L’effroyable vengeance

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Nicolas GOGOL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

CLAMEURS et tumulte montent d’un faubourg de Kiev : c’est l’essaoul 1 Gorobetz qui célèbre les noces de son fils. Bien des visiteurs sont venus chez l’essaoul. Dans le bon vieux temps, on aimait à bien manger, plus encore à boire, et ce qu’on aimait le mieux, c’était s’amuser. Sur son cheval bai, le Zaporogue Mikitka est arrivé lui aussi, venant droit de la joyeuse beuverie du Champ de Péréchlaï où, durant sept jours et sept nuits, il avait abreuvé de vin rouge les gentilshommes du roi de Pologne. Le frère adoptif de l’essaoul, Danilo Bouroulbache, était venu lui aussi de sa maison située sur l’autre rive du Dniepr, entre deux collines, et il avait amené avec lui sa jeune femme Katerina et son petit garçon d’un an. Les invités admiraient le visage blanc de pani 2 Katerina, ses sourcils noirs comme du velours d’Allemagne, son riche habit, sa jupe de soie bleu clair, ses bottes aux talons d’argent. Mais on était encore plus étonné de voir que son vieux père n’était pas venu avec elle. Il y avait à peine un an qu’il vivait au-delà du Dniepr ; auparavant, il avait disparu pendant vingt et un ans, et il n’était rentré auprès de sa fille que quand celle-ci était déjà mariée et qu’elle avait mis au monde un fils. Il aurait probablement pu raconter bien des choses étonnantes. Et comment ne pas en raconter quand on est resté si longtemps en terre étrangère ! Là-bas, tout est différent : les gens ne sont pas pareils et il n’y a pas d’églises chrétiennes... Mais il n’était pas venu.

On offrit aux hôtes de l’eau-de-vie aux raisins secs et aux pruneaux et un gâteau sur un plat d’importance. Les musiciens en attaquèrent le fond, qui contenait des pièces de monnaie cuites dans la pâte, et, s’étant arrêtés de jouer un temps, ils avaient posé à côté d’eux cymbales, violons et tambourins. Cependant, jeunes femmes et jeunes filles, s’étant essuyé la bouche de mouchoirs brodés, s’étaient de nouveau avancées de leurs rangs, et les jeunes gars, les poings aux hanches, jetant autour d’eux des regards empreints de fierté, étaient prêts à s’élancer à leur rencontre, lorsque le vieil essaoul sortit deux icônes pour bénir les nouveaux mariés. Ces icônes, il les avait reçues du saint ermite, le vieux Vartolomeï. La monture n’en est pas opulente, l’or et l’argent n’y reluisent pas, mais il n’est pas de force impure qui ose s’attaquer à celui qui les a dans sa maison.

Ayant levé les icônes, l’essaoul s’apprêtait à dire une courte prière... lorsque soudain les enfants qui jouaient par terre se mirent à crier de peur et tous reculèrent à leur tour, montrant du doigt, avec terreur, un cosaque qui se tenait parmi eux. Qui il était, c’est ce que nul ne savait. Mais il avait déjà eu le temps de danser admirablement la « cosaque » et d’amuser la foule qui se pressait autour de lui. Mais quand l’essaoul leva les icônes, tout le visage du cosaque se transforma soudain : son nez s’allongea et pencha de côté, des yeux verts s’affolèrent dans son visage au lieu d’yeux bruns, ses lèvres bleuirent, son menton trembla et se fit aussi pointu qu’un fer de lance, de sa bouche surgit un croc, une bosse se dressa derrière sa tête et le cosaque devint un vieillard.

– C’est lui ! c’est lui ! criait-on dans la foule, où les gens se serraient étroitement les uns contre les autres.

– Le sorcier est réapparu ! criaient les mères, saisissant par la main leurs enfants.

D’un air majestueux et hautain, l’essaoul s’avança et prononça d’une voix forte, tendant les icônes vers le cosaque :

– Disparais, image de Satan ! il n’y a pas de place pour toi ici.

Et, sifflant et claquant des dents comme un loup, l’étrange vieillard disparut.

Alors, tel le bruit qui monte de la mer démontée, des rumeurs et des racontars se répandirent et s’enflèrent dans la foule.

– Qu’est-ce que ce sorcier ? demandaient les gens jeunes et inexpérimentés.

– Il va y avoir un malheur ! disaient les vieux, hochant la tête.

Et dans tous les coins de la vaste cour de l’essaoul, des groupes se formèrent pour écouter des histoires sur le compte de l’étrange sorcier. Mais presque tous disaient des choses différentes et personne ne pouvait rien raconter de certain sur lui.

On roula dans la cour un tonneau d’hydromel et l’on y plaça nombre de seaux de vin de Grèce. Tout redevint joyeux. Les musiciens se mirent à jouer ; jeunes filles et jeunes femmes, cosaques intrépides, vêtus de caftans aux vives couleurs, s’élancèrent. Les vieux de quatre-vingt-dix et cent ans, quelque peu éméchés, se mirent à danser eux aussi, se remémorant des années qui n’avaient pas été vaines. On festoya jusque tard dans la nuit et l’on fit une bombance comme on n’en fait plus de nos jours. Les hôtes, peu à peu, commencèrent à se disperser, mais bien peu retournèrent chez eux : bon nombre restèrent passer la nuit chez l’essaoul, dans sa large cour. Mais plus nombreux encore étaient les cosaques qui s’étaient endormis d’eux-mêmes, sans y être invités, sous les bancs, par terre, près de leur cheval, à côté de l’étable : là où flanche la tête d’un cosaque, sous l’empire du vin, là elle reste et ronfle, assez fort pour que l’entende toute la ville de Kiev.

 

 

 

II

 

 

Une douce lueur se répand sur le monde : c’est la lune qui s’est montrée de derrière la montagne. Elle a recouvert la rive accidentée du Dniepr comme d’une précieuse mousseline de Damas, aussi blanche que la neige, et l’ombre s’est retirée plus loin encore, dans l’épais fourré de pins.

Au milieu du Dniepr vogue un canot. Deux jeunes gars se tiennent à l’avant : ils ont penché sur l’oreille leurs bonnets noirs de cosaques et, sous leurs rames, des éclaboussures jaillissent de tous côtés, comme les étincelles d’un briquet.

Pourquoi les cosaques ne chantent-ils pas ? Ils ne parlent ni des curés qui passent déjà par l’Ukraine, rebaptisant en catholiques le peuple des cosaques, ni de ce que la horde s’est battue pendant deux jours près du lac Salé. Comment chanteraient-ils, comment deviseraient-ils de hauts faits ? Leur seigneur, pan Danilo, est songeur, et la manche de son caftan cramoisi, tombée du canot, traîne sur l’onde ; leur pani Katerina berce doucement son petit enfant et ne le quitte pas des yeux, tandis que l’eau tombe, en une poussière grise, sur sa robe d’apparat, qu’elle a négligé de recouvrir d’une toile.

Il fait bon regarder du milieu du Dniepr les hautes montagnes, les vastes prairies, les vertes forêts. Ces montagnes ne sont pas des montagnes : elles n’ont pas de base, elles sont terminées en bas comme en haut par un sommet pointu ; au-dessous d’elles et au-dessus, s’étend le ciel profond. Ces forêts qui couvrent les collines ne sont pas des forêts : ce sont les cheveux qui poussent sur la tête hirsute du bonhomme de la forêt. Au-dessous de cette tête, c’est la barbe qui trempe dans l’eau, et sous la barbe comme au-dessus des cheveux, c’est le vaste ciel. Ces prairies non plus ne sont pas des prairies : c’est une verte ceinture qui passe au milieu de la voûte ronde du ciel ; et dans la moitié supérieure et dans la moitié inférieure, c’est la lune qui se promène.

Pan Danilo ne regarde pas autour de lui, il regarde sa jeune femme.

– Pourquoi, ma jeune femme, ma précieuse Katerina, pourquoi es-tu triste ?

– Ce n’est pas à la tristesse que je m’abandonne, mon pan Danilo ! Ce sont les étranges récits sur le sorcier qui m’ont fait peur. On dit qu’il est si effrayant de naissance... et que pas un enfant, dès l’âge le plus tendre, n’a voulu jouer avec lui. Écoute, pan Danilo, les choses terrifiantes que l’on raconte : il paraît qu’il croyait toujours que tout le monde riait de lui. Rencontrait-il quelqu’un, le soir ? il lui semblait immédiatement que cet homme ouvrait la bouche et se mettait à ricaner. Et le lendemain, on trouvait ce passant mort. Ces récits m’ont paru étranges, ils m’ont fait peur tandis que je les écoutais, disait Katerina, sortant un mouchoir et en essuyant le visage de l’enfant endormi dans ses bras. Sur ce mouchoir, elle avait brodé en soie rouge des feuilles et des baies.

Pan Danilo ne répondit pas et regarda la berge sombre, où, bien loin, de derrière la forêt, se profilait un noir rempart de terre au-delà duquel s’élevait un vieux château. Du coup, trois rides vinrent barrer le front du cosaque ; de sa main gauche, il caressait sa moustache cavalière.

– Qu’il soit sorcier, il n’y a rien là d’effrayant, dit-il : ce qui est effrayant, c’est qu’il soit un hôte de mauvais augure. Quelle lubie l’a pris de s’amener ici ? J’ai entendu dire que les Polonais ont l’intention de bâtir une forteresse pour nous couper des Zaporogues. Admettons que ce soit vrai... Je mettrai en pièces son repaire de diable dès que j’aurai entendu qu’il en possède un. Je brûlerai le vieux sorcier si bien qu’il n’en restera même rien pour les corbeaux. Cependant, j’imagine qu’il ne doit manquer ni d’or, ni d’autres richesses. C’est donc là qu’il habite, ce diable !... S’il possède de l’or... Nous allons passer à l’instant à côté de vieilles croix – c’est un cimetière ! C’est ici que pourrissent ses ancêtres impurs. On dit que pour un petit pécule, ils étaient tous prêts à se vendre à Satan, avec leur âme et leurs caftans loqueteux. Si le sorcier devait effectivement avoir de l’or, ce n’est pas le moment de perdre son temps. On ne peut pas toujours s’en procurer à la guerre...

– Je devine tes projets ; une rencontre avec lui ne me présage rien de bon. Mais ton souffle est si oppressé, ton regard si farouche, tes sourcils froncés te donnent un air si sombre !

– Tais-toi, femme ! dit Danilo avec colère : celui qui a affaire à vous devient une femmelette lui-même. Donne-moi du feu pour ma pipe, garçon !

À ces mots, il se tourna vers l’un des rameurs qui, ayant sorti la cendre chaude de sa bouffarde, se mit à la transvaser dans la pipe de son maître.

– Voilà qu’elle essaie de me faire peur avec son sorcier ! poursuivait pan Danilo. Dieu merci, un cosaque ne craint ni les diables, ni les curés. C’est cela qui nous mènerait loin, d’obéir à nos femmes ! Qu’en dites-vous, les gars ? Notre femme, c’est nôtre bouffarde et un sabre bien tranchant.

Katerina se tut et baissa le regard sur l’onde endormie, tandis que le vent faisait passer des rides sur l’eau, et tout le Dniepr avait un scintillement argenté, pareil à celui du poil d’un loup, la nuit.

Le canot vira et longea la berge boisée. Sur la rive on distinguait un cimetière : des croix vétustes se massaient les unes contre les autres. Parmi elles, il ne pousse pas d’obier, on ne voit point verdir d’herbe et il n’y a que la lune qui les réchauffe, du haut des cieux.

– Entendez-vous crier, les gars ? Quelqu’un nous appelle à son secours ! dit pan Danilo, tourné vers ses rameurs.

– Nous entendons bien des cris et il nous semble bien qu’ils viennent de ce côté-là, dirent les rameurs d’une seule voix, en montrant le cimetière.

Mais tout retomba dans le silence. Le bateau tourna pour doubler le promontoire. Soudain, les rameurs baissèrent les avirons et leur regard devint fixe. Pan Danilo s’arrêta lui aussi. La peur pénétra comme une froide lame dans les veines des cosaques.

Une croix tombale vacilla et sans bruit, un mort décharné sortit de la terre. La barbe lui tombait jusqu’à la ceinture ; de longues griffes terminaient ses doigts, plus longues que les doigts eux-mêmes. Lentement, il leva les bras au ciel. Tout son visage fut parcouru d’un frisson et se tordit. Il devait endurer une terrible souffrance. « J’étouffe ! j’étouffe ! » gémit-il d’une voix sauvage et inhumaine. Telle un couteau, elle vous écorchait le cœur, et tout à coup le mort disparut sous la terre. Une autre croix vacilla, et un autre mort sortit, plus effrayant encore et plus haut que le précédent ; il était tout couvert de poils ; la barbe lui tombait jusqu’aux genoux et ses griffes osseuses étaient plus longues encore. D’une voix encore plus féroce, il hurla : « J’étouffe ! » et rentra sous terre. Une troisième croix chancela et un troisième mort se leva. Il semblait que seuls des ossements étaient montés bien au-dessus de la terre. La barbe lui allait jusqu’aux talons ; les doigts terminés de longues griffes étaient plantés dans le sol. D’un geste effrayant, il tendit les bras au ciel, comme s’il voulait atteindre la lune, et il hurla comme si l’on s’était mis à scier ses ossements jaunes.

L’enfant, qui dormait dans les bras de Katerina, poussa un cri et s’éveilla ; la pani poussa un cri elle aussi ; les rameurs laissèrent tomber leurs bonnets dans le Dniepr ; le maître lui-même tressaillit.

