Spirite

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Théophile GAUTIER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

GUY de Malivert rentra chez lui parfaitement décidé à tenter l’aventure. Quoiqu’il ne parût pas romanesque, il l’était cependant ; mais une haute et farouche pudeur lui faisait cacher ses sentiments, et il ne demandait pas au monde plus qu’il ne lui livrait. Des relations agréablement indifférentes le reliaient à la société sans l’y enchaîner, et c’étaient des liens qu’il était toujours facile de dénouer ; mais on conçoit que son âme rêvât un bonheur qu’il n’avait pas rencontré jusqu’alors.

D’après ce que lui avait dit le baron de Féroé au club sur la projection de volonté nécessaire pour amener les esprits du fond du monde invisible sur les limites de celui-ci, Malivert rassembla toutes les puissances de son être, et formula intérieurement le désir d’entrer en communication plus directe avec l’esprit mystérieux qu’il pressentait autour de lui et qui ne devait pas résister beaucoup à l’évocation puisqu’il avait essayé tout seul de se manifester.

Cela fait, Malivert, qui était dans l’atelier-salon où il se trouvait au début de cette histoire, se mit à regarder et à écouter avec une attention extrême. Il ne vit et n’entendit d’abord rien, et cependant les objets qui meublaient cette pièce, statuettes, tableaux, vieux buffets sculptés, curiosités exotiques, trophées d’armes, lui paraissaient avoir pris des aspects étranges et qu’ils n’avaient pas d’ordinaire. Les lumières et les ombres projetées par la lampe leur prêtaient une vie fantastique. Un magot en jade semblait rire jusqu’aux oreilles de son rire enfantin et vieillot, et une Vénus de Milo, dont un rayon découpait sur un fond sombre les seins aigus, gonflait de dépit sa narine orgueilleuse et abaissait dédaigneusement les coins de sa bouche arquée. Le dieu chinois et la déesse grecque désapprouvaient l’entreprise de Malivert. On eût pu le croire, du moins, à l’expression qu’ils prenaient ainsi éclairés. Insensiblement les yeux de Malivert, comme sollicités par un avertissement intérieur, se dirigèrent vers un miroir de Venise suspendu à la tapisserie en cuir de Cordoue.

C’était un de ces miroirs du siècle dernier, comme on en voit souvent dans les toilettes et les départs pour le bal de Longhi, le Watteau de la décadence vénitienne, et comme on en rencontre encore quelques-uns chez les marchands de bric-à-brac du Ghetto. La glace à biseau était encadrée d’ornements de cristal taillé, et surmontée d’un fouillis de rinceaux et de fleurs de la même matière qui, sur la teinte unie du fond, tantôt prenaient l’apparence de l’argent mat, tantôt lançaient par leurs facettes des éclairs prismatiques. Au milieu de ce scintillement, la glace, de petite dimension comme tous les miroirs de Venise, paraissait d’un noir bleuâtre, indéfiniment profond, et ressemblait à une ouverture pratiquée sur un vide rempli d’idéales ténèbres.

Chose bizarre, aucun des objets opposés ne s’y réfléchissait : on eût dit une de ces glaces de théâtre que le décorateur couvre de teintes vagues et neutres pour empêcher la salle de s’y refléter.

