Le revenant de Gentilly

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Louis FRÉCHETTE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Si vous demandez à quelqu’un s’il croit aux revenants, quatre-vingt-dix fois sur cent il vous répondra : non ! Ce qui n’empêche pas qu’il se passe, tout au moins qu’il se raconte des choses inexplicables.

Témoin l’histoire suivante, que je tiens du père d’un de mes confrères, d’un homme de profession libérale à l’esprit très large et très éclairé, sur qui la crédulité populaire n’avait aucune prise, et dont la bonne foi était, vous pouvez m’en croire, au-dessus de tout soupçon.

Voici le récit qu’il nous fit un soir, à quelques amis et à moi, en présence de sa femme et de ses trois fils, avec le ton sérieux qu’il savait prendre quand il parlait de choses sérieuses. Je lui laisse la parole :

 

Je ne prétends pas, dit-il, qu’il faille croire à ceci et à cela ou qu’il n’y faille pas croire ; je veux seulement relater ce que j’ai vu et entendu ; vous en conclurez ce que vous voudrez. Quant à moi, je me suis creusé la tête bien longtemps pour en trouver une explication sans pouvoir m’arrêter à rien de positif ; et j’ai fini par n’y plus songer. C’était en 1823.

J’achevais mes études au collège de Nicolet et j’étais en vacances dans le village de Gentilly avec quelques-uns de mes confrères et deux ou trois séminaristes en congé auprès de leurs parents. Nous fréquentions assidûment le presbytère, où le bon vieux curé du temps (M. l’abbé C.-G. Guertin) très sociable, grand ami de la jeunesse, nous recevait comme un père. C’était un fier fumeur devant le Seigneur et pendant les beaux soirs d’été nous nous réunissions sous sa véranda pour déguster un fameux tabac canadien que le bon vieillard cultivait lui-même avec une sollicitude de connaisseur et d’artiste.

À onze heures sonnant :

– Bonsoir, mes enfants !

– Bonsoir, M. le Curé

Et nous regagnions nos pénates respectifs.

Un soir, – c’était vers la fin d’août et les nuits commençaient à rafraîchir, – au lieu de veiller à l’extérieur, nous allions passer la soirée à la chandelle, dans une vaste pièce où s’ouvrait la porte d’entrée, et qui servait ordinairement de bureau d’affaires, de fumoir ou de salle de causerie.

Coïncidence singulière, la conversation avait roulé sur les apparitions, les hallucinations, les revenants ou autres phénomènes de ce genre. Onze heures approchaient et le débat se précipitait un peu, lorsque M. le Curé nous interrompit sur un ton quelque peu inquiet :

– Tiens, dit-il, on vient me chercher pour un malade.

Et en même temps nous entendions le pas d’un cheval et le roulement d’une voiture qui suivait la courbe de l’allée conduisant à la porte du presbytère, et qui parut s’arrêter en face du perron.

Il faisait un beau clair de lune ; quelqu’un se mit à la fenêtre :

– Tiers, dit-il, on ne voit rien.

– Ils auront passé outre.

– C’est étrange !

Et nous allions parler d’autre chose, quand nous entendîmes distinctement des pas monter le perron et quelqu’un frapper à la porte.

– Entrez ! fit l’un de nous.

Et la porte s’ouvrit. Jusque-là, rien d’absolument extraordinaire. Mais jugez de notre stupéfaction à tous lorsque la porte se referma d’elle-même, comme après avoir laissé passer quelqu’un, et que, là, sous nos yeux, presqu’à portée de la main, nous entendîmes des pas et comme des frôlements de soutane se diriger vers l’escalier qui conduisait au premier, et dont chaque degré – sans que nous puissions rien apercevoir – craqua comme sous le poids d’une démarche lourde et fatiguée.

L’escalier franchi, il nous sembla qu’on traversait le corridor sur lequel il débouchait, et qu’on entrait dans une chambre s’ouvrant droit en face. Nous avions écouté sans trop analyser ce qui se passait, ahuris et nous regardant les uns les autres, chacun se demandant, s’il n’était pas le jouet d’un rêve. Puis les questions s’entrecroisèrent :

– Avez-vous remarqué quelqu’un, vous autres ?

– Non.

– Ni moi !

– Nous avons entendu, cependant.

– Bien sûr.

– Quelqu’un entrer...

– Puis traverser la chambre...

– Puis monter l’escalier

– Oui.

– Puis s’introduire là-haut ?

– Exactement.

– Qu’est-ce que cela veut dire ?

Et à mesure que nous nous rendions compte de ce qui venait d’arriver, je voyais les autres blêmir, et je me sentais blêmir aussi.

En effet, nous avions bien entendu. Et sans rien voir. Nous n’étions point des enfants, cependant ; et le courage ne nous manquait pas.

Le curé prit un chandelier, j’en pris un autre ; et nous montâmes l’escalier.

Rien !

Nous ouvrîmes la chambre où le mystérieux personnage avait paru s’enfermer.

