Le miracle de Théophile

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

GAUTIER DE COINCY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

AVANT que Rome eût assujetti les Perses, vivait en Sicile un évêque dont le vidame – qui avait nom Théophile – honorait grandement Notre-Dame et s’était rendu célèbre et populaire par sa charité. Il était si libéral et si humain que tout son avoir lui glissait des doigts pour passer aux malheureux et qu’ainsi, loin d’être serf de son argent, c’est son argent qui lui servait en lui méritant la dilection de Dieu. Son Seigneur se reposait sur lui de toute chose et, de fait, il n’aurait pu donner sa confiance à quelqu’un de plus religieux, de plus humble et de plus attaché au saint titre et au très doux service de Marie.

Il arriva que cet évêque mourut. Aussitôt les clercs et le peuple, s’assemblant, n’hésitèrent point à choisir Théophile pour le remplacer et, d’une voix commune, déclarèrent qu’ils ne sauraient faire meilleur choix. Le bon vidame, pourtant, s’épouvanta de cet honneur. Il craignit que la vaine gloire, qui perd tant de gens, ne compromît son salut ; et il refusa de se rendre à un vœu unanime.

Une telle protestation alors s’éleva que l’archevêque lui manda de le venir trouver sans délai pour s’entendre intimer l’ordre d’accepter un siège où la volonté de Dieu manifestement l’appelait. Théophile différa d’obéir et atermoya si longtemps que la foule se saisit de lui et l’entraîna de force devant son supérieur. Celui-ci ne manqua point de lui faire fête et le poussa, tantôt par la prière, tantôt par la force, à complaire à ceux qui le voulaient pour chef et à commencer à remplir son office aussitôt.

Mais Théophile, tombant à genoux, éploré, les yeux pleins de larmes, demanda qu’on ne le contraignît pas d’occuper un poste dont il ne se sentait pas assez digne. L’archevêque, déconcerté par sa résistance, lui accorda trois jours pour réfléchir. Le temps venu, il trouvait le saint homme plus entêté que jamais dans son refus, et se voyait obligé d’engager le peuple à un autre choix. Le nouvel évêque mena grande joie de son élection puis, pressé par l’envie et les mauvais conseils, ne craignit point de chasser Théophile de l’emploi où cet humble serviteur avait voulu demeurer.

Or, quelqu’un se réjouit de l’affaire : l’Ennemi qui guette les âmes et s’afflige dès qu’il voit un fidèle s’entremettre pour servir Dieu ou se tenir au ferme propos de bien se conduire. Jour et nuit, insidieux et tenace, invisible et toujours agissant, il se glisse auprès de Théophile, l’entoure, le circonvient, le tente et si durement le presse que le pauvre clerc, embrasé de mauvais désirs ou enflammé de colère, ne se connaît plus et se met au point de renier Dieu et de s’étrangler de fureur.

– « Ah ! fait-il, ah ! hélas, me voici bien échec et mat. J’étais brillant parmi les prêtres et je suis devenu zéro en chiffre, victime de ma propre stupidité. Quel sot je fus, quel démon me trompa quand je refusai d’être évêque ! Que mon âme se perde et que je brûle au feu d’enfer pourvu que je retourne à ma dignité première. Holà ! Satan, voici ton heure. Ton homme je me déclare, prêt à te servir chaque jour pourvu que tu m’indiques le moyen de prendre ma revanche. Car, je le sens trop maintenant, ni Dieu, ni sa Mère ne me sont plus d’aucun secours. »

Il y avait dans la ville un juif fécond en artifices, expert en sorcellerie et qui savait évoquer, sans qu’ils pussent résister à ses incantations, les diables d’enfer. Il avait déçu les plus sages de l’endroit et mainte âme lui avait dû d’aller griller pour l’éternité. C’est à son huis que Théophile se décida de frapper.

Il ne fallut pas un long examen au nécromant pour deviner que le démon possédait cet esprit devenu tout mondain. Le clerc, d’ailleurs, tombé à ses pieds, le suppliait.

