soudain, une bouffée d’air vint la frapper au visage... On venait d’ouvrir la porte ; la voix de la vieille s’éleva, gémissante :

– Je n’ai besoin de rien, voisine ; refermez, s’il vous plait !

Alors, un grand cri d’angoisse emplit la chambre :

– Mère, c’est moi !... Mère !

Et Annette sentit une étreinte passionnée l’envelopper toute... Elle essaya de rouvrir les yeux. Une chaleur de baisers se posait sur ses cheveux.

La vieille, alors, se crut reportée à des années déjà lointaines, quand son plus jeune fils Jean-Marie l’embrassait si fort avant d’aller dormir ; alors, très doucement, elle lui dit :

– Jean, mon petit, si tu soufflais un peu le feu ? Il fait si froid aujourd’hui.

Ensuite, elle devint très pâle, très raide, et se renversa évanouie dans les bras de son fils.

 

 

Marguerite d’ESCOLA, Le Pain de chez nous.

 

Recueilli dans Conteurs français du terroir,

anthologie régionaliste, Tourcoing,

Imp. J. Duvivier, éditeur, 1920.

 

 

 

 

 

 

 

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