La vallée de Solibella

 

(Nouvelle de mœurs traduite du Catalan)

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Vicents de FEBRER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

La vallée de Solibella est fort belle.

Elle est entourée de très-hautes montagnes qui s’entrouvrent de loin en loin pour laisser voir celle qui garde notre Perle, la Vierge de Montserrat.

De grands pins mêlés aux yeuses centenaires, de verts arbrisseaux, des cerisiers vermeils enlacés aux tendres aubépines et aux romarins fleuris, enguirlandent éternellement ces immenses rochers qui montrent, comme une horloge vivante, la vie de l’humanité.

Jamais le soleil n’a été assez puissant pour se promener sous ces vastes voûtes, sous ces aulnaies, palais perpétuels de milliers d’oiseaux, qui, joyeux, y chantent leurs amours, y exhalent leurs plaintes langoureuses, y élèvent leurs petits bien-aimés et y trouvent une cachette sûre quand ils fuient les griffes terribles des aigles et des éperviers.

L’eau qui descend des montagnes, transforme la vallée en un jardin éternel et, se changeant en torrent qui arrose les tendres fleurs de ses rives, semble pleurer en murmurant un éternel adieu á cette terre de délices, où elle vit la première lumière.

Oh ! qu’elle est donc belle, la vallée de Solibella !

 

 

II

 

L’année 1836 s’écoulait et, pour la vallée de Solibella, tout était fête, tout était joie.

Elle était aussi déserte que belle ; aussi belle que déserte.

Loin du monde, pour elle, la guerre qui désolait la patrie et qui tuait tant de frères, n’existait pas.

Les riches, selon les préceptes de Dieu, aimaient les pauvres ; et les pauvres se conduisaient envers les riches, en conformité à ces préceptes.

Les pâtres engraissaient leurs troupeaux dans les montagnes, chantant amoureusement à la naïve jouvencelle qui attendait avec anxiété la venue de la lune, pour voir le maître de son cœur...

Et les paysans travaillaient dans les champs et dans les bois, en comptant les jours qui les séparaient du dimanche, car, en sortant de la messe, ils trouveraient celles que le sort leur destinait comme épouses.

La joie se lisait sur tous les visages quand un fils nouveau naissait à Solibella.

Tous contribuaient à égayer le mariage d’un de leurs amis.

Et tous pleuraient la mort d’un frère de la vallée, qu’ils aidaient à enterrer.

Qu’elle était alors heureuse, la vallée de Solibella !

 

 

III

 

Mais hélas ! Que ce bonheur s’enfuit vite !

Comment se fait-il que la vallée de Solibella soit vêtue de deuil ?

Comment se fait-il que les pauvres frappent de porte en porte sans trouver la consolation d’autrefois !

Comment se fait-il que les fêtes aient cessé, que la joie s’en soit allée ?

C’est que tous ressentent l’absence du protecteur de la Vallée....

C’est que tous pleurent la mort de celle qui fut jadis l’Ange de Solibella.

 

 

IV

 

On entend de très loin le triste son des cloches de la Paroisse. Un pâtre conduisant son troupeau qui va se réunir aux autres, gravit la haute montagne en montrant la tristesse qui afflige son cœur.

Tous les autres l’attendent au haut du col, bien différents de ce qu’ils étaient jadis en l’attendant.

Et tous s’adressent à lui :

– Que fait Maria ?....

Les larmes répondent pour lui.

– Écoutez les cloches, dit-il ensuite, elle s’est envolée au ciel !....

Tous s’agenouillent à terre : toutes les têtes se découvrent ; tous prient pour celle qui était la consolation de Solibella, pour la mère des pauvres de la montagne....

 

 

V

 

Ramon et Maria étaient de deux maisons voisines de la vallée de Solibella.

Nés en même temps ils passèrent leur enfance unis.

C’était pour Maria que Ramon chassait les petits oiseaux dans les nids et péchait les petits poissons dans le torrent.

C’était à Ramon que Maria donnait les fruits qu’elle cueillait, les petites fleurs qu’elle trouvait.

Ils respiraient ensemble les brises pures du bois qui les caressait au passage, couraient ensemble, et se cachaient sous des charmilles, trouvant un plaisir dans chaque pierre, une jouissance dans chaque arbre, dans chaque plante un motif de satisfaction.

Ainsi se passèrent leurs premières années.

Années de bonheur que personne n’oublie jamais.

Années qui ne passent qu’une seule fois !...

 

 

VI

 

Un jour vint où ces simples jeux ne les satisfirent plus.

Un jour vint où, sans en savoir la cause, la tristesse les consuma.

