Elsi, l’étrange servante

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jeremias GOTTHELF

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La Suisse est riche en belles vallées – qui donc saurait les dénombrer ? On n’en trouve la liste complète dans aucun manuel. De ces vallées, l’une des plus riches, sinon des plus ravissantes, est celle où s’abrite Heimiswyl et qui débouche sur la rive droite de l’Emme bernoise, au-dessus de Berthoud. Rien de grandiose dans les montagnes qui l’enchâssent, et dans leurs formes rien d’extraordinaire n’attire le regard : ce sont de puissantes collines de l’Emmental, d’un vert gai à la base, d’un vert noir au sommet, drapées de champs et de prairies jusqu’à mi-hauteur, couronnées de sapins élancés. La vue ne s’étend pas bien loin, car c’est une vallée transversale qui, vers le nord-ouest, se heurte à la vallée principale ; c’est pourquoi l’on ne voit les Alpes que du haut des deux crêtes qui commandent la vallée, mais elles s’offrent là dans leur splendeur sereine et leur courbe majestueuse tendue sur le ciel méridional.

Merveille que cette eau jaillissant partout des rochers ; privilège unique, ces prairies arrosées à profusion et la qualité de ce sol qui se prête à toutes les cultures – qu’elle est riche la vallée et qu’elles sont charmantes et gracieuses les maisons qui en font la parure ! Pour qui est sensible à l’architecture fameuse des demeures de l’Emmental, cette vallée en réserve des exemples sans nombre et de remarquables.

C’est dans l’une de ces belles métairies que vivait en l’an 1796, en qualité de servante, Elsi Schindler – ce n’était pas son vrai nom, paraît-il – une étrange jeune fille dont personne ne savait qui elle était et d’où elle venait. Certain soir de printemps, comme la nuit tombait déjà, on avait frappé à la porte, et quand le fermier s’en vint regarder à la fenêtre, il aperçut une grande et robuste fille qui se tenait sur le seuil, un balluchon sous le bras. Elle lui demanda l’hospitalité pour la nuit, selon la vieille coutume qui accorde au voyageur sans argent ou peu désireux d’aller à l’auberge, non seulement un gîte chez l’habitant – soit dans l’étable chaude ou dans un bon lit – mais encore un repas le soir et le lendemain matin, et souvent même quelque argent pour la route. Il y a, en terre bernoise, de ces maisons qui exercent journellement l’hospitalité – de quoi rivaliser avec les pays d’Orient – et dont il est rare que le toit n’abrite un hôte pour la nuit. Le fermier invita donc la jeune fille à entrer, et comme on était justement à souper, il lui fit prendre place à table. Sur un signe de la fermière, les femmes se serrèrent sur le banc, et la nouvelle venue s’assit au bas bout.

On se remit à manger, mais les conversations ne reprirent pas aussitôt, car tous les regards étaient fixés sur la jeune fille. C’est qu’elle n’était pas seulement grande : elle était bien bâtie et agréable à voir. Le visage avait beau être hâlé, il était admirablement modelé, de forme un peu allongée, la bouche petite, les dents blanches, de larges yeux graves, et dans son air, on ne savait quoi d’étrange qui surprenait chez une simple fille de passage et faisait qu’on n’en finissait plus de la regarder. Son maintien avait cette sorte de noblesse qui ne se dissimule pas plus qu’elle ne s’acquiert, et chacun, à la voir assise au bout de ce banc, avait l’impression qu’elle eût pu être la fille de la maison ou quelque personne habituée à commander et à présider à table. Aussi fut-on bien étonné lorsque, le fermier s’étant décidé à lui demander : « D’où viens-tu et où vas-tu ? », elle répondit qu’elle était une pauvre fille, que ses parents étaient morts et qu’elle cherchait une place de servante dans les villages de la région. La jeune fille eut encore d’autres questions à subir, tant on se montrait incrédule. Mais quand enfin, plus pour la mettre à l’épreuve que pour parler sérieusement, le fermier lui dit : « Si tu es vraiment décidée à travailler, tu peux rester ici ; j’avais justement besoin d’une servante », tous furent encore plus déroutés en l’entendant répondre qu’elle ne demandait pas mieux et que cela la dispensait de courir encore à droite et à gauche ; à peine pouvaient-ils croire qu’une telle personne voulût devenir une servante.

