Les six Rois Mages

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

John FLANDERS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le capitaine Botte avait espéré passer la Noël à Bris­bane... Hélas, le jour de l’an, son vieux brick La Belle Pélagie se trouvait encore à San Cristobal, à l’extrême sud des Salomons, mélancoliquement immobilisé contre le quai en bois du port.

Tout au long du 10e parallèle sud, la période de Noël est funeste aux marins. Elle apporte de brèves et furieuses tempêtes, et de ces fièvres mystérieuses qui vous enlèvent un équipage en un tournemain.

La Belle Pélagie avait tenu vaillamment tête au « Southerly Busters », mais elle y avait laissé son mât de misaine, ses focs, sa fortune carrée... et son timonier canaque.

Hélas, à peine le navire fut-il à l’abri de l’île, que le mal s’empara du mousse et l’étendit, brûlant de fièvre, sur sa couchette. Botte se rendit à terre afin de consulter Barkis, le tenancier de l’hôtel du port.

L’aubergiste lui fit grise mine, car il détestait les Français.

« Je ne suis pas médecin, Botte ! » dit-il, « et le missionnaire catholique qui s’y connaît un peu à soigner ces damnées fièvres, est en tournée... »

Botte n’aimait pas les missionnaires qui gênaient, trop souvent à son goût, ses louches trafics dans les îles. De plus, il se faisait une gloire d’être un esprit fort... Pourtant il aurait donné gros à ce moment pour voir paraître une soutane. Dans bien des cas, les prêtres sont de bon conseil, et il était fort attaché à son mousse, français comme lui.

Il revint à bord, la tête basse, et s’y heurta à Lou, le cuisinier chinois.

« Pieot gand diable dans la tête ! » dit le Chinetoque. « Lui sûrement moui ! ... »

Ce qui se traduit : « Pierrot, grand diable dans la tête ! Lui sûrement mourir ! »

D’une bourrade, Botte renvoya à ses fourneaux le jaune oiseau de malheur. Il s’en fut trouver le mousse qu’il avait installé dans sa propre cabine.

« Eh bien, Pierrot, mon vieux, comment va-t-il ? »

Le malade leva vers lui ses yeux luisants de fièvre.

« Je ne vais pas mourir, hein, capitaine ? »

« Non », répondit Botte en détournant la tête, car il men­tait mal. « Non, bien sûr ! D’ailleurs, tu vas déjà beaucoup mieux. »

« Alors, je pourrai tirer les Rois ? »

« Oui, tu pourras tirer les Rois », répondit le commandant, « et si le Bon Dieu est juste, tu trouveras la fève dans ta part de gâteau. »

« Le Bon Dieu est juste ! » répliqua le mousse.

« Ouais », grommela Botte, en prenant soin pourtant de n’être pas entendu du malade.

 

*

*   *

 

Le jour de l’an arriva. L’équipage de « La Belle Pélagie » se rendit à terre, s’enivra chez Barkis et revint avec la nouvelle que le missionnaire ne serait de retour qu’à la mi-janvier... ou à la Saint-Glin-Glin.

Pierrot dépérissait à vue d’œil. Ses lèvres bleuies et cou­vertes d’ampoules ne laissaient plus passer que des paroles incohérentes et un souffle court qui ressemblait déjà à un râle. La tristesse du capitaine Botte se muait en colère. Il ne pouvait admettre que Dieu, s’il y en avait un, laissât mourir ce pauvre enfant, loin des siens, dans une île perdue.

« Capitaine... y a Pieot qui demande toi ! Tès mauvais tu sais. »

Botte, qui errait comme une âme en peine sur le pont, lâcha sa pipe et accourut.

Il trouva le mousse très calme, presque souriant, mais aussi pâle que de la craie.

« Ce soir... la fève... les Rois ! » murmura-t-il.

« Ah, diable !... » grommela Botte, « je l’avais oublié. C’est le 6 janvier aujourd’hui... l’Épiphanie ! Et je lui avais promis... »

Par le hublot, il vit le ciel qui tournait au mauve, annon­çant la rapide nuit des Tropiques et, tout bas, il grommela un juron.

