Le laboureur soldat

 

 

Laboureur ! – Il n’était, ne voulut jamais être

Que laboureur ; – un beau laboureur, lent et doux

Et fort comme ses bœufs, qui l’aimaient entre tous

Leurs bouviers, et venaient très docilement mettre,

Dès son premier appel, leurs cornes et leurs cous

          Sous le dur joug en bois de hêtre...

 

À vingt ans il dut les quitter, étant conscrit ;

Mais, libéré, vers eux il revint à la hâte,

Et, dès le lendemain de son retour, reprit

Avec eux le labeur qui soulève, pétrit

Et repétris le sol comme une bonne pâte

          Dont le blé futur se nourrit...

 

Un soir qu'il leur chantait le vieil air sans paroles

Qu’ils comprennent fort bien et qui rythme leurs pas,

Et qui les fait marcher encor quand ils sont las,

Au petit clocher bleu soudain les cloches folles

S’agitèrent dans un furieux branle-bas...

          Surpris, il s’arrête : Est-ce un glas ?

 

Non. – Le gai carillon des veilles de dimanche ?

Non plus. – Quelque incendie ? Ah ! certes ! Et partout

Des gens courent : « La guerre !... on mobilise ! » Au bout

Du sillon brun, le laboureur lâche le manche,

Dételle : « Adieu, mes bœufs ! » Il part, et le trois août

          Il labourait pour la Revanche.

 

Il porta le fusil et le sac vaillamment,

Mais sans fanfaronnade et sans emballement,

Se battit à Namur, fut blessé, guérit vite,

Fut blessé de nouveau..., puis, comme nul n’évite

Sa destinée, alla périr obscurément

          Dans cette presqu'île maudite

 

Où sur un sol ingrat sans verdure et sans eaux,

Sous la soif et la faim, les obus et les balles,

Tant de pauvres enfants, des meilleurs, des plus beaux,

– Ainsi qu’au grand soleil des épis sous la faux, –

Si follement, si loin des campagnes natales,

          Tombèrent dans de vains assauts...

 

Mon laboureur qui tant aimait son coin de terre,

Ses genêts, ses prés verts et ses coteaux herbeux,

Et la source où, le soir, il abreuvait ses bœufs,

Et sa ferme, et peut-être, avec crainte et mystère

D’un amour patient qu’il devait encor taire,

          La fille d’un maître ombrageux ;

 

Le voyez-vous mourir longuement sur le sable,

Là-bas, dans un pays atroce de païens,

Les yeux martyrisés par l’azur implacable,

Sans un regard ami de son ciel ni des siens,

Sans que nul sur sa lèvre, à l’instant redoutable,

          Mît le signe aimé des chrétiens !...

 

Pauvre petit soldat, ta mort, dont on ignore

L’heure et le lieu, ne t’aura point valu la croix ;

Que dis-je ! tu n’as pas même celle de bois

Sur ta tombe perdue et que rien ne décore,

Ni les ordres du jour flatteurs qui font encore

          Qu’on parle de vous quelquefois.

 

Puisse le Dieu que tu servais et qui dénombre

Exactement les morts et sait où sont leurs os,

Sur le tertre où tu dors mettre au moins un peu d’ombre

Et, quand vient la saison où migrent nos oiseaux,

Faire gémir sur toi les ramiers du bois sombre

          Qui couvrit nos communs berceaux ;

 

Et puisse-t-il donner à ceux-là qui te pleurent,

Mais qui ne doutent pas de l’éternel revoir,

La résignation, sœur tendre de l’espoir,

Et leur persuader que les jeunes qui meurent

En faisant comme toi simplement leur devoir

Doublent l’ange veillant sur les vieux qui demeurent !

 

 

 

François FABIÉ, Fleurs de genêts.

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net