Soudain, tout disparut, comme si rien n’avait existé ; cependant, les serviteurs furent longtemps sans reprendre les rames. Bouroulbache jeta un regard plein de sollicitude sur sa jeune femme qui, effrayée, berçait entre ses bras l’enfant qui criait toujours ; il la serra sur son cœur et l’embrassa au front.

– N’aie pas peur, Katerina ! Regarde : il n’y a rien ! disait-il, lui montrant tout ce qui les entourait. C’est le sorcier qui veut faire peur aux gens, afin que personne n’arrive jusqu’à son repaire impur. De cette manière, il n’effrayera que les bonnes femmes ! Donne-moi mon fils à tenir !

À ces mots, pan Danilo éleva son fils en l’air et l’approcha de ses lèvres :

– N’est-ce pas, Ivan, que toi, tu n’as pas peur des sorciers ? Dis : « Non, père, je suis un cosaque. » – Alors, suffit ! cesse de pleurer ! Nous allons rentrer ! Quand nous serons à la maison, ta mère te fera manger une bouillie, te mettra dormir dans ton berceau, te chantera :

 

            Lu-li, lu-li, lu-li,

            Dors, mon petit, dors,

            Et grandis, grandis pour ma joie,

            À la gloire de la gent cosaque,

            Pour faire justice des ennemis !

 

– Écoute, Katerina, il me semble que ton père ne veut pas vivre en bons termes avec nous. Il est rentré morose, sombre, c’est comme s’il était courroucé... Mettons qu’il fût mécontent – alors, qu’avait-il besoin de venir ? Il n’a pas voulu boire à la liberté des cosaques ! Il n’a pas bercé l’enfant dans ses bras ! J’ai tout d’abord voulu lui confier tout ce que j’ai sur le cœur, mais je ne l’ai pas pu, et mes paroles se sont arrêtées avant d’être prononcées. Non, il n’a pas le cœur d’un cosaque ! Des cœurs de cosaques, quand ils se trouvent quelque part, sont prêts à bondir à la rencontre l’un de l’autre ! Alors, mes bons gars, toucherons-nous bientôt à la rive ? Soyez sans souci, je vous donnerai des bonnets neufs. À toi, Stetzko, je t’en donnerai un en velours tout brodé d’or. Je l’ai enlevé à un Tartare, en même temps que sa tête ; tout son attirail m’est tombé entre les mains ; je n’ai laissé échapper que son âme. Alors, accoste ! Tu vois, Ivan, nous voici arrivés – et toi, tu pleures toujours ! Prends-le, Katerina !

Tous descendirent à terre. De derrière la colline se montra un toit de chaume : c’était l’habitation ancestrale de pan Danilo. Plus loin, c’est encore une montagne, et puis, ce sont des champs, et ensuite, on pourrait cheminer cent lieues sans découvrir un seul cosaque.

 

 

 

III

 

 

La maison de pan Danilo est bâtie entre deux collines, dans une étroite vallée qui dévale vers le Dniepr. Ses pièces ne sont pas hautes ; à première vue, cette maison est pareille aux chaumières des simples cosaques et elle n’a qu’une seule grande pièce. Mais celle-ci est assez spacieuse pour le loger lui, sa femme, la vieille servante et une dizaine de gaillards triés sur le volet. Des rayons en bois de chêne courent en haut, le long des murs. Ils portent en rangs serrés des écuelles et des récipients pour les repas. Parmi ces ustensiles, il y a aussi des gobelets d’argent et des coupes serties d’or, de celles qui ont été données et de celles qui sont du butin de guerre. En dessous sont pendus de précieux mousquets, des sabres, des arquebuses et des lances ; toutes ces armes sont venues, bon gré mal gré, de Tartares, de Turcs et de Polonais ; de ce fait, nombreuses sont celles qui sont ébréchées. En les regardant, pan Danilo se remémorait ses échauffourées aux marques qu’elles portaient. En dessous de cette partie du mur, il y a des bancs de chêne, soigneusement rabotés ; tout auprès, devant le poêle, une bercelonnette est pendue à des cordes passées dans un anneau vissé au plafond. Le sol de cette pièce est en terre bien battue et enduite d’argile. Pan Danilo dort là avec sa femme, et la vieille servante occupe le banc du poêle ; le petit enfant s’amuse et s’endort dans la bercelonnette et les fiers gaillards passent la nuit à même le sol. Mais un cosaque dort mieux dehors, sur la terre nue, à ciel ouvert ; il n’a besoin ni de duvet, ni d’édredon : il met sous sa tête du foin frais coupé et s’étend librement sur l’herbe. En s’éveillant au milieu de la nuit, c’est une joie pour lui de regarder le ciel profond semé d’étoiles et de frissonner au froid nocturne, qui a rafraîchi ses os de cosaque ; s’étirant et marmonnant dans son sommeil des paroles incohérentes, il allume sa pipe et s’enveloppe mieux dans sa chaude pelisse.

Bouroulbache ne s’éveilla pas tôt après la fête de la veille. Une fois levé, il s’assit sur le banc, au coin, et se mit à affiler un nouveau sabre turc, qu’il avait obtenu par le troc ; et pani Katerina commença à broder d’or un linge de soie.

Le père de Katerina entra tout à coup, l’air fâché, fronçant le sourcil, tenant entre les dents sa pipe d’outremer ; il s’avança jusqu’à sa fille et lui demanda avec rigueur pour quelle raison elle était rentrée si tard à la maison.

– Ce sont là des choses, mon beau-père, dont il faut me demander compte, à moi, et non à elle ! Ce n’est pas à la femme de répondre, c’est au mari. C’est du moins ainsi qu’on a coutume d’agir chez nous, ne t’en déplaise ! dit Danilo, sans interrompre son travail : peut-être qu’il n’en est pas ainsi dans certains pays d’infidèles, – je n’en sais rien.

Une rougeur couvrit le visage rude du beau-père et ses yeux luirent d’un éclat sauvage.

– À qui serait-ce donc de surveiller sa fille, si ce n’est au père ? grommelait-il entre ses dents. – Alors, bon, c’est à toi que je demande où tu as traîné jusque tard dans la nuit ?

– Voilà qui s’appelle parler, mon cher beau-père ! Je te répondrai à ce sujet qu’il y a longtemps que je suis sorti des langes. Je sais me tenir à cheval ; je sais manier un sabre acéré, je sais faire d’autres petites choses encore... Je sais aussi ne rendre compte à personne de mes actes.

– Je vois, Danilo, je sais que tu me cherches querelle ! Celui qui se dérobe a assurément en tête quelque mauvaise action.

– Pense tout ce que tu voudras, dit Danilo : moi aussi, j’ai mon idée. Dieu merci, je n’ai encore jamais pris part à aucune affaire malhonnête ; j’ai toujours défendu la foi orthodoxe et ma patrie, pas comme le font certains vagabonds : ils traînent Dieu sait où alors que les orthodoxes se battent à mort, et puis, après, arrivent pour récolter une moisson qu’ils n’ont pas semée. Ils ne ressemblent même pas à des Uniates : ils ne vont pas faire la plus petite apparition dans une église chrétienne. Il faudrait les interroger, ceux-là, et de la bonne manière, pour savoir où ils s’en vont traîner.

– Hé, cosaque ! sais-tu... Je tire mal : ma balle ne transperce pas un cœur à plus de trois cents mètres ; et je ne suis pas brillant non plus au sabre : il ne reste de mon ennemi que des morceaux pas plus gros que le gru dont on fait la bouillie.

– Je suis prêt, dit pan Danilo, ayant vivement tracé le signe de la croix dans l’air, avec son sabre, comme s’il savait dans quel but il l’avait aiguisé.

– Danilo ! s’écria Katerina, lui saisissant le bras et s’y pendant : souviens-toi, insensé, regarde sur qui tu lèves la main ! Père, tes cheveux sont blancs comme neige et pourtant, tu t’es laissé emporter ainsi qu’un jeune écervelé !

– Femme ! cria pan Danilo, d’une voix terrible : tu sais que je n’aime pas ça ; occupe-toi de tes affaires de femme.

Les sabres s’entrechoquèrent avec un son effrayant. Le fer battit le fer et les cosaques se couvraient d’étincelles ainsi que de poussière. Pleurant à chaudes larmes, Katerina s’en alla dans une autre pièce, se jeta sur le lit et se boucha les oreilles pour ne pas entendre les coups des sabres. Mais les cosaques ne se battaient pas si mollement qu’on pût assourdir le choc de leurs armes. Le cœur de la jeune femme semblait vouloir se rompre ; elle sentait les battements passer par tout son corps : touk, touk. « Non, je ne pourrai pas le supporter, je ne pourrai pas le supporter... Peut-être le sang vermeil sourd-il déjà du corps blanc ; peut-être mon chéri est-il au bout de ses forces, et moi, je reste couchée ici. » Et toute blême, respirant avec peine, elle rentra dans la grande chambre.

La lutte était égale et effroyable ; ni l’un ni l’autre ne l’emportait. Tantôt c’est le père de Katerina qui attaque, – pan Danilo recule un peu ; tantôt c’est pan Danilo qui attaque, – alors c’est le père morose qui recule un peu, et de nouveau, les voilà à égalité. Ils bouillonnent. Ils ont pris leur élan... Ah ! les sabres tintent... et avec bruit, les lames volent de côté.

« Je Te remercie, ô mon Dieu ! » dit Katerina et de nouveau elle poussa un cri en voyant que les cosaques saisissaient leurs mousquets. Ils en ajustèrent les pierres, ils relevèrent le chien.

Pan Danilo tira, – il manqua son coup. Le père visa... il est vieux, il n’a plus le regard perçant d’un jeune homme, mais sa main ne tremble pas. Le coup partit, avec fracas... Pan Danilo chancela ; le sang vermeil rougit la manche gauche de son caftan de cosaque.

– Non, cria-t-il : je ne vendrai pas ma peau à si bon compte. Ce n’est pas la main gauche, c’est la main droite qui commande. J’ai un pistolet turc pendu au mur : il ne m’a encore jamais trahi de ma vie. Descends du mur, vieux camarade ! Rends service à ton ami !

Danilo étendit la main.

– Danilo ! s’écria Katerina prise de désespoir, lui saisissant la main et se jetant à ses pieds : ce n’est pas pour moi que je te supplie. Il n’y a pour moi qu’une seule fin : car indigne est la femme qui survit à son mari ; le Dniepr, le Dniepr glacé, sera ma tombe... Mais vois ton fils, Danilo, regarde ton fils ! Qui réchauffera le pauvre petit ? Qui le caressera ? Qui lui apprendra à voler sur un coursier noir, à se battre pour la liberté et pour la foi, à boire et à festoyer ainsi qu’il sied à un vrai cosaque ? Péris, mon fils, péris ! Ton père ne veut pas te connaître ! Regarde-le, qui détourne de toi son visage. Oh, je te connais à présent ! Tu es une bête fauve et non un homme ! Tu as le cœur d’un loup et les pensées d’une vipère rusée ! J’ai pensé que tu avais un atome de pitié, que dans ton corps de pierre vivait un cœur d’homme. Je me suis cruellement trompée. Cela te portera joie. Dans ton cercueil, tes os danseront d’allégresse quand ils sauront que les Polonais, ces bêtes impies, jettent ton fils dans les flammes, quand il criera sous les couteaux et dans l’eau bouillante. Oh ! je te connais ! tu serais heureux de pouvoir te lever de ton cercueil et d’animer de ton bonnet le feu qui aura jailli sous lui !

– Arrête, Katerina ! Viens, mon Ivan aimé, viens que je t’embrasse ! Non, mon enfant chéri, personne ne touchera à un seul de tes cheveux. Tu grandiras pour la gloire de la patrie ; ainsi qu’un tourbillon, tu voleras à la tête des cosaques, coiffé d’un petit bonnet de velours, tenant à la main un sabre acéré. Donne-moi la main, père ! Oublions ce qui s’est passé entre nous. Je m’accuse de tous mes torts envers toi. Mais pourquoi ne me tends-tu pas la main ? disait Danilo au père de Katerina, qui restait immobile au même endroit, sans que son visage exprimât ni courroux, ni réconciliation.

– Père ! s’écria Katerina, l’entourant de ses bras et lui donnant un baiser ; ne sois pas inflexible, pardonne à Danilo : il ne t’offensera plus !

– Ce n’est que par amour pour toi que je lui pardonne, ma fille ! répondit-il en l’embrassant, les yeux chargés d’éclairs étranges.

Katerina eut un léger frisson : elle trouva bizarre ce baiser et l’éclat de ses yeux. Elle s’appuya sur la table sur laquelle pan Danilo pansait son bras blessé ; il se disait qu’il avait mal agi et pas en vrai cosaque en demandant pardon alors qu’il n’était coupable de rien.

 

 

 

IV

 

 

Le jour se leva, brillant, mais le soleil ne parut pas : le ciel était gris et une pluie fine tombait sur les champs, sur les forêts, sur le large Dniepr. Pani Katerina se réveilla, mais elle n’était pas d’humeur joyeuse : ses yeux étaient gonflés de larmes et elle était toute troublée et inquiète.

– Mon cher mari, mon mari aimé ! j’ai fait un rêve étrange !

– Quel rêve est-ce, ma belle pani Katerina ?

– En vérité, un songe étrange et si vivant qu’il paraissait vrai : j’ai rêvé que mon père était précisément ce monstre que nous avons vu chez l’essaoul. Mais je t’en prie, n’y crois pas : de quelles bêtises ne va-t-on pas rêver ! – J’étais devant lui, je tremblais toute, j’avais peur, et à chacune de ses paroles, tous mes nerfs gémissaient. Si tu avais entendu ce qu’il disait...

– Et que disait-il, ma Katerina toute en or ?