« Ça va, petit », dit-il en se tournant vers l’enfant, « ce soir on fêtera les Rois ! »

Pierrot le remercia d’un léger mouvement de la tête et s’endormit.

« Me voilà à devoir prêter la main à ces mômeries ! » bou­gonna Botte. « Quel métier... »

Il s’en fut commander à Lou une galette avec une fève. Dieu merci, ce n’était pas la farine qui manquait à bord. Mais les Rois ?...

Le capitaine et l’imagination n’avaient jamais été l’amble dans la vie, et Botte se trouvait fort embarrassé quand, soudain, ses regards tombèrent sur les matelots Manders, Ridge et Apeka qui jouaient au « cribbage » sur le pont.

« Par ma première pipe, voici mes Rois... » s’écria-t-il, le cœur en joie. Manders, qui était le plus malin des trois, reçut des instructions très précises : ils devaient se rendre chez Barkis, lui demander en location des oripeaux convenant aux Trois Mages et revenir à bord pour y jouer leur rôle.

L’instant d’après, Botte les entendit s’éloigner sur le quai en braillant une stupide chanson de marin.

La nuit était venue ; une énorme étoile filante se détacha de la voûte céleste et se perdit dans la mer.

« L’étoile... » murmura Botte, « Ah, bah, des mômeries ! »

Il descendit dans la chambre du malade.

Il ne fallait pas être grand clerc pour voir que la fièvre des îles allait bientôt avoir raison de Pierrot.

 

*

*   *

 

Botte s’impatientait ; ses trois matelots ne revenaient pas.

« Je les mettrai aux fers », grommela-t-il.

Lou avait posé au chevet du malade une épaisse galette fumante, mais Pierrot n’y prenait garde. Ses yeux grands ouverts semblaient fixer, au-delà des choses, des images re­doutables.

Botte, furieux, remonta sur le pont et soudain son visage s’épanouit. Sur le quai, les Rois s’avançaient, drapés d’or et de pourpre, majestueux sous la lune montante. Ah, Barkis avait bien fait les choses !

Tout en se félicitant, Botte se demandait où le barman avait bien pu se procurer des manteaux si magnifiques. Il n’en revenait pas non plus de voir ses matelots si dignes, si solennels, si pleins de majesté.

« Allons, Manders, Ridge, Apeka ! » murmura-t-il. « Fai­sons vite ! »

Il les poussa littéralement dans la chambre de Pierrot. « Hello, Pierrot !... Voici tes Rois... Regarde comme ils sont beaux ! »

Le mousse se redressa et poussa un grand cri de joie.

Les Rois Mages s’agenouillèrent auprès de sa couchette.

 

*

*   *

 

 « A snake in a bottle... oh... oh ! »

Les voix avinées montaient du quai, répétant l’inepte chanson.

Botte, n’y comprenant plus rien, se rua vers le pont. Trois bonshommes ridicules, qui brandissaient une étoile de clin­quant au bout d’un bâton, s’avançaient en titubant vers « La Belle Pélagie », revêtus d’immondes haillons rouges et verts.

« Manders... Ridge... que signifie ! » balbutia Botte.

Manders s’écroula ivre-mort sur le quai, entraînant ses deux compagnons dans sa chute. L’étoile tomba dans l’eau.

« Alors, les Rois !... » hoqueta le capitaine.

Il poussa la porte de la chambre. Les Rois n’y étaient plus, mais la clarté de la lampe, suspendue au cardan, tombait sur le visage souriant et paisible de Pierrot.

« Mon Dieu comme il est beau... » sanglota le vieux marin.

Soudain il crut comprendre.

« Les Rois... les vrais Rois Mages... mon doux Seigneur, ils sont venus le chercher ! »

Alors le capitaine, ce mécréant, tomba à genoux.

 

 

 

John FLANDERS, Les contes de Fulmar,

anthologie établie et présentée

par Albert van Hageland,

Nouvelles éditions Oswald, 1986.

 

 

 

 

 

 

 

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