Personne !

Absolument rien de dérangé, absolument rien d’insolite.

Nous redescendîmes bouleversés et parlant bas.

– C’était bien pourtant quelqu’un ?

– Il n’y a pas à dire.

– Et vous n’avez rien découvert ?

– Pas une âme.

– C’est renversant.

En ce moment un bruit terrible éclata dans la chambre que nous venions de quitter, comme si un poids énorme fût tombé sur le plancher.

Le vieux curé reprit froidement sa chandelle, remonta l’escalier et entra de nouveau dans la chambre. Personne ne le suivit cette fois. Il reparut pâle comme un spectre, et pendant que nous entendions des cliquetis de chaînes et des gémissements retentir dans la chambre qu’il venait de quitter :

– J’ai bien regardé pourtant, mes enfants, dit-il, je vous jure qu’il n’y a rien ! Prions le bon Dieu.

Et nous nous mîmes en prières. À une heure du matin le bruit cessa.

Deux des séminaristes passèrent le reste de la nuit au presbytère pour ne pas laisser le bon curé seul ; et les collégiens – j’étais fort tremblant pour ma part – rentrèrent chacun chez soi, se promettant toutes sortes d’investigations pour le lendemain.

La seule chose que nous découvrîmes furent, en face du presbytère, les traces de la voiture mystérieuse, très distinctes et toutes fraîches, dans le sable soigneusement ratissé de la veille. Inutile de vous dire si cette histoire eut du retentissement : elle ne se termina pas là, du reste. Tous les soirs, durant plus d’une semaine, les bruits les plus extraordinaires se firent entendre dans la chambre où l’invisible visiteur avait paru se réfugier. Les hommes les plus sérieux et les moins superstitieux du village de Gentilly venaient passer la nuit au presbytère, et en sortaient le matin, blancs comme des fantômes.

Le pauvre curé ne vivait plus.

Et il décida d’aller consulter les autorités du diocèse : et comme Trois-Rivières n’avait pas encore d’évêque à cette époque, il partit pour Québec. Le soir de son retour, nous étions réunis, comme les soirs précédents, attendant le moment des manifestations surnaturelles, qui ne manquaient jamais de se produire sur le coup de minuit.

Le curé était pâle, et plus grave encore que d’habitude. Quand le tintamarre recommença, il se leva, passa son surplis et son étole, et, s’adressant à nous :

– Mes enfants, dit-il, vous allez vous agenouiller et prier, et quel que soit le bruit que vous entendrez, ne bougez pas, à moins que je vous appelle. Avec l’aide de Dieu, je remplirai mon devoir.

Et d’un pas ferme, sans arme et sans lumière, je me rappelle encore, comme si c’était d’hier, le sentiment d’admiration qui me gonfla la poitrine devant cette intrépidité si calme et si simple, – le saint prêtre monta bravement l’escalier et pénétra sans hésitation dans la chambre hantée.

Alors ce fut un vacarme horrible.

Des cris, des hurlements, des fracas épouvantables.

On aurait dit qu’un tas de bêtes féroces s’entre-dévoraient, en même temps que tous les meubles de la chambre se seraient écrabouillés sur le plancher.

Je n’ai jamais entendu rien de pareil dans toute mon existence.

Nous étions tous à genoux, glacés, muets et les cheveux dressés de terreur.

Mais le curé n’appelait pas.

Cela dura-t-il longtemps ? Je ne saurais vous le dire, mais le temps nous parut bien long.

Enfin le tapage infernal cessa tout à coup, et le brave abbé reparut livide, tout en nage, les cheveux en désordre et son surplis en lambeaux...

Il avait vieilli de dix ans.

– Mes enfants, dit-il, vous pouvez vous retirer ; c’est fini, vous n’entendrez plus rien. Au revoir ; parlez de tout ceci le moins possible.

Après ce soir-là, le presbytère de Gentilly reprit son calme habituel.

Seulement tous les premiers vendredis du mois, jusqu’à sa mort, le bon curé célébra une messe de Requiem pour quelqu’un qu’il ne voulut jamais nommer.

– Voilà une étrange histoire, n’est-ce pas messieurs ? conclut le narrateur. Eh bien, je ne vous ai pourtant conté là que ce que j’ai vu de mes yeux et entendu de mes oreilles, avec nombre d’autres personnes parfaitement dignes de foi. Qu’en dites-vous ?

– Rien !

– Ni moi non plus.

 

 

Il m’a été donné, il y a déjà plusieurs années, d’interroger les anciens de Gentilly... même une nièce de la servante de M. le Curé Guertin... sur ce sujet ; et on m’a répondu qu’en effet, du temps de M. Guertin, il s’était passé quelque chose d’un caractère étrange ; que le presbytère, disait-on, avait été hanté, pendant plusieurs jours, par un personnage mystérieux, invisible.

 

 

 

Louis FRÉCHETTE, dans Le Monde illustré.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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