– Il disait : « Katerina, regarde-moi, je suis beau. Les gens prétendent à tort que je suis laid. Je ferai un bon mari pour toi. Vois mon regard ! » Il fixa alors sur moi des yeux remplis de flammes, je poussai un cri et je m’éveillai.

– Oui, les songes disent souvent la vérité. – Mais sais-tu que derrière la montagne, tout n’est pas si tranquille ? On dit que des Polonais se montrent à nouveau. Gorobetz m’a envoyé dire d’être sur mes gardes ; d’ailleurs, il a eu tort de s’inquiéter : même sans son avertissement, j’ai l’œil ouvert. Mes gars ont fait cette nuit une douzaine d’abatis d’arbres. Nous allons régaler de prunes de plomb ces messieurs les Polonais et ils danseront sous les coups de fouet.

– Et mon père, le sait-il ?

– J’en ai plein le dos, de ton père ! Jusqu’à présent, il reste une énigme pour moi. Il a sans doute commis bon nombre de crimes en terre étrangère. Car autrement, quelle serait la raison de son comportement : il y a près d’un mois qu’il vit ici, sans s’amuser jamais comme un bon cosaque ! Il n’a pas voulu boire d’hydromel ! Tu entends, Katerina, du miel que j’ai enlevé aux juifs de Brest, il n’a pas voulu en boire ! Eh mon vieux ! cria pan Danilo : cours à la cave, mon gaillard, et apporte-moi de cet hydromel des juifs ! Il ne boit même pas d’eau-de-vie ! Cette abomination ! Il me semble même, pani Katerina, qu’il ne croit pas en notre Seigneur, le Christ. Hein ? qu’en penses-tu ?

– Dieu sait ce que tu racontes, pan Danilo !

– C’est drôle, pani ! poursuivait pan Danilo en prenant une cruche de grès que lui tendait le cosaque : même les schismatiques aiment l’eau-de-vie ; il n’y a que les Turcs qui n’en boivent pas. Alors, Stetzko, tu en as lampé beaucoup, d’hydromel, à la cave ?

– J’y ai seulement goûté, pan !

– Tu mens, fils de chien ! Voyez-vous comme les mouches lui viennent aux moustaches ! Je vois d’après tes yeux que tu en as bien vidé la moitié d’un seau. Ah ! ces cosaques ! Quels rudes gaillards ! Ils sont prêts à tout donner à un camarade, mais quand il s’agit de boire, ils sont un peu là eux-mêmes. Il y a bien longtemps, me semble-t-il, que je n’ai plus été ivre, pani Katerina. Eh ?

– Longtemps ? et la dernière fois que...

– Allons, n’aie pas peur, je ne boirai pas plus d’une seule cruche ! Et voilà le supérieur turc qui s’amène chez nous ! grommela-t-il entre ses dents, voyant son beau-père qui s’était baissé pour entrer.

– Mais qu’est-ce à dire, ma fille ! dit le père enlevant son bonnet et arrangeant sa ceinture à laquelle était pendu un sabre orné de pierres curieuses : le soleil est déjà haut, et ton dîner n’est pas encore prêt.

– Le dîner est prêt, mon père, nous allons le mettre sur la table à l’instant ! Sors le pot de boulettes ! dit pani Katerina à la vieille servante qui essuyait la vaisselle de bois. – Attends, j’aime mieux le sortir moi-même, continua pani Katerina : quant à toi, va appeler les garçons.

Tous s’assirent par terre, en rond : en face des icônes, le seigneur père, à sa gauche, pan Danilo, à sa droite, pani Katerina et une dizaine des gars les plus fidèles, en caftans bleus et jaunes.

– Je n’aime pas ces boulettes ! dit le père, après avoir mangé un peu et posé sa cuiller : ça n’a aucun goût !

« Je sais bien que tu aimes mieux les nouilles à la juive », se dit pan Danilo à part soi.

– Pourquoi donc, beau-père, continua-t-il à haute voix, pourquoi dis-tu que ces boulettes n’ont pas de goût ? Serait-elles mal faites ? Ma Katerina en prépare de si délicieuses que l’hetman lui-même n’en mange que rarement de pareilles. Il n’y a pas à les dédaigner : c’est un mets chrétien ! Tous les saints et les bienheureux ont mangé des boulettes.

Le père ne répondit pas un mot ; pan Danilo se taisait lui aussi. On apporta du rôti de porc avec des choux et des pruneaux.

– Je n’aime pas le porc ! dit le père de Katerina, grattant les choux avec la cuiller.

– Pourquoi n’aimerait-on pas le porc ? dit Danilo : il n’y a que les Turcs et les juifs qui ne mangent pas le porc.

Le visage du père s’assombrit encore davantage.

Le vieux ne mangea que la bouillie au lait et il but, au lieu de vodka, un liquide noir, dont il portait une gourde dans son giron.

Après le dîner, Danilo s’endormit du sommeil d’un brave et ne se réveilla que vers le soir. Alors, il se mit à écrire des lettres à l’armée cosaque tandis que pani Katerina, assise sur le banc du poêle, balançait du pied la bercelonnette. Pan Danilo est donc assis là, tantôt l’œil fixé sur son écrit, tantôt regardant par la fenêtre. Et par la fenêtre, il voit briller dans le lointain les montagnes et le Dniepr ; au-delà du Dniepr, bleuissent des forêts ; par-dessus brille le ciel serein de la nuit. Mais ce n’est ni le ciel lointain, ni la forêt bleue qu’admire pan Danilo : il regarde le promontoire qui s’avance, sur lequel se profile la masse sombre du vieux château. Il lui a semblé voir briller une lumière dans une fenêtre étroite. Mais tout est tranquille ; il a dû avoir une illusion. On n’entend que le grondement sourd du Dniepr, en bas, et de trois côtés se succèdent les coups des vagues brusquement éveillées. Le fleuve ne se révolte pas comme un vieillard, il grogne et murmure ; tout lui déplaît ; tout, à côté de lui, est changé ; il est animé d’une sourde animosité à l’égard des montagnes sur la rive, des forêts, des prairies, et il emporte sa plainte contre eux tous vers la mer Noire.

Voilà que sur le large Dniepr on vit apparaître la forme noire d’un canot, et dans le château, quelque chose sembla briller de nouveau. Danilo siffla légèrement, et en réponse à ce sifflement, un de ses fidèles serviteurs accourut.

– Prends vite un sabre tranchant et une carabine, Stetzko, et suis-moi !

– Tu t’en vas ? demanda pani Katerina.

– Je m’en vais, femme. Il me faut faire ma ronde, voir si tout est en ordre.

– Mais j’ai peur de rester seule. Le sommeil s’empare de moi, mais quoi si je fais le même rêve ? Je ne suis même pas sûre que ce fût un rêve, – tout cela était si vivant.

– Il reste avec toi la vieille, tandis que dans l’entrée et dans la cour dorment les cosaques !

– La vieille dort déjà, et quant aux cosaques, j’ai de la peine à avoir confiance en eux. Écoute, pan Danilo : enferme-moi dans la chambre, et emporte la clef. Alors, je n’aurai pas si peur : et que les cosaques se couchent devant la porte.

– Soit ! dit Danilo, époussetant sa carabine et versant de la poudre dans le bassinet.

Le fidèle Stetzko se tenait déjà tout prêt, portant tout son équipement de cosaque. Danilo mit un bonnet en fourrure d’agneau, ferma la fenêtre, verrouilla la porte, la ferma à clef et, passant parmi ses cosaques endormis, sortit doucement de la cour pour s’engager dans la montagne.

Le ciel s’était presque entièrement éclairci. Un vent frais venait du Dniepr, en faibles bouffées. N’était le cri lointain d’une mouette, tout aurait semblé muet. Mais voilà que Bouroulbache crut entendre un léger bruit... Avec son fidèle serviteur, il se cacha, silencieux, derrière un buisson d’épines qui recouvrait un abatis. Quelqu’un, vêtu d’un caftan rouge, qui avait deux pistolets et un sabre au côté, descendait de la montagne.

– C’est le beau-père ! prononça pan Danilo, l’examinant de derrière le buisson. Où peut-il aller à cette heure, et pourquoi ? Attention, Stetzko, regarde bien de quel côté va passer le seigneur père.

L’homme au caftan rouge descendit jusqu’au rivage et tourna vers le promontoire qui avançait sur le fleuve.

– A-ha ! C’est donc là qu’il se dirige ! dit pan Danilo. Alors, Stetzko, il est allé directement dans le repaire du sorcier ?

– Mais oui, c’est là qu’il va et nulle part ailleurs, pan Danilo ! Sans cela, nous l’aurions vu reparaître de l’autre côté ; mais il a disparu près du château.

Déjà, pan Danilo et son fidèle serviteur se sont glissés sur le promontoire. Voilà qu’on ne les voit plus ; la forêt sombre qui entoure le château les a cachés. La fenêtre du haut s’éclaire doucement ; les cosaques se tiennent en bas et réfléchissent comment ils pourraient bien monter : on ne voit ni un portail ni aucune autre entrée ; il doit sûrement y avoir un passage depuis la cour ; mais comment y pénétrer ? On entend de loin grincer des chaînes et courir les chiens.

– Qu’ai-je si longtemps à réfléchir ? dit pan Danilo, apercevant un grand chêne sous la fenêtre ; reste ici, mon garçon ! et moi, je vais grimper sur le chêne : de là, on peut plonger directement dans la fenêtre.

À ces mots, il enleva sa ceinture, jeta par terre son sabre pour en empêcher le cliquetis, et, s’agrippant aux branches, il grimpa jusqu’au faîte. La fenêtre était toujours éclairée. Assis sur une branche, tout près de la fenêtre, il s’accrocha au tronc par la main et se mit à regarder dans la chambre : pas même une chandelle et pourtant il fait clair. Sur les murs, des signes bizarres ; des armes y pendent, mais elles aussi sont étranges : on n’en voit de pareilles ni chez les Turcs, ni chez les gens de Crimée, ni chez les Polonais, ni chez les chrétiens, ni chez le peuple valeureux de Suède. Des chauves-souris passent et repassent sans cesse sous le plafond et leur ombre glisse sur les murs, sur les portes, sur le plancher. La porte s’ouvre, sans grincer. Quelqu’un entre, vêtu d’un caftan rouge, et se dirige droit vers la table, couverte d’une nappe blanche. « C’est lui ! c’est le beau-père ! » Pan Danilo se baissa un peu et se serra plus étroitement contre l’arbre.

Mais le beau-père n’a pas le temps de voir si quelqu’un regarde par la fenêtre. Il est venu sombre, de mauvaise humeur, a arraché la nappe de la table, – et soudain, toute la pièce est baignée d’une lumière, bleue et transparente ; seules des traînées de la lueur d’or pâle qui régnait auparavant déferlent et plongent comme en une mer d’azur et s’étirent par couches, comme sur du marbre. Alors le vieux posa sur la table un pot, dans lequel il commença à jeter des herbes.

Pan Danilo se mit à l’examiner attentivement, et vit qu’il n’était plus vêtu de son caftan rouge. Il avait à présent de larges pantalons, tels qu’en portent les Turcs ; à la ceinture, des pistolets ; sur la tête, un drôle de bonnet, tout couvert de caractères ni russes, ni polonais. Il jeta un regard sur le visage du beau-père – et vit que celui-ci commençait à se déformer : le nez s’allongea pour pendre au-dessus des lèvres ; la bouche se fendit soudain jusqu’aux oreilles ; une dent en surgit, dévia de côté. Devant Danilo se tenait ce même sorcier qui était apparu à la noce, chez l’essaoul. « Ton rêve n’a pas menti, Katerina ! » pensa Bouroulbache.

Le sorcier commença à marcher autour de la table, les signes passèrent plus rapidement sur le mur et les chauves-souris volèrent plus vite en haut, en bas, en avant, en arrière. La lumière bleue baissait toujours plus, pour s’éteindre pour ainsi dire tout à fait. Et la chambre s’éclaira alors d’une délicate lueur rose. Il semblait que la lumière étrange se répandît dans tous les coins en vagues douces et sonores, et puis, elle disparut tout à coup, et ce fut l’obscurité. On n’entendait qu’un bruit pareil au léger chant du vent, quand, par un soir tranquille, il joue et tournoie sur le miroir des eaux, ployant encore plus bas au-dessus de l’onde les saules argentés. Et il semble à pan Danilo que la lune brille dans cette chambre, que des étoiles y passent, que paraît confusément un ciel d’un bleu profond, et une fraîche bouffée d’air nocturne vient même lui souffler au visage. Il semble à pan Danilo (ici, il se tâta la moustache, pour se rendre compte s’il ne dormait pas) que ce n’est plus le ciel que l’on voit là, mais que c’est sa propre chambre à coucher : sur le mur pendent ses sabres tartares et turcs ; le long des murs courent des rayons, sur lesquels il y a de la vaisselle et des ustensiles ; sur la table, le pain et le sel ; une bercelonnette est pendue au plafond... mais au lieu d’icônes, ce sont des faces horribles ; sur le banc du poêle... mais un brouillard opaque s’étendit sur toute chose et tout fut de nouveau plongé dans l’obscurité. Puis, en même temps qu’on entendit des sons étonnants, la chambre se remplit à nouveau de lumière rose et, de nouveau, le sorcier est là, immobile, coiffé de son étrange turban. Les sons se firent plus forts et plus graves, la douce lueur rose devint plus éclatante et quelque chose de blanc, semblable à un nuage, flotta au milieu de la chambre. Et il semble à pan Danilo que ce nuage n’est pas un nuage, – que c’est une femme ; mais de quoi est-elle faite ? est-elle tissée d’air ? Alors, pourquoi est-elle debout, là, sans toucher terre, sans s’appuyer sur rien, pourquoi la lumière rose passe-t-elle à travers elle et les signes se dessinent-ils sur le mur ? Voilà qu’elle semble avoir bougé sa tête transparente : ses yeux, d’un bleu pâle, luisent doucement ; ses cheveux ondulent et se répandent sur ses épaules, comme une brume d’un gris clair ; les lèvres pâles sont légèrement roses, comme si à travers un ciel matinal, d’un blanc transparent, coulait, à peine perceptible, la teinte rosée de l’aurore ; les sourcils font une ombre légère... Oh ! mais c’est Katerina ! À ce moment, Danilo sentit ses membres se figer ; il s’efforçait de parler, mais ses lèvres remuaient sans proférer un son.

