La comtesse de Ponthieu

 

HISTOIRE D’OUTREMER

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Fernand FLEURET

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

AU temps passé, il y eut un comte de Ponthieu, homme sage et bon chevalier, qui aimait fort le métier des armes et les pompes du monde.

En ce même temps vivait à Saint-Pol un autre vaillant comte, seigneur de toute la contrée, qui se désolait d’être sans hoir de sa chair. Il avait pour sœur une Dame de Dommare en Ponthieu, bonne, vertueuse, et prude femme.

Le fils de cette Dame, nommé Thibault, était héritier du fief de Saint-Pol, mais il resta pauvre tant que son oncle vécut. Cependant, toutes gens l’aimaient et l’honoraient à cause de sa haute et noble race, de sa vaillance et de sa beauté.

Le comte de Ponthieu avait pour femme une très bonne Dame, et une fille d’environ seize ans, qui grandissait en beauté et qualités. Elle perdit sa mère dans la troisième année de son âge, et elle en fut triste et dolente.

Le comte, son père, se remaria bientôt avec une femme de naissance, et, peu après, il en eut un fils qu’il se prit à chérir, et qui crût en telle valeur et bonté que les vertus multiplièrent en lui.

Le comte de Ponthieu, qui jugeait sagement, retint à sa suite Monseigneur Thibault de Dommare. Sitôt qu’il le vit, et quand il en eut apprécié les mérites, il se félicita de l’avoir en sa maison.

Un jour, au retour d’un tournoi, le comte fit demander Monseigneur Thibault, et lui dit :

– Thibault, que Dieu vous aide ! quel joyau de ma terre aimeriez-vous le mieux ?

– Sire, fit Monseigneur Thibault, je suis un pauvre homme, mais que Dieu m’aide ! De tous les joyaux de votre terre, je n’en aimerai aucun comme Ma Demoiselle votre fille.

Le comte, à l’entendre, fut joyeux en son cœur. Il reprit :

– Thibault, je vous la donne, si toutefois elle le veut.

– Sire, fit-il, grand merci et que Dieu vous en récompense !

Lors, le comte vint à sa fille, et lui dit :

– Belle fille, je vous ai mariée, si vous ne vous y opposez.

– Sire, fit-elle, à qui ?

– Par le Nom de Dieu ! à un homme sage et vaillant. C’est à un mien chevalier, qui a nom Thibault de Dommare.

– Ah ! Sire, si votre comté était royaume et qu’il dût me revenir tout entier, je me tiendrais bien mariée de la sorte.

– Ma fille, fit le comte, que votre corps soit béni, et l’heure que vous naquîtes !

Le mariage eut lieu, où le comte de Ponthieu, le comte de Saint-Pol et maints autres prud’hommes assistèrent. Les époux furent unis au milieu de grandes et pompeuses réjouissances, et ils vécurent contents ensemble pendant cinq ans. Mais il ne plut pas à Notre-Seigneur Jésus-Christ qu’ils eussent d’héritier de leur chair, et ce fut grand peine à chacun.

Une nuit que Messire Thibault reposait en son lit, tourmenté par ce chagrin, il se dit : D’où vient que j’aime tant cette femme et qu’elle m’aime, et que nous ne pouvons avoir d’enfant dont Dieu et le monde seraient servis ? Il pensa à Monseigneur saint Jacques, l’apôtre de Galice qui exauce les vœux légitimes de ses sincères suppliants, et il promit en son cœur qu’il se mettrait en route.

La Dame dormait alors. Quand elle fut éveillée, il la prit entre ses bras et lui demanda qu’elle lui accordât une faveur.

– Sire, fit la Dame, laquelle ?

– Dame, vous le saurez quand vous me l’aurez accordée.

– Sire, si la chose est en mon pouvoir, je vous la donnerai, quelle qu’elle soit.

– Dame, ce serait que j’allasse demander à Monseigneur saint Jacques qu’il prie Notre-Seigneur Jésus-Christ de nous accorder un fils dont Dieu soit servi en ce monde et la sainte Église rehaussée.

– Sire, fit la Dame, cela est bien facile, et je vous l’accorde tendrement.

Ils se montrèrent alors chacun satisfait. Un jour passa, puis deux, puis trois, et à ce troisième jour il advint qu’ils couchèrent ensemble. La Dame dit :

– Sire, je vous prie de m’accorder une faveur.

– Dame, fit-il, demandez-la, je vous l’accorderai si je le puis.

– Sire, ce serait de vous accompagner en ce voyage.

Quand Messire Thibault l’entendit, il en fut fort attristé, et il dit :

– Dame, ce serait chose bien dure à votre corps : la route est longue, le pays dangereux et accidenté.

– Sire, ne craignez rien, car vous seriez plus empêché du dernier de vos écuyers que de moi.

– Dame, fit-il, de par Dieu, je vous accorde votre faveur.

Le jour du départ arriva, et la nouvelle s’en répandit si bien que le comte de Ponthieu en fut averti. Il manda Monseigneur Thibault, et dit :

– Thibault, vous êtes pèlerin voué, paraît-il, et ma fille aussi ?

– C’est vrai, Sire.

– Thibault, c’est fort bien à vous, mais je crains pour ma fille.

– Sire, fit Messire Thibault, je n’ai pu lui refuser.

– Eh bien, Thibault, dit le comte, partez donc quand vous voudrez. Hâtez-vous de faire préparer vos palefrois et bêtes de somme, je vous pourvoirai bien de toutes choses.

– Sire, fit Messire Thibault, grand merci ! Là-dessus, s’étant équipés ils partirent en grande joie et cheminèrent si bien qu’il s’en fallut de deux journées qu’ils ne touchassent à leur but.

Un soir qu’ils couchaient en une bonne ville, Messire Thibault appela son hôte et l’interrogea sur la route qu’ils auraient à suivre le lendemain.

– Beau Sire, dit l’hôte, à la sortie de notre ville, vous trouverez un peu de forêt à passer, mais ensuite aurez bonne voie.

Les lits préparés, ils allèrent se coucher. Le lendemain, comme il faisait beau, des pèlerins se levèrent avant le jour et menèrent grand bruit. Messire Thibault s’étant levé, lui aussi, se trouva un peu souffrant ; il appela son chambellan, et lui dit :

– Lève-toi et fais trousser notre bagage ; tu resteras avec moi pour te charger de nos affaires, car je me sens un peu alourdi.