– « Seigneur, s’écria-t-il, seigneur, grâce ! Près de succomber au courroux de mon cœur, je vous implore. L’évêque, mon nouveau maître que Dieu confonde, m’a dépouillé de mon grade, m’a privé de mes biens et m’a jeté à la rue. Que, par vous, je vienne à bout de me venger ou, sûrement, je succombe de désespoir. »

À quoi le juif mielleux répondit :

– « Ami, vous tiendriez encore votre haute place si vous étiez, comme tant d’autres, usurier, avare, flatteur ou esclave. Mais tous vos prélats, je ne le sais que trop, n’ont que faire de gens de bien. Les gros bénéfices vont aux grosses bourses, et nul n’a rien s’il ne l’achète ou s’il ne le paye en bassesses, en médisances ou en flatteries. Chaque jour la chose empire. Vos chefs ne prisent nul mérite. Ample déshonneur, certes, vous leur devez. Mais si vous voulez m’en croire et vous fier à mon conseil, bientôt vous retrouverez des trésors et des titres plus grands que ceux que vous avez perdus. »

Théophile acquiesça et le perfide reprit :

– « Beau doux ami, l’homme prudent ne révèle à personne ses affaires et, entre mille, sait faire choix d’un ami. Revenez demain soir tout seul, je veux mener la chose avec tant de secret et de diligence que, si méfiant que soit votre évêque, vous deveniez avant peu maître de lui et de ses biens. J’ai assez de crédit à la cour de mon Seigneur à moi pour vous obtenir satisfaction. Je vous y conduirai, vous pourrez vous y plaindre. Évêque vous désirez d’être, c’est la tiare peut-être et les clefs qu’on vous offrira. Ils sont nés sous une heureuse étoile ceux qui apprennent à profiter d’un tel pouvoir. »

Le malheureux Théophile prend congé puis s’en retourne furtivement chez lui. Le lendemain, à la nuit, animé du mauvais esprit, il revient chez le juif qui lui saute au cou, le baise et lui fait fête.

– « Ah, dit le mécréant, réjouissez-vous. Je me suis déjà occupé de votre affaire : j’ai vu Messire et l’en ai entretenu. Il vous salue et, par moi, vous mande qu’il vous attend parmi sa cour à la grande fête qu’il va donner. »

La nuit est épaisse et semble peuplée d’ombres hideuses. Où va le misérable que son noir compagnon tient étroitement serré, qu’adviendra-t-il de lui si Notre-Dame ne s’en mêle ? Il tremble de tous ses membres en attendant. « Ne crains donc rien, lui répète le maudit juif, et quoique tu entendes, quelque merveille que tu voies, garde-toi bien surtout de faire nul signe de croix ni d’appeler Dieu, ni sa Mère. »

Théophile promet tout ce qu’on veut. « Lève la tête maintenant, reprend le juif qui l’a saisi par la main, tu peux déjà voir la fête que je t’ai promise et la haute joie que mènent tous ceux qui servent Monseigneur. »

Un sourd tumulte, un bruit funèbre ébranlent tout le pays. Autour de la ville, dans une clarté livide, des processions vont et viennent, et on dirait qu’un sombre incendie dévore le sol. Ils sont bien là cent mille démons, revêtus d’un lourd manteau blanc et tenant au poing cierges et chandeliers. Ils glorifient leur Seigneur et celui-ci, au milieu d’eux, se dresse, si gigantesque et si épouvantable qu’à sa vue Théophile, claquant des dents, se demande s’il ne va pas succomber à l’effroi. Ah, il s’en retournerait bien volontiers ! Mais son juif ne le lâche pas et lui recommande sans cesse de n’invoquer aucun saint.

– « Ami, dit le Diable au juif, quel est cet homme et d’où vient-il ?

– Seigneur, répond le maudit, c’est celui qu’hier soir j’ai promis de vous amener. Il est à vous si vous le voulez et il a grand besoin de vos conseils. Vous lui accorderez d’ailleurs bien plus qu’il n’ose demander. Quant à son grief le voici. Son évêque lui a fait injure et il en a le cœur tout furieux et dolent. »

 

 

 

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THÉOPHILE S’ENGAGE AU DÉMON.

