Histoire d’un déporté en Sibérie

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jacques GOBAT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LA terreur régnait à Varsovie, personne n’était sûr du lendemain. Le nihilisme que la Russie avait jugé d’abord à peine digne d’attention, avait relevé la tête. Ses agents se multipliaient et cherchaient par tous les moyens à augmenter le nombre de leurs partisans. Déjà quelques personnes qui avaient essayé de mettre une barrière à la propagande de leurs doctrines subversives, se trouvaient désignées au poignard de leurs adeptes. Le même sort était réservé à ceux qui, après mûre réflexion, refusaient de s’enrôler dans la secte. La Pologne leur semblait un champ propice à leurs projets ; les persécutions incessantes du gouvernement russe leur avaient ouvert les voies. Les Polonais ne voulaient pas se joindre à ceux qui prêchaient la haine du trône et de la religion ; ils préféraient souffrir. Seuls, quelques étudiants, partisans des idées nouvelles, s’étaient fait affilier à la secte.

Les rues de la capitale de la Pologne étaient tristes et mornes ; des escouades de Cosaques, guidés par des agents de police, les sillonnaient en tous sens et faisaient des perquisitions dans tous les quartiers.

Dans une maison voisine de la cathédrale, on paraissait peu se soucier de ce qui se passait au dehors ; le professeur Brominsky célébrait en famille l’anniversaire de son mariage. Quelques amis, avec le curé de la paroisse, prenaient part à ce gai festin, qu’animaient les rires joyeux d’un petit ange de deux ans, assis sur les genoux de sa mère.

Tandis qu’on portait des santés et que les verres s’entrechoquaient au milieu des démonstrations de la gaieté des convives, la porte de la salle s’ouvrit brusquement : un officier de police parut sur le seuil.

– Stanislas Brominsky, s’écria-t-il, au nom du tzar, je t’arrête, suis-moi à l’instant chez le gouverneur.

– De quoi m’accuse-t-on ?

– Tu l’apprendras assez tôt. Cosaques, surveillez cet homme ! Que personne ne bouge !... Je vais procéder à une visite domiciliaire.

Aidé d’un agent subalterne, il fouilla tous les meubles de l’appartement ; pas un recoin n’échappa à ses investigations. Il fit sauter la serrure du secrétaire et visita les papiers qui s’y trouvaient : ce fut sans résultat, il n’y avait rien de compromettant.

Le professeur, qui se savait innocent, cherchait à calmer sa femme, en proie à la plus vive inquiétude. Pendant ce temps, l’agent bouleversait les livres de la bibliothèque. Au moment où il allait déclarer qu’il ne trouvait rien de suspect, une pile de volumes mal équilibrés tomba sur le parquet avec fracas ; et d’entre les pages de l’un d’eux s’envola une mince feuille de papier. L’agent s’en saisit et la présenta à son chef, qui l’examina. Elle portait en tête le sceau du comité nihiliste de Varsovie.

– Cette preuve suffit, s’écria l’officier. Voici un diplôme en bonne et due forme constatant que Stanislas Brominsky a été reçu membre de la Société nihiliste de cette ville. Cosaques, emmenez cet homme à la forteresse !

– C’est une infamie ! s’écria le professeur avec indignation. Sur mon honneur et ma conscience, je jure que jamais je n’ai voulu faire partie de cette secte impie. On veut me perdre ! Ce papier se trouve là sans que je puisse dire sa provenance. Je suis innocent !

– Le conseil de guerre décidera ; marchez toujours ! Brominsky se plaça au milieu de l’escorte et suivit les Cosaques sans résistance ; il croyait que tout serait bientôt expliqué.

Sa femme, qui n’était pas encore remise de son effroi, voulut se précipiter dans ses bras, mais on la repoussa brutalement et elle s’affaissa sur le tapis, entraînant son enfant dans sa chute.

Les invités, glacés de terreur, s’éloignèrent à la hâte, afin de ne pas se compromettre davantage, et un morne silence succéda à la gaieté qui, peu de temps auparavant, régnait dans l’appartement.

Le prêtre seul était resté près de l’épouse infortunée. Il chercha d’abord à calmer le petit garçon qui poussait des cris perçants et sonna pour avertir les domestiques. Une vieille bonne se précipita dans la salle.

– Que se passe-t-il donc ? s’écria-t-elle en entrant. Pourquoi emmènent-ils notre bon maître ?

– Chut ! ma bonne Marpha ! Cherche d’abord à faire reprendre connaissance à ta maîtresse.

Il fallut longtemps pour y parvenir : elle ouvrit enfin les yeux, jeta autour d’elle un regard effaré, puis éclata en sanglots.

L’ecclésiastique s’efforçait de l’encourager.

– Mère chrétienne, lui dit-il, ne vous abandonnez pas au désespoir, songez que vos larmes ne rendront pas la liberté à votre époux. C’est à Dieu qu’il faut s’adresser. C’est près de lui qu’il faut chercher la force et la résignation. Priez-le avec confiance.

– Ô mon Père, quel sort affreux attend mon mari ! On l’a emmené à la forteresse, et ce papier fatal sera la cause de sa mort.

– Rassurez-vous. En admettant même qu’il soit nihiliste, le conseil de guerre ne prononcera pas une sentence pareille, si l’on ne peut lui imputer aucune action illégale. Mais je suis persuadé de son innocence, et Dieu ne permettra pas qu’il soit condamné. Prions, ma fille, et implorons la miséricorde du Seigneur.

Tous tombèrent à genoux devant le crucifix suspendu à la muraille et demandèrent à Jésus-Christ de faire éclater l’innocence du malheureux captif.

Le prêtre quitta bientôt la maison de Brominsky en promettant d’aller aux informations et de venir rendre compte de ce qu’il aurait appris.

Le prisonnier, dès son entrée à la forteresse, avait été enfermé dans un noir cachot. Il n’attendit pas longtemps pour être conduit devant ses juges. Le conseil de guerre était expéditif.

– Vos nom et prénom ? lui demanda le gouverneur militaire.

– Stanislas Brominsky, professeur de chimie à l’Université de Varsovie.

– Célibataire ?

– Non, marié depuis trois ans avec Prascovia Kischineff d’Aratof.

– Vous êtes convaincu de nihilisme.

– Je suis innocent.

– On a trouvé, caché dans votre bibliothèque, votre diplôme d’affiliation.

– Jamais je n’ai été affilié. Je ne puis comprendre comment ce papier s’est trouvé au milieu de mes livres.

– Vous ne soupçonnez personne ?

– Non, Excellence.

– Vous persistez donc dans vos dénégations ?

– Oui, et je proteste de mon innocence.

