La prophétie du Frère Gervais

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Frère GILLES

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ARGUMENT HISTORIQUE

 

 

Le 19 juillet 1629, David Kirke arrivait devant Québec et sommait Champlain, au nom du roi d’Angleterre, de lui livrer l’Habitation et la colonie. Devant l’impossibilité manifeste où se trouvait le fondateur de Québec de se défendre, la reddition de Québec fut décidée. Aux termes de la capitulation, tous les habitants, y compris les Récollets et les Jésuites, devaient être déportés en France, ce qui eut lieu le 9 septembre suivant. La colonie fut rendue à la France en 1632, mais les Récollets ne purent y retourner qu’en 1670. Condamnés de nouveau à disparaître, après la cession définitive du pays à l’Angleterre en 1763, il fut enfin, en 1900, donné aux Franciscains – dont les Récollets représentaient un groupement aujourd’hui absorbé dans l’Ordre de saint François – de bâtir un nouveau monastère à Québec, sur les hauteurs du cap, à l’endroit précis où la légende place la vision prophétique du frère Gervais, l’un des Récollets déportés en 1629.

 

P. HUGOLIN.

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

« Qui seminant in lacrymis,

in exultatione metent. »

Ps. 125.

 

 

À Québec, le 15 août 1629.

 

Elle sonnait, elle sonnait, ce matin-là, à toute volée, la petite cloche du couvent de Notre-Dame-des-Anges ; car devant les colons accourus à leur chapelle, les Récollets avaient chanté leur dernière grand’messe.

L’Église universelle célébrait la fête de l’Assomption de la Vierge Marie et les missionnaires avaient voulu se réjouir avec elle du triomphe de leur Mère Immaculée, la douce Reine des Mineurs. Le monastère lui-même, par son vocable gracieux, semblait saluer sa Protectrice, accueillant la joie radieuse et pure de cette fête mariale comme une grâce de douceur accordée par le Ciel pour adoucir les tristesses de ces jours d’adieux.

Ces jours étaient bien, hélas ! des jours d’adieux : les Récollets expulsés du Canada devaient – le 9 septembre suivant – entreprendre le long et périlleux voyage de leur retour en France.

Mais les hommes éclairés de la lumière divine savent que la gloire de Dieu n’est pas toujours nécessairement attachée au succès et « ils ne pleurent pas comme ceux qui n’ont pas d’espérances ». Aussi les missionnaires avaient-ils voulu offrir un sacrifice solennel d’actions de grâces au Très-Haut pour le remercier des bienfaits sans nombre par lesquels Il avait béni leur ministère et leurs personnes sur le sol canadien ; ils désiraient remettre en même temps, entre les mains de la Reine des Apôtres, l’œuvre de salut qu’Elle leur avait confiée, alors qu’à peine la semence évangélique commençait à germer ses espérances de moisson. Reconnaissance et renoncement : telle était donc l’atmosphère dans laquelle se mouvait l’âme des religieux, et dans les énergies fécondantes de laquelle l’épreuve devenait comme « l’arbre planté au bord des eaux et qui donne son fruit en son temps », ce fruit divin qui est la force de l’heure.

Le Patriarche séraphique avait, semble-t-il, prévu ces moments de détresse réservés à ses enfants, lorsqu’il inséra dans son testament deux lignes, qui s’imposent à la méditation des religieux proscrits. « Lorsque vous ne serez pas reçus dans une contrée – écrit le doux législateur – fuyez dans une autre pour y faire pénitence, avec la bénédiction de Dieu. » Paroles sombres et tristes comme un départ, mais qui, méditées ce matin-là, dans la chaude lumière de cette fête toute de gloire, sous les regards bienveillants de Celle qui elle aussi avait fui vers un autre pays, dut prendre un sens très précis, dévoilant des horizons nouveaux au tournant de cette voie unique de la perfection chrétienne : accomplir la volonté de Dieu.

Et puis, ce « fuyez dans un autre pays » ne s’adoucissait-il pas singulièrement lorsque cet autre pays était la France, et que la France était la patrie ? n’était-ce pas déjà un peu la « bénédiction du Seigneur » ?

Aussi, lorsqu’après la messe la communauté se réunit au réfectoire, aucun nuage de tristesse n’assombrissait les âmes ; au contraire, une paisible gaieté illuminait et dilatait les cœurs.