Le sorcier se tenait immobile à sa place.

– Où as-tu été ? demanda-t-il.

Et celle qui était debout devant lui se prit à trembler.

– Oh ! pourquoi m’as-tu appelée ? gémit-elle doucement. J’étais si contente. J’étais à l’endroit même où je suis née et où j’ai vécu quinze ans. Oh ! qu’il fait bon être là-bas ! Que le pré où j’ai joué enfant est vert et qu’il sent bon ! Et les petites fleurs des champs sont pareilles, et notre chaumière, et le jardin potager ! Oh ! comme ma bonne mère m’a embrassée ! Quel amour dans ses yeux ! Elle me cajolait, me baisait sur la bouche et sur les joues, peignait ma tresse brune... Père ! (ici, elle fixa sur le sorcier le regard de ses yeux pâles) pourquoi as-tu égorgé ma mère ?

Le sorcier la menaça du doigt d’un air terrible :

– T’ai-je demandé de parler de cela ? Et la beauté aérienne frissonna. – Où est à présent ta maîtresse ?

– Ma pani, Katerina, s’est endormie maintenant, et moi, j’en ai été contente, je me suis envolée. Il y a longtemps que je voulais revoir ma mère. J’ai eu quinze ans, tout à coup ; je suis devenue légère comme un oiseau. Pourquoi m’as-tu fait venir ?

– Te souviens-tu de tout ce que je t’ai dit hier ? demanda le sorcier, mais si bas qu’on pouvait à peine l’entendre.

– Je me souviens, je me souviens ; mais que ne donnerais-je pas pour l’oublier. Pauvre Katerina ! Elle ignore bien des choses que son âme connaît.

« C’est l’âme de Katerina », pensa pan Danilo ; mais il n’osait toujours pas bouger.

– Repens-toi, père ! N’est-ce pas terrifiant qu’après chacun de tes meurtres, les morts se lèvent de leurs tombeaux ?

– Tu recommences toujours tes vieilles histoires ! interrompit le sorcier, terrible. J’arriverai à mes fins, je te forcerai à faire ce que je veux. Katerina m’aimera !

– Oh ! tu es un monstre et non mon père ! gémit-elle. Non, il n’en sera pas comme tu désires ! Il est vrai que par un charme maléfique tu as acquis le pouvoir d’évoquer une âme et de la faire souffrir ; mais Dieu seul peut lui faire faire ce qui Lui plaît. Non, jamais, tant que je vivrai en son corps, Katerina ne se résoudra à commettre une action contraire à Dieu. Père ! le jugement dernier est proche ! Mais même si tu n’étais pas mon père, tu ne réussirais pas à me faire tromper un époux aimé et fidèle. Mon mari ne serait pas loyal et je ne l’aimerais pas, que je ne le trahirais pas même alors, car Dieu n’aime pas les âmes parjures et infidèles.

À ces mots, elle fixa son pâle regard sur la fenêtre sous laquelle était assis pan Danilo et elle s’arrêta, figée...

– Où regardes-tu ? Qui vois-tu là ? cria le sorcier.

La Katerina aérienne trembla. Mais pan Danilo était déjà descendu à terre depuis longtemps et il s’en allait dans ses montagnes suivi de son fidèle Stetzko. « C’est effrayant, effrayant ! » se disait-il, sentant une sorte de crainte se glisser dans son cœur de cosaque, et il passa rapidement par sa cour, où les cosaques étaient aussi profondément endormis, à l’exception d’un d’entre eux qui était de garde et qui, assis, fumait sa pipe.

Le ciel tout entier était semé d’étoiles.

 

 

 

V

 

 

– Que tu as bien fait de me réveiller ! dit Katerina, se frottant les yeux de la manche brodée de sa chemise et examinant des pieds à la tête son mari, qui se tenait debout devant elle. Quel rêve épouvantable je viens de faire. Que ma poitrine était oppressée ! Oh !... Il m’a semblé que je courais...

– Quel était ce rêve ? ne serait-ce pas celui-là ?

Et Bouroulbache raconta à sa femme tout ce qu’il avait vu.

– Comment as-tu su cela, mon époux ? demanda Katerina, stupéfaite. Mais non, de ce que tu racontes, bien des choses me sont inconnues. Non, je n’ai pas rêvé que mon père a tué ma mère ; je n’ai pas rêvé non plus de morts, ni de rien de semblable. Non, Danilo, ton récit n’est pas juste. – Ah ! que mon père est effrayant

– Il n’est pas étonnant que de bien des choses, tu n’en aies pas rêvé. Tu ne sais pas la dixième partie de ce que connaît ton âme. Sais-tu que ton père est un antéchrist ? L’an dernier, déjà, alors que je m’apprêtais à aller avec les Polonais faire la guerre aux gens de Crimée (alors, j’étais encore l’allié de ce peuple infidèle), le supérieur du monastère de Bratia (c’est un saint homme, femme) m’a dit qu’un antéchrist possède le pouvoir de faire venir par-devant lui l’âme de chaque être humain. Quand il s’endort, l’âme passe où bon lui semble et elle vole avec les archanges devant la demeure de Dieu. Le vrai visage de ton père ne m’est pas apparu tout de suite. Si j’avais su que tu avais un père comme celui-là, je ne t’aurais pas épousée ; je t’aurais rejetée et je ne me serais pas chargé l’âme d’un péché, en m’acoquinant avec la race de l’antéchrist.

– Danilo ! dit Katerina se voilant le visage de ses mains et sanglotant. En quoi ai-je péché envers toi ? T’ai-je été infidèle, mon époux aimé ? Qu’est-ce qui me vaut donc ton courroux ? T’ai-je mal servi ? T’ai-je fait des remontrances lorsque tu rentrais éméché d’une fête joyeuse ? Ne t’ai-je pas donné un fils aux sourcils noirs ?

– Ne pleure pas, Katerina ; je te connais à présent et je ne te quitterai pour rien au monde. Tous les crimes retombent sur ton père.

– Non, ne l’appelle pas mon père. Il n’est pas mon père. Dieu m’est témoin, je le renie, je renie mon père. C’est un antéchrist, un apostat ! Qu’il périsse, qu’il se noie, je ne lui tendrai pas la main pour le sauver ; qu’il se dessèche par la vertu d’une herbe secrète, je ne lui donnerai pas à boire une goutte d’eau. C’est toi qui es mon père !

 

 

 

VI

 

 

Enfermé dans une cave profonde de pan Danilo, derrière une lourde porte cadenassée, le sorcier est assis, garrotté de chaînes de fer. Son château diabolique flambe au loin, au-dessus du Dniepr, et des vagues de sang clapotent en se pressant sous les antiques murailles. Ce n’est pas pour le punir de sa sorcellerie et pour ses actions impies que le sorcier est enfermé dans cette cave profonde : c’est à Dieu de juger de tels actes ; il est là pour expier une trahison secrète, une entente avec les ennemis de la terre russe orthodoxe – car il a voulu vendre le peuple ukrainien aux catholiques et brûler les églises chrétiennes du pays. Le sorcier est sombre ; il roule dans son esprit des pensées aussi noires que la nuit ; il ne lui reste plus qu’un jour à vivre, demain il devra dire adieu à ce monde : demain il doit être exécuté. La mort qui l’attend n’est pas douce : ce sera encore une grâce si on le fait bouillir dans une chaudière ou si on écorche son corps de pécheur. Le sorcier est sombre, il a baissé la tête. Peut-être se repent-il déjà, avant que ne sonne sa dernière heure : seulement, ses péchés ne sont pas de ceux que Dieu pardonne. Devant lui, au-dessus, il y a une fenêtre étroite, toute grillagée de barres de fer. Soulevant ses chaînes avec bruit, il se hissa à hauteur de la fenêtre, pour voir si sa fille ne passait pas. Elle est douce, sans rancune, pareille à une colombe ; ne prendrait-elle pas pitié de son père ?... Mais il ne vient personne. Le chemin serpente en bas ; nul ne passera dessus. Encore plus bas passe le Dniepr ; il ne s’inquiète de rien : il est démonté et le prisonnier écoute avec une tristesse désolée son bruit monotone.

Voilà que quelqu’un vient sur la route – c’est un cosaque ! Le prisonnier a poussé un profond soupir. De nouveau, tout est désert. Voici que quelqu’un d’autre descend au loin... une robe verte flotte au vent... une coiffure d’or en forme de nacelle brille sur la tête... C’est elle ! Il se colle encore plus étroitement à la fenêtre. La voici qui vient tout près.

– Katerina ! ma fille ! prends pitié de moi, fais-moi cette charité !...

Elle reste muette, elle ne veut pas écouter, elle ne jette pas un regard sur la prison, et déjà, elle a passé, déjà, elle a disparu. Tout l’univers est désert ; le bruit que fait le Dniepr est lugubre ; la tristesse envahit le cœur ; mais le sorcier connaît-il cette tristesse-là ?

Le jour décline. Déjà, le soleil est couché ; voilà qu’on ne le voit plus. C’est déjà le soir ; il commence à faire frais ; dans le lointain, on entend mugir un bœuf. Des sons parviennent on ne sait d’où ; sans doute, quelque part des gens reviennent de leur travail, et sont joyeux ; un canot se montre sur le Dniepr... Qui donc va s’inquiéter du détenu ? Au ciel étincelle une faucille d’argent. Mais voilà que quelqu’un vient du côté opposé ; il est difficile de distinguer cette forme dans l’obscurité. C’est Katerina qui rentre.

– Ma fille, pour l’amour du ciel ! Même de féroces louveteaux n’iront pas déchiqueter leur mère, – ma fille, jette au moins les yeux sur ton père criminel !

Elle n’écoute pas et continue son chemin.

– Ma fille, au nom de ta malheureuse mère !

Elle s’arrêta.

– Viens recueillir mes dernières paroles !

– Pourquoi m’appelles-tu, impie ? Ne me nomme pas ta fille. Nous ne sommes plus parents. Que me demandes-tu au nom de ma malheureuse mère ?

– Katerina, ma fin est proche ; je le sais : ton mari veut m’attacher à la queue d’une jument qu’il lâchera dans un champ, et peut-être même inventera-t-il un supplice encore plus effroyable...

– Est-il au monde un châtiment proportionné à tes crimes ? Attends-le ; nul n’ira intercéder pour toi.

– Katerina, ce n’est pas le supplice qui m’épouvante, ce sont les tourments qui m’attendent dans l’autre monde... Tu es innocente, Katerina : ton âme volera au paradis, auprès de Dieu, tandis que l’âme de ton père apostat brûlera sur un feu éternel, et jamais cette flamme ne s’éteindra. Elle sera toujours plus vive ; nul n’y versera une goutte de rosée, un souffle de vent ne viendra pas la rafraîchir...

– Je ne possède pas le pouvoir d’amoindrir ce supplice, dit Katerina en se détournant.

– Katerina ! arrête-toi, écoute une seule parole : tu peux sauver mon âme. Tu ne sais point encore combien le Seigneur est bon et miséricordieux. As-tu entendu parler de l’apôtre Paul ? Te souviens-tu quel grand pécheur il a été, mais qui ensuite s’est repenti – et qui est devenu un saint.

– Que puis-je faire pour sauver ton âme ? dit Katerina. Est-ce à moi, faible femme, d’y penser ?

– Si je parvenais à m’échapper d’ici, j’abandonnerais ma vie passée. Je dirai ma coulpe, j’irai me terrer dans une caverne, je mettrai sur mon corps un dur cilice, je prierai Dieu le jour et la nuit. Non seulement je ne mangerai plus gras, mais je ne goûterai même pas au poisson. Pour dormir, ma couche ne sera pas recouverte d’un drap ! Et toujours, je vais prier, sans cesse prier ! Et si Dieu, dans sa miséricorde, ne me remet pas, ne fût-ce que la centième partie de mes péchés, je m’enterrerai dans la terre jusqu’au cou, ou bien je me murerai dans un mur de pierre ; je ne prendrai plus ni nourriture ni boisson et je mourrai. Quant à tout ce que je possède, je le donnerai aux religieux, pour que pendant quarante jours et quarante nuits, on dise pour moi des messes de requiem.

Katerina devint songeuse.

– Même si je t’ouvrais la porte, je ne serais pas en état de desceller tes chaînes.

– Je ne crains pas les chaînes, répondit-il : tu dis qu’ils m’ont garrotté les pieds et les mains ? Non, je leur ai rempli les yeux de fumée et au lieu de mes mains, j’ai tendu un tronc desséché. Me voici, regarde maintenant, il n’y a pas une chaîne sur moi ! dit-il, se mettant au milieu de la cave. – Ces murs non plus ne me feraient pas peur et je les traverserais aussi ; mais ton mari est loin de savoir quels murs ce sont là : c’est un saint ermite qui les a bâtis et il n’est pas de force impure qui puisse tirer d’ici un détenu, si on ne lui ouvre avec la clef même que le saint employait pour fermer sa cellule. C’est justement une cellule pareille à celle-ci que je me creuserai, abominable pécheur que je suis, quand j’aurai recouvré la liberté.

