Souvenir intime

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Ferdinand FABRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

Le 4 novembre 1854, dans la soirée, il y eut rumeur autour du théâtre de l’Odéon. De rares personnes qui avaient pu se faufiler la veille à la répétition générale de la Conscience, un drame nouveau en six actes d’Alexandre Dumas, affirmaient que tout à l’heure Laferrière allait être superbe dans le rôle d’Édouard Ruhberg, et que le succès de la pièce serait grand. Tous, étudiants et gens de lettres, nous aurions voulu assister à cette première, qui nous tenait hors des brasseries, qui surexcitait « le Quartier ». Malheureusement, avant de pénétrer dans la salle, il fallait allonger nombre de pièces blanches jusqu’à la patte du préposé aux billets, et, à la plupart d’entre nous, les pièces blanches manquaient. Que faire ? Par groupes de trois, de dix, nous allions et venions à travers les galeries, très bruyants et très gais malgré notre déconvenue cruelle, essayant de railler les bons bourgeois qui, moyennant leur gousset garni, jouiraient du spectacle qui nous passait sous le nez.

– Oh ! cet apothicaire avec sa demoiselle !...

– Monsieur Purgon, on vous attend à la pharmacie !...

– Courez vite ! C’est le docteur Machin qui administre une pilule à votre dame !...

Cependant, les guichets avaient été ouverts et les boiseries à claire-voie se vidaient. Sur le coup de huit heures, au moment où, d’après l’affiche, devait se lever le rideau, des camarades, découragés, – ils avaient compté sur des amis qui ne venaient pas, – s’en allèrent. Bientôt, par des désertions successives, nous ne fûmes plus que cinq, vaguant de la librairie Masgana à la librairie de Mme Gaut, ouvrant un livre aux étalages, puis le remettant à sa place sans lire une ligne, désœuvrés, ennuyés, moulus.

Pourquoi cette attente obstinée ? Nous tenions à connaître le sort de la pièce ; puis savait-on si, avant le sixième acte, nous ne trouverions pas à acheter des entrées à prix réduits ?

Cette espérance que la soirée ne finirait pas sans que nous en eussions pris notre part, – poches retournées, nous faisions dix francs à nous cinq, – avait relevé notre courage, et d’un pas moins lourd nous remontions vers le libraire Tarride, un gros garçon jovial avec lequel nous échangions un mot drôle à l’occasion, quand une voiture s’arrêta au bord du trottoir, et un homme de haute taille, une sorte de géant, parut sous les galeries.

– Vive Dumas ! cria l’un d’entre nous.

– Vive Dumas ! répétâmes-nous tous en chœur.

Lui demeura planté, nous regardant.

– Je suis touché, mes enfants, je suis bien touché, nous dit-il. Mais que diable faites-vous là ? Au lieu de m’acclamer dans la rue, je préférerais vous voir applaudir ma pièce dans la salle.

– C’est que, monsieur Dumas, c’est que..., balbutiai-je.

– C’est que... vous n’avez pas le sou ?

– Voilà.

– Je connais ça...

Et, d’une enjambée, allant à la porte de la direction et l'étalant toute grande :

– Le théâtre devrait être gratuit pour la jeunesse... Ah ! si j’étais riche ! Entrez, mes enfants.

On devine notre ahurissement. Pour moi, pauvre montagnard cévenol, timide à en perdre le boire et le manger, en gravissant l’escalier, je ne revenais pas de ma surprise d’avoir osé parler à Alexandre Dumas comme cela de but en blanc, sans au préalable m’être donné le temps de préparer une phrase, de l’apprendre par cœur. Mais aussi il était d’une simplicité qui vous mettait si facilement à l’aise ! il avait une bonhomie si aimable, si souriante !

Je ne sais combien de couloirs obscurs nous traversâmes sur les pas de ce guide glorieux. Par intervalles, une ouverture invisible laissait traîner sur les parquets quelque lambeau de lumière, et le grondement de la salle, bruissante comme une immense ruche, arrivait jusqu’à nous. Ô joie ! le spectacle n’était pas encore commencé.