Une décision prise au cours du repas vint cependant jeter un peu d’amertume dans cette si douce joie. Il fut convenu que le lendemain, après la messe conventuelle, on descendrait la cloche du campanile, afin de la cacher dans les bois voisins avec d’autres objets du culte qu’on y avait déjà enfouis. N’était-il pas juste que ses dernières notes, en tintements mélancoliques, fussent un hommage au Fils de Dieu descendu une fois encore sur la terre canadienne, après avoir été, tout le jour, un joyeux chant de fête, annonçant l’Assomption de sa divine Mère au ciel ?

La cloche ! cette sentinelle avancée au front du monde supérieur, les missionnaires la verraient donc déserter son poste glorieux, près du tonnerre, il est vrai, mais près du soleil aussi… Ils la verraient donc ensuite se terrer comme une morte, cette compagne de leur voyage et de leur apostolat, elle qui avait chanté avec l’harmonieuse douceur de sa voix française, la chanson divine de la Foi au-dessus du berceau de la Nouvelle-France.

Telles étaient les pensées qui envahirent l’âme des religieux, lorsqu’après le repas ils se séparèrent pour aller reprendre leurs occupations habituelles.

Le frère Gervais, l’un des futurs exécuteurs de l’arrêt porté contre la cloche, était certainement le moins joyeux de tous. Pour secouer sa tristesse, il sortit du couvent et se dirigea vers la lisière du bois où l’on apercevait une hutte habitée par une vieille sauvagesse aveugle ; il lui portait, avec des paroles réconfortantes, une portion entière de son dîner.

Suivi, comme on le pense bien, par les remerciements que la Huronne lui renouvelait du seuil de sa cabane, le frère Gervais s’enfonça dans la forêt vers le sud-ouest, gravit une pente abrupte sur le haut sommet de laquelle la forêt se continuait toujours.

La cloche du couvent sonnait pour les vêpres lorsque notre promeneur parvint devant un calvaire rustique qui s’élevait sur la cime du rocher. Il s’agenouilla sur une saillie du roc et, pour s’unir aux Heures canoniales qu’on psalmodiait au monastère à cette heure même, il récita avec dévotion les Pater de son Office de convers qu’il fit suivre, selon son habitude, du De Profundis pour les défunts. Pour commémorer ensuite la fête du jour, il chanta de son mieux – en maltraitant peut-être quelques modulations – le Magnificat, et l’écho de la forêt, de sa voix lointaine, très adoucie, lui rapporta fidèlement la finale de chaque verset : Dominum… salutari meo… Nomen ejus…

L’ascension du cap, sous cette brûlante chaleur d’août, avait singulièrement alourdi le frère Gervais ; le chant l’avait peut-être aussi exténué plus que de raison ; toujours est-il que, jugeant à la position du soleil qu’il était encore de bonne heure, il s’assit sur l’écran de tuf, au pied de la croix, pour prendre un peu de repos.

 

 

 

II

 

 

Cette croix, c’est lui-même qui l’a érigée il y aura dans un mois, le 17 septembre, juste deux ans.

Depuis lors, cet endroit était devenu le lieu favori de ses promenades, ou mieux de ses pèlerinages. C’est surtout après ses cueillettes de racines sauvages et de simples qu’il aimait à venir revoir cette solitude ; alors, pendant que ses mains actives faisaient le tri de ces herbes, son âme se nourrissait de la méditation du grand mystère d’amour qu’est la croix.

Mystère d’amour ! La croix, dont le geste rédempteur bénit, console et sauve ; la croix, qui parle du Calvaire et du Christ, c’est en effet le sublime résumé de l’amour, du mystère de l’amour crucifié. Et cette montagne déserte au sein de la forêt silencieuse lui rappelle aussi l’Alverne, ce calvaire glorieux du Petit Pauvre d’Assise, le crucifié d’amour.

Ici, le Modèle divin dans toute sa fécondité salvatrice et intarissable ; là, la copie authentique idéalement douloureuse, plus près de nous, plus humaine, avec ce quelque chose de fraternel et de doux infiniment, qui attire encore et entraîne toujours, après des siècles.

C’est ainsi que le pauvre convers nourrissait son esprit de foi au cours de ses fréquents pèlerinages. Mais ce jour-là, sa méditation lui fit découvrir un trait de ressemblance, plus frappant encore, qu’il n’en avait remarqué jusque-là, entre sa famille religieuse et son chef stigmatisé. Ne gravissait-elle pas, elle aussi, à cette heure angoissante de son expulsion, au sein des ombres de mort couvrant ce pays, un Alverne où elle serait crucifiée bientôt, non par l’amour, mais par la haine ?