Ils se recherchaient plus souvent qu’autrefois, et sans savoir que se dire, ils s’asseyaient sous un arbre, ou près du torrent, au lieu de courir par la montagne, comme jadis.

Ils se donnaient, comme autrefois, une fleur ou un oiseau, mais en le faisant, ils baissaient les yeux à terre ; leur figure devenait couleur de grenade.

C’est qu’avec l’oiseau ou la fleur ils échangeaient leur pensée.

C’est que l’âge avait allumé en leur âme un feu qui les brûlait déjà, qu’ils ne comprenaient ni ne savaient s’expliquer.

Un sentiment qui les sortait de l’enfance et qui les remplissait de confiance en même temps que d’intime joie.

Ah ! c’était l’amour !...

 

 

VII

 

Un jour vint où ils osèrent se dirent ce qui se passait dans leurs cœurs.

Et ils se promirent un amour éternel et de ne jamais se séparer.

Et dans cet amour, ils espéraient obtenir tout le bonheur qu’ils avaient pensé perdre avec l’enfance.

Ils abandonnèrent alors les fleurs et les oiseaux.

Et leur unique plaisir fut de secourir les pauvres de la vallée.

Ils protégeaient les amours des pâtres ; portaient du pain dans les maisons où régnait la misère, et intervenaient dans les discordes de leur amis.

C’est si généreux une âme énamourée !...

Mais ce bonheur devait durer bien peu.

Dans leur ignorance du monde, ils ne savaient pas que le bonheur y est une chimère.

Ils ignoraient qu’il est semblable à l’ombre qui fuit constamment devant nous et qu’on ne peut jamais atteindre.

Ils ne comprenaient pas que le chemin semé de fleurs qu’ils parcouraient, était couvert d’épines cachées qui pouvaient bien se clouer au plus profond de leurs esprits.

 

 

VIII

 

Un matin, Ramon attendait sa fiancée comme de coutume.

Sans qu’il sut pourquoi, la défiance devenait de nouveau maîtresse de son cœur.

C’était un triste pressentiment...

Maria venait aussi en pleurant !

– Qu’as-tu, ma bien-aimée ?

– Il me faut partir !...

Sa famille voulait faire instruire et élever sa pupille à la ville voisine.

Ah ! Quelle douleur !....

Ils comprirent alors le cruel éveil de leur sommeil, l’immense glas de la séparation.

Oh ! oui !

Qu’elle est triste, l’absence, pour les cœurs amoureux !

C’était le premier coup, la première épine clouée à deux âmes que le bonheur étouffait.

C’était la réalité féroce, le froid désenchantement, l’inexorable désillusion, apparue au milieu d’un délicieux sommeil.

Et dans cette réalité, dans cette désillusion, dans ce désenchantement, il y avait une chose plus épouvantable que tous deux ressentaient, que tous deux pleuraient, mais qu’ils n’auraient pu expliquer.

C’était, dirions-nous, un horrible pressentiment.

Pauvre Ramon ! Pauvre Maria !...

 

 

IX

 

– Si chaque jour, quand sonnera l’Ave Maria, tu te tournes vers la Vierge de Montserrat, c’est là que se rencontreront nos regards, là que se confondront nos cœurs.

C’est ainsi que Ramon prit congé de sa bien-aimée, après qu’ils se furent juré un amour éternel.

Et tous les jours, sans y manquer jamais, il se tournait vers la sainte Avocate des Catalans, les yeux mouillés, la poitrine palpitante et les lèvres murmurant une fervente prière.

Ce furent pendant longtemps les seuls moments de repos qu’il éprouva.

 

 

X

 

Maria aussi pleurait l’absence de Ramon et la distance qui la séparait de Solibella.

Ses regards et son cœur se tournaient aussi chaque jour vers Montserrat.

Mais, hélas, elle oublia promptement ses serments.

Belle et riche, elle reçut les hommages de jeunes gens plus galants et plus riches que Ramon.

Étourdie par ces hommages, enorgueillie par sa gentillesse, elle en arriva à voir avec indifférence l’image jadis adorée du rustique paysan, s’effacer dans son esprit.

Le souvenir des heures passées en sa compagnie, qui, auparavant, la faisait soupirer, ne lui causait plus la moindre peine.

Son chagrin, qu’elle devinait, lui était presque désagréable ; peu s’en fallait qu’elle ne se moquât des sanglots poussés à son départ.

En effet : qu’était Ramon comparé à un de ces spirituels jeunes gens, qui attendaient avec anxiété un seul de ces regards pour paraître ravis ?

L’un d’eux devint le préféré, et obtint d’elle une promesse de mariage.

Et son père approuva le choix, si réussi, semblait-il.