Le tribunal se retira pour délibérer. Une demi-heure après, on introduisit l’accusé pour lui faire connaître la sentence.

L’accusé Brominsky, prévenu de nihilisme, est condamné à vingt ans de déportation en Sibérie. Sa fortune sera confisquée au profit de l’État. Cette sentence est sans appel, et l’accusé sera dirigé vers Moscou, avec le premier convoi de condamnés.

Le professeur chancela, pris d’un soudain vertige.

– Ma femme, mon enfant ! s’écria-t-il avec désespoir.

– Ils pourront vous suivre, s’ils en font la demande, dit un des assesseurs.

Le geôlier ramena le malheureux dans son cachot. À peine se vit-il seul, qu’il se jeta sur le tas de paille qui lui servait de grabat et s’abandonna au plus violent. désespoir.

Vingt années en Sibérie, c’était la mort ! pis que la mort ! Un avenir de souffrance devenait sa seule perspective. Qu’avait-il donc fait pour mériter une condamnation si rigoureuse ? N’avait-il pas toujours été un fidèle sujet du tzar ?

« Mon Dieu ! s’écria-t-il, c’en est trop ! je ne saurais plus croire à votre justice ! »

Il venait à peine de prononcer ces paroles que la porte du cachot s’ouvrit pour donner passage au vénérable curé de la paroisse, accompagné d’un porte-clefs.

– Ivan, dit le pasteur à ce dernier, le gouverneur m’a autorisé à rester seul avec M. Brominsky, tu viendras me chercher dans un quart d’heure...

– Qu’ai-je entendu, mon ami ? ajouta-t-il avec douceur en s’adressant au prisonnier quand le geôlier se fut un peu éloigné. Vous doutez de la justice de Dieu ! Comment, vous, un Polonais catholique, vous vous abandonnez au désespoir ?

– N’ai-je pas assez de motifs pour cela ? Me voilà condamné à la déportation, sans avoir rien fait pour la mériter.

– J’admets que la sentence soit inique, mais est-ce une raison pour dire que Dieu n’est pas juste ? Mon fils, considérez le Sauveur étendu sur la croix. A-t-il eu un mot de blâme pour le juge prévaricateur qui avait prononcé sa sentence de mort ? A-t-il accusé son Père céleste d’injustice ? Non, il a prié pour ses bourreaux et leur a pardonné. Voyons, mon enfant, imitez-le et demandez-lui la résignation !

– Cela me semble bien difficile. Encore, si j’étais seul, j’irais en exil avec courage, mais quand je songe à ma chère Anicia et à mon petit Casimir dont je serai peut-être séparé pour toujours, je sens mon cœur se briser.

– Pourquoi donc se forger de pareilles idées ? Vous savez bien que la famille du condamné peut l’accompagner en Sibérie, vous ne serez pas séparés.

– Jamais je ne permettrai que ces deux êtres si chers viennent partager ma captivité. Comment pourraient-ils supporter les fatigues d’un si long voyage et l’âpreté d’un climat si rigoureux ?

– Dieu leur en donnera la force. Depuis votre arrestation, votre épouse n’a pas quitté le pied du crucifix, et maintenant encore, elle implore votre délivrance du Sauveur.

– Quelle sera sa douleur, quand elle apprendra ma condamnation !

– C’est moi qui la lui annoncerai, et j’espère obtenir du gouverneur militaire l’autorisation de l’amener près de vous.

– Quel bonheur j’éprouverais à la serrer une dernière fois dans mes bras avant de partir pour l’exil !...

– Elle vous accompagnera, j’en suis sûr, malgré toutes vos objections.

– Oh ! non, elle se rendra à mes raisons. Mais comment avez-vous pu déjà parvenir jusqu’à moi ?

– Le gouverneur m’en a donné l’autorisation en sortant du tribunal.

– Vous savez alors que je dois passer vingt ans en Sibérie ?

– Hélas ! oui. Les nihilistes en sont cause. Depuis l’attentat du Palais d’hiver à Saint-Pétersbourg, les tribunaux ont reçu l’ordre de redoubler de rigueur. Votre condamnation a été provoquée par le diplôme de nihiliste qu’on a trouvé chez vous. J’ai parlé avec vos juges ; tous croyaient que la sentence aurait été beaucoup plus douce si vous vous étiez avoué coupable...

– Et si je leur avais dénoncé des complices ! Le premier mensonge en aurait entraîné un autre.

– Ce papier a été votre perte. Ne soupçonnez-vous personne ? N’avez-vous pas d’ennemis, pas d’envieux ?

– Pas que je sache. Je ne crois pas que ma place de professeur ait fait des envieux, et jamais je ne me suis mêlé de politique.

– Ne vous a-t-on jamais proposé d’entrer dans une société quelconque ?

– Une peule fois. Un de mes anciens compagnons d’université, qui donne dans les idées nouvelles, m’a conseillé et même pressé de me faire recevoir dans la société des Vengeurs Polonais, mais ce qu’il me communiqua de ses tendances me suffit pour repousser ses propositions avec horreur.

– Ne s’est-il pas fâché de votre refus ?

– Il est resté assez longtemps sans venir me voir, mais il y a six semaines, il est venu me faire ses adieux. La police avait eu vent, paraît-il, de la société en question, et il voulait gagner la frontière avant d’avoir maille à partir avec elle.

– Quel est son nom ?

– Ladislas Demski ; il était répétiteur pour mes cours de chimie.

Le geôlier ouvrit la porte, le quart d’heure était écoulé.

– Au revoir, mon ami, dit le prêtre en sortant. Je demanderai à Dieu pour vous la grâce de supporter cette infortune sans faiblir.

L’ecclésiastique se dirigea à pas lents vers la demeure du professeur. Aussitôt que Mme Brominsky l’aperçut, elle courut vers lui en s’écriant :

– Quelles nouvelles m’apportez-vous, mon bon Père ? Stanislas sera-t-il bientôt remis en liberté ?

– Non, malheureusement. Tout est contre lui, et, comme il ne peut prouver son innocence, le tribunal l’a condamné...

– Au dernier supplice ?

– Non, ma fille ; mais il est envoyé en Sibérie...

– En Sibérie ! interrompit-elle en pâlissant. C’est aussi une sentence de mort. Oh ! mon Père, je vais me jeter aux pieds du gouverneur, pour demander la grâce de partager son exil ! Je veux tout souffrir, pour ne pas être séparée de lui.

– Je vous reconnais bien là, ma chère fille ; vous voulez tenir la promesse que vous avez faite à l’autel le jour de votre mariage. Le gouverneur vous accordera facilement cette autorisation. Convertissez en argent tout ce que vous avez de précieux, et cela le plus vite possible. Tout ce que vous possédez sera confisqué par l’État, prenez donc vos précautions avant que les agents du fisc ne viennent apposer les scellés dans votre maison.

