La mort de César

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Paul FÉVAL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Pour que le lecteur n’aille point se fourvoyer, nous dirons tout de suite que notre héros, à part son trépas malheureux, n’a rien de commun avec le vainqueur de Pharsale. Le César dont nous allons chanter la fin prématurée était, en son vivant, une honnête créature dépourvue d’ambition, et qui n’eût certes point pleuré de jalousie en voyant la statue d’Alexandre de Macédoine. Il menait une existence pure et tranquille, accomplissant avec soin les modestes devoirs qui lui étaient confiés, et pratiquant dans le silence toutes les vertus compatibles avec sa position sociale.

De père en fils, les ancêtres de César avaient fidèlement servi la maison de Bazouge-Kerhoat, dont les aînés tenaient état de prince, et passaient, avec Rieux et Rohan, pour les plus hauts seigneurs de la province de Bretagne. César faisait comme ses aïeux ; il était brave, dévoué, humble et fidèle.

Il eût été réellement fort difficile de trouver un plus beau chien que César, car César était un chien. Sans cette circonstance, nous prenons sur nous d’affirmer que ses éminentes qualités l’auraient fait connaître dès longtemps au monde, et qu’il n’aurait point eu besoin de nous pour écrire tardivement sa biographie.

Son portrait en pied, qui orne encore à l’heure présente la salle à manger du château de Kerhoat, atteste qu’il était de haute stature, portait fièrement sa tête carrée, et ramassait comme il faut son torse robuste pour résister prudemment ou bondir à l’attaque avec une héroïque intrépidité. Son poil était blanc, tigré de marques châtain foncé. Bien que son museau fût court comme celui d’un dogue, il avait de belles et longues oreilles ; les soies de ses reins, molles et légèrement bouclées, donnaient une apparence de richesse à sa fourrure. En somme, il y avait en lui du chien loup, du dogue et de l’épagneul. Nous ne sommes point assez ferré sur cette branche de la philosophie cynagogique qui règle les mariages entre chiens, pour dire au juste de quel croisement de races ce noble et fort animal pouvait être le produit.

Il était de combat, de course et de garde.

En l’automne de l’année 1793, César avait trois ans. Son cou tigré ne portait point le lourd collier de cuir, hérissé de pointes de fer. Un simple anneau de cuivre, luisant comme de l’or fin, et poinçonné aux armes de Bazouge, se cachait à demi sous ses poils soyeux. À cet anneau pendait une petite plaque où se voyait un chiffre délicatement gravé et formé des initiales H. B. Cette plaque indiquait que César appartenait à mademoiselle Henriette de Bazouge.

À cette époque, le château de Kerhoat n’avait plus cet aspect de vie et de bien-être qui réjouissait jadis ses hôtes, au bon temps où M. de Bazouge tenait table ouverte tant que durait la session des États de Bretagne. Situé à trois lieues de Rennes, sur la lisière de la forêt du même nom, le riche manoir servait alors de rendez-vous joyeux à messieurs de la noblesse. C’était fête perpétuelle. Les remises, si vastes qu’elles fussent, ne pouvaient suffire à la foule des carrosses. Il fallait tenir à la Présidence, à Monseigneur le gouverneur ou à Monsieur le lieutenant de roi, quand on était cheval, pour avoir place en l’écurie, toujours pleine.

Le soir, les spacieux salons illuminaient leurs plafonds, chargés de tous les dieux de la fable. Les girandoles envoyaient leurs faisceaux d’éblouissements aux sculptures des lambris, à la sombre dorure des portraits de famille, aux émaux savamment éprouvés des écussons.

Puis venait le plantureux souper, égayé par les récits de quelque petit chevalier, qui avait été jusqu’à Paris, où se passaient de fort singulières choses. Les dames s’étonnaient et ne voulaient point croire qu’il y eût au monde une femme aussi belle que la reine, un homme aussi bon que le roi, un chenapan aussi redoutable aussi éloquent, aussi vil et aussi laid que M. le comte de Mirabeau.

