Bernal Frances

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Almeida GARRETT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

DOM Ramiro a mis en mer, belle galère il a montée ; son pavillon, terreur des Mores, sur la poupe battait au vent.

Ah ! quels adieux au départir, de chagrin ils sont déchirés ; tant d’années passées à aimer et pas une encore en ménage !

En Espagne, il n’y a pas dame aussi belle que Yolande. Au monde, elle n’eût eu d’égales, si elle eût été plus fidèle.

 

_____

 

La mer bat la barbacane du château qui la domine ; la vigie sur la tour maîtresse, seule au château reste à veiller.

Les autres cèdent au sommeil, tout est repos et silence. En l’absence du seigneur, plus grand respect sert de garde 1.

Mais à l’une des meurtrières, à certaines heures, un flambeau luit et une barque aventureuse aborde aussitôt sous les murs.

Bien des nuits se sont succédé, que la mer soit belle ou mauvaise, à la même heure même lumière, toujours même barque venue.

Et de cela se doute-t-il, le bon Rodrigo, lui qui promit à son seigneur, quand il partit, de lui tenir le serment de fidélité qu’il a prêté entre ses mains.

Qu’il le sache ou qu’il l’ignore, la légère caravelle 2, échouée au pied de la tour, sur le rivage était halée.

Une nuit, nuit noire, hideuse, la barque au port fut enlevée. Qui l’enleva ? On ne le sait ; celui qui le fit pour le dire ne revint pas 3.

Le flambeau à la meurtrière brille comme à l’accoutumance, mais cette nuit, près du rivage, la barque ne vint pas croiser.

Au pied de la roche s’ouvrait une poterne secrète ; seuls la connaissaient Ramiro, Yolande et le fidèle Rodrigo.

Au plus profond de la nuit, quand les heures sont de mort, des gens franchissent la poterne et à la porte de Yolande frappa une main discrète.

« – Qui frappe ainsi à ma porte ? Qui frappe ? Oh ! qui va là ? »

« – Madame, c’est Bernal Frances ; ouvrez votre porte à l’amour. »

En descendant du lit doré, elle déchira sa chemise ; en ouvrant doucement la porte, sa lumière fut éteinte.

Par sa main tremblante elle le prend, le mène à son appartement. « – Amour chéri, cette main, comme elle tremble et qu’elle est froide ! »

Et l’amoureuse Yolande cherche à réchauffer ses mains sous ses baisers ardents et dans son sein palpitant.

« – Tu viens de loin ? » – « De bien loin. » – « La mer est mauvaise ? » – « Effroyable. » – « Tu es armé ! » – Pas de réponse. Elle délace ses armes.

De pure essence de rose, elle arrose le corps aimé et, dans son lit délicieux, elle le couche à côté d’elle.

« – La minuit est déjà passée, vers moi tu ne t’es point tourné. Qu’as-tu, mon amour adoré ? Pourquoi me cacher tes soucis ?

« De mes frères aurais-tu crainte ? Ils ne viendront pas ici. De mon beau-frère ? Il n’est pas homme pour avoir affaire avec toi. Mes serviteurs et mes vassaux dorment tous dans cette tour. De notre amour ils n’ont soupçon et ne peuvent te découvrir.

« Si tu as peur de mon mari, bien loin de nous il est allé. Que les Mores me l’y retiennent ! mal d’absence ne me fait souffrir. »

« – Je ne crains pas tes serviteurs, ils sont mes serviteurs aussi. Frères, beaux-frères ne m’inquiètent ; ils sont mes frères et mes beaux-frères.

« Je ne crains pas ton mari, de lui je n’ai rien à craindre. C’est lui qui est à tes côtés, et c’est à toi de trembler. »

 

 

II

 

Le soleil à l’orient dorait les créneaux du château ; plus belle que lui, Yolande s’acheminait à la mort.

Une toile blanche grossière couvre son corps délicat ; une dure corde de jonc est nouée à sa ceinture.

Pages et damoiselles pleurent, la pitié voile le crime. L’époux offensé, lui-même, par ce spectacle est attendri.

La cloche donne le signal, le bourreau aiguise le glaive : « – Seigneur, je mérite la mort disait la femme infortunée.

« À vos genoux, dom Ramiro, je vous demande humble pardon. Par pitié, pardonnez-moi ; mais pour la mort, je la mérite.

« De l’outrage que je vous fis dans mon coupable aveuglement, rendez-moi quitte par la mort ; pardonnez à l’heure dernière.