Le chambellan transmit aux serviteurs l’ordre de leur maître, et ceux-ci s’en allèrent. Messire Thibault et sa femme tardèrent un peu, mais ils se levèrent enfin et se mirent en route. Il n’était pas encore jour, mais le temps était beau. Ils sortirent de la ville à eux trois, sans autre garde que celle de Dieu, et ils approchèrent de la forêt. Quand ils y furent, ils trouvèrent deux voies, l’une bonne, l’autre mauvaise. Et Messire Thibault dit à son chambellan :

– Donne de l’éperon, attends nos gens et dis-leur qu’ils nous espèrent, car il ne convient pas qu’une Dame et son cavalier passent une forêt en si mince compagnie.

Le chambellan s’en fut à grande allure, et Messire Thibault entra dans la forêt. Il trouva les deux voies, mais ne sut laquelle prendre.

– Dame, fit-il, laquelle prendrons-nous ?

Et elle lui dit :

– Sire, la bonne, s’il plaît à Dieu.

En cette forêt étaient des brigands qui avaient encombré la bonne route et rendu large la fausse, de façon à faire dévier les pèlerins. Messire Thibault descendit pour se rendre compte, et dit, trouvant à la fausse voie meilleure apparence :

– Par Dieu, Dame, suivons celle-ci.

Ils s’y engagèrent donc, et allèrent de la sorte un quart de lieue. Le chemin commença de se rétrécir et les basses branches d’embarrasser.

– Dame, il me semble que nous n’allons guère bien ?...

Ayant ainsi parlé, Messire Thibault regarda devant lui et vit quatre larrons montés sur quatre grands chevaux, et chacun tenait une lance à la main. Il regarda alors en arrière et en vit quatre autres pareillement armés et équipés. Et il dit :

– Dame, ne vous effrayez point de ce que vous voyez et pourrez voir.

Lors, Messire Thibault salua les premiers, qui ne bronchèrent pas à son salut. Il leur demanda ensuite quelles étaient leurs intentions à son égard, et l’un d’eux répondit :

– Nous vous le dirons bientôt...

Le voleur s’avança, le glaive tendu, vers Messire Thibault et tenta de le frapper ; mais Messire Thibault, qui vit le coup venir, s’en gara en se courbant, et, tandis que le voleur, emporté par son élan, se trouvait à portée, il saisit l’épée au vol et la lui enleva. Il s’avança alors vers les trois autres, en frappa un par le milieu du corps et le tua. Puis il bondit en arrière, férit le premier qui était venu à lui, et le tua de même.

Ainsi plut-il à Dieu que des huit brigands il en occit trois ; mais les cinq derniers l’environnèrent et tuèrent son cheval. Messire Thibault tomba à terre sur le dos, sans blessure grave, toutefois. Comme il n’avait ni épée ni arme dont il pût se défendre, ils lui enlevèrent tous ses habits, éperons et houseaux et ne lui laissèrent que sa chemise ; puis ils prirent une courroie d’épée de laquelle ils lui lièrent pieds et mains, et ils le jetèrent dans un buisson de ronces, dures et fort aiguës.

Cela fait, ils vinrent à la Dame et lui ravirent son palefroi, et aussi tous ses habits, sauf la chemise. Elle était fort belle ainsi, bien qu’elle pleurât pitoyablement et qu’elle fût triste de la plus cruelle façon. Lors, un des larrons la contempla et dit aux siens :

– Compagnons, j’ai perdu mon frère en cette affaire, aussi me faut-il cette femme en retour.

– Et moi, dit un autre, j’ai perdu mon cousin-germain, autant ai-je à réclamer que vous, et j’ai, d’ailleurs, bien d’autres droits.

Ainsi parlèrent le troisième, le quatrième et le cinquième. L’un dit alors :

– À retenir la Dame, vous ne tirerez grand profit ni grande acquisition ; menons-la donc plus avant dans la forêt et faisons d’elle notre volonté. Ensuite, nous la remettrons sur sa voie et la laisserons aller.

Ils firent comme ils l’avaient dit, et la remirent dans le chemin.

Messire Thibault la vit s’éloigner avec eux, et il en fut fort affecté, mais il n’y pouvait rien. Il ne sut aucun mauvais gré à la Dame de ce qui lui était advenu, car il savait bien qu’elle y avait été contrainte, et elle en était si éplorée et si honteuse ! Messire Thibault l’appela et lui dit :

– Dame, venez-çà, pour Dieu ! me délier et me secourir dans le déconfort où je suis, car ces ronces me déchirent vivement.

En se rendant à l’endroit où Messire Thibault gisait, la Dame aperçut à terre l’épée d’un des brigands morts. Elle la prit et s’en fut vers son mari, pleine de colère, et tourmentée d’un mauvais dessein, à cause qu’elle craignait qu’il ne lui sût mauvais gré de ce qu’il l’avait ainsi vue, et qu’il ne le lui reprochât un jour. Elle lui dit :

– Sire, je vais vous délivrer tout de suite.

Alors, l’épée levée, elle vint sur son mari et fit le geste de le frapper par le milieu du corps. Il redouta le coup qu’il voyait venir, car il était tout nu, n’ayant que sa chemise et ses braies sans plus. Il tressaillit si fort que les liens de ses mains se relâchèrent ; et elle le frappa de telle sorte qu’elle le blessa un peu, et entama la courroie dont il était ligoté. Quand il sentit les liens céder, il tira à lui, rompit la courroie, sauta sur ses pieds, et dit :

– Dame, s’il plaît à Dieu, ce n’est pas encore aujourd’hui que vous me tuerez !

– C’est bien, Sire, ce qui me fâche le plus ! fit-elle.

Il lui prit l’épée et la remit au fourreau ; puis, la main sur l’épaule, il la ramena en arrière, par le chemin qu’ils avaient pris. Quand il fut à l’orée du bois, il trouva une grande partie de sa compagnie qui venait à sa rencontre. Le voyant si nu, ils lui demandèrent :

– Sire, qui donc vous a mis en cet équipage ?

Il leur dit qu’il avait été attiré dans une embûche par des voleurs, et ses gens en montrèrent grand peine. Cependant, Monseigneur et sa Dame furent bientôt vêtus et équipés, car ils avaient bagages bien garnis ; puis ils remontèrent en selle et allèrent leur voie.

Ils chevauchèrent tout le jour sans que Messire Thibault fît à la Dame plus froide mine, et ils arrivèrent la nuit dans une bonne ville où ils se logèrent. Messire Thibault demanda à son hôte s’il y avait dans les parages quelque maison de religion où l’on pût laisser une Dame.

– Sire, fit l’hôte, vous tombez bien, car il est près d’ici une très religieuse maison de saintes Dames.

La nuit passée, Messire Thibault s’en alla à la maison désignée, y entendit la messe et parla ensuite à l’abbesse, qu’il pria de garder jusqu’à son retour la Dame qu’il amenait, ce qu’on lui accorda volontiers. Il laissa quelques gens de sa suite pour la servir, et s’en fut accomplir son pèlerinage du mieux qu’il put. Quand il l’eut fait, et bel et bien, il s’en revint trouver la Dame.