– Merci de vos excellents conseils. Je vais mettre ordre à nos affaires, autant que me le permettra mon chagrin. Croyez-vous que je puisse visiter Stanislas dans sa prison ?

– Je l’espère. Au revoir, mon enfant ; priez Dieu d’être votre soutien dans l’infortune et mettez-vous sous la protection de sa sainte Mère.

Surmontant son immense douleur, Mme Brominsky se hâta de faire un paquet des objets de valeur qu’elle avait en sa possession, et les remit à une personne sûre. Elle prit ensuite un peu de linge pour elle et pour son fils, et attendit en priant l’arrivée des sbires.

Bientôt, en effet, un lieutenant de police vint lui signifier qu’il allait tout mettre sous les scellés et qu’on devait quitter la maison au plus vite. Elle obéit à cette injonction, et sortit, le visage baigné de larmes, de cette demeure où elle avait passé des jours si heureux.

Le vénérable curé n’était pas resté inactif. Le gouverneur l’estimait beaucoup, et, sur sa demande, il accorda à Mme Brominsky l’autorisation de voir son mari en prison, ainsi que celle de le suivre en Sibérie. Grâce au bon prêtre, on lui rendit tout ce qui était à elle personnellement.

Ce fut pour la pauvre femme une heure d’émotions poignantes que celle où elle put enfin visiter le prisonnier. Elle avait amené avec elle le petit Casimir. Les grilles énormes, les portes bardées de fer la firent frissonner ; et l’enfant se serrait en tremblant contre sa mère, en traversant les sombres couloirs qu’éclairait faiblement la lanterne du porte-clefs.

– Stanislas ! s’écria-t-elle en étendant ses bras vers son mari enchaîné dans un angle du cachot.

Elle n’en put dire davantage.

– Anicia ! ta vue est un rayon de soleil pour moi ! Et toi, mon petit Casimir, tu as donc voulu voir aussi ton papa ?

– Certainement, père, répondit le petit garçon en grimpant sur les genoux du captif. Pourquoi donc ne venez-vous plus à la maison pour jouer avec moi ?

– Ton papa ne le peut pas. Il faut qu’il reste ici. Tu vois bien qu’on l’a attaché pour l’empêcher d’aller près de toi.

– Ah ! je vais bien prier la bonne Vierge pour que vous reveniez bientôt près de nous et pour que maman ne pleure plus !

– Oui, tu as raison, mon chéri ; elle demandera au bon Dieu d’exaucer les prières de mon petit Casimir... Eh bien, Anicia, il faut donc nous quitter pour de longues années !

– Mais non, mon ami, nous ne nous quitterons pas ; le gouverneur m’autorise à t’accompagner, et ma place est près de toi ; je ne t’abandonnerai jamais. Courage, mon ami. À nous deux, nous supporterons toutes les fatigues, toutes les privations. Bien que loin de la patrie, nous nous créerons un nouvel intérieur, et tu verras que nous pourrons connaître encore des jours heureux.

– Puisses-tu dire vrai, chère femme ! Mais n’est-ce pas un acte d’égoïsme de ma part de vous emmener avec moi dans un pays inconnu ? Toi, si délicate, habituée à tout le confort d’une capitale, tu veux t’exiler dans une terre maudite où tu ne trouveras rien pour adoucir ton existence ?

– Ne seras-tu pas là ? Que m’importent les privations ! Je ne demande que de ne pas être séparée de toi. Dis que tu y consens, et en un instant je serai déjà payée de toutes mes souffrances.

– M. le Curé avait raison... Qu’il en soit donc comme tu le désires !

– Merci, Stanislas ! Quand aura lieu le départ ?

– La date n’est pas encore fixée. Le gouverneur te l’apprendra. Prions tous ensemble pour que Dieu nous protège, et demandons-lui de nous conserver encore assez longtemps pour que mon innocence puisse être reconnue.

Toute la famille se mit à genoux et adressa une fervente prière à Celle que personne n’a jamais invoquée en vain. Le porte-clefs parut en ce moment. Un baiser, un serrement de mains... et le prisonnier se trouva de nouveau seul.

 

 

Un mois après, le curé de la paroisse venait faire ses adieux au professeur. Les captifs devaient se mettre en marche le lendemain matin.

– Mon cher ami, vous allez commencer une nouvelle étape dans votre existence, lui dit-il. La voie qui s’ouvre devant vous est rude et pénible, et votre fierté native aura bien à souffrir. Mettez toute votre confiante en Dieu. Lui seul pourra vous donner la force et la résignation nécessaires. Vous trouverez en Sibérie beaucoup de Polonais, même des prêtres catholiques. Vous ne manquerez donc pas des consolations de la religion. Soumettez-vous avec courage au règlement que vos chefs vous imposeront ; exécutez leurs ordres sans murmurer, et vous aurez la satisfaction de voir s’améliorer votre sort. Son Excellence le gouverneur a remis à votre épouse une lettre de recommandation pour son collègue de Tobolsk. Espérons qu’elle vous sera utile. Voici une médaille de la Sainte Vierge et un scapulaire du Sacré-Cœur : promettez-moi de ne jamais les quitter.

– Je vous le promets, mon Père. Bénissez-moi encore, avant de vous éloigner.

– Bien volontiers, mon enfant.

Après avoir relu la bénédiction du prêtre, Brominsky l’embrassa avec émotion, et les deux hommes se serrèrent la main pour la dernière fois.

Le lendemain de bonne heure, tous les condamnés furent amenés dans la cour de la forteresse et rivés deux à deux à la chaîne dont ils ne devaient être détachés qu’à Moscou. Le gouverneur parcourut encore une fois les rangs en s’informant des désirs de chacun. Arrivé près de Stanislas, il lui dit avec bonté :

– Tu te dis condamné injustement, quoique les preuves soient contre toi ; les renseignements que j’ai pris sur ta personne sont favorables et je te recommande spécialement à mon collègue de Tobolsk. Remplis fidèlement ton devoir : peut-être pourras-tu bientôt quitter la caserne des condamnés pour habiter avec ta famille.

– Je vous remercie, Excellence ! Et, bien qu’innocent, je ferai mon possible pour mériter cette faveur.

On donna le signal du départ. En tête et sur les flancs de la colonne chevauchaient des Cosaques, l’épée au poing pour accélérer la marche des condamnés. Les voitures de provisions fermaient le triste cortège. Un assez grand nombre de véhicules le précédaient ou le suivaient, emmenant les familles des malheureux qui voulaient partager leur déportation.