 

 

 

Et Satan aussitôt :

– « Puisque tu le veux, dit-il, si tu renies sans délai ton baptême, ta croyance en Dieu, en sa Mère, en ses saintes et saints, je te rends des honneurs à l’infini au-delà de ceux que tu as perdus. Et quant à l’évêque, ton maître, tu ne lui demanderas rien qu’il ne soit contraint de t’accorder. Mais tout cela je ne te l’octroie qu’au prix d’un abandon complet et de Jésus et surtout de Marie qui jour et nuit m’opprime et me poursuit et que je hais de toutes mes forces. Et tes promesses ne me suffisent point : trop de chrétiens m’ont déçu déjà, se rangeant sous ma loi pour gagner mes faveurs et se dérobant après, moi quinaud, par la confusion ou par le repentir. Ce que j’exige, c’est une belle et bonne charte, signée de ton nom, scellée de ton sceau et telle que tu ne la puisses désavouer. À ce prix seul tu participeras à ma haute puissance et à mes innombrables trésors. »

À toutes ces conditions, le clerc égaré souscrivit. Tombant aux pieds du Diable et les baisant de façon très humble, il renia foi et sacrements, puis, consommant l’irréparable, il livra le parchemin où la marque de son anneau attestait le pacte odieux. Satan emporta la pièce en enfer, riant à l’idée que nul ne viendrait la rechercher jusque-là et tout heureux d’avoir enlevé à Notre-Dame un des plus fervents et des plus connus de ses serviteurs.

Or, la Providence voulut que cette même nuit la pensée de Théophile tourmentât durement l’évêque. Sa conscience lui représenta quelle vilenie il avait commise, en ôtant à un prêtre estimable et de sainte vie une dignité ou des biens que personne, de l’avis de tous, ne méritait mieux. Dès le matin, il le fit appeler, lui commanda de reprendre son titre et ses possessions, promit de ne lui jamais déplaire et le pria de disposer enfin, sans scrupule, de sa personne comme de son diocèse. Théophile, plein de joie, profita de tout cela et bientôt devint d’une moitié plus riche qu’il ne l’avait été jusque-là. Le juif se tenait au courant de sa fortune, et, plus d’une fois, le rejoignait, la nuit.

– « Très doux Seigneur, lui murmurait-il alors, ayez soin toujours de tenir bien cachée cette affaire. Je t’obtiendrai de notre Sire plus que tu n’oses souhaiter. N’as-tu pas vu tout ce qu’il peut ? Il t’a rétabli dans ta place que ni Dieu, ni sa Mère ne savaient te rendre. Tu les avais pourtant bien servis. Mais sache qu’ils ne font jamais rien pour leurs serviteurs ; délaisse surtout le culte de cette Marie dont les chrétiens si fort s’entêtent. N’y pense plus et, si tu tiens à ta chance, ne regarde aucune de ses images, car dommage t’en adviendrait. Fais hardiment le contraire de ce que tu faisais. Un homme déjà ne s’abaisse pas à tant d’humilité. Montre que tu es riche. Tu dois vêtir de beaux vêtements, monter de superbes destriers sellés ou caparaçonnés d’or, manger beaucoup et bon, combler sans mesure tous tes désirs. Crois-moi, car je connais le monde : qui ne se tient noble soi-même se voit méprisé de chacun et nul pauvre ne pèse un fétu. Étais-tu assez grotesque lorsqu’à genoux tu lavais les pieds à la ribaudaille, et convenait-il à quelqu’un de ta sorte de décrasser un truand, et de le vêtir été ou hiver de tes habits ? Que ne les laissais-tu à leur vermine dont tu restais contaminé ? Ah ! quelles peines inutiles tu endurais avec ta haire et tes jeûnes ! Tu étais jaune tel un pied de milan et fripé comme un vieux chausson. Bois, mange, songe que vit d’autant moins qui se contraint davantage et conduis-toi de la sorte que jeunes, vieux, petits et grands ne soient en peine que de pourvoir à ton plaisir. »

Théophile écoute cette voix subtile et trompeuse, Théophile ni ne chante plus l’office ni même n’entre dans l’église, Théophile préfère la joie à la pénitence et le siècle à Sainte Marie que jusque-là il aimait tant, Théophile laisse le Christ pour l’Antéchrist, Théophile erre et s’égare, Théophile prend un cœur de pierre : à grands sauts et à grand galop, Théophile se précipite au feu d’enfer.