Et pourtant, il en était bien ainsi, la résolution de la jeune fille ne faisait aucun doute ; mais, à vrai dire, elle n’était point née pour cela. C’était la fille d’un riche meunier de bonne maison – de ces maisons dont la légende disait, en un temps où l’on n’avait pas l’habitude de faire travailler l’argent, qu’on ne se donnait pas la peine de compter les pièces d’argent mais qu’on les mesurait au boisseau, au moment des héritages ou des partages. Seulement, dans la dernière moitié du siècle passé, on s’était mis à jeter l’argent par les fenêtres, et plus d’un se montra l’égal du fils prodigue avant d’en être réduit à garder les pourceaux. C’est alors qu’on vit de jeunes et riches paysans s’amuser à lancer leurs écus neufs par-dessus l’Emme, en pariant à qui arriverait le plus loin. C’est alors aussi qu’aux jours de grande foire annuelle, le fermier qui avait ses douze juments poulinières en pâturage, faisait publier au son du tambour : « Que tous ceux qui voudraient venir s’asseoir à sa table et partager son repas n’avaient qu’à se trouver à midi à l’Auberge du Cerf. » Or, le père de la jeune fille avait été de ceux-là. Tantôt il régalait une pleine salle d’auberge, tantôt il donnait une raclée à tous les hôtes qui s’y trouvaient et leur faisait vider les lieux ; et le lendemain, il lui fallait payer la casse en versant à la douzaine ses beaux écus comptant. Il était homme à y aller de ses cent et deux cents écus en un seul jour de revue – où il paradait dans son uniforme de dragon – et d’en liquider tout autant au jeu de quilles de la foire. Une fois installé dans une auberge, il pouvait y passer la huitaine, et tous ceux qui entraient devaient boire avec le riche meunier, sans quoi il les rossait... À ce train-là, on épuiserait une mine d’or, et notre meunier s’appauvrissait de jour en jour, quelque mal que se donnât sa pauvre femme pour y parer et veiller à tout, dans la mesure de ses forces.

Elle avait vu venir la ruine de loin, mais par fausse honte, elle cachait leur situation à tout le monde. Ses parents n’avaient point envisagé de bon œil ce mariage, car c’étaient de braves gens et la conduite indigne du meunier les choquait terriblement. Mais la jeune fille avait forcé leur consentement dans l’espoir que le meunier s’amenderait, et, comme il arrive à tant de fiancées, cette espérance avait été déçue, et au lieu de s’améliorer, tout n’avait fait qu’empirer. Comme elle n’osait se plaindre, les gens ne voyaient pas la situation sous son vrai jour, tout en se demandant combien de temps les choses pourraient aller du même train – jusqu’à ce qu’enfin la pauvre femme, le cœur rongé de douleur comme par un vautour, courba la tête et mourut. Dès lors, il n’y eut personne pour veiller ou pour donner le change. L’argent manqua, et dès que les signes de la déchéance se montrent au grand jour, les créanciers accourent comme les corbeaux sur un cadavre, et toujours plus nombreux, car l’un attire l’autre et nul ne veut être le dernier. Les dettes atteignaient une somme gigantesque, la faillite fut déclarée et dévora tout, et le riche meunier ne fut plus qu’un vieux et misérable vagabond, réduit à traîner par les routes, mendiant de porte en porte, pendant des années, car Dieu lui accorda une longue vie. Passer ainsi de la richesse à la misère, devenir un pauvre gueux obligé d’aller quêter sa nourriture de maison en maison, c’est là un juste châtiment pour qui a précipité sa famille dans la honte et le dénuement, et l’a dépouillée, souvent, de biens plus précieux que la richesse terrestre. Mais une telle épreuve est aussi un enseignement vivant pour la jeunesse présomptueuse qui voit ainsi où mènent presque fatalement les voies de l’orgueil.