Un vague instinct faisait ressentir à Malivert que, si quelque révélation devait avoir lieu cette nuit, elle se ferait par ce moyen. Le miroir, sur lequel ordinairement il ne jetait jamais les yeux, exerçait sur lui une sorte de fascination et absorbait invinciblement son regard. Mais avec quelque fixité qu’il attachât sa vue sur ce point, il ne distinguait guère que ce noir dont les baguettes de cristal faisaient encore ressortir l’intensité mystérieuse. Enfin il crut démêler dans cette ombre comme une vague blancheur laiteuse, comme une sorte de lueur lointaine et tremblotante qui semblait se rapprocher. Il se retourna pour voir quel objet dans la chambre pouvait projeter ce reflet ; il ne vit rien. Quoique Malivert fût brave et qu’il l’eût prouvé en mainte occasion, il ne put s’empêcher de sentir le duvet se hérisser sur sa peau, et le petit frisson dont parle Job lui parcourut la chair. Il allait volontairement cette fois et en connaissance de cause franchir le seuil redoutable. Il mettait le pied hors du cercle que la nature a tracé autour de l’homme. Sa vie pouvait être désorbitée et tourner désormais autour d’un point inconnu. Quoique les incrédules en puissent rire, jamais démarche n’eut plus de gravité, et Guy en sentait toute l’importance ; mais un attrait irrésistible l’entraînait et il continua de plonger obstinément sa vue dans le miroir de Venise. Qu’allait-il voir ? Sous quelle apparence l’esprit se présenterait-il pour se rendre sensible à la perception humaine ? Serait-ce une figure gracieuse ou terrible, apportant la joie ou l’épouvante ? Guy, bien que la lueur du miroir n’eût encore pris aucune forme distincte, était persuadé que ce serait un esprit féminin. Le soupir qu’il avait entendu la veille résonnait trop tendrement dans son cœur pour qu’il n’en fût pas ainsi. Avait-il appartenu à la terre, venait-il d’une région supérieure ou d’une planète lointaine ? C’est ce qu’il ne pouvait savoir. Cependant, d’après la question du baron de Féroé, il pensait que ce devait être une âme ayant passé par les conditions de la vie terrestre, et qu’une attraction, dont il apprendrait sans doute les motifs plus tard, ramenait vers son ancienne sphère.

La tache lumineuse du miroir commençait à se dessiner d’une façon plus distincte et à se teindre de couleurs légères, immatérielles pour ainsi dire, et qui auraient fait paraître terreux les tons de la plus fraîche palette. C’était plutôt l’idée d’une couleur que la couleur elle-même, une vapeur traversée de lumière et si délicatement nuancée que tous les mots humains ne sauraient la rendre. Guy regardait toujours, en proie à l’émotion la plus anxieusement nerveuse. L’image se condensait de plus en plus sans atteindre pourtant la précision grossière de la réalité, et Guy de Malivert put enfin voir, délimitée par la bordure de la glace comme un portrait par son cadre, une tête de jeune femme, ou plutôt de jeune fille, d’une beauté dont la beauté mortelle n’est que l’ombre.

Une pâleur rosée légèrement colorait cette tête où les ombres et les lumières étaient à peine sensibles, et qui n’avait pas besoin, comme les figures terrestres, de ce contraste pour se modeler, n’étant pas soumise au jour qui nous éclaire. Ses cheveux, d’une teinte d’auréole, estompaient comme une fumée d’or le contour de son front. Dans ses yeux à demi baissés nageaient des prunelles d’un bleu nocturne, d’une douceur infinie, et rappelant ces places du ciel qu’au crépuscule envahissent les violettes du soir. Son nez fin et mince était d’une idéale délicatesse ; un sourire à la Léonard de Vinci, avec plus de tendresse et moins d’ironie, faisait prendre aux lèvres des sinuosités adorables ; le col flexible, un peu ployé sur la tête, s’inclinait en avant et se perdait dans une demi-teinte argentée qui eût pu servir de lumière à une autre figure.