Quelle honte pour qui l’a connu ! Lui, renier Dieu et se vendre au Diable ! Ce dignitaire si charitable, Satan l’a tellement changé, lui a mis au cœur si grand orgueil qu’à peine il daigne se tourner vers les pauvres gens à qui jadis il distribuait argent, cottes et chaussons. Il baisait les mains et les pieds jusqu’aux lépreux ; il a délaissé les bonnes œuvres pour se vouer à l’Ennemi. D’humble et doux le voilà devenu fier et cruel, de franc débonnaire, cauteleux et plein de malices, de religieux, luxurieux. Il chasse ceux qu’il recueillait, et il ne reste plus rien en lui de ce qu’on y admirait tant. L’enfer a fait cet autre miracle : Dieu et sa mère muets, il tient entière la débile créature qui ne songe plus à donner contentement qu’à son corps.

Comme sur un coursier sans mors ni bride, Théophile chevauche vers les ténèbres où l’on pleure. Mais madame sainte Marie qui jamais n’oublia nul des siens ne souffre pas qu’il soit perdu. Elle forge pour le cheval déchaîné un frein d’or pur, doucement, elle retourne vers la bonne voie l’âme en déroute.

Il lui revient en mémoire qu’en des temps plus calmes elle était tout pour cet ami qui maintenant l’offense et, quand elle le voit ainsi infirme et aveugle, elle supplie le Rédempteur, son Fils, pour qu’à l’égaré soient enfin rendus les yeux du cœur.

Théophile commence donc à sentir les premières pointes du remords. Les vapeurs de son ivresse dissipées, son forfait lui apparaît dans toute sa laideur et il connaît le crime dont il a pu contrister l’amour de Dieu et de la Mère. Son repentir, peu à peu, égale sa faute et il lève au ciel une face arrosée de mainte larme chaude et claire, il soupire, il s’effraye d’un effroi bien plus terrible que sa terreur lors du sabbat. Si sa mort survenait maintenant, les diables l’emporteraient sur l’heure et sans que personne se présentât pour leur ravir leur digne proie. Alors, il recommence de prier Dieu, de se macérer, déjeuner, de rassembler autour de lui les misérables. La haire lui paraît plus douce que soie et le Saint-Esprit tant le pénètre qu’il n’arrête point de pleurer.

– « Hélas ! que deviendrai-je, quel conseil prendre, qu’ai-je fait ? Hélas ! j’ai plus péché, moi tout seul, que tous les criminels ensemble. Hélas ! hypocrite, menteur et traître, comme je l’emporte en malice sur tous les autres mécréants ! Fallait-il assez peu de sens, sur un propos de vaine gloire, par convoitise et par jactance, pour renier Dieu et ma foi, pour opposer le Roi d’en bas au Roi céleste ? Hélas ! mon cœur se fend de deuil et je m’étranglerais, si je m’en croyais, de mes mains. Jamais je n’aurai rémission... à moins que Celle dont si brillante est l’étoile et qui secourt le pécheur ne m’obtienne le doux pardon...

« Dis, âme captive, que répondras-tu au juste jugement de Dieu ? Quelle sera ta contenance lorsque sera manifesté au monde le sang que, de sa lance, Longin tira du divin flanc ? Voici les crachats et la Croix, voici la Couronne et les plaies, que diras-tu quand apparaîtra plein de colère, dans le tremblement universel, parmi les Anges, les Archanges, le Roi que tu as renié, lorsque chacun apercevra ta frénésie, tes turpitudes ; dis-moi, de ta bouche infectée, de quel nom appelleras-tu Celle qui apparaîtra dans les nues plus glorieuse et rayonnante que le soleil en plein midi ? Ah ! malheureux, ah ! maudit, tu sais à toi ce qu’on réserve : les diables et leurs crocs de fer. »

Ainsi Théophile se lamente. Tout en gémissant il est entré dans l’église de Notre-Dame. Là, il se couche sur les dalles qu’il mouille de ses larmes, bat sa coulpe ; s’arrache les cheveux et déchire ses vêtements. Il avoue son forfait, il clame son désespoir et il ose se remettre sous la garde de la Dame qu’il a trahie.