– Écoute : je vais te laisser sortir ; mais si tu me trompais ? dit Katerina, s’arrêtant devant la porte : si au lieu de te repentir, tu redevenais l’allié du diable ?

– Non, Katerina, il ne me reste plus longtemps à vivre ; même sans supplice, ma fin est proche. Crois-tu vraiment que je veux me précipiter dans des tourments éternels ?

Les cadenas grincèrent.

– Adieu, que le Dieu de miséricorde te garde, mon enfant ! dit le sorcier après l’avoir embrassée.

– Ne me touche pas, abominable pécheur, pars vite !... disait Katerina.

Mais déjà, il n’était plus là.

– Je l’ai laissé échapper, dit-elle, affolée et jetant un œil hagard sur les murs. Que vais-je répondre à mon mari, à présent ? Je suis perdue. Il ne me reste plus qu’à m’enterrer vivante ! Et, sanglotant, elle faillit se laisser choir sur le billot sur lequel avait été assis le détenu. Mais j’ai sauvé une âme, dit-elle d’une voix faible ; j’ai fait un acte agréable à Dieu ; mais mon mari... je l’ai trompé, pour la première fois de ma vie. Ah ! que ce sera terrible, que ce sera dur de lui mentir ! Voici quelqu’un ! C’est lui ! Mon mari ! s’écria-t-elle avec horreur, et elle tomba par terre, sans connaissance.

 

 

 

VII

 

 

– C’est moi, ma fille ! c’est moi, mon petit cœur ! entendit Katerina quand elle reprit ses sens. Elle vit devant elle la vieille servante qui, penchée, semblait murmurer quelque chose et, de son bras desséché, étendu au-dessus d’elle, l’aspergeait d’eau froide.

– Où suis-je ? dit Katerina, se soulevant et regardant autour d’elle. Devant moi, c’est le Dniepr qui mugit, derrière moi, des montagnes... Où m’as-tu emmenée, femme ?

– Emmenée ? – non pas ; je t’ai fait sortir ; je t’ai emportée dans mes bras de la cave étouffante ; j’ai fermé la porte à clef, pour que tu n’aies rien à souffrir de pan Danilo.

– Où est donc la clef ? demanda Katerina, jetant un regard sur sa ceinture. Je ne la vois pas.

– C’est ton mari qui l’a détachée, pour aller voir le sorcier, ma petite enfant.

– Le voir ?... femme, je suis perdue ! s’écria Katerina.

– Que Dieu nous en garde, mon enfant ! Tais-toi seulement, ma petite dame, personne ne saura rien !

– Il s’est évadé, le maudit antéchrist ! Tu as entendu, Katerina, il a fui ! disait pan Danilo en s’avançant vers sa femme.

Ses yeux lançaient des éclairs ; son sabre, qui tintait, tremblait sur son flanc. Sa femme était pétrifiée.

– Quelqu’un l’aurait-il laissé échapper, mon époux bien-aimé ? proféra-t-elle, tremblante.

– Tu dis vrai, quelqu’un l’a laissé échapper ; mais c’est le diable lui-même. Regarde, au lieu de lui, c’est une poutre que je trouve aux fers. Il a fallu que Dieu fasse en sorte que le diable ne craigne pas la poigne d’un cosaque ! Si l’un de mes hommes avait seulement songé à le laisser échapper, et si j’avais appris la chose... je n’aurais pas trouvé de châtiment pour lui !

– Et si c’était moi ?... prononça involontairement Katerina, et effrayée, elle s’arrêta.

– Si tu avais osé faire cela, tu ne serais plus ma femme. Je t’aurais alors cousue dans un sac et noyée au beau milieu du Dniepr !

Katerina en eut le souffle coupé et il lui sembla sentir ses cheveux bouger.

 

 

 

VIII

 

 

Dans une auberge à la frontière, des Polonais sont réunis et ils festoient déjà depuis deux jours. Il y a là plus d’une canaille. Sans doute se sont-ils rassemblés en vue de quelque incursion : il y en a qui ont même un mousquet ; les éperons s’entrechoquent ; les sabres tintent. Les gentilshommes sont gais et fanfarons, ils racontent leurs hauts faits imaginaires, se gaussent de l’orthodoxie, traitent de serfs le peuple d’Ukraine, frisent leurs moustaches d’un air important, et avec suffisance, la tête haute, ils se vautrent sur les bancs. Avec eux, il y a le curé ; seulement, leur curé est du même acabit ; il n’a même pas l’apparence d’un prêtre chrétien : il boit et festoie avec eux, et de sa langue impure, prononce des paroles honteuses. La valetaille ne le leur cède en rien : ils ont retroussé les manches de leurs caftans déchirés et se pavanent en vainqueurs, comme s’ils valaient quelque chose. – Tous ces gens jouent aux cartes, s’en frappent le nez les uns aux autres ; ils ont emmené avec eux des femmes qui ne sont pas les leurs ; ce sont des cris, des bagarres !... Les gentilshommes sont déchaînés et ils jouent des tours pendables : ils attrapent la barbe au juif, peignent une croix sur son front impur ; tirent à blanc contre les femmes et dansent le krakoviak avec leur prêtre impie. Jamais on ne vit pareille débauche en terre russe, même du temps des Tartares : sans doute est-ce pour ses péchés que Dieu la condamne à souffrir une telle ignominie ! Dans le brouhaha général, on entend parler de la maison de pan Danilo, située au-delà du Dniepr, de sa belle femme... Ce n’est pas pour une bonne action que s’est rassemblée cette clique !

 

 

 

IX

 

 

Pan Danilo est assis dans sa chambre ; le coude appuyé sur la table, il songe. Pani Katerina se tient sur le banc du poêle et chante une chanson.

– Je me sens triste, ma femme ! dit pan Danilo. La tête me fait mal et le cœur aussi. La vie me pèse ! Assurément, la mort doit rôder pas bien loin de moi.

« Oh ! mon époux bien-aimé ! Appuie ta tête contre moi ! Pourquoi donnes-tu asile à des idées aussi noires », pensa Katerina, mais elle n’osa le dire à haute voix. Il lui était amer, maintenant qu’elle se sentait coupable, de recevoir les caresses de son mari.

– Écoute, femme ! dit pan Danilo : n’abandonne pas mon fils quand je ne serai plus. Si tu l’abandonnes, Dieu ne t’accordera pas de bonheur ni dans ce monde-ci, ni dans l’autre. Mes os souffriront de pourrir sous la terre humide et mon âme souffrira encore davantage.

– Que dis-tu, mon mari ? N’est-ce pas toi qui riais de nous autres, faibles femmes ? Et voilà que tu parles toi-même comme l’une d’elles. Tu as longtemps à vivre encore.

– Non, Katerina, mon âme sent que ma fin est proche. Il devient triste de vivre dans ce monde ; les temps qui arrivent seront durs. Ah ! les belles années, je m’en souviens bien ; elles ne reviendront sans doute plus ! Il était encore de ce monde, le vieux Konachevitch, l’honneur et la gloire de notre armée ! Il me semble voir passer devant mes yeux les régiments cosaques ! Ça, c’était l’âge d’or, Katerina ! Le vieil hetman montait un coursier noir ; dans sa main brillait un bâton de commandement ; tout autour se tenaient ses gardes ; à ses côtés se mouvait la mer rouge des Zaporogues. L’hetman commença à parler, et tout, autour de lui, s’arrêta, comme rivé au sol. Le vieux pleura en se ressouvenant de ses anciens hauts faits et des batailles qu’il a livrées. Ah ! si tu savais, Katerina, comme nous nous sommes battus alors avec les Turcs ! Ma tête porte encore une cicatrice qui date de ce temps-là. Quatre balles, en quatre endroits, ont traversé mon corps, et aucune de ces plaies n’est guérie entièrement. Que d’or nous avons ramassé alors ! Les cosaques puisaient des pierres précieuses à pleins bonnets. Et les coursiers, Katerina, les coursiers que nous avons emmenés alors ! Ah ! je ne vais, assurément, plus jamais guerroyer de la sorte. Il semble pourtant que je ne sois pas vieux encore et que mon corps soit encore vigoureux. Et pourtant, l’épée de cosaque me tombe des mains, je vis sans rien faire, et je ne sais, moi-même, pourquoi je vis. Il n’y a pas d’ordre en Ukraine : les chefs et les capitaines se querellent entre eux comme des chiens : tous ces hommes n’ont pas de chef suprême. Nos gentilshommes ont tout transformé à la manière des Polonais, ils ont appris la ruse... ils ont vendu leur âme en acceptant de devenir des Uniates. La juiverie opprime le pauvre monde. Ô temps, ô temps passé ! Où vous êtes-vous envolées, mes belles années ? Va à la cave, mon gars, et apporte-moi un pot d’hydromel ! Je vais boire au sort qui fut le nôtre et aux années de jadis !

– Comment allons-nous recevoir nos hôtes, seigneur ? Les Polonais arrivent par les prés ! dit Stetzko, entrant dans la chaumière.

– Je sais bien pourquoi ils viennent, dit Danilo en se levant. Sellez les chevaux, mes fidèles amis ! Mettez votre tenue de bataille ! Sabre au clair ! N’oubliez pas de vous munir aussi de poudre : il faut accueillir les hôtes avec honneur !

Mais les cosaques n’eurent pas le temps de monter à cheval et de charger leurs mousquets que les Polonais, tels le feuillage d’automne tombé des arbres sur le sol, couvrirent la montagne.

– Eh ! mais c’est qu’il y a ici avec qui se mesurer ! dit pan Danilo en regardant dans les premiers rangs les seigneurs corpulents se balancer gravement sur des chevaux harnachés d’or. – Je vois que nous pourrons festoyer encore une fois, et comme il faut ! Alors, réjouis-toi pour la dernière fois, âme de cosaque ! Amusez-vous, les gars, – à nous la joie, à présent !

Et c’est alors qu’on se mit à se divertir sur les collines, que la fête battit son plein : les épées fendent l’air en tous sens, les balles volent, les chevaux hennissent et piaffent. On perd la raison, à force de cris ; la fumée aveugle. Tout s’est brouillé ; mais un cosaque sent où est l’ami et où l’ennemi ; quand passe une balle – un cavalier intrépide tombe de sa monture ; quand siffle un sabre – une tête roule à terre, marmottant encore des paroles incohérentes.

Mais voilà qu’on voit dans la foule la calotte rouge du bonnet de pan Danilo ; la ceinture d’or se détache, éclatante, sur le surtout bleu ; la crinière du noir coursier tourbillonne. Tel un oiseau, le cosaque passe ici et là ; il crie et il brandit son sabre de Damas, taillant à droite et à gauche. Frappe, cosaque ! festoie, cosaque ! Réjouis ton cœur de héros mais ne te laisse pas aller à regarder les harnais d’or et les beaux surtouts : piétine l’or et les pierreries. Joue de ta lance, cosaque ! Amuse-toi, cosaque ! mais jette un regard en arrière : les Polonais impies incendient déjà les chaumières et chassent le bétail épouvanté. Et comme un tourbillon, pan Danilo retourne en arrière, et son bonnet à fond rouge passe déjà près des chaumières et les rangs s’éclaircissent autour de lui.

Une heure, deux heures passent, – Polonais et cosaques se battent toujours. Il n’en reste plus beaucoup, ni des uns, ni des autres. Mais pan Danilo est infatigable : il désarçonne les ennemis de sa longue pique, son hardi coursier foule les piétons. Déjà, la cour se dégage, déjà les Polonais prennent la fuite ; les cosaques commencent déjà à enlever aux morts leurs surtouts dorés et leurs riches armures. Déjà, pan Danilo s’apprête à poursuivre ceux qui restent et il se retourne pour rassembler les siens, quand il se met à bouillonner de fureur : il vient d’apercevoir le père de Katerina. Ce dernier se tient sur la montagne et vise pan Danilo de son mousquet. Le cosaque lança son cheval sur lui, à fond de train...

Cosaque, tu cours à ta perte !... La détonation du mousquet retentit – et le sorcier disparut derrière la montagne. Seul le fidèle Stetzko a vu passer comme un éclair l’habit rouge et l’étrange bonnet. Son maître chancela et s’écroula par terre. Le fidèle Stetzko se précipita vers son maître : celui-ci est étendu sur le sol, les paupières closes sur ses yeux clairs ; son sang vermeil s’échappe en bouillonnant de sa poitrine. Mais il a dû avoir senti la présence de son loyal serviteur : il souleva doucement ses paupières et son regard brilla :

– Adieu, Stetzko ! Dis à Katerina de ne pas abandonner mon fils ! Et vous non plus, mes fidèles serviteurs, ne l’abandonnez pas !

Et il se tut. Son âme de cosaque s’envola de son noble corps, sa bouche bleuit ; le guerrier dort d’un sommeil éternel.

Le fidèle serviteur se prit à sangloter et il fit signe de la main à Katerina :

– Viens, pani, approche : ton seigneur a trop bu, dans la fête ; il est couché là, ivre mort, sur le sol humide ; il va être long à se dégriser !

Katerina fit des bras un geste d’épouvante et s’écroula, telle une gerbe de lourds épis, sur le corps inanimé.