Ah ! si les regards de l’humble frère avaient pu sonder l’avenir, quelles consolations son âme abattue n’aurait-elle pas éprouvées ! Telle la croix d’or qui précède le cortège processionnel de notre Dieu, il aurait vu resplendir, dans les perspectives toujours un peu embrumées de l’histoire, la gloire de cet Ordre de saint François, stigmatisé alors comme son Fondateur et son Père ; cet Ordre qui, pour avoir porté le flambeau de la Foi jusqu’aux confins du continent, a projeté une traînée lumineuse sur la route qu’a suivie et que suivra l’Église canadienne pour parvenir à sa transcendante destinée.

Mais le pauvre frère ne voyait rien de tout cela, et même il ne voyait plus rien du tout ; l’esprit abattu, le cœur et l’âme tristes, il s’était adossé à la croix et endormi.

 

 

 

III

 

 

Quand le frère Gervais s’éveilla, le soleil avait disparu derrière la masse violette des Laurentides, tandis que de l’horizon opposé l’ombre grise, toujours plus grise, montait, montait rapidement des basses profondeurs du fleuve.

Il se leva d’un bond en se frottant les yeux, fit une courte prière à la croix, jeta de rapides regards d’adieu autour de lui, puis, sortant de la clairière, il s’enfonça dans la descente où les buissons au passage griffaient ses manches comme pour le retenir.

Lorsqu’il arriva au monastère, la communauté était réunie au réfectoire ; on y faisait la lecture en attendant le frère Modeste sorti pour chercher le repas que leur offrait, ce soir de fête, madame Couillard, leur inlassable bienfaitrice.

En voyant entrer le frère Gervais, le Père Gardien interrompit la lecture d’un coup de sonnette et dit :

– Mais d’où venez-vous donc si tard, mon cher frère ? quelques malades sans doute ?

– Je vous demande pardon, mais Votre Paternité ayant bien voulu me permettre une petite promenade, j’ai fait, une fois de plus, mon pèlerinage favori, sur la montagne. Je m’accuse, mon Révérend Père, de m’y être paresseusement endormi, et je prie Votre Révérence de m’imposer une pénitence salutaire.

– Dieu soit béni ! mon frère. Je trouve en effet que votre pèlerinage vous inspire, et je comprends enfin vos préférences marquées pour cette excursion avec son programme obligé naturellement : « In pace in idipsum, dormiam et requiescam. »

Le frère baisa la terre – indiquant ainsi qu’il acceptait la correction – et demeura à genoux, la tête et les yeux baissés. Le Père Gardien reprit :

– C’est parfait ! « Ego dormivi et soporatus sum », n’est-ce pas ? Après l’autre pèlerinage du même genre que vous allez faire à la cellule tout à l’heure, avec la même dévotion intense, vous pourrez vous faire une gloire d’observer à la lettre la recommandation de N. P. S. François qui nous veut « tanquam peregreni in hoc saeculo ». Vous avez cru peut-être dans votre simplicité que notre Père priait ainsi sur la Verna, et que le séraphin a dû l’éveiller d’un coup d’aile pour lui imposer les stigmates ? Vous auriez mieux fait dans tous les cas d’imiter d’abord saint François dans son oraison vigilante, ou bien alors, toujours comme lui, d’inviter au moins un faucon à vous réveiller pour 5 heures, puisque je vous attendais pour cette heure-là. Vos ronflements n’ont pas causé d’éboulis toutefois ?

– Peut-être bien, mon Révérend Père, peut-être bien ; mais ce dût être alors de l’autre côté du cap, car de ce côté, ce que j’ai vu ne ressemblait à rien moins qu’à un éboulis.

– Est-ce que par hasard vous auriez eu une vision, une extase ?

– Hélas ! Votre Paternité sait mieux que personne combien je suis indigne de telles faveurs. Non, mon Révérend Père ; j’ai eu… un rêve, tout simplement, comme le commun des mortels.

– Quoi ! vous, frère Gervais Mohier de Chartres, religieux profès de l’ordre de saint François ; vous, à un âge qui n’est plus, tant s’en faut, celui des songes, vous avez encore des rêves ? et ce qui est plus étonnant encore, c’est de vous entendre dire cela, tout haut, avec l’assurance d’un gazetier, devant des hommes sérieux. « Subsannatio et illusio his qui in circuiti nostro sunt ». Seigneur, où allons-nous ?

– Oh ! si vous saviez, mon Révérend Père ?