Le meunier avait deux fils qui s’étaient soustraits bien avant à la brutalité et à la grossièreté de leur père, en s’enrôlant sous des drapeaux étrangers. Seule une fille était restée à la maison – la plus belle fille de meunier, mais aussi la plus fière que l’on pût trouver dans le pays. Elle n’avait pas pris grande part aux plaisirs de la jeunesse, elle ne les goûtait pas, on la croyait trop fière pour cela. Des prétendants l’avaient assiégée en masse, mais chacun lui déplaisait encore plus que l’autre, et pour aucun elle n’avait eu de propos plus aimables que pour ses rivaux. Aussi devinrent-ils tous ses ennemis et se mirent-ils à calomnier sa fierté. Il était cependant une chose pour laquelle on n’aurait pu en nulle circonstance la trouver trop fière : pour le travail et en particulier chaque fois qu’il s’agissait de rendre service, fût-ce à une personne ou à un animal. Habituée dès sa jeunesse à se lever tôt, elle mettait la main à tout et tout lui convenait, et c’étaient bien souvent ses parents qui refrénaient son zèle, lui défendaient de toucher à ceci ou à cela, estimant qu’une telle besogne n’était point faite pour une riche fille de meunier. Alors elle s’en acquittait tout de même, en cachette. Maintes fois, lorsque sa mère, souffrante, se réveillait pendant la nuit, elle apercevait sa fille assise à son chevet, quand bien même elle avait ordonné à une servante de la veiller et sévèrement enjoint à sa fille d’aller se coucher.

Lorsque la mère mourut et que le malheur s’installa dans la maison, ce fut pour sa fille comme si la foudre l’avait frappée. Elle ne se lamenta point, mais on eût dit qu’elle avait perdu la parole, et les gens en venaient à craindre pour ses jours, car on la voyait fréquemment arrêtée au bord d’un précipice ou d’une eau profonde, ou près des roues du moulin, le long du ruisseau. Chacun s’attendait à un malheur, mais personne ne lui tendait la main pour le lui éviter. Tous pensaient que cela lui venait bien, et beaucoup ne se gênaient pas pour le dire, déclarant que l’orgueil va devant l’écrasement et qu’il devait en arriver ainsi à quiconque se montrait aussi fier qu’Elsi. Et comme elle disparut le matin même où la faillite devait être affichée, tous affirmèrent d’une même voix : « Cette fois ça y est, et on le savait depuis longtemps que ça finirait ainsi. »

On la chercha dans tous les ruisseaux, aux branches des jeunes sapins, et comme on ne la trouva nulle part, il ne manqua pas de gens pour mettre cette disparition sur le compte de celui qui en avait emporté plus d’un dans son Royaume, à commencer par les fiers et les orgueilleux. Et pendant bien des années encore, quand on voulait faire la leçon aux « fiéraudes », on leur parlait de celui qui s’en prenait justement aux orgueilleuses : elles n’avaient qu’à penser à la riche fille du meunier qui avait disparu si étrangement qu’on n’en avait retrouvé ni chair ni cheveux.

Cependant, le destin d’Elsi n’en était pas arrivé là, bien que, dans les premiers jours, elle eût nourri de sinistres projets. Elle s’était senti le cœur broyé et l’âme comme écrasée sous des meules et des meules de moulin ; il y avait de la colère, il y avait de la honte en elle, et qui brûlaient au-dedans d’elle comme si elle eût été au milieu de l’enfer. Elle remarquait bien que chacun trouvait son malheur mérité, et lui eût-on offert tous les trésors du monde, elle était incapable d’adresser une parole aimable à qui que ce fût.