Il se répandit en largesses, reprit la Dame et l’emmena dans son pays, en aussi grande joie et grand honneur qu’ils en étaient partis, mais il s’abstint de coucher avec elle. On célébra par des réjouissances leur retour, et le comte de Ponthieu, le père de la Dame, et le comte de Saint-Pol, oncle de Monseigneur Thibault, vinrent à leur rencontre en nombreuse compagnie. Et les Dames et les Demoiselles rendirent force hommages à la comtesse.

Le jour même, le comte de Ponthieu s’assit à table, entre sa fille et Monseigneur Thibault, et il advint que le comte dit :

– Thibault, mon cher fils, qui va au loin entend et voit, et ceux-là ne savent rien qui ne se remuent. Or donc, contez-moi, s’il vous plaît, ce que vous avez vu ou ouï-dire depuis que vous partîtes de ce pays.

Messire Thibault lui répliqua qu’il ne savait conter aucune histoire ; mais le comte l’en priant de nouveau le tourmenta si fort et se montra si désireux de l’entendre que Messire Thibault lui répondit :

– Sire, puisqu’il faut en venir là, je vous conterai, mais non pas à portée d’oreille de tant de gens, s’il vous plaît.

Le comte lui répondit qu’il consentait à l’entendre ainsi. Dès que l’on eut mangé, il se leva, et, prenant Monseigneur Thibault par la main :

– Maintenant, racontez-moi votre histoire, car il n’y a pas grand monde ici pour nous entendre.

Alors, Messire Thibault commença à lui conter ce qu’il était advenu à un chevalier et à une Dame, comme il est dit au commencement, sans toutefois nommer personne. Le comte, qui était sage et réfléchi, lui demanda ce que le chevalier avait fait de la Dame, à quoi il répondit que le chevalier, revenant sur ses pas, avait ramené la Dame en son pays, à aussi grand joie et grand honneur que devant, sauf qu’il s’abstenait de partager sa couche.

– Thibault, fit le comte, je n’eusse pas imité le chevalier, car, par la foi que je dois à Dieu et l’amitié que j’ai pour vous, j’aurais pendu la Dame par ses tresses à un arbre, ou avec une liane de ronce, ou encore de la courroie même de l’épée, si je n’eusse trouvé d’autre corde.

– Sire, fit Monseigneur Thibault, la chose est vraie, mais elle le sera plus encore quand la Dame en témoignera de sa propre bouche.

– Thibault, savez-vous quel était ce chevalier ?

– Sire, je vous prie que vous m’exemptiez de le nommer, car là ne réside pas grand avantage !

– Thibault ! sachez que ce n’est pas mon gré que vous le celiez.

– Sire, je le dirai donc puisque je n’en puis être dispensé ; mais, encore une fois, volontiers je le voudrais être, s’il vous plaisait, car il n’y a là grand gain ni grand honneur !

– Thibault, puisque vous avez poussé si avant votre histoire, apprenez que je veux savoir à l’instant à quel chevalier cette aventure advint, et, attendu que vous le savez, je vous en conjure par la foi que vous devez à Dieu et à moi-même !

– Sire ! vous m’en conjurez, je vous le dirai ! Et je veux que vous teniez pour vérité que je suis ce chevalier. Et sachez encore que je fus tant blessé en mon cœur que je n’en ai parlé à homme vivant, et que j’eusse bien volontiers différé de vous en parler, s’il vous eût plu.

Quand le comte entendit cet aveu, il en fut tout dolent et ébaubi, et il demeura longtemps sans dire mot. Il parla enfin :

– Thibault, ce fut donc à ma fille qu’arriva cette aventure ?

– Oui, Sire, vraiment !

– Thibault, puisque vous me l’avez ramenée, vous en serez bien vengé !

Après avoir manifesté sa colère, le comte appela sa fille et lui demanda si ce que Messire Thibault avait dit était vrai, et, comme elle s’informait de quoi, il lui répondit :

– De ce que vous le voulûtes tuer, ainsi qu’il vient de me le conter.

– Oui, sire.

– Et pourquoi le voulûtes-vous faire ?

– Sire, pour une raison qui me pèse et me fâche encore, et qui me fait regretter de ne l’avoir tué.

Le comte laissa les choses en cet état et attendit le départ de la cour.

À quelque temps de là, le comte s’en fut un jour à Rue-sur-la-Maye, et Messire Thibault avec lui, et le fils du comte, et la Dame, enfin, qu’il avait fait amener. Le comte fit appareiller une forte barque, où il commanda que l’on mît un tonneau tout neuf, épais, grand et solide. Ils entrèrent tous trois dans le bateau, sans plus de compagnie que les mariniers, qui les menèrent à la rame. Le comte les fit bien ramer ainsi deux lieues en mer, et chacun se demandait avec étonnement à quoi il voulait en venir, mais nul n’osait le lui demander. Quand ils furent au large, le comte fit défoncer le tonneau, saisit la Dame qui était sa fille, et qui était belle et bien parée, et la força d’y entrer ; l’on remit convenablement le fond, et la bonde fut bien bouchée et étoupée, afin que l’eau ne pût entrer d’aucune manière. Alors le comte commanda de mettre le tonneau sur le bord du navire, et, de ses propres mains, il le poussa à la mer, en disant :

– Je te recommande aux vents et aux flots !

Messire Thibault et le frère de la Dame en étaient éplorés, aussi tous ceux qui étaient là, et ils tombèrent ensemble aux pieds du comte en le suppliant de les laisser délivrer l’infortunée. Le comte, plein de courroux, ne les voulut exaucer, quelque chose qu’ils pussent dire. Alors, le laissant, ils prièrent Jésus-Christ, le souverain Père, que, par sa très grand débonnaireté, il eût pitié de l’âme et lui pardonnât ses péchés.

Ainsi laissèrent-ils la Dame en grand péril, et s’en retournèrent. Notre Seigneur Jésus-Christ, qui est souverain Père de tous, et qui ne veut pas la mort des pécheurs et pécheresses, mais bien qu’ils se convertissent et vivent – nous le voyons chaque jour par exemples et miracles –, envoya secours à la Dame, comme vous le saurez ci-après.

L’histoire, en effet, nous donne pour vérité qu’une nef marchande venant de Flandre aperçut le tonneau flotter sur la route où le menaient le vent et les ondes. Et l’un des marchands dit à ses compagnons :

– Seigneurs, voyez donc ce tonneau : il me semble qu’il sera tantôt sur nous, et, si nous le repêchons, il pourra nous être utile un jour ou l’autre.