– Savoir… quoi ? votre cauchemar, peut-être ?

– C’était si beau ! si beau ! que je crois faire un acte méritoire, aujourd’hui surtout, en vous souhaitant pour ce soir le même songe et pour demain ou plus tard, sa splendide réalité.

– Bon ! il ne manquait plus que cela, voilà que vous vous mettez à faire de la poésie ! Et où la poésie va-t-elle se nicher, je vous le demande !

Le frère Gervais, toujours à genoux, levant vers son supérieur des yeux où semblaient persister des lueurs d’extase :

– Mon Révérend Père, la poésie doit être expulsée de quelque part, et elle va peut-être rentrer en France elle aussi ; en attendant, elle loge où elle peut.

– Dieu soit béni ! on vous a bien de l’obligation pour le renseignement, frère Gervais ; mais « Caritas Chiristi urget nos » ; à mon tour je vous souhaite de ne pas rêver trop souvent. Qu’il vous suffise, croyez-moi, de porter avec courage le poids des déceptions que vous réserve la Providence, et n’allez pas vous charger, je vous prie, de celles que vous préparent nécessairement les espoirs fantaisistes inspirés par vos songes creux.

« Voici le frèrè Modeste qui entre avec le pain des anges – comme aimait à l’appeler saint François –, nous nous réjouirons en remerciant le Seigneur : « Benedicamus Domino. » Pour votre pénitence, frère Gervais, vous nous raconterez votre fameux rêve pendant le souper, et je permets à tous les religieux de rire de vous tout à leur aise, sans remords de rompre ainsi peut-être le fil de votre littérature. Dites maintenant un Ave Maria aux intentions de notre bienfaitrice et allez à votre place.

 

 

 

IV

 

 

Le frère Gervais, moins étourdi par ces latinades de son gardien, auxquelles il était habitué, que par l’ordre de parler tout haut au réfectoire, incapable, lui, de trouver un texte là-dessus, commença tout simplement :

– Je me trouvais en rêve, comme en réalité d’ailleurs, sur la pointe du cap que l’on peut apercevoir de la fenêtre du vestiaire. La forêt en avait complètement disparu, et le terrain qu’elle occupe à l’heure qu’il est, magnifiquement cultivé et fertile, était à lui tout seul une vraie fête pour mes yeux d’agriculteur. Il y avait par exemple – et pour ne parler que de cela – des haricots que j’ai pris pour des vignes, et qui tire-bouchonnaient leur ramure, je ne vous mens pas, presque aussi haut que la porte de Monseigneur le Gouverneur.

« Dans l’angle d’un grand jardin entouré de murs, s’élevaient des constructions massives, aux formes régulières et à l’aspect… disons… recueilli, comme se présente presque toujours un monastère. C’était en effet un monastère, et ce qu’il y a de plus fort, un monastère franciscain. Il n’y avait pas d’ailleurs à s’y tromper : des religieux de notre saint Ordre, en traversant le jardin passaient près de moi – heureusement sans me remarquer – et par le grand promenoir d’où ils pouvaient observer tout le pays, depuis les Hurons jusqu’aux Montagnais, ils entraient au couvent où la cloche sonnait encore pour quelque exercice conventuel. En un clin d’œil, le jardin fut délaissé comme un vieux livre de sciences.

« Quelques minutes plus tard, je vis poindre derrière l’église – car il y avait une église dont je vous parlerai tantôt – une procession longue… longue… comme d’ici à demain. C’étaient les religieux avec, en tête de leur cortège, une pauvre croix de bois – Dieu me pardonne ! j’ai cru que c’était la nôtre, la petite, vous savez ? – Ils passèrent donc si près de moi que leurs robes de bure touchaient la mienne, en tout semblables, jusques et y compris les pièces.

« Deux à deux, les mains dans les manches, marchaient d’abord de jeunes religieux, de vrais enfants, mes Révérends Pères, dont la piété candide et l’angélique modestie m’enveloppèrent l’âme de je ne sais quoi de doux. Venaient ensuite de vieux frères, à la démarche grave, appesantie par les travaux du dévouement, dont j’enviai le bonheur simple et tranquille… Puis défilèrent, beaucoup plus nombreux ceux-là, les scolastiques dans toute la grâce juvénile de leur vocation en fleur, portant la triple auréole de la tonsure cléricale, de la perfection religieuse et de la science sacrée. Quels beaux…

– Frère Gervais, frère Gervais, interrompit le Père Gardien, voilà que vous retombez dans la poésie ; vous avez dû lire cela quelque part.