Et, au milieu des fêtes, des riches habits, des joyaux, elle semblait, à cette heure, la jeune fille la plus heureuse de la terre.

Mais, son indifférence pour celui qui l’aimait jadis était-elle réellement de l’oubli ?

L’amour assoupi ne doit-il pas revivre ?

Les premiers signes, gravés peut-être au plus profond du cœur, s’effaceraient-ils si promptement ?

 

 

XI

 

Le mariage de Maria fut bientôt connu à Solibella.

Le bruit court de bouche en bouche, qu’il doit avoir lieu, dans deux mois, à cette paroisse.

D’abord, Ramon ne peut croire à cette fatale nouvelle.

Mais bientôt, le doute se change en certitude, et il devient le jouet du plus cruel désespoir.

Hélas ! il vit se réaliser ce froid pressentiment qui paralysa en un instant toutes ses sensations.

Il considère son malheur inexorable désormais.

Il revoit la mort de son bonheur, la mort de toutes les pensées trompeuses de son avenir.

Et il ne peut comprendre qu’une âme puisse avoir le courage de mépriser tant de constance, tant de serments, pour briser sans remords une autre âme qui respirait l’haleine de son haleine, la vie de sa vie, qui ne jouissait que de sa joie, qui n’avait qu’une envie, être son esclave.

Malheureux cœur angélique !... Oh, il ne sait pas que tout en ce monde est mensonge !...

Et en pensant que le sort ne lui laisse même pas l’espérance, cet état d’épouvantable délire se change aussitôt en profond abattement, en tristesse noire, en une abstraction complète du monde, mille fois plus horrible et digne de pitié que la mort même.

C’est ainsi qu’il va par la vallée, du torrent au sommet des montagnes, l’ombre de ce qu’il fut, sans conscience de ses pas.

Tous ses amis, en le voyant passer, l’accostent et lui prodiguent de tendres paroles de consolation.

Chacun l’estime ; tous sentent une si grande infortune ; tous se souviennent qu’il est leur protecteur ; chacun pleure en le voyant pleurer, et grands et petits s’écrient en parlant :

Pauvre Ramon !

 

 

XII

 

Au bout de peu de temps, Maria arrive à la vallée de Solibella afin de terminer les préparatifs de la grande fête dans laquelle devra se célébrer son mariage.

Elle est entièrement transformée.

Ce n’est plus cette simple jeune fille vêtue de robes d’indienne, jupon d’étamine et mouchoir de coton sur la tête.

Ce n’est plus cette petite paysanne au regard tendre et franc, au caractère expansif, à la beauté angélique, au rire perpétuel.

Ah non ! car sa beauté a acquis avec l’âge de nouveaux charmes, qui, rechaussés par de luxueux habits, font d’elle une jeune demoiselle séductrice, une gentille créature, un véritable joyau de la prodigue nature.

C’est l’orgueil de sa famille, l’admiration des habitants de la Vallée, qui s’éloignent de ses pas, parce qu’elle est la cause du malheur de l’ami des pauvres, maintenant plus malheureux qu’eux-mêmes.

Mais, chose étrange ! il semble que son front blanc s’assombrit ; que le rire enchanteur de sa bouche disparaît ; que ses yeux, d’un bleu si pur, perdent leur éclat ; que sa taille élancée, qui ne peut se comparer qu’à celle d’un mince palmier, s’incline insensiblement vers la terre, comme fait celui-ci, fouetté par le simoun du désert.

Est-ce de l’éloignement pour son fiancé ?

Est-ce la faute des fêtes et des divertissements ?

C’est que l’air de la patrie a attendri son cœur ; c’est la magie irrésistible du retour au pays où l’on a vu le jour.

C’est que chaque arbre, chaque pierre, chaque sentier conserve pour elle un souvenir.

C’est qu’elle se souvient du temps de l’enfance et des premiers jours si doux de la jeunesse.

C’est qu’il semble que les brises ne la saluent pas de la suave haleine dont ils l’accueillaient jadis ; que les oiseaux ne la charment pas de leurs jolis chants habituels ; que les arbres n’inclinent pas leurs rameaux vers sa tête pour recevoir le parfum d’un cœur virginal ; que l’eau du torrent murmure triste en reproduisant sa figure étonnée ; que les petites fleurs courbent la tête avec regret quand elles sont foulées par elle ; c’est, hélas, que les pauvres ne viennent pas la bénir comme ils le faisaient autrefois...

C’est que la nature entière évoque son infidélité, lui crie le martyre de Ramon.

C’est que le repentir de son parjure lui perce le cœur.

C’est qu’elle revoit son premier amour.