Enfin nous débouchons sur un large pourtour que mes yeux, tout à coup éblouis, trouvent magnifiquement éclairé. Comme il l’avait fait sous les galeries, Dumas, nous montrant une embrasure profonde que ne défendait nulle porte, nous dit :

– Entrez !

Mais un homme accroupi sur un tabouret se dressa incontinent pour nous barrer le passage.

– Vos billets ? demanda-t-il.

– Ils n’en ont pas, de billets, riposta Dumas, et je vous invite à bien placer ces jeunes gens. C’est moi qui paye la fête aujourd’hui.

Il nous quitta.

 

 

II

 

Il me serait difficile de hasarder le moindre mot à propos de la première représentation de la Conscience. Le spectacle pour moi ne fut pas sur la scène : il fut tout entier dans une loge où, depuis un instant, Alexandre Dumas venait de prendre place avec quelques amis. Voir ce romancier célèbre entre tous, dont les livres merveilleux m’avaient ravi, m’avaient enlevé dans la solitude des Cévennes natales, me suffisait. Je n’avais pas besoin d’un autre spectacle que du spectacle de cette forte tête joyeuse, où le génie me paraissait partout visible, et comme, bouleversé de fond en comble, je n’étais capable que d’admirer l’homme, je n’entendis rien de l’œuvre, je n’y compris rien. Assurément, il y a un grain de folie dans ces enthousiasmes excessifs de la jeunesse. Mais, parmi les artistes de tous les arts, s’il en existe qui n’aient pas connu cette folie heureuse, cette folie sacrée, qu’ils osent lever la main. Il n’en est pas. L’âme se gonfle en raison de la hauteur du but qu’elle veut toucher : le chemin est si long, si raboteux, si exposé aux orages et à la mort, qui mène à la beauté !

Tandis que Laferrière arpentait la scène d’un pas effréné, rejetait ses cheveux violemment, se martelait les cuisses des deux mains par un geste qui lui était resté familier depuis Antony, donnait de la voix, – une voix dont les années n’avaient pas entamé les vibrations sympathiques, – moi, dans une sorte d’ensorcellement, je faisais un voyage au pays natal. L’esprit obsédé par l’œuvre d’Alexandre Dumas, tout entière grouillante dans ma tête, je suivais les sentiers des montagnes, et je découvrais un à un les réduits où je m’étais assis, où je m’étais caché pour dévorer Fernande, le Capitaine Paul, le Chevalier d’Harmental, Amaury... C’était à Camplong, chez mon oncle Fulcran, que j’avais lu les Trois Mousquetaires, en été, à l’ombre des grands figuiers du jardin ; et c’était, retiré, blotti en une caverne du Roc-Rouge, ayant à mes pieds Bédarieux, devant moi le bloc granitique de Caroux, que j’avais lu Monte-Cristo. Quels souvenirs ! On ne se détache pas de la terre où l’on a été planté, et quand le fumet vous en monte à l’âme tout à coup, même mêlé aux choses les plus douces, – et quoi de plus doux que l’évocation du premier éveil de l’esprit ? – l’être s’en trouve secoué jusque dans ses plus intimes profondeurs.

Le fait est que, depuis mon entrée dans cette salle de l’Odéon, après laquelle j’avais aspiré si ardemment, j’étais en proie à une émotion cuisante comme une douleur, qui ne me laissait ni trêve ni repos. Une fois, durant un entracte, je me levai pour fuir. Mais, à ce moment de suprême angoisse, un de mes regards, un regard de détresse horrible alla droit à Alexandre Dumas, et Alexandre Pumas me sourit.

Était-ce à un jeune homme quelconque, rencontré tout à l’heure sous les galeries du théâtre, que s’adressait ce sourire ? on bien le génie, capable d’intuitions divines, avait-il deviné le supplice d’un artiste, le martyre d’une vocation qui se débat, et m’envoyait-il le secours de cet encouragement ? À n’en pas douter, Alexandre Dumas, qui était bien pour quelque chose dans la griserie cérébrale qui, pareille à un vent terrible, le vent des hauteurs, m’avait balayé des Cévennes jusqu’à Paris, me distinguait, me soutenait, et, en effet, mon éducation religieuse ne répugnant nullement à croire à un miracle, j’eus tout de suite la sensation très nette de deux étais qu’on me posait sous les aisselles et qui m’aideraient à marcher.