Mais une plus haute main veillait sur la pauvre enfant et fit naître de cette fierté même une force qui allait lui inspirer la plus noble résolution ; car c’est ainsi que Dieu en use souvent : du noyau rejeté par les hommes, il fait sortir le fruit le plus précieux. Chez cette jeune fille, l’orgueil n’était que répugnance native pour tout ce qui est bas et met obstacle aux élans de l’âme, et quiconque l’aurait vue prier se serait bientôt convaincu qu’elle savait s’humilier devant celui en qui il n’est rien de petit ni de bas. Mais elle ne comprenait pas ce qui se passait en elle, pas plus qu’elle ne songeait à dominer ses grands airs, et c’est pourquoi elle se comportait comme une riche fille de meunier pour qui rien n’est assez distingué. Aussi voulait-elle bien s’en aller, mais elle frémissait à l’idée du mal : elle ne voulait pas jeter le déshonneur sur sa famille, elle ne voulait pas corrompre son âme avec son corps – mais comment faire ? Elle fut longue à le découvrir. Puis, dans le silence de la nuit, alors qu’elle était au comble de l’angoisse dans cette recherche d’une issue, Dieu la lui révéla. Elle s’en irait au loin, chercher du service comme petite servante, en un lieu retiré, et là, inconnue de tous, elle passerait sa vie dans le silence et la fidélité au devoir, aussi longtemps qu’il plairait à Dieu.

Comme les âmes fortes ne s’embarrassent point de longs débats lorsqu’une voie s’ouvre devant elles, Elsi était partie la nuit même. Abandonnant tout le luxe du passé, n’emportant avec elle que le trousseau qui convient à une servante, elle avait quitté sa vallée natale par des sentiers solitaires et sans dire un mot à personne. Pendant des jours elle avait marché à l’aventure, toujours plus loin, soit que tel lieu ne lui plût pas, soit qu’en tel autre elle pensât trouver des noms de connaissance, et c’est ainsi qu’elle était arrivée dans la vallée d’Heimiswyl. Cette fois le cadre lui avait plu, elle y chercha du travail et en trouva.

 

Un engagement aussi rapide n’avait pas été du goût de la fermière, tout d’abord ; elle chapitra son mari pour avoir introduit dans la maison une de ces mijaurées, bien trop fières pour se laisser commander. Le fermier la rassura : la fille n’avait pas été engagée pour un temps déterminé, on pourrait donc la renvoyer si on voyait qu’elle ne convenait pas. Les autres domestiques ne prisaient pas davantage cette nouvelle acquisition ; ils se comportèrent avec l’étrangère comme des poules avec un oiseau du dehors qui vient se poser dans leur basse-cour.

Mais la fermière ne tarda pas à reconnaître qu’elle possédait en Elsi un trésor tel qu’elle n’en avait jamais eu et qu’on ne se procure pas avec de l’argent. Elsi s’acquittait non seulement à la perfection de ce qu’on lui demandait, mais elle savait réfléchir et voir d’elle-même ce qu’il y avait à faire, et elle l’exécutait sans qu’on eût à le lui dire, avec diligence et sans bruit ; et quand la fermière venait jeter un coup d’œil à son travail, tout était déjà terminé comme par des mains invisibles, à croire que les petits nains de la montagne étaient passés par là. Or, pour une maîtresse de maison, c’est un privilège indicible que de n’avoir pas à penser à tout et à tout contrôler, que de pouvoir se décharger non seulement du travail mais de la réflexion qu’il exige, et il est bien rare qu’elle trouve un personnel sur qui elle puisse ainsi se reposer.

Nombre de gens ne semblent pas nés pour la réflexion, et la plupart n’appliquent jamais leur pensée là où il le faudrait, et bien peu nombreux sont ceux dont l’esprit est éveillé, conduit et contrôlé par une raison clairvoyante ; et de ceux-là, il en est moins encore qui soient amenés à servir ou demeurent longtemps en place, car ils sont nés pour commander.