Cette faible esquisse, faite nécessairement avec des paroles créées pour rendre les choses de notre monde, ne saurait donner qu’une idée bien vague de l’apparition que Guy de Malivert contemplait dans le miroir de Venise. Le voyait-il de l’œil charnel ou de l’œil de l’âme ? L’image existait-elle en réalité, et une personne qui n’eût pas été sous le même influx nerveux que Guy aurait-elle pu l’apercevoir ? C’est une question qu’il n’est pas aisé de résoudre ; mais, en tout cas, ce qu’il voyait, quoique semblable, ne ressemblait en rien à ce qui passe, en cette vie, pour une tête de belle femme. C’était bien les mêmes traits, mais épurés, transfigurés, idéalisés, et rendus perceptibles par une substance en quelque sorte immatérielle, n’ayant que juste la densité indispensable pour être saisie dans l’épaisse atmosphère terrestre par des prunelles dont les voiles ne sont pas tombés encore. L’esprit ou l’âme qui se communiquait à Guy de Malivert avait sans doute emprunté la forme de son ancienne enveloppe périssable, mais telle qu’elle devait être dans un milieu plus subtil, plus éthéré, où ne peuvent vivre que les fantômes des choses et non les choses elles-mêmes. Cette vision plongeait Guy dans un ravissement ineffable ; le sentiment de crainte qu’il avait éprouvé d’abord s’était dissipé, et il se livrait sans réserve à l’étrangeté de la situation, ne discutant rien, admettant tout et décidé à trouver le surnaturel naturel. Il se rapprocha de la glace, croyant saisir plus distinctement encore les traits de l’image : elle resta comme elle lui était apparue d’abord, très près, et cependant très loin, et ressemblant à la projection sur la face intérieure du cristal d’une figure placée à une distance humainement incommensurable. La réalité de ce qu’il voyait, si l’on peut se servir d’un tel mot en pareille circonstance, était évidemment ailleurs, dans des régions profondes, lointaines, énigmatiques, inaccessibles aux vivants, et sur le bord desquelles la pensée la plus hardie ose à peine s’aventurer. Guy essaya vainement de rattacher cette figure à quelque souvenir terrestre ; elle était pour lui entièrement nouvelle, et cependant il lui semblait la reconnaître ; mais où l’avait-il vue ? Ce n’était pas dans ce monde sublunaire et terraqué.

C’était donc la forme sous laquelle désirait se montrer Spirite, car Guy de Malivert, ne sachant comment se désigner à lui-même l’apparition entrevue dans la glace, l’avait baptisée ainsi en attendant qu’il sût quelle désignation lui convenait mieux. Il lui sembla bientôt que l’image se décolorait et s’évanouissait dans les profondeurs du miroir ; elle n’y paraissait plus que comme la vapeur légère d’un souffle et puis cette vapeur même s’effaça. La fin de l’apparition fut marquée par le reflet subit d’un cadre doré suspendu sur la muraille opposée ; le miroir avait repris sa propriété réflective.

Quand il fut bien sûr que l’apparition ne se renouvellerait pas, ce soir-là du moins et de cette manière, Guy se jeta dans son fauteuil, et quoique deux heures du matin vinssent de sonner à la pendule, dont le timbre argentin lui conseillait de se coucher, il ne pouvait se résoudre à se mettre au lit. Cependant il se sentait fatigué ; ces émotions d’un genre si nouveau, ces premiers pas faits en dehors du monde réel lui avaient causé cette lassitude nerveuse qui fait fuir le sommeil. Ensuite, en s’endormant il craignait de manquer quelque manifestation de Spirite.

Les pieds allongés sur la barre du garde-feu devant le foyer qui s’était ranimé tout seul, Guy réfléchit à ce qui venait d’arriver, et dont, il y avait deux jours seulement, il eût certes nié la possibilité. Il songeait à cette charmante tête rappelant, pour les faire oublier comme de vaines ombres, les beautés que font entrevoir les magies du rêve, l’imagination des poètes et le génie des peintres. Il y découvrait mille suavités indicibles, mille attraits que la nature ni l’art ne sauraient réunir en un type, et il augura bien, d’après cet échantillon, de la population de l’extramonde. Puis il se demanda quelle sympathie étrange, quelle affinité mystérieuse et jusque-là inavouée, pouvaient attirer vers lui du fond de l’infini cet ange, cette sylphide, cette âme, cet esprit dont il ignorait encore l’essence, et qu’il ne savait à quel ordre immatériel rattacher. Il n’osait se flatter d’avoir inspiré de l’amour à un être d’une nature si supérieure, car la fatuité n’était pas le défaut de Malivert, et pourtant il ne pouvait s’empêcher de reconnaître que Spirite, par le soupir qu’elle avait poussé, par la lettre dont elle avait changé le sens, par la défense murmurée à la porte de Mme d’Ymbercourt, par la phrase suggérée sans doute au baron suédois, semblait éprouver pour lui, Guy de Malivert, simple mortel, un sentiment d’une nature toute féminine et que dans ce monde on aurait appelé jalousie. Mais ce qu’il comprit tout de suite, c’est qu’il était éperdument, désespérément et irrévocablement amoureux et envahi tout d’un coup d’une passion que l’éternité n’assouvirait pas.