Grâce aux soins empressés du bon ecclésiastique, la famille de Brominsky se trouvait installée dans un drowski assez confortable. Le petit Casimir, trop jeune pour comprendre qu’il prenait le chemin de l’exil, était le seul à qui ce voyage inspirait une certaine gaieté.

La voiture de Mme Brominsky précédait le convoi. Le chef de l’escorte, qui avait relu des instructions du gouverneur, avait indiqué au départ le village où aurait lieu la prochaine halte : on pressait le cocher pour y arriver le plus promptement possible.

Il faisait nuit quand l’escorte atteignit le campement. À peine les condamnés se furent-ils arrêtés, que la femme du professeur courut à son mari. La marche avait beaucoup fatigué ce dernier. Habitué à une vie sédentaire, il supportait avec peine un trajet si pénible ; la sueur inondait ses cheveux, et son visage était souillé de poussière.

Mme Brominsky essuya son front brûlant, et fit apporter une coupe remplie de vin pour le réconforter.

– C’est défendu ! s’écria un Cosaque, en lui enlevant le verre qu’il but lui-même avidement.

– Combien j’ai souffert aujourd’hui ! dit Brominsky à sa femme quand ce bourreau se fut éloigné ; je croyais que je n’atteindrais jamais l’étape. Les Cosaques sont avec nous d’une brutalité révoltante et n’épargnent pas les coups de fouet à ceux qui ralentissent le pas. Comment pourrai-je arriver jamais à Moscou ?

– Dieu t’en donnera la force, mon ami.

– Puisse-t-il t’entendre ! Mais j’ai grand’peur de succomber sur la route. Ah ! pourquoi t’ai-je permis de venir avec moi ! Tu es trop faible pour supporter cet affreux voyage.

– N’aie plus d’idées pareilles, je t’en prie. Rien ne pourra jamais me décider à revenir sur mes pas. Regarde donc Casimir qui semble tout triste de voir que son papa l’oublie.

Le père baisa l’enfant ; puis tous les deux récitèrent le chapelet, et quand les Cosaques donnèrent le signal réglementaire, Mme Brominsky quitta son mari pour aller prendre un peu de repos dans la drowski.

Le peuple russe témoigne, en général, une grande compassion pour les déportés en Sibérie. Chaque fois que la chaîne traversait un village ou un hameau, la population accourait sur son passage et distribuait des vivres aux condamnés ; quelques-uns leur glissaient des kopeks dans la main, mais les Cosaques ne laissaient pas toujours cette monnaie parvenir à destination.

Le professeur s’était peu à peu endurci à la fatigue, il fournissait son étape sans se sentir incommodé.

Les soins que sa femme lui prodiguait à chaque halte contribuaient beaucoup à son bien-être. Chaque soir, ils priaient ensemble pour demander à Dieu la résignation ; chaque matin, au départ, une caresse de Casimir, un baiser d’Anicia redonnaient au captif la force et le courage de continuer sa route.

Un soir, au coucher du soleil, le chef de l’escorte étendit la main vers une immense agglomération de maisons, au-dessus desquelles émergeaient les coupoles dorées de nombreuses églises.

– Nous sommes arrivés, dit-il, voilà Moscou et le Kremlin.

– Excellence, demanda Mme Brominsky, croyez-vous que je puisse suivre mon mari au dépôt central ?

– Non, madame, les familles des condamnés sont logées à part, mais vous pourrez le voir souvent.

Bientôt les pieds des condamnés foulèrent les pavés pointus de Moscou, et quelques instants après, les portes de la prison centrale se refermèrent derrière eux.

Il existe à Moscou une société dont le but est de soulager autant que possible le sort des malheureux déportés ; les plus hauts personnages tiennent à honneur d’en faire partie, et le président du comité a une grande influence sur le gouverneur de la prison.

Mme Brominsky avait une lettre pour ce dernier, et elle la lui fit passer le lendemain de son arrivée. Une audience lui fut accordée, dont elle profita sur-le-champ.

Le gouverneur se montra bienveillant ; mais il ne put que promettre à l’infortuné une lettre pour le professeur de l’École des mines de Tobolsk qui le réclamerait à titre d’aide dans ses cours de chimie.

Cependant Brominsky était au désespoir ; depuis deux jours il n’avait plus revu sa femme ni son enfant, et son imagination lui peignait l’avenir sous les couleurs les plus sombres. À quoi bon le suivre, pensait-il, puisqu’il devait partager la prison des forçats ? Que lui servirait de savoir près de lui ces êtres si chers, alors qu’il n’aurait que rarement la permission de les voir ? Il était plongé dans ces tristes pensées quand la voix de Casimir l’arracha à sa torpeur.

– Chère Anicia, dit-il vivement, pourquoi es-tu restée si longtemps sans venir me voir ?... Je croyais déjà que tu étais tombée malade ou que tu regrettais d’être venue jusqu’ici.

– N’aie plus de telles pensées, Stanislas, je t’en prie. Je m’occupais de notre avenir, et j’espère que tu seras content de moi. Quand part le convoi ?

– Je n’en sais rien. À ce que m’a dit mon compagnon de chaîne, nous sommes près de huit cents forçats, et il faudra attendre quelques jours, jusqu’à ce que la visite sanitaire soit terminée. Tu sais sans doute que tu voyages dès maintenant aux frais du gouvernement, et tu ne pourras plus nous précéder pour la halte. Cela te sera bien pénible, car on entassera toutes les femmes dans quelques charrettes et tu en trouveras bien peu qui te soient sympathiques.

– C’est égal, je te verrai pourtant tous les jours. Je vais charger notre bonne Marpha de faire encore quelques provisions et de me procurer des fourrures pour nous préserver du froid. Bon courage, mon ami, ne désespère pas, le bon Dieu sera notre sauvegarde !

Le jour suivant fut consacré à la toilette des condamnés. Chacun eut la tête rasée et revêtit un costume uniforme, portant sur le dos un numéro matricule. Dès ce moment, les malheureux perdaient leur nom ; on ne les désignait plus que par un chiffre.

Ce fut un cruel supplice pour Brominsky. Revêtir cette livrée infamante alors qu’il était innocent, lui parut au-dessus de ses forces, mais, jetant un regard sur un petit crucifix qu’il portait, il reprit courage et s’habilla sans manifester de répugnance.

Quand la toilette fut terminée, les geôliers apportèrent des brassées de chaînes que des forgerons rivèrent aux pieds des prisonniers. Le sort fut assez favorable au professeur ; son compagnon de chaîne était un jeune homme dont la physionomie inspirait la confiance.

– Frère, êtes-vous polonais ? lui demanda celui-ci quand l’opération fut terminée ; quel est votre nom ?

– Oui, je suis polonais ; mon nom est Stanislas Brominsky.