C’est qu’elle contemple son bonheur perdu.

Pauvre Maria ?

 

 

XIII

 

Un gai cortège se dirige vers l’église paroissiale de Solibella.

C’est celui qui accompagne Maria.

Regardez la fiancée !

Son vêlement de soie blanche, les précieux bijoux qui l’ornent, ne suffisent certes pas à effacer la pâleur de ses joues jadis rosées ; et, avec ses yeux fixés à terre, elle semble vraiment une statue de marbre.

Le fiancé croit que c’est l’ardente tendresse qu’elle lui témoigne.

Les nombreux conviés à une fête si splendide, l’attribuent à l’émotion naturelle d’une jeune fille qui dispose pour toujours de son avenir.

Les paysans de la vallée croient voir dans sa tristesse le cruel remords.

Mais, qui sait si c’est la lutte sauvage entre la vanité et l’amour, débattue au fond de l’âme, et qui déjà regarde son malheur dans le triomphe de la première ?

Ah ! ne cherchez pas en elle la jeune fille qui entre au foyer du bonheur, car vous trouveriez plutôt la victime qui marche, résignée, au sacrifice !....

 

 

XIV

 

En sortant de l’église, un pâtre arrête un moment le cortège.

Il se tourne vers Maria et lui remet une lettre.

Tous se demandent de qui elle est.

Elle seule comprend de qui elle vient.

Elle seule sait que dans ce papier est contenue la mort de son bonheur, le supplice de deux âmes.

Hélas ! si au travers du faux sourire dont elle accueille les félicitations qu’on lui adresse, on pouvait lire dans son cœur, on verrait certainement qu’elle pleure des larmes de sang !...

En arrivant chez elle, elle s’enferme dans sa chambre, qui, avant d’être la chambre nuptiale, sera la chambre de la douleur.

Là, elle donne libre cours à ses sanglots et plus que tremblante, convulsionnée, ouvre ce fatal papier : elle y trouve la certitude du martyre de l’innocente victime qu’elle a si cruellement immolée.

« Chaque jour augmente la guerre qui ruine notre pays et fauche la vie de tant de nos frères. C’est là que doivent courir tous les Catalans qui n’ont pas d’espoir en ce monde.

« Adieu pour toujours. Maria ! je quitterai bientôt le lourd fardeau de la vie et je demande au ciel qu’il te donne, à toi seule, tout le bonheur que nous avions entrevu ensemble sur la terre ! Adieu !... Adieu !... »

La douleur de la fiancée n’a plus de bornes.

Elle compare la noblesse et l’abnégation de cet esprit angélique à son parjure et son orgueil dédaigneux ; tout l’amour qu’elle ressentit jadis pour lui et qui la rendit si heureuse se réveille en elle avec une force inconnue et elle éprouve toutes les horreurs du désespoir.

Dans son délire, elle veut courir pour arrêter Ramon dans son héroïque résolution, mais elle ne peut que se lever pour tomber évanouie et sans forcer sur le sofa.

Hélas ! elle appartient à un autre !...

 

 

XV

 

Les jours et les jours se passent sans que l’on connaisse le sort de Ramon.

Maria revient un jour à la Vallée de Solibella pour recouvrer la santé perdue depuis son mariage.

Les médecins lui recommandent l’air vivifiant de la montagne, pour guérir sa maladie.

Hélas ; c’est en vain !

Car sa maladie est une maladie de l’âme, maladie que ne peuvent guérir ni les médecins de la terre, ni l’air du pays.

Oui : c’est une douleur morale qui lui consume le corps autrefois si gracieux, autrefois si envié.

Et elle ne peut ni ne veut guérir son esprit chagriné.

Car son amour pour Ramon croît d’instant en instant.

Car elle demande chaque jour à Dieu de l’unir à lui au ciel puisque, sur la terre, elle a eu la folie de l’oublier.

Sa prière ne se fait guère attendre !

Un jour arrive la triste nouvelle de la mort du protecteur des pauvres de la Vallée, de l’inoubliable Ramon.

Maria pousse pour lui ses derniers soupirs.

 

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Le jour suivant, les cloches de la paroisse s’entendent de loin.

Pour qui sonnent-elles ?

Un pâtre, qui gravit la montagne en guidant son troupeau, le visage abattu par la tristesse qui afflige son cœur, dit à ses compagnons qui l’attendent anxieux....

Pauvre Maria !... Pauvre Ramon !...

 

 

 

Vicents de FEBRER.

 

Recueilli dans Contes espagnols,

rassemblés et traduits par

E. Contamine de Latour

et R. Foulché-Delbosc, 1889.

 

 

 

 

 

 

 

 

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