Apprenez que cette nef allait trafiquer en terre sarrasine. Les mariniers tirèrent du côté du tonneau, et firent si bien, tant par adresse que par force, qu’ils le hissèrent à bord. Là, ils l’examinèrent en tous sens, se demandant ce qu’il pouvait contenir. Ils s’aperçurent enfin que l’un des côtés était nouvellement appareillé. Ils l’effondrèrent et trouvèrent la Dame comme prête à rendre l’âme, le visage enflé et les yeux troubles, car l’air lui avait manqué. Sitôt qu’elle eût senti la fraîcheur du vent et vu la lumière, elle fit un léger soupir, et les marchands l’appelèrent ; mais elle ne pouvait encore parler. Enfin, la voix lui revenant avec le cœur, elle s’adressa à ceux qui l’entouraient, et fut fort étonnée de se trouver parmi eux. Elle se sentit plus à l’aise de les savoir chrétiens et marchands, et elle en loua Jésus-Christ en son cœur, le remerciant de sa bonté à lui conserver la vie. Car elle avait grand dévotion, et grand désir aussi de s’amender envers Dieu et envers autrui des méfaits qu’elle avait commis et dont elle redoutait le châtiment.

Les marchands lui demandèrent d’où elle était. Elle leur cacha la vérité et leur dit seulement qu’elle était une misérable chose, une pauvre pécheresse, comme ils le pouvaient voir ; qu’une aventure cruelle l’avait mise en l’état où ils l’avaient trouvée, et que, pour Dieu, ils eussent pitié d’elle ; à quoi ils répondirent qu’ils lui seraient pitoyables. Après avoir mangé et bu, elle redevint belle comme devant. La nef des marchands navigua si bien qu’elle parvint en eaux sarrasines et jeta l’ancre devant les côtes d’Aumarie. Les galères des Sarrasins arrivèrent à leur rencontre pour les arraisonner, et ils répondirent qu’ils étaient des marchands menant leurs marchandises en différents pays, qu’ils avaient le sauf-conduit des princes et hauts-barons, et qu’ainsi ils pouvaient voyager librement.

Ils descendirent à terre avec la Dame, et ils se demandèrent les uns aux autres ce qu’ils en feraient. L’un d’eux dit qu’on la vendît.

– Si vous m’en croyez, dit un autre, nous en ferons présent au riche Soudan d’Aumarie, ce qui améliorera sensiblement notre affaire.

Ils tombèrent d’accord, et, après l’avoir fait richement atourner, ils amenèrent donc la Dame au Soudan, qui était un jeune homme. Il la reçut avec joie et bon vouloir, à cause qu’elle était fort belle ; et, s’adressant aux marchands, il leur demanda qui elle était.

– Sire, dirent-ils, nous ne savons, mais nous la trouvâmes par merveilleuse aventure.

Le Soudan leur sut bon gré de ce présent, et il se montra généreux. Quant à la Dame, elle lui plut au point qu’il lui donna une suite, et la fit si honorablement servir que les couleurs lui revinrent et qu’elle devint belle à merveille.

Il commença bientôt à la convoiter et aimer, et il lui fit demander par latiniers à quel rang elle appartenait, mais elle n’en voulut rien faire connaître. Cependant, ce qu’il voyait en elle qui décelait la femme de noble lignage le laissait pensif. Il lui fit demander si elle était chrétienne et si elle consentirait à changer de foi, afin qu’il pût la prendre pour femme, car il n’en avait encore point. Comme elle vit bien qu’il valait mieux agir par amour que par force, elle lui fit répondre qu’elle le ferait volontiers. Et quand elle fut renégate, qu’elle eut abandonné sa foi, le Soudan la prit pour femme, à la manière et usage des pays sarrasins. Il la tint en grand tendresse et honneur, et elle sentit s’accroître son amour.

Il y avait peu de temps qu’elle était avec lui, lorsqu’elle accoucha d’un fils à son terme, ce dont le Soudan eut grand joie. Elle fit toujours bon accueil aux gens du pays, se montra toujours courtoise et entendue, et s’appliqua tant à l’étude qu’elle sut bientôt le sarrasinois. Au fils succéda une fille, qui devint belle et gentille et qui fut élevée princièrement. Elle vécut ainsi pendant deux ans et demi, dans le plaisir et les divertissements. Mais, arrêtons maintenant l’histoire de la Dame et du Soudan, pour retourner au comte de Ponthieu, à son fils, et à Monseigneur Thibault de Dommare, qu’attristait le souvenir de la Dame jetée à la mer. Ils n’avaient d’elle aucune nouvelle et la croyaient plutôt morte que vive.

Or donc, comme l’histoire en témoigne, le comte était en Ponthieu avec son fils et Messire Thibault. Le comte était plongé dans la tristesse, car il se doutait qu’il avait commis un péché. Messire Thibault n’osait se remarier, et le fils du comte non plus, à cause de la douleur qu’il voyait en ses amis ; il ne songeait davantage à devenir chevalier, bien qu’il fût d’âge à l’être s’il eût voulu. Un jour, le comte, obsédé par son péché, alla trouver l’Archevêque de Reims, se confessa de tout ce qu’il avait fait, et prit la croix d’Outremer. Et quand Messire Thibault vit le comte, son seigneur, croisé, il se confessa et se croisa aussi. Et quand le fils du comte vit son père croisé, et pareillement Monseigneur Thibault, qu’il aimait beaucoup, il se croisa de même. Mais quand le comte vit son fils croisé, il s’en montra fort chagrin, et dit :

– Beau fils, pourquoi vous être croisé ? Notre terre restera sans maître.

– Père, répondit-il, je l’ai fait par amour de Dieu, que je veux servir tant que je serai en vie, et pour le salut de mon âme.

Le comte s’équipa sans retard, et partit après s’être enquis de quelqu’un qui gardât sa terre. Son fils et Messire Thibault l’accompagnaient avec une forte escorte. Ils arrivèrent en terre d’Outremer, saufs de corps et de biens, et ils accomplirent saintement leur pèlerinage en tous lieux où ils savaient qu’on le devait faire pour servir Dieu. Après cela, pensant qu’ils pouvaient faire plus, ils se mirent un an au service du Temple. Au bout de l’an, le comte songea à revenir, aux fins de visiter sa terre et son pays.

Il envoya donc ses gens en Acre pour préparer son voyage, et il prit congé de ceux du Temple en les remerciant de l’honneur qu’ils lui avaient fait. Il arriva en Acre avec ses compagnons, où ils prirent la mer, poussés par une brise favorable, mais qui dura peu. En effet, à peine furent-ils en haute mer qu’un vent furieux les surprit ; les mariniers en perdirent leur route et pensèrent périr à chaque instant. La détresse devint si grande qu’ils se lièrent ensemble, le fils au père, l’oncle au neveu, bref, l’un à l’autre selon qu’ils s’entr’aimaient. Le comte, son fils, et Messire Thibault se lièrent tous trois de telle sorte qu’on n’eût pu les séparer.

