La dentellière de Bruges

 

                           Au comte Fréd. Van den Steen de Jebay.

 

 

                              I

 

À Bruges, près des eaux muettes

Qui se traînent languissamment,

Sur le bord d’un canal dormant

À faire pleurer les poètes,

En face de ces flots verdis

À l’odeur somnolente et fade,

Une dentellière malade

Vivait dans un obscur taudis.

 

Dix-huit ans, – très faible, très pâle...

La douleur cernait ses yeux doux,

Et, quand elle toussait, sa toux

Avait des sifflements de râle.

Elle travaillait, tout le jour,

Au bruit de l’eau toujours le même ;

Sans avoir jamais dit : « Je t’aime ! »

Elle rêvait beaucoup d’amour.

 

Plus d’une fois, sur la grand’place,

Comme, en allant vers le beffroi,

Avec son pauvre cœur tout froid

Elle traînait sa marche lasse,

Elle avait vu, parmi les fleurs,

Passer, sur quelque taille frêle,

Ces dentelles faites par elle

Dans l’obscurité des douleurs.

 

Et, regagnant, près de l’eau morte,

Sa chambrette de pauvre enfant,

La dentellière était souvent

Très songeuse en poussant la porte.

« Oh ! si quelqu’un m’aimait enfin !

Si jamais j’étais fiancée ! »

Et, tremblante à cette pensée,

Elle prenait le fuseau fin.

 

Derrière une boule de verre

Qui lui tamisait la clarté,

Quatre heures de nuit, à côté

De l’horloge au rythme sévère,

Chaque soir plus nerveusement,

Elle travaillait dans les fièvres,

Puis se jetait, du sang aux lèvres,

Sur son grabat d’épuisement.

 

Et le canal, sous les déluges

D’un ciel maussade et pluvieux,

Dormait, mélancolique et vieux

Comme les carillons de Bruges ;

El les petits jardins mouillés

Dormaient au jour crépusculaire,

Sans que jamais une voix claire

En riant les eût éveillés.

 

 

                              II

 

Pauvre petite dentellière,

Qui donc chez vous s’en est venu ?

C’est un jeune homme, un inconnu

À la démarche cavalière.

Le jeune homme à peine arrivé,

Voilà votre cœur qui s’arrête :

C’est donc le fiancé, pauvrette,

Celui que vous aviez rêvé ?

 

Il vous a dit : « Je me marie... »

Vous avez eu bien mal ! – Après

Il a dit encor : « Je voudrais

La dentelle la plus fleurie,

Une merveille, un pur bijou,

Une toile en neige tissée,

Pour l’offrir à ma fiancée

Et la mettre autour de son cou.

 

« Il la faut pour la Pentecôte...

– Je l’achèverai, Dieu m’aidant...

– Le temps manque un peu ; cependant,

Pourrez-vous la donner sans faute ?

Je la veux blanche comme lait,

Je la veux adorable et fine,

Fraîche à ravir une dauphine ! »

Elle a promis ce qu’il voulait.

 

Les voisines ont fait : « Ma chère,

Quelle chance ! Un travail de roi !

Mais c’est que vous avez, ma foi,

Regard sûr et touche légère ! »

Le canal, sous la pluie à flots,

Épaissit son eau plate et grise ;

La dentellière s’est assise,

Le cœur soulevé de sanglots.

 

Au travail, ma pauvre petite !

Ton coussin est là, qui t’attend.

Sans amour, travaille pourtant,

Travaille encor, travaille vite !

N’écoute plus ce cri d’oiseau

Effaré de pluie et de brume ;

Quitte l’eau glauque et son écume :

Dentellière, vite au fuseau !

 

Et, pendant de longues semaines,

Chaque jour à l’autre pareil,

Sans parler, sans voir le soleil,

Sans entendre de voix humaines,

La dentellière fait courir

Avec son éternel manège

Ces fils légers comme une neige

Qu’on verrait se prendre et fleurir.

 

Le printemps sème des pervenches

Sur les eaux du canal moins noir,

Et, par la croisée, on peut voir

Un arbre avec des fleurs aux branches ;

Tissant, de ses doigts effilés,

Les dentelles pour l’épousée,

L’enfant peut voir, par la croisée,

Revenir les vols exilés.

 

Et puis, un jour qu’une main vive

Frappe à la porte, on n’ouvre plus...

Sur les escaliers vermoulus

La foule des voisins arrive.

Les enfants disent : « Elle dort ?... »

Le jeune homme entre : « Et notre ouvrage

Avance-t-il ? Allons ! Courage ! »

Il recule : il a vu la mort.

 

Nul ne portera la dentelle

Sur qui la mourante pâlit :

Le soir, quand on l’ensevelit,

On mit cette neige autour d’elle ;

On l’a menée au calme lieu

Qui nous réserve ses refuges,

– Et la dentellière de Bruges

Connaît l’amour, s’il est un Dieu.

 

 

 

Charles FUSTER.

 

Paru dans L’Année des poètes en 1896.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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