Après le souper, c’était le bal, avec sa danse grave et gracieuse, où pouvaient figurer les princesses, – danse naïve, mais hautaine, et qui rappelait, par son caractère, les nobles galanteries des jours chevaleresques.

Mais les lustres étaient éteints maintenant. Il n’y avait plus dans les longues galeries ni cavaliers empressés balayant le sol du blanc panache de leur feutre en saluant les belles dames, ni velours, ni diamants, ni fleurs. Les bruits de fête se taisaient ; les splendeurs s’étaient éclipsées et si quelque clarté venait, durant les nuits silencieuses, effleurer dans leurs cadres brunis les sévères visages des seigneurs de Kerhoat, c’était un pâle rayon de lune, qui glissait, fugitif et triste, entre les franges poudreuses des rideaux.

C’était toujours le même château, dressant superbement ses quatre hautes tours, qui gardaient, comme autant de vigilantes sentinelles, la symétrique carrure du corps de logis. Il y avait toujours en éventail d’un côté, les immenses écuries ; de l’autre, les communs, semblables à une ville. Mais les communs étaient déserts, et deux chevaux grelottaient seuls dans la solitude de l’écurie.

Un mauvais ange avait plané au-dessus de Kerhoat, secouant son aile sur ses joies, et mettant à néant du même coup sa splendeur et sa puissance.

Le chef actuel de la maison de Bazouge, vieillard octogénaire, avait perdu ses quatre fils aînés : deux à l’armée de Condé, deux sur l’échafaud. Le cinquième, Henri de Kerhoat, vicomte de Plenars : combattait en Vendée. M. de Bazouge habitait seul son château de Kerhoat avec Henriette, sa petite-fille, unique enfant de ce dernier fils.

Jusqu’alors le grand âge de M. de Bazouge et la vénération de ses anciens vassaux avaient suffi à le protéger. Les paysans de Noyal-sur-Vilaine et les sabotiers de la forêt se découvraient encore sur son passage, lorsque, à de rares intervalles, il parcourait, appuyé sur le bras d’Henriette, les campagnes qui avaient été son domaine. Quelques-uns même lui disaient bien bas :

– Dieu vous bénisse, notre monsieur !

Les femmes, toujours plus courageuses, ne se cachaient pas pour saluer Henriette d’un cordial :

– Bien le bonjour, notre demoiselle !

Mais là s’arrêtaient les marques de respect ou de sympathie. On n’était qu’à trois lieues de Rennes, cité de vingt-cinq milles âmes, qui avait un tribunal révolutionnaire, et rien ne valait un pareil voisinage pour enseigner la prudence aux plus étourdis.

M. de Bazouge s’était défait de sa meute comme de ses chevaux et de ses valets. Il n’y avait plus au château, outre le jardinier, qu’un brave serviteur nommé Lapierre, deux chevaux de selle, et César, qu’on avait conservé à l’instante prière d’Henriette.

Celle-ci était une jolie enfant de treize ans, dont le doux visage empruntait aux malheurs qui avaient accablé sa race une expression de mélancolie. Elle environnait son aïeul de soins attentifs et respectueux. Le matin, quand M. de Bazouge s’éveillait, la première figure qu’il voyait était celle d’Henriette. Elle lui faisait la lecture pour le distraire, et quand de bien tristes pensées amenaient un nuage plus sombre au front du vieillard, Henriette s’asseyait à ses genoux et chantait. M. de Bazouge écoutait : l’amertume de son cœur se dissipait peu à peu au son de cette pieuse voix, comme la gelée matinale se fond à la tiède chaleur du soleil des jours de printemps. Il posait ses deux mains sur le front d’Henriette, et lissait d’un geste distrait les brillants bandeaux de ses cheveux blonds.

Puis le pauvre vieillard se prenait à sourire, et son regard, levé vers le ciel, remerciait Dieu pour cette suprême consolation accordée au soir de sa vie.