– Si vous appelez cela de la poésie, mon Révérend Père, que voulez-vous que j’y fasse, puisque c’est le sujet qui la demande et qui, il me semble, la fournit. Si j’ai lu cela quelque part, ce ne peut être que dans… la procession, pas ailleurs. Je me disais donc – si vous me permettez de poursuivre – en voyant passer ces futurs missionnaires : Mon Dieu ! quels beaux moissonneurs à l’entrée de votre champ, où la moisson s’annonce juste à l’époque où les ouvriers de la première heure sont forcés de se soustraire à ses glorieuses fatigues !

« Mais ce n’est pas tout. Les frères étudiants étaient suivis par les Pères, car dans les processions c’est un peu comme dans le ciel : les derniers sont les premiers, pardon, je voulais dire : les premiers sont les derniers. Il y avait bien une douzaine de prêtres. Mais j’y pense – à temps, par bonheur –, pour en dire quelque chose de convenable et de juste, il me faudrait chercher des comparaisons et faire des rapprochements que toute ma prétendue poésie serait impuissante à vous faire accepter. Je me contenterai donc d’ajouter que cette troisième partie du cortège était le digne complément des deux précédentes.

« Enfin, pour fermer la marche, venaient quatre diacres en dalmatiques blanches toutes raidies d’or, portant sur leurs épaules un brancard enguirlandé sur lequel resplendissait un reliquaire splendide.

« Ils passèrent, et plus ils s’éloignaient, plus j’avais envie de les suivre. Enfin, je n’y tins plus, et à petits pas discrets, me dirigeai vers la chapelle où je pénétrai à la suite du cortège.

« De cette chapelle, dont j’ai promis inconsidérément de vous parler, je m’aperçois que je ne puis rien vous dire. Que votre indulgence daigne agréer mes excuses dont elle appréciera la valeur. D’abord les nefs étaient remplies de fidèles venus de je ne sais où ; ensuite, le sanctuaire disparaissait sous les lumières et les fleurs ; enfin, les voûtes, ne m’en parlez pas, étaient pleines de musique et d’encens : ce sont toutes des choses qui embrouillent singulièrement la vue, vous le savez. Une foule comme à Notre-Dame-de-Chartres aux plus grandes solennités ! Et des orgues, oh ! des orgues, comme à la chapelle royale, quoi ! Ce devait être un ange, pour le moins, qui les touchait. Quelles harmonies ! quelles suavités ! quel concert où mon pauvre vieux cœur battait, battait… lui… sans mesure…

« Du chœur cloîtré, les moines entonnèrent bientôt une hymne à saint François et vinrent ensuite, en chantant, deux à deux, vénérer au pied de l’autel une insigne relique du Sang des Stigmates de Notre Séraphique Père. Et lorsque, à la suite des fidèles, je voulus vénérer moi aussi la précieuse relique, je me suis éveillé.

« J’étais bien assis comme à la chapelle, mais c’était tout. Église, monastère, relique, moines, harmonies, tout avait disparu. C’était la forêt vide, le désert silencieux qu’illuminait seul un coin de l’horizon décoré comme mon rêve, et sur lequel se dressait, sombre comme la réalité, ma pauvre croix de bois. »

 

 

 

V

 

 

Le frère Gervais, qui avait terminé son récit depuis quelques instants, se hâtait de prendre son Souper, et tous les religieux semblaient l’écouter encore. Personne n’avait pensé à rire, plusieurs même n’étaient pas sûrs de n’avoir pas pleuré. N’était-ce pas, sur un rythme nouveau, la mélodie de leur propre rêve de la veille, synthétisant toutes les ambitions sacrifiées aujourd’hui, que la beauté attachante du récit avait fait passer devant leurs yeux ?

Cherchant peut-être un pont de latin à jeter entre les rives du songe et celles de la réalité, le Père Gardien ne se pressait pas de rompre un silence qui commençait à devenir aussi pénible qu’embarrassant. Enfin il fit grincer la petite crécelle pour annoncer la fin du repas et ajouta : « Nous réciterons tous ensemble la Station du S. Sacrement pour la pauvre Kalysta, décédée ce soir même ; elle m’a promis de prier là-haut pour que le pays nous soit bien vite rendu. »

 

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Le 9 septembre suivant 1629, les Récollets, expulsés de la Nouvelle-France, quittaient Québec, en route pour Tadoussac, Londres, Douvres, Calais, pour de là, en vrais Frères Mineurs, c’est-à-dire à l’évangélique, rentrer à pied à leur couvent de Paris.