– Et moi, je suis Lithuanien et j’ai nom Fédor. J’étais étudiant à l’Université de Vilna ; je me suis laissé entraîner dans une association nihiliste, la police a découvert notre local clandestin et me voilà en route pour la Sibérie, d’où je ne reviendrai probablement jamais.

– Moi aussi, je suis condamné pour crime de nihilisme, quoique je n’aie jamais fait partie de cette secte.

– Pourquoi donc avez-vous été condamné ?

– On a trouvé chez moi un diplôme de membre de l’association.

– Alors, c’est elle qui vous a joué ce tour. Vous aurez probablement refusé d’y adhérer, et les nihilistes se sont vengés. Peut-être parviendrez-vous à découvrir la trame de ce complot.

– Dieu le veuille !...

En cet instant Mme Brominsky s’approchait de la grille. La pauvre femme ressentit une amère douleur en voyant son mari recouvert de la livrée d’infamie ; mais elle réprima aussitôt ce premier mouvement.

– Eh bien, Stanislas ! le départ est fixé à demain. Le gouverneur de la prison m’a recommandée au colonel qui dirige l’escorte, et ce dernier m’a réservé une téléga pour Marpha, Casimir et moi : tu vois que nous ne serons pas trop mal partagés. J’ai acheté pour toi un touloup en peau de mouton pour te préserver du froid et je te le remettrai à l’occasion.

– Merci, Anicia. Que dis-tu de ma toilette ?

– Je trouve que ton tailleur n’a pas étudié les dernières modes de Paris, mais il aurait pu omettre le numéro de sa maison.

– C’est bien vrai. Dieu soit béni que tu n’en sois pas trop affectée !... Prends toutes les précautions possibles pour toi et Casimir. À demain.

Le lendemain, au point du jour, le triste convoi se mit en marche. Des cosaques pressaient les condamnés à grands coups de fouet. La route était inégale, raboteuse, et la poussière soulevée par la foule des voyageurs les incommodait extrêmement. Vers midi, on fit une halte pour la distribution des vivres aux condamnés. Le soir, il s’en trouvait déjà plusieurs dont les pieds étaient meurtris ; il fallut les reléguer aux fourgons de bagages.

Brominsky ne fut pas trop souffrant. Les soins empressés de sa femme lui facilitaient le trajet. Chaque soir, à la halte de nuit, elle allait s’asseoir à son feu de bivouac et le soignait avec une tendresse exquise. Elle pansait ses pieds saignants, rafraîchissait ses yeux que la poussière avait enflammés et lui servait une nourriture meilleure que l’ordinaire des condamnés.

Les officiers de l’escorte témoignaient à la courageuse épouse beaucoup de respect et d’égards. Quelques gratifications habilement distribuées lui avaient gagné le cœur des cosaques. Jamais le professeur ne fit connaissance avec leur terrible fouet, dont ils se montraient prodigues avec les autres déportés.

Une longue chaîne de montagnes se dessina enfin à l’horizon ; c’étaient les monts Oural ; on approchait des confins de l’Europe et de l’Asie. La colonne commença à gravir les pentes abruptes.

– Voici la dernière halte que nous ferons sur le sol européen, dit le Lithuanien à son compagnon. Le cœur me manque. Ah ! pourquoi me suis-je laissé entraîner !

– Frère, ne désespérons pas ! Vous êtes jeune encore, et peut-être le tzar vous pardonnera-t-il un jour. Oubliez les mauvais conseils que l’on vous a donnés, et revenez à Dieu, il vous fera supporter votre sort avec courage.

– Vous avez raison ! Depuis que nous sommes ensemble, j’ai été frappé de votre résignation ; je vois qu’il n’y a que Dieu qui puisse vous l’inspirer, et je vais essayer de suivre votre exemple.

Vers le milieu du jour suivant, le convoi arriva à une colonne sur les côtés de laquelle se lisaient les mots « Russie » et « Sibérie ». Tous les condamnés tombèrent à genoux et se découvrirent. Ils faisaient leurs derniers adieux à la terre d’Europe dont ils étaient exilés pour toujours.

 

 

Les déportés descendirent le versant de l’Oural sans prononcer une parole. Les plus endurcis se sentaient vivement impressionnés en foulant le sol de ce pays étranger.

Brominsky penchait la tête sur sa poitrine et ses yeux étaient humides de larmes.

– Jamais je ne reverrai notre beau ciel d’Europe, pensait-il ; mon Dieu, donnez-moi la force de supporter cette horrible épreuve !

– Oui, Stanislas, il te prêtera une main secourable, lui dit sa femme qui, en ce moment, marchait à côté de lui. Mon ami, à partir d’aujourd’hui, nous allons commencer une neuvaine au Sacré-Cœur, pour lui demander sa protection spéciale et le prier de toucher le gouverneur, afin de ne pas être séparés.

– J’accepte volontiers. Nous la ferons ensemble à chaque halte de nuit ; Casimir se joindra à nous : les prières de notre chérubin seront puissantes auprès de Dieu.

Les exilés voyaient s’étendre devant eux le steppe immense. La fatigue augmentant chaque jour, les chariots emmenés pour recevoir les malades ne suffirent bientôt plus, et le conducteur de la colonne se vit obligé de réquisitionner les chars qui servaient au transport des femmes des condamnés : elles durent suivre à pied la colonne. Mme Brominsky fut la première à céder sa voiture. Quant au petit Casimir, il trouvait toujours une place sur un des chevaux des cosaques lorsqu’il était fatigué.

On arriva enfin à Tobolsk. C’était là que devait se décider le sort des déportés. La plupart de ceux qui étaient condamnés à une détention perpétuelle furent transférés dans la région des mines ; les autres reçurent différentes destinations.

À peine Mme Brominsky fut-elle à Tobolsk, qu’elle demanda une audience au gouverneur, qui malheureusement était alors en tournée d’inspection. Elle se rendit chez le professeur de l’école des mines et lui remit la lettre du président du Comité de Moscou.

– Je serais très heureux de réclamer votre mari pour mes cours, lui dit ce dernier après avoir parcouru la missive ; toutefois, c’est au gouverneur d’en décider, et, pendant son absence, il n’y a rien à faire.

– Hélas ! que deviendra Stanislas jusque-là ?

– Il sera forcé de partager les travaux de ses compagnons. Peut-être sera-t-il employé à la chancellerie, qui dispose d’un personnel très restreint.

– Et ne pourra-t-il pas venir habiter avec nous ?

– Malheureusement, non. Le gouverneur peut seul accorder cette permission. Je vous promets de parler aux employés en faveur de votre mari.

De là, la généreuse femme courut aux prisons et obtint de voir Brominsky.