D’autres fois, l’aïeul et sa petite tille s’agenouillaient côte à côte, sur un beau prie-Dieu d’ébène. L’aïeul priait pour ses quatre fils martyrs de la cause royale, et pour le cinquième, qui attendait le même martyre. L’enfant pour son père absent et bien-aimé. Et quand cet homme, qui avait donné sa famille entière à Dieu et au roi, avait fini de louer Dieu, il criait : Vive le roi, avant de dire ainsi soit-il.

Et la faible voix de la jeune fille répétait ce cri, que murmurait peut-être en ce moment la bouche mourante du dernier Kerhoat, M. le vicomte de Plenars, sur quelque champ de bataille vendéen.

Pendant cela, César était couché dans un coin du salon ; ses yeux gris, à reflet de feu, se fixaient amoureusement sur sa jeune maîtresse. Quand le regard d’Henriette tombait sur lui par hasard, il se levait à demi, tendait ses deux pattes de devant et humait joyeusement l’air. Il ne la perdait jamais de vue tant que durait le jour ; la nuit, il se couchait en travers de sa porte, comme faisaient, dit-on, les gentilshommes de la chambre des anciens rois de Portugal.

Dès qu’Henriette mettait le pied dehors, César tournait en bondissant autour d’elle. Il courait follement le long des grandes allées du jardin, enjambait les plates-bandes et revenait mettre son museau dans le sable aux pieds de sa jeune suzeraine. César aimait bien M. de Bazouge, mais nous ne trouvons pas le mot qui puisse peindre convenablement son attachement pour Henriette. Sur un geste d’elle, il eût abandonné un os à demi rongé ; il aurait peut-être, sur son ordre, signé un traité de paix avec un certain matou retranché dans les combles du château, et contre lequel il entretenait une vendetta héréditaire.

Il y avait au bout de l’ancien parc de Kerhoat un petit ermitage, où, par hasard, une croix était restée debout. Henriette dirigeait volontiers sa promenade vers ce but, tandis que son aïeul dormait la méridienne. L’office le plus important de César était d’escorter la jeune fille dans ces excursions. Dès qu’il la voyait tourner la clef du jardin pour entrer dans le parc, sa contenance changeait. Il modérait subitement son allure et prenait un maintien fort grave, comme s’il eût senti la responsabilité qui pesait sur lui. En vérité, sa protection en valait pour le moins une autre ; il avait le jarret ferme, l’œil perçant, et des dents à mettre en déroute une escouade de loups.

Malheureusement,  en ce temps-là, le vrai danger n’était pas la rencontre des loups.

Un jour Lapierre, l’unique serviteur du château, revint de Noyal, l’effroi peint sur le visage. On disait que les autorités révolutionnaires de Rennes étaient lasses de laisser si près d’elles, en paix et en vie, un vieux ci-devant qui avait possédé plus de terres et plus de titres à lui tout seul que la moitié des États de Bretagne ensemble. En conséquence, la gendarmerie, escortée par un délégué du district, devait faire sous peu une descente au château de Kerhoat.

M. de Bazouge reçut cette nouvelle en vieux soldat et en chrétien : mais, quand il regarda Henriette, son cœur eut un instant de faiblesse. Elle était si jeune, si belle et si bonne ! Au jour de sa naissance, un si riant avenir s’ouvrait devant elle ! Auprès de son berceau, la famille avait rêvé sans doute quelque brillante et noble alliance. Hélas ! il n’y avait plus de famille. Le vieillard restait seul pour voir l’hymen de l’enfant, lugubre fête qui devait être célébrée en place publique, avec l’échafaud pour autel, et pour prêtre le bourreau.

– Que la volonté de Dieu soit faite ! dit M. de Bazouge en essuyant furtivement sa joue, et vive le roi !

– Vive le roi ! répéta Henriette.

– Vive le roi ! prononça lentement une troisième voix lente et grave.