– Ô mon époux ! Est-il possible que tu sois couché ici, les yeux fermés ? Lève-toi, mon faucon bien-aimé, tends-moi la main ! Soulève-toi ! Regarde une fois au moins ta Katerina, remue les lèvres, prononce au moins une seule parole !... Mais tu te tais, tu restes silencieux, mon seigneur aux yeux clairs ! Tu as bleui, tu as la couleur de la mer Noire. Ton cœur ne bat pas ! Pourquoi es-tu si froid, ô mon seigneur ? Mes larmes, je le vois, ne sont pas si brûlantes qu’elles puissent te réchauffer ! Mes pleurs et mes gémissements ne sont pas assez bruyants pour te réveiller ! Qui donc commandera désormais à tes armées ? Qui sera emporté sur ton cheval noir, qui poussera un cri de ralliement strident, qui brandira son sabre devant les cosaques ? Ah ! les cosaques, où sont-ils, votre honneur et votre gloire ? Ils sont couchés sur la terre humide, votre honneur et votre gloire, les yeux clos. Alors, enterrez-moi, enterrez-moi donc avec lui ! Recouvrez de terre mes yeux ! Pressez sur mes seins blancs des planches d’érable ! Je n’ai plus que faire de ma beauté !

Katerina se lamente et sanglote, tandis qu’à l’horizon se soulèvent des nuages de poussière : l’essaoul Gorobetz galope au secours de Danilo.

 

 

 

X

 

 

Merveilleux est le Dniepr par un temps calme, quand, libre et harmonieux, il roule ses ondes pleines à travers les forêts et entre les monts. Pas un instant, il ne sort de ses rives, ne roule avec un bruit de tonnerre. On regarde et l’on ne sait pas si sa majestueuse étendue avance ou n’avance pas ; et il semble que tout entier, il est coulé en verre, que c’est un chemin azuré de glace, d’une largeur incommensurable, d’une longueur infinie, qui coule et serpente à travers un monde de verdure. Alors, le soleil brûlant et radieux aime à s’y mirer et plonger ses rayons dans la fraîcheur de l’onde transparente, et les forêts de la rive sont contentes de s’y réfléchir dans tout leur éclat. Oh ! bois aux boucles vertes ! avec les fleurs des champs, ils se pressent vers l’eau et, penchés, ils la regardent, sans se lasser d’admirer leur claire image, et ils lui sourient et la saluent en inclinant leurs rameaux. Quant au milieu du Dniepr, personne n’ose le regarder : nul, hormis le soleil et le ciel bleu, ne le contemple ; rares sont les oiseaux qui s’y risquent. Fleuve somptueux ! il n’a pas son pareil au monde.

Merveilleux, le Dniepr l’est aussi par une tiède nuit d’été, alors que tout s’endort : l’homme, et l’animal, et l’oiseau ; Dieu seul contemple avec grandeur le ciel et la terre et il secoue son manteau avec majesté. Des étoiles tombent de ce manteau ; ces étoiles scintillent et éclairent le monde et toutes à la fois, elles sont réfléchies dans le Dniepr. Il les tient toutes, dans son sombre giron ; pas une ne lui échappera, à moins qu’elle ne s’éteigne au ciel. La forêt noire où s’étirent des files de corneilles endormies et les monts déchiquetés depuis des millénaires cherchent, penchés au-dessus de l’eau, à la couvrir, ne fût-ce que de leur grande ombre, mais en vain ! Il n’est rien ici-bas qui puisse couvrir le Dniepr. Bleu, tout bleu, il passe dans une plénitude harmonieuse, au milieu de la nuit comme au milieu du jour ; on le distingue aussi loin que l’œil humain peut voir. Se complaisant dans la douceur et se serrant plus près de la rive pour fuir le froid de la nuit, il fait courir sur lui-même un flot argenté et ce flot s’allume, tel le fil d’un sabre de Damas ; et voilà que, redevenu bleu, il s’assoupit de nouveau. Il est merveilleux alors aussi, le Dniepr, et il n’a pas son pareil au monde !

Mais quand des nuages bleus et sombres passent en monceaux dans le ciel, que la forêt noire chancelle jusqu’à sa base, que les chênes craquent et que l’éclair, dessinant entre les nuages sa ligne brisée, illumine d’un jet l’univers tout entier, – alors, il est effrayant, le Dniepr ! Les masses de l’eau mugissent en se brisant contre les monts et, scintillant et gémissant, elles se précipitent en arrière, et elles pleurent et se lamentent au loin. C’est ainsi que gémit la vieille mère d’un cosaque, en le laissant partir à la guerre : joyeux et brave, il monte un cheval noir, le poing sur la hanche, le bonnet gaillardement campé en arrière, tandis qu’elle court derrière lui en sanglotant, lui saisit l’étrier, attrape la bride de son coursier et tord ses bras de douleur au-dessus de lui et verse des torrents de larmes amères.

Sur le promontoire, parmi les flots en bataille, apparaissent en taches noires et sauvages des souches brûlées et des pierres. Et un canot qui cherche à aborder vient se heurter contre la rive, montant et s’abaissant sur les flots. Qui donc, parmi les cosaques, a osé s’aventurer dans une embarcation au moment où le Dniepr est en furie ? Il doit sans doute ignorer que le fleuve avale les hommes comme des mouches.

La barque accosta et le sorcier en sortit. Il n’est pas d’humeur joyeuse : il lui est amer de penser à la fête funéraire que les cosaques ont célébrée en l’honneur de leur seigneur assassiné. Les Polonais ont payé chèrement leur méfait : quarante-quatre gentilshommes, avec tout leur attirail et avec les habits qu’ils portaient, de même que trente-trois de leurs soldats, ont été taillés en pièces. Quant aux autres, on les a emmenés en captivité, avec leurs chevaux, pour les vendre ensuite aux Tartares.

Passant entre les souches brûlées, il descendit les degrés de pierre qui menaient à sa maison creusée profondément dans la terre. Il entra doucement, sans faire grincer la porte, mit sur la table un pot couvert d’une serviette et commença à y jeter de ses longues mains des herbes inconnues ; il prit ensuite une cruche, tournée dans un bois exotique, y puisa de l’eau et se mit à la verser dans le récipient, remuant les lèvres et prononçant quelques paroles magiques. La chambre se remplit d’une lumière rose et ce fut effrayant, alors, de voir le visage du sorcier : il paraissait couvert de sang, on n’y voyait que les sillons noirs de rides profondes, tandis que les yeux paraissaient de flamme. Pécheur impie ! Il y a longtemps que sa barbe est devenue blanche, sa figure est toute labourée de rides, il s’est tout ratatiné, et pourtant, il continue à nourrir de coupables desseins. Au milieu de la chaumière on vit passer un nuage blanc et quelque chose qui ressemblait à de la joie brilla sur ses traits. Mais pourquoi donc est-il resté soudain immobile, la bouche ouverte, n’osant faire le moindre mouvement, et pourquoi les cheveux se sont-ils hérissés sur sa tête ? Dans le nuage, devant lui, il a vu une figure étrange. Sans y être conviée, sans être appelée, elle est venue à lui ; devenant de plus en plus nette, elle fixa sur le sorcier un œil immobile. Ses traits, ses sourcils, ses yeux, ses lèvres, – tout lui était étranger, de sa vie il ne l’avait vue. Bien qu’elle ne semblât rien présenter d’effrayant, une horreur invincible s’empara du sorcier. Cependant la merveilleuse tête inconnue continuait de le regarder à travers le nuage, toujours aussi immobile. Puis le nuage disparut ; mais les traits inconnus apparurent plus nets encore, et ses yeux perçants ne quittaient pas le sorcier. Celui-ci devint pâle comme un linge ; il cria d’une voix effrayante, qui n’avait plus rien de la sienne, et renversa le pot... Tout disparut.

 

 

 

XI

 

 

– Calme-toi, ma chère sœur ! disait le vieil essaoul Gorobetz : il est rare que des songes disent vrai.

– Prends un peu de repos, ma petite sœur, disait la jeune bru de l’essaoul : je vais appeler la vieille sorcière : il n’est pas de puissance qui puisse lui résister : elle saura te guérir de ton épouvante.

– Ne crains rien ! disait le fils de Gorobetz, saisissant son sabre : nul ne te fera de mal.

Katerina les regardait tous d’un air sombre, d’un œil trouble, et elle ne trouvait pas de mots pour leur répondre.

– C’est moi-même qui suis cause de ma ruine : c’est moi qui l’ai laissé échapper !

Elle dit enfin :

– Il ne me laisse pas un instant de répit ! Voici déjà dix jours que je suis chez vous, à Kiev, et mon chagrin n’a pas le moins du monde diminué. Je pensais que j’allais au moins pouvoir élever en paix mon fils pour la vengeance... Il m’est apparu en songe, terrible, effroyable ! Que Dieu vous garde de le voir, vous aussi ! Mon cœur en palpite jusqu’à présent. – « Je massacrerai ton enfant, Katerina », hurlait-il, « si tu ne consens pas à m’épouser »...

Et secouée de sanglots, elle se précipite vers le berceau ; le petit enfant, effrayé, tendit les bras en criant.

Le fils de l’essaoul bouillonnait de colère en entendant de tels discours et ses yeux étincelaient.

Gorobetz lui-même était démonté :

– Qu’il essaie, le maudit antéchrist, de venir ici : il verra s’il reste de la force dans le bras d’un vieux cosaque. Que Dieu me soit témoin, poursuivait-il levant au ciel son œil perçant, n’ai-je pas volé pour tendre la main à mon frère Danilo ? Mais c’était la sainte volonté du Seigneur que je le voie déjà étendu sur le lit glacé où beaucoup, beaucoup de cosaques ont trouvé leur couche. Mais sa fête funèbre n’a-t-elle pas été magnifique ? Avons-nous laissé échapper vif un seul des Polonais ? Calme-toi donc, mon enfant ! Nul n’osera t’offenser, sauf si ni moi, ni mon fils, nous ne devions plus être là.

Ayant ainsi parlé, le vieil essaoul s’approcha du berceau et l’enfant, voyant une pipe rouge à monture d’argent, qu’il portait pendue à sa ceinture, et le sachet avec le briquet étincelant, lui tendit les bras et se mit à rire.

– Il tient de son père ! dit le vieil essaoul, enlevant sa pipe et la donnant à l’enfant : il n’est pas encore sorti des langes qu’il songe déjà à fumer la pipe !

Katerina soupira doucement et se mit à balancer le berceau. Ils convinrent de passer la nuit ensemble, et bientôt après, tous s’endormirent, Katerina y compris.

Dehors et à l’intérieur de la chaumière, tout était silencieux ; seuls ne dormaient pas les cosaques qui montaient la garde. Soudain, poussant un cri, Katerina s’éveilla et tous s’éveillèrent avec elle.

– Il est tué, il est égorgé ! criait-elle et elle se précipita vers son Ivan...

Tous entourèrent le berceau et restèrent pétrifiés par l’épouvante en y voyant l’enfant qui avait cessé de vivre. Personne ne put prononcer une parole, ne sachant que penser de ce crime monstrueux.

 

 

 

XII

 

 

Loin du pays ukrainien, quand on a traversé la Pologne, dépassé la ville populeuse de Lemberg, se dressent des rangées de montagnes aux cimes élevées. Entassées les unes sur les autres, c’est comme si elles entouraient la terre de chaînes de pierre à droite et à gauche, comme si elles la ceignaient d’une masse pierreuse, pour la protéger contre la pénétration de la mer bruyante et démontée. Des chaînes de granit s’en vont en Valachie et dans la région de Sedmigrad 3, et elles érigent leur masse, en forme d’un fer à cheval, entre le peuple des Galiciens et celui des Hongrois. Il n’existe pas de montagnes de cette espèce dans notre pays. L’œil n’ose pas les mesurer et le sommet de certaines d’entre elles n’a jamais été foulé par le pied d’un homme. Leur aspect aussi est étrange : ne serait-ce pas que, par un jour de tempête, la mer fougueuse est sortie de ses larges bords, a lancé en tourbillons ses vagues difformes qui, pétrifiées, sont restées figées dans l’air ? Ou bien, des nuages pesants se seraient-ils détachés des cieux et seraient-ils venus encombrer la terre ? Car eux aussi ont la même teinte grise, tandis que leur faîte brille et étincelle au soleil. Avant d’arriver à la chaîne des Karpathes, on entend encore parler le russe, et même au-delà des monts, on entend encore par-ci par-là un mot qui semble être de notre langue. Et puis, ce n’est plus ni la même foi, ni le même idiome. C’est là que grouille le peuple de Hongrie ; il monte à cheval, se bat et boit guère plus mal que le peuple cosaque ; et il n’est pas avare de ses ducats pour acheter un harnachement de cheval ou des caftans de prix. Entre les montagnes il y a des lacs immenses et libres. Ils sont immobiles comme du verre et, tel un miroir, ils reflètent en eux les sommets arides des montagnes et leurs pieds verdoyants.

Mais qui donc, au milieu de la nuit, – que les étoiles brillent ou non, – chevauche sur un énorme coursier noir ? Quel est le héros d’une taille surhumaine qui galope sur le sommet des monts, au-dessus des lacs, se reflète avec son cheval géant dans les eaux immobiles tandis que son ombre infinie paraît, puis disparaît sur les montagnes ? Sa cuirasse ciselée brille ; il porte une pique sur l’épaule ; à la selle sonne un sabre ; un casque est enfoncé sur sa tête ; sa moustache est noire ; ses yeux sont fermés, ses cils baissés – il dort et, dans son sommeil, il tient la bride. Et derrière lui, sur le même cheval, est assis un petit page, qui dort, lui aussi, et qui, dans son sommeil, se retient au cavalier. Qui est-il ? où va-t-il ? pourquoi chevauche-t-il ? Qui le sait ? Ce n’est pas d’hier, ni d’avant-hier qu’il traverse les montagnes. Quand brille le jour, quand le soleil se lève, on ne le voit plus ; les montagnards ont seulement remarqué, parfois, que sur les hauteurs passe une ombre allongée projetée par quelqu’un, bien que le ciel soit clair et qu’il n’y passe pas un nuage. Mais dès que tombent les ténèbres de la nuit, voilà qu’on l’aperçoit de nouveau et il se reflète dans les lacs, suivi par le galop tremblant de son ombre. Il a déjà passé bien des montagnes et il est monté sur le Krivan. Dans les Karpathes, il n’est pas de sommet plus élevé : comme un roi, il s’élève au-dessus des autres cimes. Là s’est arrêté le coursier avec son cavalier, et il fut plongé dans un sommeil encore plus profond, tandis que les nuages, descendus du ciel, le cachèrent aux regards.