« Moi seule je suis coupable ; de l’injure que je vous fis, ne tirez pas vengeance sur ce pauvre malheureux. »

Peut-être eût-elle eu son pardon de l’époux qui s’attendrissait, mais sa prière est une offense qui le rend tout à sa haine.

Pour ne la voir il détourna son visage courroucé et, de la main gauche levée, il donna l’ordre fatal.

Sur ce cou qui dans l’agonie, transparent et frêle, gardait encore sa beauté, d’un poids effroyable et subit tomba le terrible couteau.

 

 

III

 

Quelle procession défile sous le vieux portail de la tour ? Pour la voir, que de gens accourent ! Que de peuple la suit en larmes !

Dans les ombres de la nuit, les torches de cire blanche jettent une lueur blafarde sur le chemin qui conduit au lieu de la sépulture.

Les moines sous leurs capuchons entourent le corps, en prière ; les cloches à toute volée sonnent et sèment l’épouvante.

Deux nuits s’étaient écoulées ; plus de flambeau à la meurtrière, mais la barque aventureuse passait et repassait sous la tour.

Jolie barque si légère qui défiais et vents et flots, la fanal qui te guidait ne brille plus ; il s’est éteint.

Ta Yolande charmante, qui par sa beauté t’enchantait, a souffert pour toi laide mort, mort cruelle par le couteau.

À l’église de Saint-Gilles, entends-tu la cloche sonner ! Au loin vois-tu marcher ces torches ? C’est elle qu’on va enterrer.

 

_______

 

Les obsèques sont terminées, la froide pierre est retombée, l’église est restée déserte ; on n’y voit qu’un seul chevalier.

Couvert de noirs vêtements, plus noir est le fond de son cœur ; sur la tombe fraîchement close, en rampant il est arrivé.

« – Ouvre-toi, ô tombe sacrée, ouvre-toi pour un malheureux. Dans la mort nous serons unis, puisque dans la vie le ciel n’a pas voulu le permettre.

« Ouvre-toi, ô tombe sacrée, qui recouvres tant de beauté. Enfouis aussi mon crime à côté de son infortune.

« Ma vie qui était tout en elle, je n’en veux plus ; tombe sacrée, reçois-la, car désormais je ne peux plus la supporter. »

Et ses pleurs coulaient en ruisseaux, et ses sanglots éclataient et sa main, tenant son épée, dans son cœur allait la plonger.

Mais une voix qui du tombeau s’élevait glaça sa main, une voix suave encore, mais si lugubre et si froide, si étouffée par le sépulcre, qu’elle fit frémir ses chairs et suspendit la vie en lui.

« – Vis, chevalier, vis encore, vis pour toi ; moi, j’ai vécu. Mon crime m’a donné la mort, moi seule, je l’ai méritée.

« Dans la glace de cette tombe où tout est ténèbre et terreur, je ne garde de l’existence que mes remords et mon amour.

« Les bras dont je t’entourais n’ont plus de force pour le faire ; la terre humide et dure couvre les yeux qui te regardaient.

« La bouche qui te donnait des baisers n’a plus de saveur ; le cœur qui te chérissait, ah ! le cœur seul n’est pas mort !

« Vis, chevalier, vis encore et vis pour être heureux ! Par mon triste sort apprends à être père et époux.

« Celle que tu épouseras, nomme-la comme moi Yolande ; plus que moi elle n’aimera, mais qu’elle soit plus fidèle.

« Les filles que tu auras d’elle, que mieux que moi elles soient endoctrinées ; qu’elles ne se perdent pas pour l’amour d’un homme, comme pour toi je me perdis. »

 

 

Almeida GARRETT.

 

Traduit du portugais par

Théodore Boudet, comte de PUYMAIGRE,

dans Choix de vieux chants portugais, 1881.

 

 

 

 

 



1 Dobra o recato nas portas

Com a ausencia de senhor.

Le poète n’a pas dû vouloir dire qu’en l’absence du maître la vigilance redouble, puisque le contraire a lieu, mais, probablement, que les étrangers osent moins se présenter au château. C’est obscur, la traduction comme le texte.

 

2 La caravelle est proprement un gros navire et non une frêle embarcation. Almeida Garrett n’entendait pas très bien les choses de la mer. S’il n’y avait pas de mouillage au pied de la tour, l’amant devait effectivement échouer sa barque et ensuite la tirer à terre, mais c’était bien chanceux.

 

3 La stance est peu claire. D’après la suite de la narration, on peut présumer que dom Ramiro avait fait enlever la barque sur la plage où Bernal la poussait tous les soirs, que deux jours après elle y fut ramenée et que Bernal la reprit sans se douter du retour du mari, et de la tragédie qui s’ensuivit.