Et un pas sonna sur les dalles.

César sauta joyeusement vers le nouvel arrivant. C’était un homme de grande taille, dont la figure disparaissait sous les larges bords d’un feutre à cocarde blanche. Un manteau drapé autour de sa taille cachait le reste de son costume. Il s’était arrêté sur le seuil.

– Qui êtes-vous ? demanda le vieillard.

Le nouveau venu fit une caresse à César, comme pour le remercier de son bon accueil, jeta son manteau sur un siège et se découvrit.

– Mon père ! – Mon fils ! crièrent en même temps Henriette et M. de Bazouge.

Et l’étranger les pressa tour à tour sur son cœur en répétant :

– Mon père ! Ma fille !

C’était le dernier héritier mâle de Kerhoat, Henri, vicomte de Plenars. Il arrivait des environs de Beaupréau, où il avait laissé la division qu’il commandait dans l’armée catholique et royale. Ses bottes étaient blanches de poussière et ses éperons sanglants. Quand sa première joie fut calmée, le vieillard devint silencieux. Pendant que le vicomte embrassait sa fille avec passion, et semblait ne pouvoir se rassasier de sa vue, M. de Bazouge réfléchissait.

– Henri, dit-il enfin, que dois-je penser de ce retour ? La guerre est-elle finie ? N’y a-t-il plus en France un coin de terre où se puisse planter notre drapeau ?

Le vicomte fit trêve à ses caresses et montra sa cocarde.

– Monsieur, répondit-il en secouant la poussière de ses pieds, mes frères sont morts comme il appartenait à vos fils de mourir. Quand le drapeau blanc tombera, vous ne verrez point le sang à mes éperons, mais à mon épée. Je tiens à honneur d’imiter messieurs mes frères. Ne craignez rien, vous n’aurez point la honte d’entendre dire jamais que la guerre est finie tant que battra le cœur du dernier de vos fils.

M. de-Bazouge prit la main du vicomte et la serra fortement.

– Ah ! si je pouvais !... murmura-t-il avec angoisse.

– Il y aurait un héroïque soldat de plus dans l’armée de Sa Majesté, interrompit le vicomte ; mais la pauvre Henriette serait seule au monde. Qu’elle est belle, Monsieur, et comme elle ressemble à sa mère !

Ce souvenir amena une larme dans les yeux de M. de Bazouge, et mit un nuage de rêveuse tristesse sur le front hautain du vicomte ; mais, secouant bientôt cette préoccupation, celui-ci dit :

– Monsieur mon père, je désire vous parler seul à seul.

Dès que la jeune fille se fut éloignée, le vicomte Henri expliqua les motifs de sa venue. La terreur régnait ; Les excès de la tyrannie démagogique inondaient la France de sang et de larmes. Le vicomte Henri avait mesuré le danger. Profitant d’un moment de répit, il s’était mis en route le lendemain d’une victoire, pour déterminer son père à passer en Angleterre.

– Je vous le demande, non pour vous, Monsieur, ajouta-t-il, mais pour cette pauvre enfant qui est notre seule joie et notre seul espoir. Refuserez-vous de lui sauver la vie ?

M. de Bazouge rejeta d’abord bien loin toute idée de fuite. Trop vieux pour combattre, il voulait du moins braver le péril dans la maison de ses pères. Mais le vicomte fut éloquent. La vue d’Henriette, qui souriait de loin et semblait implorer la permission de s’approcher, fit le reste.

– Viens, ma fille, viens, dit le vieillard attendri ; je tournerai le dos une fois en ma vie ; mais tu vivras, et Dieu te donnera des jours meilleurs.

Toutes les mesures du vicomte étaient prises à l’avance. Il avait envoyé des gens sûrs à Granville pour préparer les moyens de passage, et sa suite, composée de six braves serviteurs, l’attendait sur la lisière de la forêt, prête à servir d’escorte aux fugitifs. Il fut résolu qu’on quitterait le château à la nuit.