Et puis Elsi n’était point portée aux bavardages ; elle ne nouait de relations avec personne ; ce qu’elle voyait ou entendait à la ferme, elle le gardait par-devers soi ; aucune voisine n’en pouvait apprendre quoi que ce fût, de quelque façon qu’elle s’y prît. Avec les domestiques, elle n’avait guère de familiarités. Elle savait réduire au silence les grossières plaisanteries des valets, sur un ton qui ne donnait pas envie de recommencer, car elle possédait une vigueur qu’on rencontre rarement chez les personnes de son sexe, et cependant les femmes ne la haïssaient pas. Personne ne tenait de propos malveillants sur son compte, et quand elle pouvait obliger un valet ou une servante, Elsi ne s’en privait pas, mais bien souvent s’acquittait sans mot dire d’une besogne que les autres avaient oubliée et dont la négligence leur eût attiré une vive algarade des maîtres, pour peu qu’ils s’en fussent aperçus.

Et voilà comment Elsi fut bientôt le bras droit de la maîtresse de maison. Celle-ci avait-elle quelque chose sur le cœur, que c’est auprès d’Elsi qu’elle allait chercher le réconfort. Mais ce qui l’irritait, c’était de voir qu’Elsi ne la payait pas de retour par une égale confiance. Tout naturellement la fermière se demandait qui était cette jeune fille et d’où elle venait ; tant de signes indiquaient qu’elle n’avait pas passé sa vie à obéir mais plutôt à commander, et d’abord cet esprit d’initiative et cette façon qu’elle avait de se mettre à la besogne, sans attendre des ordres.

Aussi la fermière, après avoir maintes fois battu les buissons sans résultat, finit-elle par poser la question de but en blanc. Elsi soupira, certes, mais n’en parla pas davantage et demeura inébranlable quoi que pût avancer sa maîtresse usant, comme font les femmes, tantôt de cajoleries, tantôt d’insinuations venimeuses. De nos jours, on n’y serait pas allé par quatre chemins : on aurait réclamé les papiers, en particulier le certificat d’origine que l’on est tenu de produire si l’on ne veut pas se faire mettre à l’amende ; mais à cette époque, on ne songeait à rien de pareil et, en terre bernoise, on pouvait passer toute sa vie incognito, à moins qu’on ne se comportât de manière à attirer l’attention de la police.

Si vexée qu’elle fût, la fermière ne retira pas sa confiance à Elsi. Et lorsque, le jeudi, elle ne pouvait aller au marché de Berthoud – où, en ce temps déjà, toutes les femmes d’Heimiswyl se rendaient une fois la semaine – elle y envoyait Elsi avec les produits que la ferme avait à vendre ce jour-là et la liste des emplettes à faire pour la maison. Elsi s’acquittait scrupuleusement de tout, et elle était de retour avant même qu’on eût songé à l’attendre, car elle n’entrait jamais dans une auberge, ni jour de marché ni dimanche, quelque insistance qu’on y mît, fût-on jeune ou vieux.

Les premiers temps, on avait pris ces refus pour de la simple coquetterie, et l’on s’était plu, comme c’est l’usage à la campagne, à la houspiller, à la taquiner. Mais rien n’y fit, Elsi resta inébranlable. On en fut ébahi, car une fille qui ne se laisse pas entraîner à boire un verre, ça ne s’était jamais vu. Pour finir, on abandonna la partie et on ne lui témoigna plus que du respect.