À partir de ce moment, toutes les femmes qu’il avait connues s’effacèrent de sa mémoire. À l’apparition de Spirite, il avait oublié l’amour terrestre comme Roméo oublie Rosalinde quand il voit Juliette. Il eût été Don Juan que les trois mille noms charmants se fussent d’eux-mêmes biffés de son livre. Ce ne fut pas sans une certaine terreur qu’il se sentit baigné dans cette flamme soudaine qui dévorait toute idée, toute volonté, toute résistance, et ne laissait de vivant dans l’âme que l’amour ; mais il était trop tard, il ne s’appartenait plus. Le baron de Féroé avait raison, c’est une chose formidable que de franchir vivant les barrières de la vie et de s’aventurer, corps opaque, parmi les ombres, sans avoir à la main le rameau d’or qui commande aux fantômes.

Une idée terrible traversa la tête de Malivert. Si Spirite avait le caprice de ne pas reparaître, par quel moyen la ramènerait-il ? Et si ce moyen n’existait pas, comment pourrait-il supporter les ténèbres du soleil après avoir un instant contemplé la vraie lumière ? Le sentiment d’un immense malheur envahit tout son être, et il tomba dans un accablement extrême ; il eut un instant, long comme une éternité, d’affreux désespoir. À cette supposition, que ne confirmait aucun indice, les larmes lui montèrent aux yeux, s’amassèrent entre ses cils, et, quoiqu’il fit effort pour les contenir, honteux vis-à-vis de lui-même d’une telle faiblesse, finirent par déborder et couler lentement sur ses joues. Pendant qu’il pleurait, il sentit avec une surprise mêlée de ravissement un voile plus fin que les plus légères étoffes, de l’air tramé, du vent tissu, qui passait sur son visage comme une caresse et séchait, en les buvant, les gouttes amères. Le frôlement d’aile d’une libellule n’eût pas été plus délicat. Ce n’était pas une illusion, car le contact s’était renouvelé trois fois, et, ses larmes taries, Malivert crut voir se fondre dans l’ombre, comme un petit nuage dans le ciel, un diaphane flocon blanc.

À cette attentive et tendre sympathie, Malivert ne put douter que Spirite, qui semblait toujours voltiger invisible autour de lui, ne répondît à son appel et ne trouvât avec sa lucidité d’être supérieur des moyens faciles de correspondre. Spirite pouvait venir dans le monde qu’il habitait, du moins autant qu’une âme peut se mêler à des vivants, et il lui était interdit, à lui mortel, par les empêchements et les pesanteurs de la chair, de la poursuivre dans le milieu idéal où elle se mouvait. En disant que Malivert passa du plus sombre désespoir à la joie la plus pure, nous ne surprendrons personne. Si une simple mortelle dix fois en un jour vous précipite aux enfers et vous fait remonter aux cieux, vous inspirant tour à tour l’idée d’aller vous brûler la cervelle ou d’acheter au bord du lac de Côme une villa pour y abriter éternellement votre bonheur, vous pensez bien que les émotions produites par un esprit doivent être encore d’une autre violence.

Si la passion de Guy pour Spirite semble bien soudaine, il faut songer que l’amour naît souvent d’un coup d’œil, et qu’une femme lorgnée de loin au théâtre dans une loge ne diffère pas beaucoup d’un reflet d’âme aperçu dans un miroir, et que bien des passions sérieuses n’ont pas eu d’autres débuts ; d’ailleurs, à l’insu de Guy, cet amour était moins subit qu’il n’en avait l’air. Depuis longtemps Spirite tournait dans l’atmosphère de Guy, préparant, sans qu’il s’en doutât, son âme à des communications surnaturelles, lui suggérant à travers sa frivolité mondaine des pensées allant plus loin que les vaines apparences, lui créant des nostalgies d’idéal par de confus souvenirs de mondes supérieurs, le détournant des vaines amours, et lui faisant pressentir un bonheur que la terre ne pouvait lui donner. C’était elle qui avait brisé autour de Malivert tous les fils tendus, tous les commencements de toiles ourdies ; qui lui révélait le ridicule ou la perfidie de telle ou telle maîtresse passagère, et jusqu’à ce jour lui avait gardé l’âme libre d’engagement indissoluble. Elle l’avait arrêté sur le bord de l’irrémissible, car l’existence de Guy, quoiqu’il ne s’y fût produit aucun évènement d’une signification appréciable au point de vue humain, touchait à un moment décisif ; les balances mystérieuses pesaient son sort : c’est ce qui avait déterminé Spirite à sortir de l’ombre où s’enveloppait sa protection secrète et à se manifester à Guy, qu’il ne suffisait plus de diriger par des influences occultes. Quel était le motif de cet intérêt ? Spirite agissait-elle d’un mouvement spontané, ou bien obéissait-elle à un ordre émané de cette sphère radieuse ou l’on peut ce que l’on veut, selon l’expression de Dante ? C’est ce qu’elle seule était en état de révéler et qu’elle révélera peut-être bientôt.