Le vicomte, pour ne point éveiller les soupçons, rejoignit sa petite troupe, qui se tenait cachée dans la loge abandonnée d’un garde. Lapierre fut chargé de mettre en état l’une des voitures qui gisaient, inutiles depuis longtemps, sous la remise, et de préparer les chevaux.

Si courageux qu’on soit, à l’âge d’Henriette, on n’envisage point la mort sans frémir. Quand elle sut le danger qui l’avait menacée et le salut qu’on lui apportait, elle se sentit joyeuse. Ce ne fut point pourtant sans une secrète douleur qu’elle se vit sur le point de dire adieu au vieux manoir où s’était passée son enfance. Elle allait çà et là par tout le château, suivie de César, qui semblait comprendre ses regrets et sa joie ; elle allait, donnant un triste regard à chaque chose et contemplant, pour la dernière fois peut-être, ces vastes salles où les dorures scintillaient encore sous leur poudreux linceul, ces longues et hautes galeries au pavé de marbre, ces larges escaliers qu’embaumait autrefois une double rangée de caisses de fleurs.

Puis elle descendait au jardin et cueillait un bouquet, afin de garder bien longtemps sur la terre d’exil des roses de Kerhoat, en souvenir de la patrie.

À cette heure de la séparation, tout prenait autour d’elle un aspect attendri. Le vieux château lui apparaissait plus vénérable et plus fier ; les parterres dessinaient plus coquettement leurs arabesques, bordées de buis ; les massifs de grands chênes secouaient plus doucement leur feuillage ; les rosiers, effeuillant leur dernière fleur, exhalaient de plus pénétrants parfums.

Rien, en ce monde, n’est plus charmant que le bien qu’on va perdre, si ce n’est peut-être le bien qu’on a perdu.

Henriette voulut s’agenouiller encore une fois dans l’ermitage où la conduisait naguère sa promenade quotidienne. Elle traversa le parc, sous l’escorte de César, et vint s’arrêter au pied de la croix. Celte croix était située sur un tertre, et dominait la campagne. Après avoir prié, Henriette s’assit et donna son esprit à la rêverie. César, couché à ses genoux, avait pelotonné son corps ; ses yeux se fermaient nonchalamment pour éviter un rayon de soleil couchant, qui, passant à travers les feuilles, se jouait dans les cils rougeâtres de sa paupière. Il semblait sommeiller à demi.

Tout à coup il se leva et poussa un sourd aboiement. La tête haute, le jarret tendu, il braquait son œil grand ouvert dans la direction du bourg de Noyal. Henriette suivit ce regard et devint pâle. Sur la route de Noyal, quatre cavaliers cheminaient. Henriette avait reconnu l’uniforme redouté des suppôts de la Convention.

Elle se mit sur ses jambes tremblantes et prit à toute course le chemin du château. César resta un instant sur le tertre pour lancer un aboiement menaçant, auquel répondit la voix lointaine d’un fort limier, qui suivait les républicains, tenu en laisse par l’un d’entre eux.

À Kerhoat, comme dans presque tous les anciens châteaux, il y avait de sûres et impénétrables cachettes. Henriette précédait les gens de Rennes d’un quart d’heure, ce qui lui donna le temps de vaincre les scrupules de son aïeul. Le vieillard consentit enfin à se mettre à couvert dans une chambre secrète, après avoir toutefois ceint son épée de bataille et passé a son cou le cordon des ordres du roi, pour le cas où l’on viendrait à découvrir sa retraite. Ces fiers débris de la noblesse française n’aimaient point à mourir en négligé.

César se coucha en travers de la porte invisible qui fermait la cachette.

Quelques minutes après, trois soldats, un caporal, un délégué du district de Rennes et son citoyen secrétaire se présentaient à la porte du château. Lapierre, qui n’était point averti, ouvrit, et fut immédiatement fait prisonnier.