 

 

*     *

 

Parmi les monuments que la ville de Québec révère comme des souvenirs de son glorieux passé, l’antique chapelle de Notre-Dame-des-Anges jouit, semble-t-il, des privilèges d’une éternelle jeunesse, au cœur de cet hôpital qui l’enchâsse comme une relique.

La rouille qui ternit les vieux fers-blancs de ses toits n’en rend les reflets que plus doux : ainsi au cours des âges, les épreuves de toutes sortes, loin d’éteindre le feu sacré du zèle allumé jadis dans ce sanctuaire, l’ont enflammé d’une ardeur nouvelle, avec ce quelque chose d’adouci que laisse dans les âmes, après la guérison des plaies, le geste virginal de la divine charité.

Les siècles pansaient ainsi avec amour la blessure faite au pays par l’expulsion de ses premiers missionnaires et endormaient maternellement son regret de ne plus les revoir. Mais sur ce regret endormi, la Providence veillait avec sollicitude.

Dans ces derniers temps, comme le phénix qui renaît de ses cendres, le passé est sorti plein de vie de son sommeil séculaire. Sa voix a éveillé des réminiscences telles, qu’en l’entendant, la vieille capitale a senti frémir au plus profond de son âme les fibres d’une émotion depuis longtemps oubliée, lui donnant l’illusion d’être encore à cette époque lointaine qu’elle considère à juste titre comme celle des plus belles années de sa jeunesse fleurie.

Peu après, sur la pente la plus douce de son fier promontoire elle a vu s’élever un séminaire franciscain. Là, dans le recueillement où se trempent les âmes fortes, sous la conduite des vétérans de la vie ascétique, se préparent à la vie de missionnaire – et peut-être aussi à la mort du missionnaire sur les plages lointaines – en mettant leurs pas sur les vestiges mêmes de ceux de leurs vaillants ancêtres les Récollets, les successeurs de ces premiers apôtres.

Si, maintenant, vers la Notre-Dame-de-Septembre, à l’heure des vêpres, vous voulez suivre les traces maintenant bien effacées des pas de l’ancien frère Gervais, vous trouverez, sur le sentier même qu’il escaladait avec tant de fatigues, un large escalier qui vous conduira sur le haut sommet du cap, d’où, depuis longtemps, toute la forêt a disparu.

Vous verrez alors la masse austère des bâtiments à l’angle du vaste jardin entouré de murailles. Dans la dernière allée basse, vous verrez encore, passant devant une croix de bois qui rappelle celle de jadis, et dont la blanche bénédiction perpétue des souvenirs aimés, le cortège des moines recueillis précédant les quatre diacres qui portent le rutilant reliquaire et sa précieuse relique.

Si vous voulez suivre la procession jusqu’à la chapelle, les nefs seront remplies de fidèles, le sanctuaire, de lumières et de fleurs, et les voûtes, d’encens et de musique.

Le songe du frère Gervais est devenu une vivante réalité que nous devons peut-être à la dévotion filiale de l’humble religieux pour son Séraphique Père ; peut-être aussi aux promesses de Kalysta la Huronne ; mais plus sûrement encore à la semence de vertus chrétiennes répandues pas nos missionnaires dans ce sol qu’ils avaient fécondé de leurs travaux et arrosé de leurs sueurs.

Par l’érection de ce monastère, Québec écrivait en lettres de pierre une page ineffaçable de son histoire, immortalisant l’expression idéale de sa reconnaissance avec sa loyale devise, toutes deux vieilles et nobles comme elle : « Je me souviens. »

Si l’aumône des citoyens – voix éloquente entre toutes – répète sans cesse cette devise, comme une marque non équivoque de leur fidélité aux fils et aux frères des anciens Récollets, l’Ordre franciscain lui aussi « se souvient », qui prolonge en notre siècle, de l’anneau d’or de son dévouement, la chaîne trois fois séculaire de ses traditions apostoliques en ce pays. Il est heureux et fier de continuer cette mission sublime dont l’héroïsme des débuts restera comme le sceau du Dieu vivant, sceau éminemment franciscain, apposé aux premières pages de cette histoire sainte qu’est l’Histoire du Canada.

 

 

 

Frère GILLES, Trois légendes franciscaines de l’an 1629,

Montréal, Librairie Notre-Dame, 1916.

 

 

 

 

 

 

 

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