Mais l’effarement effroyable de la scène, sans que dans mon trouble je pusse de tout ce tumulte démêler clairement la situation des personnages, les voix de plus en plus grondantes des acteurs, annonçaient les approches du dénouement. Dans un instant, il faudrait s’en aller, regagner par la place du Panthéon la chambrette de la rue Copeau. Adieu le rêve délicieux malgré la souffrance ; demain, le travail acharné à la bibliothèque Sainte-Geneviève, le travail plein de doutes, d’un résultat si incertain. N’importe, je n’oublierais pas cette grande soirée. Je me souviendrais, éternellement d’Alexandre Pumas, ce conteur prodigieux, ce dramaturge unique, m’ouvrant la porte de l’Odéon, me souriant de ce sourire que ses lèvres seules connaissaient, où transparaissaient toutes les bontés, toutes les générosités de la plus riche, de la plus noble, de la plus haute nature qui fût jamais.

II m’avait déraciné de là-bas, et qui sait ce que je deviendrais, sans talent peut-être, dans tous les cas avec des rudesses de caractère, des inaptitudes à la vie littéraire qui, à Paris, tuent leur homme infailliblement ? Mais, après tout, Dumas était-il le seul coupable de ma si hasardeuse venue à Paris ? Quand il était arrivé pour m’émouvoir, m’éblouir, me décider, quels ravages n’avaient déjà pas faits chez moi Lamartine, Hugo, Musset ! Avant la prose, la poésie ne m’avait-elle pas porté le premier coup ?...

Ciel ! le rideau se baisse... Des applaudissements font écrouler la salle... Je me trouve dans la rue tout tremblant...

« Allons, à l’œuvre, mauvais ouvrier, et tâche de faire honneur à ceux dont, dans la paix de tes montagnes, tu aurais mieux fait de ne pas écouter la voix. »

 

 

III

 

Au moment où Paris, la France tout entière élèvent une statue à Alexandre Dumas, j’apporte aux pieds du grand homme, comme une fleur sauvage de mon pays, ce souvenir tout parfumé de la reconnaissance de mon esprit et de l’affection de mon cœur. Je lui suis resté constamment fidèle. Quand, aux dernières années de sa vie, dans un certain monde, on affectait de ne plus compter avec son œuvre gigantesque, on ne redoutait pas d’abreuver d’amertume le travailleur colossal pliant sous quarante ans de gloire ; moi, ne sachant une façon plus délicate à la fois et plus touchante de lui rendre hommage, je relisais son théâtre, où la passion, le bon sens, le franc rire, toutes les qualités spirituelles de notre race française s’épandent si abondamment, si librement. Quel éclat ! quelle puissance ! quelle vie ! et aussi, quand il convient d’enfoncer le trait, quelle profondeur !

Hélas ! avec la maturité du cerveau, arrive un peu de tristesse, d’âpreté, de désespérance, et Stendhal, Balzac, que j’entendais à peine en 1854, s’emparèrent à la longue de moi. Mais Dumas resta maître de la meilleure partie de moi-même, de ma jeunesse, – la jeunesse qu’on ne cesse pas d’aimer puisqu’on la regrette toujours.

Enfin, l’heure des réparations éclatantes, qui sonne inévitablement pour ceux qui ont bien mérité des hommes, a sonné pour Alexandre Dumas. Le voilà dominant ce Paris où il entra un matin en sabots et que, quelques années plus tard, il remplissait du bruit énorme de son génie. La récompense de tant de labeur accompli, de tant de lumière à profusion, il la reçoit. La France, occupée sur les champs de bataille quand il mourut, ne put lui faire des funérailles dignes d’elle et de lui. Mais un fils pieux, qui fait revivre parmi nous et le nom et la gloire de Dumas, veillait, et il n’a eu qu’un mot à dire pour que son père fût glorifié. Aujourd’hui, jour de l’apothéose, je me plais à confondre le père et le fils dans le même applaudissement.

 

 

Ferdinand FABRE.

 

Paru dans Les grands écrivains de toutes les littératures,

5e série, tome 1er.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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