– Où est ton maître ? demanda le délégué.

– À Guernesey, répondit sans hésiter le fidèle serviteur.

Mais les quatre défenseurs de la patrie et ceux qui les conduisaient aperçurent la voiture de voyage dans un coin de la cour.

– Misérable traître ! dit le délégué ; tu as menti à la république ! Pied à terre, citoyens ! garrottez-moi cet esclave, et commençons la visite du repaire !

On attacha Lapierre à un anneau de fer, destiné aux chevaux, devant l’écurie. Cela fait, le délégué ôta la laisse de son limier.

– Pille, Brutus ! dit-il.

Le limier, dressé dès longtemps à ce genre de chasse, se précipita dans le grand escalier, remplissant le château de ses aboiements. Les soldats le suivirent, et les délégués suivirent les soldats.

Pendant ce temps, Lapierre faisait de son mieux pour rompre ses liens ; mais les soldats l’avaient attaché en conscience, et le pauvre garçon avançait bien lentement dans sa besogne.

– Si j’étais libre ! se disait-il, j’irais chercher M. le vicomte, et, dans un quart d’heure, ces sans-culottes verraient beau jeu !

Mais il n’était pas libre.

Les soldats, cependant, avaient bientôt perdu de vue le limier, qui s’était lancé en hurlant dans les interminables corridors du premier étage ; ils marchaient guidés par sa voix, et le secrétaire du délégué venait après eux. La procession était fermée par le délégué, prudent comme ses pareils.

– Brutus rencontre ! disait ce vaillant homme ; il tient la voie. Le vieux blaireau ne peut nous échapper !

La cachette de M. de Bazouge était située à la hauteur du deuxième étage, et pratiquée dans l’épaisseur de la muraille de l’ancien beffroi. Elle s’ouvrait sur une chambre inhabitée. César était toujours à son poste, couché en travers de la porte. Quand le limier, guidé par son flair, entra dans la chambre déserte, César se dressa silencieusement sur ses quatre pattes. Une seconde après, les deux chiens étaient en présence.

C’étaient deux robustes animaux, pleins d’ardeur, de force, et de souplesse. Le limier républicain montra sa double rangée de dents blanches et pointues.

César ne bougea point.

– Taïaut ! Brutus ! hardi ! mon brave ! cria de loin le délégué.

Le limier bondit en avant. César l’évita et le prit à la gorge. Le limier se débattit durant une seconde, puis il poussa un rauque hurlement, puis encore il se roidit et demeura immobile.

César alors lâcha prise et se recoucha paisiblement à son poste. Le limier était mort.

– Où diable est passé Brutus ? disait le délégué dans le corridor ; on ne l’entend plus. Hardi, mon bellot ! hardi !

Brutus n’avait garde de répondre. Le délégué s’impatienta. Pour comble de malheur, par une fenêtre de la galerie, il aperçut dans la cour Lapierre qui, ayant réussi enfin à détacher ses liens, enfourchait le cheval du citoyen secrétaire et s’enfuyait au grand galop.

– Ça se gâte ! grommela le délégué inquiet.

Désormais les chasseurs marchaient sans guide ; mais, comme Brutus les avait conduits jusqu’à la galerie du second étage, ils ne pouvaient tarder longtemps à découvrir la chambre secrète. C’est ce qui arriva en effet. Au bout de deux minutes, le délégué se trouva en face du limier mort. Un peu plus loin, dans l’ombre d’une encoignure, il distingua les yeux flamboyants de César.

– Nous y voilà, camarades ! dit-il en se retirant prudemment derrière les soldats. Ce chien contre-révolutionnaire, obscurantiste et prévaricateur, a assassiné Brutus, aux mânes duquel je rends la justice de dire qu’il est mort en servant la république. Sondez ce mur. Le trou du blaireau n’est pas loin !