Quarante jours il demeure ainsi, jeûnant, genoux et coudes nus. Et une nuit Notre-Dame lui apparaît. Mais elle détourne sa face pleine de colère et elle ne se montre que pour lui demander comment il peut avoir le courage d’implorer la miséricorde et les faveurs du Ciel dont il a pu s’exclure. « Va, dit-elle, va, cours à Satan, ton nouveau maître. Il a bonne promesse de toi, écrite et scellée. Tu lui appartiens mort et vif. Je ne puis plus rien à cela. »

Longtemps, longtemps, le misérable supplie Notre-Dame, toujours il la trouve en courroux et impitoyable. Il s’humilie, il se déchire, il la célèbre de tous ses titres : Dame du Ciel, Dame d’ici-bas, Clarté d’Amont, Clarté d’Aval, Reine des Anges, des Archanges, pure porte du Paradis ; il lui rappelle, à travers l’histoire, et ses grâces et ses pardons. Raab, la pécheresse, David, le pécheur, saint Cyprien qui faisait éventrer les femmes n’ont-ils point été absous ?... « Dame, s’écrie-t-il avec ferveur, Dame, oui, j’ai tout fait, or je me repens, je t’implore, prends mon corps et qu’il subisse les pires tourments où tu le voudras soumettre. Mais qu’il te souvienne de mon âme et que tu la recueilles en ta bénignité. »

La haute Dame glorieuse, la source de toute pitié ne peut entendre des accents si sincères sans se laisser toucher. « C’est bien, dit-elle en s’approchant, certes tu m’as été occasion de colère, mais tu as tant pleuré, tu t’es prosterné avec tant de ferveur devant mon image que je ne te ferai pas languir davantage. Parce que ton repentir est sincère, parce que tu as mis en moi ta confiance, je ménagerai la paix entre mon Fils et toi et le presserai de t’octroyer pardon et grâce. Toutefois, il convient d’abord, après ton reniement, que tu fasses ample et explicite profession de foi. »

Et Théophile de répondre avec allégresse. Il récite de cœur autant que de bouche son Credo. Il dit sa foi au Saint-Esprit, à l’Incarnation, à la mort sur la Croix, à la Résurrection, à la descente aux Enfers, au règne de Dieu dont il souhaite, plein d’ardeur, la venue. Il célèbre Marie dans sa puissance et ses attributs et, avec de nouvelles larmes, la conjure de pourvoir au salut du pauvre pécheur.

Or, la bonne Dame l’a regardé en souriant et lui a dit :

– « Théophile, Théophile, voici maintenant que le diable a perdu sa partie. Tu l’as joliment déçu en reconnaissant avec cette piété mon Fils qu’il t’avait fait quitter et tu m’as si bien rappelé nos pures amours de jadis que je te reviens toute et ton absolution vais chercher. »

Théophile, plein d’espoir, trois jours demeura dans le temple, priant et pleurant et adorant, à genoux, sans manger ni boire. Les larmes de son repentir furent si abondantes, conte l’histoire, qu’elles arrosèrent sous lui tout le dallage. Au bout de ce temps la noble Dame revint le voir de nuit et lui annonça que ses prières, ses regrets, son ferme propos de s’amender avaient fini, doublés de ses instances à Elle, par faire agréer sa pénitence. « Prends garde, cependant, ajoute-t-elle, sois désormais de cœur vrai et purifie ton âme. Comme l’or, dans le creuset, s’en va la vie vers sa fin. Arrange-toi pour que la tienne, qui touche à son terme, ne t’ouvre que les portes éternelles de la joie. »

Théophile, plein d’allégresse, tombe aux pieds de la Mère de Dieu. « Dame, lui dit-il, en toi sont toutes les pitiés et les douceurs, et tu es bien la dernière planche de salut pour ceux qui pèchent. Oserai-je pourtant bien te dire que je frémis encore de peur ? C’est que le diable tient toujours notre contrat et je ne puis me rassurer que je n’aie l’écrit entre mes doigts. Il le conserve sous d’impénétrables serrures, mais quel secret te résiste, ô subtile ? Dès que Satan t’aperçoit, il cède épouvanté. Je t’en supplie, et je requiers de toi cette suprême grâce : va vers lui et, de gré ou de force, arrache-lui le document. En quelque lieu qu’il le garde, il ne saura te le cacher. »

– « J’en fais mon affaire, promit Notre-Dame, rassure-toi. »