 

 

 

XIII

 

 

– Chut... doucement, femme ! ne fais pas tant de bruit : mon petit s’est endormi. Longtemps, mon fils a crié, et maintenant il s’est endormi. J’irai dans la forêt, femme ! Mais qu’as-tu à me regarder ainsi ? Tu es effrayante : de tes yeux sortent des tenailles de fer... Oh ! qu’elles sont longues ! et elles luisent, comme du feu ! Tu dois être une sorcière ! Oh si tu en es une, disparais d’ici ! Tu vas voler mon fils. Que cet essaoul est donc stupide : il croit que c’est gai pour moi de vivre à Kiev ; mais non, c’est ici que sont mon mari et mon fils, – qui donc veillera sur notre chaumière ? Je suis partie si doucement que ni un chat, ni un chien ne l’a entendu. Veux-tu redevenir jeune, femme ? Ce n’est pas du tout difficile : il n’y a qu’à danser. Regarde comme je danse...

Ayant proféré ces paroles incohérentes, Katerina était déjà emportée par un rythme effréné, regardant autour d’elle d’un œil hagard, les mains aux hanches. Elle battait des pieds avec des cris stridents, ses talons d’argent sonnaient sans cadence, sans mesure. Ses nattes noires, qu’elle avait négligé de tresser, lui battaient le cou blanc. Comme un oiseau, sans s’arrêter, elle volait en avant, agitant les bras et hochant la tête, et il semblait que, perdant les forces, elle allait s’effondrer par terre, ou s’envoler de ce monde.

Plongée dans la tristesse, la vieille nourrice se tenait là ; ses rides profondes s’étaient remplies de larmes ; une lourde pierre pesait sur le cœur des fidèles serviteurs, comme ils contemplaient leur maîtresse. Tout affaiblie, elle battait paresseusement le sol du pied, restant sur place et s’imaginant danser la « gorlitza ».

– Et moi, j’ai un collier, jeunes gars ! dit-elle enfin en s’arrêtant. Et vous, vous n’en avez point... Où est mon mari ? s’écria-t-elle soudain, tirant de sa ceinture un poignard turc. – Oh ! ce n’est pas le couteau qu’il me faut.

Alors, des larmes lui montèrent aux yeux et l’angoisse se peignit sur son visage.

– Le cœur de mon père est loin : cette lame n’y atteindra pas. Son cœur est de fer ; c’est une sorcière qui le lui a forgé sur le foyer de l’enfer. Alors que ne vient-il pas, mon père ? Ne sait-il donc pas qu’il est temps de l’égorger ? Il désire sans doute que j’aille chez lui moi-même...

Sans terminer sa phrase, elle eut un rire bizarre.

– Une histoire amusante me revient en mémoire : je me rappelle l’enterrement de mon mari. Vous savez qu’on l’a enseveli vivant... J’ai été prise d’un fou rire !... Écoutez, écoutez donc ! Et, au lieu de continuer son discours, elle se mit à chanter :

 

          Il roule une voiture tout ensanglantée.

          Dans cette voiture est couché un cosaque,

          Tout transpercé de balles, tout tailladé,

          Dans la main droite il tient une petite lance,

          De cette lance coule du sang ;

          Il en coule un fleuve de sang.

          Au-dessus de la rivière, il y a un platane ;

          Au-dessus du platane croasse un corbeau.

          La mère pleure le cosaque.

          Ne pleure pas, mère, ne te lamente pas !

          Car ton fils s’est déjà marié.

          Il a pris pour femme une petite demoiselle,

          En pleins champs, il s’est construit sous terre une petite maison

          Sans portes ni fenêtres,

          Et voilà finie la chanson.

          Un poisson dansait avec une écrevisse...

          Et celui qui ne m’aime pas, que sa mère tremble !

 

C’est ainsi qu’elle mélangeait toutes les chansons. Il y a déjà un jour, puis deux, qu’elle vit dans sa chaumière, et elle ne veut pas entendre parler de Kiev. Elle ne prie pas et fuit les gens, et du matin jusque tard le soir, elle erre dans les taillis sombres. Des branches piquantes lui égratignent le blanc visage et les épaules ; le vent agite ses tresses dénouées ; les feuilles mortes bruissent sous ses pieds – elle ne regarde rien. À l’heure où s’éteint la lueur du couchant, les étoiles n’apparaissent pas encore, la lune ne brille pas et c’est déjà effrayant de s’aventurer dans la forêt : les enfants morts sans baptême grimpent et s’agrippent aux branches, ils sanglotent, rient aux éclats, roulent en boule sur les chemins, dans les larges terrains où poussent les orties. Des flots du Dniepr sortent des bandes de jeunes filles qui ont perdu leur âme ; de leurs têtes verdies, les cheveux coulent sur leurs épaules ; avec un clair murmure, l’eau, de leur longue chevelure, tombe sur la terre. Chacune d’elles luit à travers l’onde comme à travers une chemise de verre ; ses lèvres ont un sourire étrange, ses joues flambent, ses yeux cherchent à ravir l’âme... Elle se consumerait d’amour, elle embrasserait jusqu’à le faire mourir, celui qui tomberait entre ses mains... Sauve-toi, chrétien ! les lèvres de cette belle sont de glace, son lit est l’onde froide ; elle te fera mourir sous ses caresses et t’entraînera dans la rivière.

Mais Katerina ne regarde personne ; folle, elle ne craint pas les nymphes, elle court avec son couteau jusque tard dans la nuit, à la recherche de son père.

Tôt un matin est arrivé un hôte ayant belle allure. Il est revêtu d’un caftan rouge et s’informe de pan Danilo ; entendant tout ce qui est arrivé, il essuie de sa manche ses yeux en larmes en haussant les épaules. N’a-t-il pas guerroyé ensemble avec feu Bouroulbache ; ne se sont-ils pas battus contre les gens de Crimée et contre les Turcs ; aurait-il jamais pu s’attendre à ce que telle fût la fin de pan Danilo ? L’hôte raconte bien d’autres choses encore et demande à voir pani Katerina.

Celle-ci n’écouta d’abord rien de ce que disait l’hôte ; mais enfin, elle se mit à suivre attentivement ses discours, comme une personne sensée. Il se mit à raconter comment il avait vécu avec Danilo, comme s’ils avaient été deux frères ; comment un jour, ils avaient échappé aux gens de Crimée en se cachant sous une digue... Katerina écoutait tout cela et ne le quittait pas des yeux.

– Elle reviendra à elle ! se disaient les serviteurs en la regardant. Cet hôte la guérira ! elle écoute déjà comme une créature raisonnable !

L’hôte, cependant, se mit à narrer comment, lors d’un entretien à cœur ouvert, pan Danilo lui avait dit : « Alors, ne l’oublie pas, frère Koprian : quand, de par la volonté du Seigneur, je ne serai plus de ce monde, prends chez toi ma femme, et qu’elle devienne ton épouse, à toi... » Katerina darda sur lui un regard effrayant. « Ah ! » s’écria-t-elle, « c’est lui ! c’est mon père » et elle se précipita sur lui avec son couteau.

Il lutta longtemps, cherchant à lui arracher le poignard ; il le saisit, enfin, leva la main, – et une chose effroyable s’accomplit : le père tua sa fille insensée.

Les cosaques stupéfaits voulurent s’élancer sur lui ; mais le sorcier avait déjà eu le temps de sauter sur son cheval et de disparaître aux regards.

 

 

 

XIV

 

 

Un miracle, inconnu jusqu’alors, se produisit au-delà de Kiev. Tous les nobles seigneurs et les hetmans se préparaient à admirer cette merveille, car soudain le regard put plonger jusqu’aux quatre coins de l’univers. Dans le lointain, on voyait bleuir le Liman et derrière celui-ci s’étendait la vaste nappe de la mer Noire. Les gens d’expérience reconnurent aussi la Crimée, s’élevant comme une montagne de la mer, et le marécageux Sivache. À gauche, on apercevait la terre de Galicie.

– Et ça, qu’est-ce que c’est ? interrogeait la foule, montrant des cimes grises et blanches qu’elle croyait voir loin dans le ciel et qui ressemblaient bien plus à des nuages qu’à des montagnes.

– Ça, ce sont les monts Karpathes ! disaient les vieilles gens : il se trouve, parmi eux, des pics où la neige ne fond jamais, et les nuages s’y accrochent et y passent la nuit.

Un nouveau prodige se produisit alors : les nuages s’envolèrent de la plus haute cime, et sur son sommet apparut, revêtu de toute son armure de chevalier, un homme sur un coursier, les yeux clos et que l’on voyait comme s’il se tenait tout près.

Alors, dans la foule effarée et frappée de stupeur, un homme sauta à cheval et, jetant autour de lui des regards affolés, comme pour voir si personne ne voulait le poursuivre, en hâte il lança à fond de train sa monture, qu’il éperonna et cravacha de toutes ses forces. C’était le sorcier. De quoi donc avait-il eu si peur ? Effrayé, il avait examiné l’étrange chevalier et reconnu en lui le même visage qui lui était apparu, sans qu’il l’eût évoqué, alors qu’il faisait des sortilèges. Il n’arrivait pas à comprendre lui-même pourquoi il avait été envahi d’un tel trouble à cette vue, et jetant autour de lui des regards craintifs, il s’en alla à bride abattue, jusqu’à ce qu’il fût surpris par la nuit et qu’apparurent les étoiles. Alors, il rebroussa chemin, peut-être pour interroger les forces impures sur la signification d’un tel prodige. Il était sur le point de faire sauter à son cheval une petite rivière qui s’était avancée comme un bras en travers du chemin, lorsque en plein galop son coursier s’arrêta, tourna vers lui sa tête et – ô prodige ! – se mit à rire ! En deux rangées, ses dents blanches luirent dans les ténèbres. Les cheveux se hérissèrent sur la tête du sorcier. Il poussa un cri sauvage, se mit à sangloter comme un forcené et lança son cheval droit sur Kiev. Il lui semblait que de tous côtés, tout courait pour le saisir : les arbres, l’entourant d’une forêt sombre et, tels des êtres vivants, hochant leur barbe noire et étendant leurs longues branches, s’efforçaient de l’étouffer ; il lui semblait voir les étoiles fuir devant lui, pour indiquer à tous le pécheur. La route elle-même paraissait s’élancer sur ses traces.

Fou de désespoir, le sorcier volait vers Kiev, vers les saints lieux.

 

 

 

XV

 

 

Un ermite était assis, solitaire dans sa grotte, éclairé par la veilleuse qui brûlait devant les icônes, et ne quittait pas des yeux le livre sacré. Il y avait bien des années déjà qu’il s’était enfermé dans cette caverne ; il s’était déjà construit un cercueil de planches, qui lui servait de lit. Le saint vieillard ferma son livre et commença à prier... Tout à coup, un homme à l’air étrange, effrayant, fit irruption chez lui. Le saint ermite fut tout d’abord étonné, et recula en voyant un homme de cette espèce. Il était aussi tremblant qu’une feuille au vent ; ses yeux sauvages louchaient, ils lançaient des flammes terribles ; son monstrueux visage faisait frémir.

– Père, prie ! prie ! s’écria-t-il avec désespoir ; prie pour une âme damnée ! et il s’effondra sur le sol.

Le saint ermite se signa, prit le livre, l’ouvrit, et avec horreur, il recula et laissa tomber les Écritures.

– Non, pécheur inouï ! Tu n’auras pas de rémission ! Fuis hors d’ici ! Je ne peux pas prier pour toi

– Non ? cria le pécheur, comme s’il avait perdu la raison.

– Regarde, les lettres de la Sainte-Écriture se sont gonflées de sang... Jamais encore il n’y eut au monde un pécheur tel que toi !

– Père, tu te ris de moi !

– Va-t’en, maudit pécheur ! Je ne me moque pas de toi. La peur s’empare de moi. Il n’est pas bon qu’un autre homme soit avec toi !

– Non, non, tu ris, ne dis pas le contraire... Je vois que tes lèvres se sont écartées ; voilà tes vieilles dents qui luisent en deux rangées blanches !...

Et, comme un forcené, il s’élança et tua le saint ermite.

Un gémissement terrible s’éleva on ne sait d’où et cette plainte résonna à travers la forêt et les champs. De derrière le bois s’élevèrent des bras décharnés et secs, aux longues griffes. Ils tremblèrent avant de disparaître.