Enfin Malivert se coucha et ne tarda pas à s’endormir. Son sommeil fut léger, transparent et rempli de merveilleux éblouissements qui n’avaient pas le caractère des rêves, mais bien plutôt celui de la vision. Des immensités bleuâtres, où des traînées de lumière creusaient des vallées d’argent et d’or se perdant en perspectives sans bornes, s’ouvraient devant ses yeux fermés ; puis ce tableau s’évanouissait pour laisser voir à une profondeur plus grande des ruissellements d’une phosphorescence aveuglante, comme une cascade de soleils liquéfiés qui tomberait de l’éternité dans l’infini ; la cascade disparut à son tour, et à sa place s’étendit un ciel de ce blanc intense et lumineux qui revêtit jadis les transfigurés du Thabor. De ce fond, qu’on eût pu croire l’extrême paroxysme de la splendeur, pointaient çà et là des élancements stellaires, des jets plus vifs, des scintillations plus intenses encore. Il y avait dans cette lumière, sur laquelle les étoiles les plus brillantes se fussent découpées en noir, comme le bouillonnement d’un devenir perpétuel. De temps en temps, devant cette irradiation immense passaient, comme des oiseaux devant le disque du soleil, des esprits discernables non par leur ombre, mais par une lumière différente. Dans cet essaim, Guy de Malivert crut reconnaître Spirite, et il ne se trompait pas, quoiqu’elle ne parût qu’un point brillant dans l’espace, qu’un globule sur la clarté incandescente. Par ce rêve qu’elle provoquait, Spirite avait voulu se montrer à son adorateur dans son milieu véritable. L’âme, dénouée pendant le sommeil des liens du corps, se prêtait à cette vision, et Guy put voir quelques minutes avec l’œil intérieur, non pas l’extramonde lui-même, dont la contemplation n’est permise qu’à des âmes tout à fait dégagées, mais un rayon filtrant sous la porte mal fermée de l’inconnu, comme d’une rue sombre on voit sous la porte d’un palais illuminé en dedans une raie de vive lumière qui fait présumer la splendeur de la fête. Ne voulant pas fatiguer l’organisation encore trop humaine de Malivert, Spirite dissipa les visions et le replongea de l’extase dans le sommeil ordinaire. Guy eut la sensation, en retombant dans la nuit du rêve vulgaire, d’être pris comme un coquillage dans une pâte de marbre noir par des ténèbres d’une densité impénétrable ; puis tout s’effaça, même cette sensation, et Guy, pendant deux heures, se retrempa dans ce non-être d’où la vie jaillit plus jeune et plus fraîche.

Il dormit ainsi jusqu’à dix heures, et jack, qui guettait le réveil de son maître, lui voyant les yeux ouverts, poussa tout à fait le battant de la porte qu’il tenait entrebâillée, entra dans la chambre, tira les rideaux, et, marchant vers le lit de Malivert, lui présenta sur un plateau d’argent deux lettres qu’on venait d’apporter. L’une était de Mme d’Ymbercourt et l’autre du baron de Féroé : ce fut celle du baron que Guy ouvrit la première.

 

 

 

Extrait de : Théophile GAUTIER, Spirite, 1866.

 

Recueilli dans : French Gothic,

anthologie présentée par Alain Pozzuoli,

Paris, Les Belles Lettres, 2004.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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