De nouveau trois jours passèrent, Théophile ne bougea point. La troisième nuit, las de veiller et de prier, il s’endormit devant l’autel. Or, la Vierge, tout doucement, arriva, tenant la charte à la main et, sans rien dire, la déposa sur la poitrine du pauvre clerc. Mais, comme s’il avait deviné son bonheur, celui-ci s’éveilla et manqua de s’évanouir d’émoi, revoyant le parchemin qui, maintenant, le libérait. Il pleure, il soupire, il s’écrie :

– « Ah ! Sainte Marie, comment te remercier ? C’est à cette heure que je puis voir ta miséricorde et ta puissance. Haute-Dame, dès que j’en appelai à toi, le Diable perdit aussitôt ses avantages et, malgré sa victoire passagère, il demeura mat et confus. Vierge sereine et bienfaisante, celui-là demeure à jamais secouru que tu secours ! Que je vive jusqu’à demain et tu verras à ton tour, si je te fais réparation aux yeux de tous. »

C’est la nuit d’un samedi qu’elle lui avait rendu la charte de damnation. Jusqu’au matin, mille fois il la remercia, les mains jointes. Puis il sortit et se hâta vers la cathédrale où officiait l’évêque lui-même parmi la foule du dimanche. Là, mû par le Saint-Esprit, il court à l’autel, tombe aux pieds du pasteur et, après l’évangile, fait sa confession publique. Il dit de point en point son péché, sa repentance. Chacun se signe et s’épouvante quand il décrit la nuit du Sabbat et la procession des diables autour de la ville. On s’émeut et on pleure au récit du pacte, au souvenir du danger couru par cette âme que ni Dieu, ni Notre-Dame n’abandonnèrent. Pas un, si dur soit-il, qui ne s’attendrisse ou ne vénère cette miséricorde qui veut la conversion et non la mort du pécheur.

À l’émerveillement général, l’évêque donne lecture de l’écrit. Plein de sagesse et d’éloquence, il lève les bras vers le ciel, glorifie Dieu et, dans une exhortation pressante, conjure les fidèles d’admirer un tel miracle et de n’en perdre jamais la mémoire : « Louez, dit-il, louez le Roi créateur et sa Mère, prenez confiance à Marie victorieuse de Satan et toujours prête à crier merci pour vous ; voyez les bienfaits de la pénitence et les effets de l’oraison ; apprenez comment on se réconforte par l’abstinence et le jeûne, récitez avec ferveur les litanies de Celle dont aucun nom et aucun titre ne peut exprimer la pleine vertu... »

Quand il eut achevé, pour faire pleine honte à l’Ennemi, il ordonna de brûler la charte et d’en jeter les cendres au vent. Puis, il fit lever Théophile qui venait de purifier son âme par l’aveu des noirs péchés de son corps, et le communia. Au moment où il lui mettait l’hostie dans la bouche, la face du pénitent resplendit d’un tel éclat qu’il sembla que ce fût face d’Ange et non d’homme. Mais Théophile ne resta pas là longtemps. Animé de l’Esprit qui venait en lui de descendre, il courut à la chapelle où il avait eu ses visions et là, jeté sur les dalles, les bras en croix, il se remit en la garde de Celle qui l’avait délivré, la priant de le retirer de ce monde, pour consommer son œuvre, aussitôt qu’il se pourrait.

L’histoire dit que Théophile, après avoir reçu son Sauveur, ne voulut plus manger ni boire. Prosterné devant l’image de la Vierge, trois jours encore il la vénéra et lui rendit grâce, immobile et tout soulevé hors de lui. Puis il fit venir ses compagnons, les baisa tous, les recommanda pieusement à Dieu et prit ainsi congé d’eux. « Maintenant, dit-il, que Dieu et sa sainte Mère disposent de moi à leur gré. » Il se tut, tendant les mains vers la pierre qui figurait Marie. L’œil fixe on l’entendit murmurer : « Dame, Dame, en tes mains et à ta garde, je remets, joyeux, mon esprit. » Ayant dit ces mots, il ouvrit la bouche et rendit l’âme. Peuple et clercs accourant le pleurèrent, l’enterrèrent en grande pompe, et Dieu, comme la Sainte Mère, le glorifièrent dans sa fin.

 

 

GAUTIER DE COINCY, Les plus beaux miracles de la Vierge,

recueillis et mis en français moderne par Gonzague Truc, 1931.

 

 

 

 

 

 

 

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