Les soldats firent un pas. César, le corps ramassé, les poils hérissés, aspirait bruyamment l’air. Son ventre touchait le sol. Ses yeux lançaient du feu. Le premier soldat qui voulut sonder le mur fut terrassé comme un enfant, puis César reprit son poste.

– Tirez ! cria le délégué ; immolez ce monstre, défenseurs de la patrie !

Le caporal et l’autre soldat mirent en joue ; mais, à cet instant, la porte de la cachette roula sur ses gond, et M. de Bazouge se montra sur le seuil.

Il avait tout entendu, et, voyant sa perte désormais certaine, il venait faire tête au danger. En ce moment suprême, sa grande taille s’était fièrement redressée. Son visage, couronné de cheveux blancs, était calme. Il portait son ancien costume de maréchal des camps et armées du roi, et ce fut l’épée à la main qu’il se présenta devant ses ennemis.

Les soldats se sentirent intimidés ; mais le délégué reprit courage à la vue de ces cheveux blancs.

– Salut et fraternité, bonhomme ! dit-il ; on a besoin de toi là-bas au tribunal. Tu es bien le citoyen Bazouge, n’est-ce pas ?

– Je suis, répondit le vieillard d’un ton grave, Yves de Bazouge-Kerhoat, marquis de Bouëx, comte de Noyal et de Landevez, seigneur de Pléchastel, chevalier des ordres du roi, maréchal des camps et...

– Assez, citoyen, assez ! Il y en a dix fois de trop pour te faire pendre ! s’écria le délégué en éclatant de rire. Allons, donne-nous ta rapière, bonhomme.

– Venez la prendre, répondit simplement M. Bazouge.

Le citoyen délégué, le voyant si vieux, fut alléché par cette facile victoire. Il dégaina, ma foi, et fit un pas. Henriette, plus morte que vive, s’élança au-devant de l’épée, mais César se jeta au devant d’Henriette. Ce fut lui qui reçut le coup, en plein poitrail.

Le délégué releva son épée sanglante, et dit :

– J’ai abattu le chien ; au tour du maître ! Vive la république !

– Vive le roi ! répondit M. de Bazouge.

– Vive le roi ! répéta cette même voix grave et forte que nous avons entendue une fois déjà.

L’épée du républicain glissa hors de sa main. Il se retourna déjà plein d’épouvante. Le vicomte Henri, Lapierre et six hommes armés jusqu’aux dents venaient de faire irruption dans la chambre. En un tour de main, les envahisseurs, ficelés comme des paquets, furent jetés dans un coin.

Henriette, riant et pleurant, embrassait son père, baisait les mains de son aïeul et remerciait Dieu.

– En route, maintenant, dit le vicomte.

La voiture de voyage fut attelée à la barbe du citoyen délégué. M. de Bazouge y monta le premier. Quand ce fut au tour d’Henriette, elle se sentit retenue par sa robe, et vit à ses pieds César, dont l’œil plaintif et mourant semblait implorer une caresse. César l’avait suivie jusque-là, depuis la cachette ; une large traînée de sang marquait la trace de son passage.

Henriette se sentit émue jusqu’au fond du cœur. Elle se baissa et mit sa jolie bouche sur le front sanglant du fidèle animal, César remua joyeusement la queue et fit entendre un grognement de bien-être.

– Il faut le panser, il faut l’emmener ! dit Henriette.

César lui lécha les mains, puis il s’étendit tout de son long et mourut.

M. de Bazouge et sa fille gagnèrent les côtes d’Angleterre. Henriette revint seule en France, après les jours tourmentés de la révolution. Elle se souvint de César, et l’image de ce noble animal se voit encore sur l’un des panneaux de la salle à manger du château de Kerhoat.

Quand un visiteur s’en étonne, le petit-fils de Lapierre s’empresse de saisir l’occasion, et raconte comment César vainquit en combat singulier Brutus, limier de la Convention, et fut assassiné par un tribun, à l’instar de son homonyme impérial.

 

 

Paul FÉVAL, Chouans et bleus, 1879.

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net