Ils allaient ainsi depuis peu de temps, quand ils aperçurent la terre. Ils demandèrent aux mariniers quelle terre c’était là, et les mariniers répondirent que c’était celle des Sarrasins, qu’on appelait terre d’Aumarie.

– Sire, ajoutèrent-ils, parlant au comte, que désirez-vous que nous fassions ? Si nous abordons là, nous tomberons aux mains des Sarrasins et serons tous pris.

Le comte leur dit :

– Laissez courre à la volonté de Jésus-Christ, et qu’il veille sur nos corps et nos vies, car nous ne pouvons mourir de plus malemort qu’en périssant en cette mer !

Ils laissèrent courre par-devant Aumarie, et les galères sarrasines ne tardèrent pas à les aborder. Soyez bien assurés que ce ne leur fut pas là bonne rencontre : ils furent tous pris, eux et leur avoir, et menés au Soudan qui les envoya dans ses prisons. Le comte de Ponthieu, son fils, et Messire Thibault étaient si étroitement liés ensemble qu’on ne pouvait les séparer. Le Soudain commanda qu’on les mit dans une geôle à part, où ils eussent chichement à boire et à manger, et il en fut fait comme il avait dit. Ils demeurèrent là un bon bout de temps, et dans un si grand dénuement que le fils du comte tomba malade, au point que son père et Messire Thibault craignirent qu’il n’en mourût.

Or, il advint que le Soudan, pour fêter l’anniversaire de sa naissance, tint une cour fort nombreuse. Après le festin, conformément aux coutumes, les délégués du peuple le vinrent trouver et lui dirent :

– Sire, nous vous demandons de nous accorder notre droit.

Et, comme il leur demandait de quoi il s’agissait :

– Sire, un captif chrétien pour le tirer à la cible.

Le Soudan y consentit, car il lui importait peu, et il leur dit :

– Allez à la prison, et prenez celui qui a le moins de temps à vivre.

Ils allèrent donc à la prison et en tirèrent le comte, dont le visage était couvert d’une barbe épaisse. Quand le Soudan le vit en si triste état, il leur dit :

– Celui-ci n’aurait guère vécu ; allez, emmenez-le, et faites-en votre volonté.

La femme du Soudan qui, comme vous vous le rappelez, était la fille du comte, se trouvait sur la place où l’on amenait son père pour le tuer. Le cœur lui battit dès qu’elle le vit, non pas qu’elle le reconnût, mais parce que son instinct filial la contraignait à la compassion.

– Sire, dit-elle alors au Soudan, comme je suis Française, je parlerais volontiers à ce pauvre homme devant qu’il mourût, s’il vous plaisait.

– Dame, fit le Soudan, je veux bien.

La Dame s’approcha du comte, le tira à part, fit reculer les Sarrasins, et lui demanda qui il était.

– Dame, je suis d’une terre du royaume de France, qu’on appelle Ponthieu.

Le sang lui tourna quand elle entendit cela ; mais, aussitôt, elle le questionna sur son rang.

– Dame, en vérité, fit-il, mon rang ne m’importe plus guère, car, depuis que je suis parti, j’ai tant souffert de peines et d’angoisses que j’aime mieux mourir que de vivre. Cependant, tenez pour vrai que j’étais comte de Ponthieu.

À cet aveu, la Dame ne fit semblant de rien, et, quittant le comte, elle s’approcha du Soudan. Elle lui dit :

– Sire, donnez-moi ce prisonnier, s’il vous plaît : il connaît les échecs et le trictrac, il jouera devant vous et vous les apprendra. Il sait aussi de belles histoires qui vous plairont.

– Dame, fit le Soudan, je vous le donne très volontiers ; par ma foi ! faites-en ce que vous voudrez.

Sur ce, la Dame le prit et l’envoya en sa chambre. Le geôlier en alla quérir un autre, et amena Messire Thibault, lequel portait bien pauvre habit, car il n’était vêtu que de ses cheveux et d’une barbe fort longue. Il était maigre et décharné comme quelqu’un qui a souffert peine et douleur. Quand la Dame le vit, elle dit au Soudan :

– Sire, je parlerais encore volontiers à celui-là, s’il vous plaisait...

– Dame, dit-il, je veux bien.

La Dame fut à Monseigneur Thibault et lui demanda d’où il était.

– Dame, je suis de la terre au vieil prud’homme qu’on emmena avant moi ; j’eus sa fille pour femme, et suis chevalier.

La Dame reconnut bien son mari, et retournant au Soudan elle lui dit :

– Sire, vous m’accorderiez encore une grande grâce si vous me donniez celui-ci.

– Dame, fit-il, je vous le donne volontiers.

Elle l’en remercia, et envoya le prisonnier en sa chambre avec l’autre.

Cependant, les archers vinrent en hâte trouver le Soudan, et lui dirent :

– Sire, vous nous faites tort, et le jour va sur son déclin.

On alla de nouveau à la prison, d’où l’on amena le fils du comte, qui était couvert de cheveux entremêlés, comme quelqu’un qui depuis longtemps n’a fait toilette. Jeune, il n’avait point encore de barbe, mais il était si maigre et si faible qu’à peine pouvait-il se soutenir. Quand la Dame le vit, elle en eut grand pitié. Elle l’aborda, et lui demanda de qui il était le fils, et d’où il venait ; à quoi il répondit qu’il avait pour père le premier prud’homme. Elle reconnut bien son frère, mais n’en laissa rien voir.

– Sire, fit-elle alors au Soudan, vous me feriez grand plaisir si vous me donniez celui-ci, car il sait les échecs et le trictrac, et toutes sortes d’autres jeux qui vous plairont à voir et entendre.

Et le Soudan lui dit :

– Dame, par ma foi, s’il y en avait cent, volontiers vous les donnerais-je.

La Dame l’en remercia beaucoup, prit le captif et l’envoya immédiatement en sa chambre. On alla de nouveau à la prison, et l’on en tira un autre, auquel la Dame n’accorda aucune attention, vu qu’elle ne le connaissait pas. Il fut mené à son martyre, et Notre-Seigneur Jésus-Christ reçut son âme. La Dame alors s’en alla, car les tortures que les Sarrasins infligeaient aux chrétiens lui déplaisaient.

Elle se rendit en sa chambre, où les prisonniers étaient, et, quand ils la virent, ils essayèrent de se lever, mais elle leur fit signe qu’ils se tinssent cois. Puis elle s’approcha d’eux et leur fit signes d’amitié. Alors, le vieux comte lui demanda :

– Dame, quand nous tuera-t-on ?