– Notre neuvaine a eu bien peu d’effet ! s’écria-t-il en la voyant. Me voilà rivé à Fédor Danidoff pour faire le service de salubrité des rues boueuses de Tobolsk. Quant à mon logement, nous avons un dortoir magnifique : les planchers nous servent de matelas, et un vieux sac, de couverture !

– Tu es injuste, mon ami ! Pourquoi te plaindre, puisque te voilà dispensé du travail des mines ? Le gouverneur est absent, et tu ne seras fixé sur ton sort qu’à son retour. C’est bien hardi de ta part de te rire de l’inefficacité de la neuvaine. Dieu est-il donc obligé de t’exaucer à jour fixe ? Il est le dispensateur de tout bien, et Lui seul sait ce qui nous convient le mieux.

– Il me semble avoir été déjà terriblement éprouvé. Dieu ne mettra-t-il pas un terme à mes souffrances ? Je commence à perdre tout espoir !

– Homme de peu de foi ! Tu te laisses de nouveau gagner par la tristesse ! Tu doutes toujours de la Providence. Sois donc plus confiant, si tu veux recevoir son secours.

– Mais ne vois-tu pas toi-même que tout conspire contre nous ?

– Tu le disais déjà à Varsovie. Réfléchis donc un instant, et tu verras que plusieurs de tes vœux se trouvent déjà exaucés. Il y a certainement des déportés qui envient ton sort.

– J’ai tort, je l’avoue, répondit le professeur. Je vais m’appliquer désormais à me remettre tout entier entre les mains de mon Dieu.

Mme Brominshy s’occupa alors de chercher un logement ; les cabanes qui étaient à la disposition des familles exilées n’auraient pu lui convenir. Elle eut bientôt découvert une maison assez spacieuse qu’elle loua immédiatement, et elle s’ingénia à l’approprier, à la rendre même coquette et agréable pour égayer son mari.

Un dimanche que Stanislas n’était pas de corvée, elle le pria de venir visiter son nouveau logis avec son compagnon de chaîne. Tous deux furent étonnés et ravis du confortable qui y régnait.

– Quel bonheur de se retrouver dans un pareil intérieur ! s’écria le professeur. Notre appartement de Varsovie n’était pas mieux aménagé. Où as-tu trouvé tous ces meubles en si peu de temps ?

– C’est Ivanoff, le charpentier voisin, qui a fait toutes ces merveilles avec sa hache. Marpha et moi, nous sommes devenues tapissières pour la circonstance, et je me suis procuré les peaux de mouton et les fourrures à très bon compte.

– Et tu veux procéder aujourd’hui à notre installation ? C’est dommage que nous n’ayons pas de prêtre pour bénir le logis.

– Il arrivera en temps utile. J’ai fait la connaissance d’un ancien curé polonais qui habite ici depuis longtemps : il m’a promis d’assister à notre premier repas de famille.

Un moment après, un homme âgé, portant une longue barbe blanche, parut sur le seuil.

– Que la paix du Seigneur soit avec vous ! dit-il en entrant. Je me réjouis de me trouver avec des compatriotes !

– Stanislas, dit Mme Brominsky, voici le Révérend Père Kosta. Monsieur l’abbé, je vous présente mon mari et Fédor son compagnon.

– Je suis charmé de faire leur connaissance, dit le prêtre en leur tendant la main. Je mets mon expérience à votre disposition. Je me trouve ici depuis la grande insurrection de 1863, j’étais aumônier dans l’armée polonaise. J’ai été gracié, il y a dix ans, et j’ai préféré rester dans ce pays. Le gouverneur m’a donné l’autorisation d’exercer mon ministère parmi les condamnés et je ne pourrais me résoudre à les abandonner. Pourquoi d’ailleurs retournerais-je en Pologne ? La plupart de mes connaissances sont mortes et mes anciennes ouailles, dispersées dans toutes les directions.

Le prêtre alors, à la demande de Mme Brominsky, bénit la maison ; puis les convives prirent place autour de la table.

– Y a-t-il beaucoup de nihilistes parmi les exilés de Tobolsk ? demanda Stanislas au Père Kosta, au cours de la conversation.

– Oui, mais la plupart de ceux-ci ne sont condamnés qu’à quelques années de déportation : c’est le menu fretin. Il s’en trouve de plus dangereux. Ces derniers continuaient à méditer de nouvelles vengeances, quoiqu’ils fussent dans ses fers. Ils avaient pour chef un employé du gouvernement, qui était inspecteur des forêts, et qui leur fournissait une composition rappelant le feu fénian : ils furent les auteurs d’un grand nombre d’incendies. Leur chef a été surpris sur le fait et exécuté ; quelques-uns de ses complices ont été punis du dernier supplice ; les autres, envoyés aux mines ; là, il leur est impossible de faire de la propagande.

– Se trouve-t-il des Polonais parmi eux ?

– Il y en a quelques-uns, mais ils repoussent mon ministère, et me tournent le dos quand je veux leur adresser la parole.

– Pour ma part je n’en ferai pas autant, dit alors Fédor. J’étais aussi nihiliste, mais Brominsky et surtout son épouse m’ont appris qu’on ne trouve le bonheur que dans la religion.

En ce moment, un coup frappé à la porte les fit tous tressaillir. Marpha alla ouvrir et un sergent des Cosaques entra en faisant le salut militaire.

Il venait annoncer à Mme Brominsky que le gouverneur était de retour et l’invitait à se présenter le lendemain à son bureau. Cette nouvelle fit sensation.

On causa encore longtemps et l’heure de rentrer au quartier sonna beaucoup trop tôt au gré de Brominsky et de Fédor. Il fallut se séparer : le prêtre les accompagna jusqu’à la caserne des détenus.

Après leur départ, la femme du professeur s’agenouilla avec son fils devant le crucifix qui ornait l’appartement. Elle resta longtemps à genoux, suppliant Dieu de rendre le cœur du gouverneur favorable aux désirs de son mari.

Le lendemain matin, à neuf heures, elle se rendit au palais, où elle fut introduite près du gouverneur. C’était un ancien militaire à la physionomie bienveillante, qui l’accueillit avec bonté. Après avoir pris connaissance de la lettre du gouverneur de Varsovie, que lui remit la visiteuse toute tremblante, il lui adressa ces paroles :

– D’après les détails que me donne mon ami, vous désirez que votre mari soit autorisé à ne plus coucher à la caserne.

» Cette faveur doit être méritée. Je prendrai donc d’abord l’avis de ses surveillants, et s’il est favorable, vos vœux seront exaucés. Quant à ses occupations, il donnera chaque jour deux heures de leçon à l’École des mines, et le reste du temps, il travaillera à la chancellerie.