Et le sorcier n’avait plus peur ; il ne ressentait plus rien. Tout s’était enveloppé de brouillard : ses oreilles bourdonnaient, un bruit mugissait dans sa tête comme s’il avait été ivre, et tout ce qui était devant ses yeux semblait se couvrir d’une toile d’araignée. Sautant en selle, il alla droit à Kanev, pensant aller de là, en passant par Tcherkassy, chez les Tartares, droit en Crimée, sans savoir lui-même dans quel but il y allait. Il chemine un jour, puis un deuxième, – toujours pas de Kanev. La route est bien la bonne, il y a longtemps que l’on devrait voir la ville, et pourtant, elle n’apparaît pas. Au loin, on voit briller des coupoles d’églises : mais ce n’est pas Kanev, c’est Choumsk. Grande fut la surprise du sorcier quand il constata qu’il était parti dans la direction exactement opposée. Il tourna de nouveau bride sur Kiev, et le lendemain il aperçut effectivement une ville ; mais ce n’était pas Kiev : c’était Galitch, une ville encore plus éloignée de Kiev que ne l’était Choumsk, et qui était déjà toute proche des Hongrois. Ne sachant plus que faire, il tourna bride une fois de plus, mais s’aperçut de nouveau qu’il s’en allait dans le sens opposé et toujours en avant. Pas un être au monde n’eût pu dire ce qu’il y avait dans l’âme du sorcier ; et si un homme l’eût sondée du regard et vu ce qui s’y passait, il n’aurait plus jamais pu dormir tranquille ni rire une seule fois. Ce n’était ni de la fureur, ni de la crainte, ni un âpre dépit. Il n’existe pas de mot pour décrire ce qu’il ressentait. Il était brûlé, consumé, il aurait voulu piétiner l’univers entier des sabots de son cheval, saisir toute la terre de Kiev jusqu’à Gadiatch, avec tous les gens qui la peuplent, avec tout ce qu’elle contient, et la noyer dans la mer Noire. Mais ce n’est pas la méchanceté qui aurait été son mobile : non, il n’eût pas su lui-même ce qui l’eût poussé à agir ainsi. Il frissonna de tout son corps en voyant se dresser tout près de lui les Karpathes et le haut Krivan, qui avait recouvert son faîte d’un nuage gris, ainsi que d’un bonnet.

Cependant, le cheval galopait toujours et courait déjà sur les montagnes. Tout d’un coup, les nuées se dissipèrent et il vit devant lui un cavalier dans toute sa terrifiante grandeur ; le sorcier cherche à s’arrêter, il tend la bride de toutes ses forces ; son cheval pousse un hennissement sauvage et, la crinière haute, s’élance vers le cavalier. À ce moment, le sorcier eut l’impression que tout se figeait en lui, que le cavalier immobile bougeait, que tout à coup ses yeux s’étaient ouverts. Il vit le sorcier se précipiter vers lui et éclata de rire. Semblable au tonnerre, ce rire sauvage se répercuta dans les montagnes et résonna dans son cœur, secouant toutes ses entrailles. II avait l’impression que quelque être violent s’était glissé en lui et qu’il remuait dans son corps, martelant son cœur et ses nerfs... si effroyable avait été en lui l’écho de ce rire !

D’une main formidable, le cavalier saisit le sorcier et l’éleva en l’air. Le sorcier succomba sur le coup et, bien que mort, il lui ouvrît les yeux ; mais c’etait déjà un cadavre et son regard était celui d’un cadavre. Pas un vivant, pas un ressuscité n’ont jamais regardé de la sorte. Roulant ses yeux morts, il vit se dresser des morts – ceux de Kiev, de Galicie et des Karpathes – qui lui ressemblaient comme deux gouttes d’eau.

Pâles, blêmes, tous plus hauts, tous plus osseux les uns que les autres, ils se rangèrent autour du cavalier qui tenait dans la main son effroyable butin. Le chevalier rit une fois encore et puis le jeta dans le gouffre. Et tous les morts s’y précipitèrent à sa suite, ils attrapèrent le cadavre et plantèrent leurs dents dans son corps. L’un d’entre eux, plus grand, plus effrayant que tous les autres, voulut aussi se lever de sa tombe, mais il ne le put tant il était devenu immense dans la terre ; se fût-il levé qu’il aurait renversé les Karpathes et le pays de Sedmigrad et celui des Turcs. À peine bougea-t-il qu’un tremblement parcourut toute la terre. Bien des chaumières se renversèrent, en tous lieux, et bien des gens furent écrasés.

On entend souvent dans les Karpathes un sifflement semblable à celui que produiraient sur l’eau les roues d’un millier de moulins : ce sont, dans un précipice sans issue – que nul n’a encore vu parce que chacun craint de le côtoyer – les morts qui rongent le mort. Il est souvent arrivé que la terre ait tremblé d’un bout à l’autre : cela vient, disent les gens instruits, de ce qu’il y a quelque part, près de la mer, une montagne d’où jaillit du feu et d’où coulent des fleuves de flammes. Mais les vieux, qui vivent en Hongrie et dans le pays des Galiciens, savent bien mieux ce qu’il en est ; ils disent que c’est le grand, l’immense mort qui a grandi dans la terre, qui cherche à se lever et que c’est lui qui fait trembler le sol.

 

 

 

XVI

 

 

Dans la ville de Gloukhov, les gens s’étaient rassemblés autour d’un vieux joueur de bandoura, et depuis près d’une heure, ils écoutaient l’aveugle toucher de son instrument. Nul bandouriste avant lui n’avait chanté aussi bien, ni conté des gestes aussi merveilleuses. Il commença par célébrer les hetmans d’antan, un Sagaï-datchny et un Khmelnitski. Les temps, alors, étaient différents : la gloire des cosaques était grande, ils piétinaient leurs ennemis sous les sabots de leurs chevaux et personne n’osait se rire d’eux. Le vieillard chantait aussi des chansons joyeuses et promenait ses yeux sur la foule, comme s’il voyait, cependant que ses doigts, armés de petites griffes, volaient sur les cordes, tels une mouche, de sorte qu’il semblait que ces cordes vibraient d’elles-mêmes. Les gens qui l’entouraient – les vieux la tête basse, les jeunes les yeux levés sur le vieillard – n’osaient même pas chuchoter entre eux.

– Attendez, dit le vieux, je m’en vais vous chanter une histoire de l’ancien temps. La foule se serra encore davantage et l’aveugle commença :

« Au temps de pan Stepan, prince de Sedmigrad (il était aussi roi chez les Polonais), vivaient deux cosaques, Ivan et Petro. Ils vivaient comme vivent deux frères. « Écoute, Ivan, quoi que ce soit que tu obtiennes, convenons de le partager en deux : si la joie échoit à l’un de nous, que l’autre en ait sa part ; si l’un a du chagrin, que ce soit pour les deux ; si l’un a quelque butin, qu’il soit partagé. Si l’un est fait prisonnier, que l’autre vende tout et paye la rançon, sinon, qu’il aille en captivité lui-même. » Et en vérité, tout ce qui tombait aux mains des deux cosaques, ils le partageaient : leur arrivait-il de mettre la main sur du bétail ou sur des chevaux, ils partageaient le tout.

" Le roi Stepan guerroyait contre le Turc. Il y a trois semaines déjà qu’il fait la guerre, sans arriver pourtant à le chasser. Or, le Turc avait un pacha qui, seul avec dix janissaires, pouvait mettre en pièces un régiment entier. Un jour, le roi Stepan déclara que s’il se trouvait un homme assez intrépide pour lui amener ce pacha mort ou vif, il donnerait à ce seul brave autant d’argent qu’il en dépensait pour toute son armée.

" – Allons, frère, attraper le pacha ! dit Ivan à Petro. Et les deux cosaques s’en allèrent, chacun de son côté.

" Petro aurait-il déjà eu le temps de le prendre ou non, on ne le sait. Toujours est-il qu’Ivan amène déjà le pacha par-devant le roi, la corde au cou. « Intrépide guerrier ! » dit le roi Stepan, et il ordonna de payer à Ivan seul l’argent que reçoit toute une armée ; il ordonna de plus d’octroyer au héros de la terre en tel lieu qui lui plairait et de lui donner du bétail, autant qu’il en voudrait. Dès qu’Ivan reçut sa récompense du roi, il la partagea le jour même avec Petro. Celui-ci prit la moitié du don royal, mais il ne put supporter qu’Ivan eût reçu un tel honneur et, au fond de son cœur, il en recéla une soif de vengeance.

" Les deux chevaliers partirent dans la terre octroyée par le roi et qui se trouvait de l’autre côté des Karpathes. Le cosaque Ivan prit en croupe son petit garçon et l’attacha à lui. Déjà, la nuit était tombée, ils chevauchaient toujours. L’enfant s’endormit et Ivan lui-même s’assoupit. Ne sommeille pas, cosaque, les chemins sont dangereux dans la montagne !... Mais le cosaque a un cheval qui connaît lui-même son chemin, partout : jamais il ne trébuchera ni ne fera un faux pas. Entre les montagnes il y a un précipice, dont personne n’a jamais vu le fond ; il y a du sol au bas de cet abîme, autant que de la terre au ciel. Mais tout au bord de ce gouffre serpente un chemin ; deux hommes y peuvent encore passer de front, jamais un troisième. Le coursier, qui portait le cosaque assoupi, s’y engagea avec prudence. À côté chevauchait Petro ; il était tout tremblant de joie et il retenait son souffle. Il jeta un regard en arrière et poussa dans l’abîme celui qu’il appelait son frère. Le coursier qui portait le cosaque et l’enfant roula dans le vide.

" Le cosaque, cependant, s’accrocha à une branche, et seul son cheval fut précipité dans le gouffre. Il se mit donc à grimper, avec son fils sur ses épaules. Il n’était plus loin du bord du gouffre lorsqu’il leva les yeux et vit que Petro pointait sur lui sa pique, pour le rejeter en arrière.

" – Dieu de justice ! j’aurais mieux fait de ne pas lever les yeux que de voir mon propre frère me viser de sa pique pour me rejeter en arrière !... Mon frère chéri ! Transperce-moi de ta lance, si tel doit être mon sort, mais prends mon fils : par quoi cet enfant a-t-il mérité de périr d’une mort aussi terrible ? Petro rit et le repoussa de sa pique, de sorte que le cosaque et l’enfant roulèrent au fond de l’abîme. Petro prit pour lui tout le bien donné par le roi et commença à mener une existence de pacha. Personne n’avait de troupeaux de chevaux pareils à ceux de Petro ; nulle part il n’y avait autant de brebis et de moutons. Puis, Petro mourut.

" Dès que Petro fut mort, Dieu appela les âmes des deux frères, Petro et Ivan, pour les juger.

" – Cet homme est un grand pécheur ! dit le Seigneur. Ivan, j’ai de la peine à lui trouver un châtiment : choisis toi-même le supplice qu’il mérite !

" Ivan réfléchit longtemps avant de trouver la peine qui convînt et il finit par dire !

" – Cet homme m’a gravement offensé : il a trahi son frère ainsi que Judas et il m’a privé de ma noble descendance et de ma postérité sur la terre. Et un homme sans descendance ni postérité est pareil à un grain jeté dans la terre et qui n’a pas germé. Ce grain ne lève pas et personne ne saura jamais que du blé avait été semé là.

" Fais donc, ô mon Dieu, en sorte que toute sa postérité ne connaisse pas le bonheur sur la terre ; fais que le dernier de sa race soit un méchant comme il n’y en eut pas de pareil au monde et qu’à chacun de ses forfaits, ses aïeuls et ses bisaïeuls ne trouvent pas de repos dans leur cercueil et que, souffrant un supplice inconnu des humains, ils se lèvent de leurs tombeaux ! Quant au Judas Petro, qu’il soit incapable de se soulever et qu’il en souffre une douleur encore plus effroyable, et que, comme un enragé, il dévore la terre sous laquelle il se tordra !

" Et quand sera arrivé pour cet homme le terme de ses crimes, fais-moi remonter, ô mon Dieu, à cheval, de cet abîme, jusqu’au sommet le plus élevé ; là, il devra s’approcher de moi et je le précipiterai du haut de cette montagne dans le gouffre le plus profond. Et tous ses aïeuls et ses bisaïeuls trépassés, où qu’ils eussent vécu pendant leur existence terrestre, qu’ils arrivent de tous les coins de la terre pour le ronger en punition des tortures qu’il leur a infligées, et qu’ils continuent à le ronger éternellement ; c’est alors que je me réjouirais de voir ses souffrances. Quant au Judas Petro, qu’il ne puisse pas se lever de terre, que lui aussi brûle de ronger le cadavre, mais qu’il n’arrive qu’à se ronger lui-même, tandis que ses os grandiront toujours davantage, et que sa douleur en augmente sans cesse. Ce sera là pour lui le plus affreux des tourments, car il n’existe pas pour l’homme de souffrance plus grande que de vouloir se venger et de ne pas en être capable.

" – Le supplice que tu as inventé, homme, est terrible ! dit le Seigneur. Que tout se fasse ainsi que tu l’as dit ; mais toi aussi, tu devras rester éternellement sur ton coursier, et tant que tu seras en selle là-bas, tu ne pourras entrer dans le royaume des cieux !

" Tout arriva ainsi que cela avait été prévu : jusqu’à aujourd’hui, un cavalier étrange se dresse sur son cheval au sommet des Karpathes et il voit des morts, dans un abîme sans fond, ronger un mort, et il sent le mort enfoui dans la terre grandir sans cesse, ronger ses os dans de terribles souffrances et ébranler effroyablement le monde... »

Déjà, l’aveugle avait terminé sa chanson ; déjà il avait recommencé à toucher les cordes de sa bandoura, déjà il s’était mis à chanter des refrains amusants sur Khoma et Iéréma, sur Stkliara Stokoza... mais jeunes et vieux ne pouvaient toujours pas reprendre leurs sens. Ils demeurèrent longtemps immobiles, la tête basse, réfléchissant à la terrible aventure arrivée au temps jadis.

 

 

 

Traduit du russe par Eugénie Tchernosvitov.

 

Recueilli dans La Russie fantastique, de Pouchkine à Platonov,

21 récits insolites choisis et présentés par Jean-Pierre Bours,

Éditions André Gérard, 1975.

 

 

 

NOTES

1. Capitaine de cosaques.

2. Madame.

3. Transylvanie.

 

 

 

 

 

 

 

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