Elle lui répondit que ce ne serait pas encore tout de suite.

– Dame, firent-ils, cela nous chagrine : nous avons si grand faim qu’il s’en faut de peu que le cœur ne nous manque.

Elle sortit et fit préparer de la nourriture, qu’elle leur apporta avec un peu à boire, n’en donnant que juste mesure à chacun. Mais, lorsqu’ils eurent mangé, ils se sentirent plus grand faim que devant. Elle leur bâilla pitance ainsi dix fois par jour, petit à petit, car elle craignait que s’ils mangeaient à leur volonté ils n’en prissent au point d’en souffrir. C’est donc pourquoi elle les nourrissait modérément.

La bonne dame les reput de la sorte et fut à leurs côtés durant les sept premiers jours. La nuit, elle les faisait coucher mollement ; et elle remplaça leurs mauvais habits par d’autres, nets et bien propres. Au bout de huit jours, elle les nourrit progressivement de plus en plus, et leur laissa enfin le manger et le boire à l’avenant. Ils eurent échecs et trictrac, jouèrent et furent tout aises. Le Soudan était souvent avec eux ; il prenait plaisir à les regarder jouer, et la Dame se contenait si sagement qu’aucun ne la reconnut, pas plus à ses propos qu’à sa façon d’être.

Il arriva peu après, comme l’histoire le dit, que le Soudan eut fort à faire, car un riche Soudan voisin ravagea ses terres et commença à le guerroyer. Lui, pour venger cette offense, manda ses gens de toutes parts et en assembla une grande armée. Quand la Dame le sut, elle se rendit en la chambre où étaient les prisonniers, s’assit devant eux, et leur dit :

– Seigneur, vous ne m’avez relaté qu’une partie de votre histoire ; or, je voudrais bien savoir si ce que vous m’avez conté est vrai ou non. L’un de vous m’a dit qu’il était comte de Ponthieu, qu’il avait eu une fille, et que cet autre-là était son fils. Je suis Sarrasine et sait l’art de nécromancie : ainsi, je vous assure que vous ne fûtes jamais si près de la mort comme maintenant si vous ne me dites la vérité. Vous, votre fille qui épousa ce chevalier, que devint-elle ?

– Dame, fit le comte, je crains bien qu’elle ne soit morte.

– Comment mourut-elle ?

– Ma foi, Dame, pour un sujet qu’elle mérita.

– Et quel fut-il ?

Le comte commença à conter en pleurant qu’elle ne pouvait avoir d’enfant, et comment le bon chevalier son mari promit à Monseigneur saint Jacques de se rendre en Galice ; comment la Dame le pria de la laisser aller avec lui, ce qu’il lui permit volontiers ; et comment, enfin, ils partirent en grand joie et arrivèrent en une forêt où ils se trouvèrent sans compagnie. Ils rencontrèrent des voleurs bien armés qui les attaquèrent. Bien qu’il fût sans armes, le bon chevalier n’eut pas peur d’eux tous ; il en tua trois, et les cinq autres lui coururent sus, tuèrent son cheval, le prirent, le dépouillèrent, lui lièrent pieds et mains, le jetèrent dans un buisson de ronces, puis dénudèrent la Dame et lui volèrent son palefroi. En regardant la Dame, ils virent qu’elle était belle, et chacun la voulut avoir. Ils finirent par s’accorder pour tous la posséder et se satisfirent malgré elle, qui en resta toute honteuse et attristée. Cela fait, ils disparurent. Quand sa femme revint vers lui, le bon chevalier lui dit, la priant très doucement :

– Dame, déliez-moi les mains, et nous nous en irons.

Elle aperçut alors l’épée d’un des voleurs morts, la prit et marcha sur son mari, feignant une grande colère, et disant :

– Je vais vous délier...

Alors elle leva son épée nue, cherchant à le frapper au corps ; mais, grâce à Dieu et à la vigueur du chevalier, qui put esquiver le coup, elle n’atteignit que les liens dont il était ligoté et les entama. Tout blessé et tout attaché qu’il fût, il se leva, et dit :

– Dame, s’il plaît à Dieu, ce n’est pas aujourd’hui que vous me tuerez !

À ces mots, la femme du Soudan l’interrompit :

– Ah, sire ! tout ce que vous me dites est vrai, mais je sais la raison de sa conduite, moi !

– Dame, fit le comte, et pourquoi ?

– Eh bien, fit-elle, à cause de la grande honte qui lui était venue !

Quand Messire Thibault entendit cela, il commença à pleurer tout doucement, puis il dit :

– Ah ! quelle faute avait-elle donc commise ? Que Dieu me délivre de ma prison s’il est vrai que je lui en eusse jamais fait reproche, car ce fut contre son gré.

– Sire, dit la Dame, elle ne le croyait pas. Mais, dites-moi, pensez-vous qu’elle soit plutôt morte que vive ?

– Dame, nous ne savons.

– Et moi, fit le comte, je sais que le martyre que nous avons souffert, Dieu nous l’a envoyé pour le péché que j’ai commis.

– Et s’il plaisait à Dieu qu’elle fût en vie, fit la Dame, et que vous pussiez en avoir des nouvelles, qu’en diriez-vous ?

– Dame, fit le comte, j’en serais plus joyeux que d’être délivré de cette prison, ou que d’avoir autant de richesses comme je n’en eus jamais en ma vie !

– Dame, fit Messire Thibault, que Dieu m’accorde ce que je désire le plus, s’il est vrai que je serais moins joyeux d’être roi de France.

– Certes, Dame, fit le page, qui était le frère de la Dame, on ne pourrait me donner ni me promettre chose dont je fusse plus joyeux comme de la vie de ma sœur, qui était si belle et bonne Dame !

Quand elle entendit leurs paroles, son cœur s’attendrit. Alors, elle loua Dieu et lui rendit grâces, et elle leur dit :

– Toutefois, prenez garde qu’il n’y ait fausseté en vos paroles !

Et ils répondirent :

– Dame, il n’y en a pas.

La Dame commença à pleurer tendrement, puis elle leur dit :

– Seigneur, maintenant vous pouvez bien dire que vous êtes mon père, car je suis votre fille, celle à qui vous fîtes ressentir si cruelle justice. Et vous, Messire Thibault, vous êtes mon maître et mon mari ; et vous, Sire page, vous êtes mon frère !