Mme Brominsky courut annoncer cette heureuse nouvelle à son mari et, rentrée chez elle, elle remercia Dieu avec effusion. Cependant Stanislas dut attendre assez longtemps le privilège de coucher chez lui. Son épouse commençait même à douter du succès de sa démarche quand un soir, à l’heure de la retraite, la porte de la maison s’ouvrit et le professeur en franchit le seuil. Il portait une casquette du pays et ses jambes n’étaient plus entravées.

– Victoire ! s’écria-t-il en pressant sa femme et son enfant dans ses bras. Grâce à Dieu et à tes prières, me voici à moitié libéré. À partir de ce soir, j’ai la permission de loger avec vous. Remercions le Sacré-Cœur qui nous a enfin réunis !

Sa femme poussa un cri de joie, et tous, se mettant à genoux, ils adressèrent au ciel une fervente action de grâces.

 

 

Trois années s’étaient écoulées depuis les évènements que nous venons de raconter. Grâce à ses talents, le professeur Brominsky était de plus en plus apprécié du gouverneur, et le directeur des mines ne pouvait se passer de lui. Personne n’était plus habile à fixer le titre du métal pur contenu dans le minerai ; sa connaissance approfondie des langues le rendait indispensable à la chancellerie. Il disposait de bien peu de temps libre, car tous les hauts fonctionnaires lui demandaient des leçons particulières pour leurs enfants. Tout cela servait à augmenter le bien-être de son modeste intérieur.

Sa femme, elle aussi, était très occupée. Elle jouait du piano avec une rare perfection, et une fois que l’on connut son talent, les grands marchands de Tobolsk ne voulurent plus d’autre maîtresse de musique pour leurs jeunes filles. Marpha, dont l’âge n’avait pas brisé les forces, faisait le ménage.

Fédor était resté l’ami de la famille ; il était maintenant répétiteur à l’école des mines et avait quitté la livrée des forçats.

Par une belle soirée de printemps, tous étaient réunis dans la demeure de Stanislas pour fêter l’anniversaire de son mariage. Le petit Casimir venait de réciter un compliment composé par Fédor. On allait se mettre à table.

– Il nous manque le Père Kosta, remarque le professeur, pour être au complet. Qu’est-ce donc qui peut le retenir si longtemps ?

– Il ne tardera pas, lui répondit Anicia ; il m’a bien promis de venir. Il est très occupé depuis quelques semaines, car les fièvres sévissent dans les mines, et l’hôpital est encombré de malades : il y passe presque toute la journée.

– Voici le bon Père ! s’écria Casimir qui épiait son arrivée près de la fenêtre.

– Bonsoir, mes enfants, dit le prêtre en entrant. J’ai failli être obligé de me faire excuser. Les infirmiers de l’hôpital perdent la tête et le médecin en chef m’avait prié de rester pour les diriger.

– Comment se portent les malades ?

– Mal, fort mal, et cc qui m’afflige davantage, c’est de voir des Polonais repousser les consolations de la religion.

– Il y a des compatriotes parmi eux ?

– Hélas ! oui. L’un d’entre eux, qui est condamné à perpétuité et dont les poumons sont attaqués, se montre le plus rebelle de tous à mes exhortations et donne l’exemple de l’impénitence à ses compagnons. Il décline rapidement et je désespère de l’amener à de meilleurs sentiments.

– Si vous le jugez bon, j’irai le voir, Révérend Père, s’écria Mme Brominsky. Peut-être la présence d’une personne du pays, parlant sa langue maternelle, aura-t-elle quelque influence sur son cœur.

Le prêtre accepta volontiers cette charitable proposition. On fêta gaiement l’anniversaire. À la fin du repas, le ministre de Dieu suggéra à la pieuse famille la pensée de réciter en commun le chapelet pour demander la conversion du malheureux endurci. Cette prière prit un caractère particulièrement solennel et touchant.

Le lendemain de bonne heure, Mme Brominsky, ayant au bras un panier garni de friandises, se dirigea vers l’hôpital. Le médecin en chef, déjà prévenu, l’accompagna dans la salle où se trouvait le malade qu’elle désirait voir.

– Le voici ! dit-il en désignant un lit qui portait le numéro 1581. Il repose en ce moment, mais j’ai peu d’espoir de le sauver. Vous n’avez pas de contagion à redouter. C’est un phtisique.

Mme Brominsky s’assit au chevet du malade et attendit son réveil en priant. Les traits de celui-ci ne lui semblaient pas inconnus, mais elle ne pouvait se rappeler où elle s’était rencontrée avec lui.

Il ouvrit enfin les yeux et se souleva avec effort. Son regard rencontra celui de sa garde-malade. Il tressaillit.

– La femme de Stanislas ! murmura-t-il en la regardant avec effroi. Mes victimes viennent-elles donc me reprocher mon infamie, même à mon réveil ? Ne suis-je pas assez torturé déjà quand je goûte un peu de repos ?

– Frère, vous êtes souffrant, et le docteur m’autorise à vous soigner. Je vous apporte quelques douceurs. Dites-moi ce que vous désireriez.

– Laissez-moi. Je n’ai besoin de personne et veux rester seul.

– J’aimerais pourtant bien vous être utile. N’avez-vous pas quelques amis dans notre belle Pologne ? ne désirez-vous pas que je leur donne de vos nouvelles ?

– Je ne veux point vous entendre, vous dis-je.

– Prenez du moins cette médaille de la Vierge miraculeuse que tous les Polonais révèrent.

– Donnez-la si vous voulez et laissez-moi.

Le malade retomba sur ses coussins et s’assoupit de nouveau. Chaque fois qu’il ouvrait les yeux, il rencontrait le regard sympathique d’Anicia fixé sur lui. Cette constance parut le toucher.

– Mon mauvais accueil ne vous a donc pas éloignée ? lui dit-il enfin.

– Bien au contraire. Vous pouvez avoir besoin de moi. Désirez-vous quelque chose ?

– Non. Pourquoi êtes-vous si pleine d’attentions pour moi ? Me connaissez-vous ?

– Je ne le crois pas, mais vous êtes Polonais, et c’est un titre suffisant à ma sympathie. Vous êtes catholique romain, n’est-ce pas ?

– Je l’ai été autrefois, maintenant je n’ai plus aucune religion.

– Comment pouvez-vous parler ainsi ! Vous reniez donc votre nationalité ! Rentrez en vous-même et rappelez-vous les prières que votre mère vous apprenait, quand vous étiez enfant. Ce sera pour vous une consolation de murmurer ces prières lorsqu’il faudra paraître devant Dieu !