Et alors, elle leur conta comment les marchands l’avaient trouvée, et comment ils firent d’elle présent au Soudan. Et quand ils entendirent cela, ils en furent si joyeux qu’ils laissèrent éclater leur plaisir ; puis ils se jetèrent à genoux pour lui demander pardon. Mais elle les en empêcha, et leur dit :

– Je suis Sarrasine et renégate, autrement je n’aurais pu durer. Je vous supplie donc sur l’amour que vous portez à la vie, sur celui de vos biens, qui peuvent devenir plus considérables encore, de ne sembler pas m’avoir reconnue, et de conserver un air tranquille. Laissez-moi faire. Et maintenant, je vous dirai pourquoi je me suis révélée à vous : le Soudan, mon époux, doit aller prochainement en expédition, et je sais bien, dit-elle à Monseigneur Thibault, que vous êtes un vaillant et preux chevalier. Je prierai donc le Soudan qu’il vous emmène ; et vous le servirez de telle sorte qu’il ne m’en puisse faire de reproches.

Sur ces mots, elle fut trouver le Soudan, et lui dit :

– Sire, un de mes prisonniers ira avec vous, si vous le voulez.

– Dame, dit-il, je n’oserais m’y fier, de crainte qu’il ne me fît fausseté.

– Sire, dit-elle, emmenez-le sans crainte, car je retiendrai les autres.

– Dame, je l’emmènerai, puisque vous me le conseillez, et je lui donnerai un bon cheval, des armes et tout ce qui lui conviendra.

La Dame s’en revint auprès de Monseigneur Thibault, et lui dit :

– J’ai si bien fait, que vous irez avec le Soudan. Songez donc à vous bien tenir.

Son frère s’agenouilla devant elle et la pria qu’elle obtînt du Soudan qu’il l’accompagnât aussi.

– Non, dit-elle, car la chose serait trop claire.

Le Soudan équipa ses gens et s’en fut contre ses ennemis, Messire Thibault avec lui. Par la volonté de Jésus-Christ qui n’oublia jamais ceux qui mirent en lui leur foi et confiance, Messire Thibault fit tant qu’il déconfit en peu de temps les ennemis, et ainsi le Soudan remporta la victoire, et ramena en grande joie quantité de prisonniers. Sitôt revenu, le Soudan alla trouver la Dame, et il lui dit :

– Dame, sur ma foi, je me loue fort de votre prisonnier, car il m’a bien servi ; s’il voulait quitter sa religion pour la nôtre, je lui donnerais des terres et le marierais richement.

– Sire, je ne sais, mais je ne crois pas qu’il y consente.

Là-dessus, ils restèrent sans mot dire. La Dame fit son plan le mieux qu’elle put ; puis, allant à ses prisonniers, elle leur dit :

– Seigneurs soyez sur vos gardes : que les Sarrasins ne s’aperçoivent de notre entente ! S’il plaît à Dieu, nous reverrons la France et la terre de Ponthieu.

Un jour, il arriva que la Dame se mit à se plaindre et gémir devant le Soudan, et elle lui dit :

– Sire, je suis enceinte, je m’en aperçois bien, et en grand malaise tombée. Et jamais, depuis que vous vous en allâtes, je n’ai mangé chose à laquelle je trouvasse de saveur.

– Dame, fit-il, je suis fort marri de votre maladie, mais je suis tout heureux de vous savoir grosse. Commandez, et dites-moi toutes les choses que vous croyez qui vous soient bonnes, je les ferai chercher et accommoder, quoi qu’elles me dussent coûter.

Quand la Dame entendit cela, elle en eut grande joie en son cœur, et, sans toutefois en laisser rien voir, elle dit :

– Sire, mon vieux prisonnier prétend que si je ne vais prochainement en pays semblable à ma terre natale, je ne pourrai vivre longtemps. Ah, Sire, j’en mourrai !

– Dame, fit le Soudan, je ne veux du tout point votre mort. Mais, dites-moi en quel pays vous voulez aller : je vous y ferai conduire.

– Sire, peu m’en chaut ; au moins, que ce soit hors de cette ville.

Alors le Soudan fit armer un bel et grand navire, bien chargé de vins et de provisions.

– Sire, dit la Dame au Soudan, j’emmènerai mon vieux prisonnier, et aussi le jeune ; ils joueront avec moi aux échecs et au trictrac, et je prendrai mon fils pour me distraire.

– Dame, qu’il soit fait selon votre volonté ; mais que deviendra le troisième prisonnier ?

– Sire, vous en ferez ce que vous voudrez.

– Dame, dit-il, je veux que vous l’emmeniez avec vous, car il est courageux et expérimenté. Il vous gardera bien sur terre et sur mer en toute occasion.

Ils prirent alors congé l’un de l’autre, et le Soudan la pria de revenir bientôt. La nef étant parée et toutes leurs affaires prêtes, la Dame et ses trois compagnons embarquèrent et partirent du port.

Ils eurent bon vent et filèrent bonne allure. Les mariniers appelèrent la Dame et lui dirent :

– Dame, ce vent nous mène droit sur Brindes : commandez donc selon votre plaisir.

Elle leur dit :

– Laissez courre hardiment ; comme je sais parler français et autres langues, je vous conduirai partout.

Ils naviguèrent si bien de jour et de nuit que, par la volonté de Jésus-Christ, ils arrivèrent à Brindes, où ils abordèrent heureusement. Ils descendirent à terre et furent reçus à grande joie. La Dame, toujours avisée, prit à part ses prisonniers, et leur dit :

– Seigneurs, je veux que vous vous rappeliez nos conventions, et veux être bien sûre de vous. Jurez-moi donc, pour ma sauvegarde, de tenir vos promesses, car il est encore en mon pouvoir de retourner.

Ils répondirent :

– Dame, ne doutez pas que nous vous eussions juré une chose qui ne vous fût tenue loyalement. Et sachez, par notre foi chrétienne et par nos baptêmes, et tout ce que nous devons à Dieu, que nous tiendrons parole.

– Je vous en crois, fit la Dame. Seigneurs, voici le fils que j’ai eu du Soudan ; qu’en ferons-nous ?

– Dame, à grand honneur et grand joie, qu’il soit le bienvenu !

– Seigneurs, fit la Dame, j’ai fort mal agi envers le Soudan, car je lui ai ravi mon corps et son fils que tant il aimait.

Elle retourna alors vers les mariniers, les appela et leur dit :

– Mes amis, partez, et dites au Soudan que je lui ai ravi mon corps et son fils que tant il aimait, et que j’ai délivré de prison mon père, mon mari et mon frère !

Les mariniers en entendant cela furent très affligés, mais ils n’y pouvaient rien. Ils s’en retournèrent donc fort dépités, à cause de la Dame et de leur jeune seigneur, qu’ils chérissait grandement, et aussi à cause des prisonniers, qui se trouvaient ainsi perdus sans retour. Grâce aux marchands et aux Templiers, qui volontiers lui prêtèrent du leur, le comte parvint à se loger.