– Je n’y trouverai pas de miséricorde. Mes crimes sont trop nombreux pour que je puisse en obtenir le pardon.

– Quelle erreur ! Un prêtre peut vous absoudre.

– Je ne veux pas voir de prêtre.

Le moribond se tourna de l’autre côté, un combat violent se livrait en lui ; tout à coup, il éclata en sanglots et dit d’une voix entrecoupée :

– Oui, appelez le prêtre : je sens mes forces décliner et je veux tout réparer avant de mourir.

Le vénérable Père Kosta se tenait dans la salle voisine, prêt à venir au premier appel. Mme Brominsky se retira et il prit sa place.

L’entretien du confesseur et du pénitent dura longtemps. Quand il fut terminé, les traits du prêtre accusaient une grande émotion. Il échangea encore quelques paroles avec le moribond, puis sortit à la hâte. Un instant après, il demandait une audience au gouverneur. Elle lui fut accordée sur-le-champ.

– Excellence, dit-il, le numéro 1581 est mourant et vous prie en grâce de vous rendre à son chevet, accompagné de votre secrétaire ; il dit avoir des choses très importantes à révéler avant de mourir.

– J’y vais à l’instant même. Prévenez Brominsky de se tenir prêt à m’accompagner.

Le prêtre s’acquitta de son message, et retourna à l’hôpital près du mourant. Il s’y rencontra avec la femme du professeur.

– Voilà votre œuvre ! lui dit-il. Elle vous sera payée au centuple par le bon Dieu.

Le gouverneur arriva sur ces entrefaites, et le moribond le pria de faire écrire la déclaration suivante :

« Mon nom est Ladislas Demski. Blessé de voir que mon ami Stanislas Brominsky m’avait été préféré comme professeur à l’Université de Varsovie, j’avais résolu de m’en venger. J’étais le président du club des Vengeurs Polonais, et je résolus de le décider à en faire partie : il aurait été sous ma dépendance. Il ne voulut pas en entendre parler. Bientôt après, la police eut vent de notre association clandestine, et je soupçonnai Brominsky de lui avoir donné l’éveil. Je me trompais, et poussé par la méchanceté, sous prétexte de lui faire mes adieux, je cachai dans sa bibliothèque un diplôme de nihiliste, que la police trouva quelques jours plus tard. Je déclare donc, devant Dieu, que Brominsky a été condamné à tort, et je prie Votre Excellence de faire les démarches nécessaires pour que justice pleine et entière lui soit rendue. »

– Il sera fait selon vos désirs. Voulez-vous signer votre déclaration ?

– Je suis prêt. Stanislas, dit-il en se tournant, vers Brominsky, te sens-tu la force de me pardonner ?

– De grand cœur, mon ami, je te pardonne tout le mal que tu nous a fait et je ne t’oublierai pas dans mes prières.

– Frère, ces paroles me soulagent d’un grand poids. Et vous, Anicia, vous qui avez eu pitié de moi, qui m’avez fait retrouver le calme de la conscience et réconcilié avec Dieu, pouvez-vous me pardonner toutes les souffrances que vous avez endurées ?

– De grand cœur, Ladislas. Jamais je n’aurai un mot de reproche pour votre mémoire.

Le prêtre rentra en ce moment avec le saint Viatique. Après avoir communié, le moribond resta plongé dans le recueillement. Un spasme agita tout d’un coup son corps.

– Anicia, Stanislas, pardon ! Jésus, Marie...

Demski ne put terminer, son âme s’était envolée dans l’éternité.

Le prêtre lui ferma les yeux et les trois personnes présentes récitèrent un De Profundis à son intention.

Brominsky croyait rêver, il pouvait à peine se persuader qu’il n’était pas le jouet d’une illusion. Le gouverneur l’arracha à ses réflexions.

– Monsieur Brominsky, permettez-moi de vous féliciter. Je vais, de ce pas, télégraphier au ministère de police à Saint-Pétersbourg à votre sujet. En vertu des pouvoirs qui me sont confiés, je vous déclare, dès à présent, exempt de tout service et maître de toutes vos actions. J’espère pouvoir vous communiquer la décision de Sa Majesté dans quelques jours.

Le professeur s’inclina et rentra chez lui.

– Marpha, Casimir ! s’écria-t-il dès qu’il eut franchi le seuil. Mon innocence est proclamée ! Nous pourrons bientôt rentrer en Pologne ! Remercions le Seigneur qui a su me faire réhabiliter !

Grande fut la joie dans son humble logis ; nombreux se succédèrent les visiteurs. Vers le soir, Fédor vint à son tour, accompagné du bon Père Kosta.

– Stanislas, s’écria-t-il, Dieu vous a béni ! Vous allez revoir les bords de la Vistule, et pourtant je regrette votre départ. Qui vous remplacera près de moi ?

– Ne désespérez pas, Fédor ! Vous n’êtes condamné qu’à une peine minime et peut-être vous fera-t-on grâce.

– Stanislas, dit le prêtre, bénissez la Providence et reconnaissez combien ses voies sont admirables. Quand vous irez à Atrada, allez prier pour moi dans ma chère église, et saluez mon successeur de ma part.

La soirée se passa gaiement. Huit jours après, le gouverneur communiquait à Brominsky le décret du ministre.

– Le czar regrette vivement l’erreur dont vous avez été victime. Des ordres sont donnés pour que votre réhabilitation soit proclamée sur-le-champ à Varsovie. Tous vos biens vous sont rendus, et vous reprendrez votre place à l’Université.

– Vous mettez le comble à mes vœux par cette communication. Excellence, s’écrie Stanislas, je recommencerai mes cours dans ma chère patrie avec un indicible bonheur.

– De plus, le czar est prêt à accorder une grâce à votre choix...

– Je demande alors la grâce de mon ami Fédor !

– Je m’en doutais et je l’avais déjà demandée en votre nom.

– Alors rien ne me retient plus, et je partirai dès la semaine prochaine pour la Pologne.

– Je comprends votre impatience. Le gouvernement met des chevaux de poste à votre disposition.

Le professeur hâta les préparatifs du départ. Le dimanche suivant, il fit sa visite d’adieu au gouverneur et à ses connaissances, et le lundi matin, une téléga, attelée de trois chevaux vigoureux, attendait devant sa demeure.

Le Père Kosta vint à son tour rendre une dernière visite à Stanislas et l’embrasser avant la décisive séparation.

– Bon voyage, mes enfants ! dit-il à la joyeuse famille. Soyez heureux et pensez quelquefois à moi !

– Adieu ! bon Père, au revoir, au ciel !

 

 

 

Jacques GOBAT.

 

Recueilli dans Les drames de la Sibérie,

Belgique, Éditions Grammont.

 

 

 

 

 

 

 

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