Quand le comte et sa compagnie eurent séjourné en la ville autant qu’il leur plut, ils troussèrent bagage et s’en furent à Rome. Le comte se présenta au Pape avec sa suite, et chacun se confessa de son mieux, de quoi le Pape eut grand contentement. Il baptisa l’enfant, qui fut appelé Guillaume. Puis il réconcilia la Dame avec Dieu, la remit en sacrement de mariage à Monseigneur Thibault son époux, et, donnant à chacun pénitence, il les délia de leurs péchés.

Peu après cela, ils partirent de Rome en prenant congé du Pape, qui les avait fort honorés et qui leur donna sa bénédiction.

Ils cheminèrent joyeusement, louant Dieu et sa Mère, et les saints et les saintes, auxquels ils rendirent grâce du bien qu’ils leur avaient fait. Tant voyagèrent qu’ils arrivèrent en leur pays natal, où ils furent reçus à grandes processions par les évêques, les abbés, les gens de religion de l’un et de l’autre clergé, qui les avaient si longtemps attendus. De toutes ces joies, leur plus grande fut de revoir la Dame qui avait délivré son père, son mari et son frère des mains des Sarrasins, de la façon que vous savez. Mais nous les laisserons à ce point, pour nous occuper des mariniers et des Sarrasins qui les avaient menés à Brindes.

Les mariniers et les Sarrasins, donc, qui les avaient menés à Brindes, s’en retournèrent le plus tôt qu’ils purent. Comme ils avaient bon vent, ils coururent tant qu’ils arrivèrent devant Aumarie. Ils descendirent à terre tout affligés, et allèrent porter leur nouvelle au Soudan, qui s’en montra fort abattu et en eut grand deuil. À cause de cette aventure, il se déprit un peu de sa fille restée avec lui. Cependant, la Demoiselle devint si sage et crût en telles perfections que tous l’honorèrent et l’estimèrent pour le bien qu’on en disait.

Mais, laissons le Soudan, qui regrette amèrement sa femme et ses prisonniers, pour retourner au comte de Ponthieu, lequel fut reçu en son pays à grandes processions et honoré comme seigneur du comté.

À peu de temps de là, son fils passa chevalier et l’on en fit grand fête. Ce fut un vaillant et preux chevalier, qui choya les prud’hommes et aida de son mieux les nobles sans fortune, et ceux-ci prisèrent sa courtoisie et sa générosité exemptes de tout orgueil. Toutefois, il vécut peu, dont ce fut grand dommage, et tous le regrettèrent.

Il advint ensuite que le comte tint une grande cour, où se trouvèrent réunis quantité de chevaliers et autres gens. Parmi eux, se montrait un chevalier normand de haut lignage appelé Monseigneur Raoul des Préaux. Ce Raoul avait une fille belle et sage. Le comte parla tant à Monseigneur Raoul et à ses amis qu’il fit le mariage de Guillaume, son neveu et fils du Soudan d’Aumarie, avec la fille de Monseigneur Raoul, lequel n’avait autre héritière. Guillaume épousa donc la Demoiselle, et les noces furent célébrées très richement. Bref, Guillaume devint seigneur des Préaux.

La Paix régna alors dans le pays, et Messire Thibault eut deux enfants mâles de la Dame, qui devinrent gens de grand seigneurie. Le fils du comte de Ponthieu, dont nous avons dit tant de bien, mourut assez tôt après, et il en fut fait grand deuil par toute la terre de Ponthieu. Le comte de Saint-Pol vivait encore, mais, à sa fin, ce furent les deux fils de Monseigneur Thibault qui héritèrent les deux comtés. La bonne Dame, leur mère, vécut en rigoureuse pénitence, se répandant en largesses et aumônes ; et Messire Thibault, tant qu’il fut en vie, fit toujours beaucoup de bien en vrai prud’homme qu’il était.

La jeune princesse demeurée avec le Soudan son père, crût en grande sagesse et beauté. On l’appelait la Belle Captive, du fait que sa mère l’avait laissée, comme vous savez. Un Turc fort vaillant au service du Soudan, nommé Malakin de Baudas, vit la Demoiselle courtoise et sage, et, comme on en contait beaucoup de bien, il la convoita pour femme.

– Sire, dit-il au Soudan, en retour des services que je vous ai rendus, accordez-moi un don.

– Malakin, fit le Soudan, lequel ?

– Sire, si je n’en étais empêché par sa naissance, qui est fort au-dessus de la mienne, je vous le dirais.

Le Soudan, sage et avisé, lui dit :

– Parlez sans crainte, car je vous aime et estime beaucoup, et s’il est en mon pouvoir de vous accorder cette chose, mon honneur sauf, vous l’aurez.

– Sire, je veux que votre honneur reste sauf, aussi ne vous demanderai-je rien contre ; mais, s’il vous plaît, donnez-moi votre fille, je vous en prie : je la prendrais tant volontiers !

Le Soudan se tut et réfléchit un peu. Comme il se dit que Malakin était preux et sage, et qu’il parviendrait aux honneurs et aux richesses, il lui dit :

– Makalin, par ma foi ! vous me demandez-là une chose importante, car j’aime fort ma fille et n’ai plus d’héritiers. Elle est, comme vous le savez, et comme c’est la vérité, issue des plus hautes et vaillantes gens de France, sa mère étant fille du comte de Ponthieu ; mais, enfin, puisque vous êtes vaillant et que vous m’avez bien servi, je vous la donne volontiers, si elle y consent.

– Sire, dit Malakin, je ne veux rien qui soit à l’encontre de sa volonté.

Le Soudan fit alors appeler la Demoiselle. Elle vint et il lui dit :

– Ma belle fille, je vous ai mariée. Cela vous plaît-il ?

– Sire, fit-elle, mon plaisir est toujours selon votre volonté.

Le Soudan la prit par la main, et dit :

– Tenez, Malakin, je vous la donne.

Il la reçut plein de contentement, et quand il l’eût épousée selon la coutume sarrasine, il l’emmena en grande pompe en son pays, où ses amis lui firent cortège. Le Soudan les accompagna longuement, avec une suite nombreuse. Puis il prit congé de sa fille et de son mari, et retourna en son pays après leur avoir laissé la plus grande partie de ses gens pour les servir. Les deux époux vécurent ensemble longtemps et heureusement, et ils eurent beaucoup d’enfants, comme l’histoire en témoigne. De cette Dame, appelée Belle Captive, naquit la mère du courtois Saladin, qui fut si preux, sage et conquérant.

 

 

D’après une nouvelle en prose du XIIIe siècle,

rédigée en dialecte picard.

 

 

Fernand FLEURET,

Fenêtre sur le passé,

Grasset, 1936.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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