Or quand les jeunes gens en viennent à respecter vraiment une belle jeune fille, elle a toute chance de se voir bientôt libérée des assiduités des garçons qui considèrent les jeunes filles comme des fleurs dont on peut s’amuser à son gré. Mais c’est alors que se mettent sur les rangs les prétendants sérieux, ceux qui recherchent une femme belle et qui soit bonne. Et de ceux-là, il n’en manquait pas, alors, dans la vallée d’Heimiswyl, et tous s’accordaient à penser qu’il n’y en avait pas une pareille pour chacun d’eux dans la vallée. Sans doute la plupart souhaitaient-ils une femme non seulement belle, mais riche. Mais on sait comme il en va, chez les jeunes gens : chaque jour on refait son compte et ses calculs, et c’est toujours ce qui leur plaît le plus qui marque le plus de points dans l’addition. C’est pourquoi Elsi était de jour en jour moins protégée contre les entreprises de ces soupirants. Ils l’abordaient sur le chemin de l’église ou du marché ; la nuit tombée, ils venaient se glisser sous sa fenêtre et lui débitaient leurs couplets, et quand ils étaient arrivés au dernier, ils reprenaient l’antienne par le commencement. Mais tout cela en vain. Elsi voulait bien leur répondre aimablement quand elle les rencontrait sur sa route, mais une fois dans sa chambre, elle ne prêtait jamais l’oreille à ceux qui venaient faire leur cour sous sa fenêtre. Et si, comme il arrive souvent en pays bernois, on enfonçait les carreaux ou démolissait la porte, ses prétendants n’en étaient pas plus avancés. Ou bien elle se défendait à la force du poignet et leur faisait vider les lieux, ou bien elle se glissait par la trappe du fourneau dans la salle du bas, et là aucun garçon n’aurait osé poursuivre une fille.

 

Parmi ceux qui n’auraient pas demandé mieux que d’avoir une charmante et honnête femme, il se trouvait alors un paysan qui n’était plus de la première jeunesse. Mais jusque-là, aucune ne lui avait paru assez belle et assez bonne, et quand, toutefois, il pensait l’avoir découverte, il suffisait qu’elle échangeât quelques propos aimables avec un autre, pour que tout fût fini entre eux et qu’il ne la regardât plus. Ce garçon, qui s’appelait Christian, possédait une belle ferme que lui avait léguée sa mère, tandis que son père, avec sa deuxième femme et de nombreux enfants, exploitait une autre métairie. Christian était beau et fier, on ne pouvait voir canonnier plus martial les jours de grande revue, paysan plus entendu et plus dur à la tâche, lutteur plus intrépide dans les bagarres. Mais peu à peu, il s’était retiré des vaines agitations du monde. Les jeunes filles, qui autrefois étaient l’enjeu principal dans la compétition générale – aujourd’hui c’est l’argent –, ne lui disaient rien ; il n’en tenait aucune pour fidèle, et la lutte pouvait se déchaîner autour de lui, les verres voler en éclats et les jambes de chaises se fracasser, il restait imperturbable, attablé devant sa chopine. Seulement, parfois, au marché à Berthoud, quand les gars d’Heimiswyl s’accrochaient avec ceux du Krauchtal, leurs ennemis héréditaires, et qu’on venait à qui mieux mieux le solliciter et, pour finir, le conjurer par des sacrés mille tonnerres, il se levait et, en quelques solides raclées, rétablissait la situation au profit de ses camarades bousculés.

Comme il convient à un jeune fermier, il n’avait, bien entendu, jamais fréquenté des servantes ; mais Elsi avait dans ses façons quelque chose qui la distinguait tellement des autres, que l’on ne pouvait la compter au nombre des domestiques et que tout le monde s’accordait à dire qu’elle n’était pas une fille de la rue. Aussi mettait-on d’autant plus d’acharnement à découvrir d’où elle venait, mais on ne découvrait rien. Cela tenait en partie au hasard mais aussi à la rareté des communications, fort précaires à cette époque. Était-on séparé alors par dix heures de chemin, que l’on se trouvait plus étrangers les uns aux autres qu’on ne l’est aujourd’hui à une distance cinq fois plus grande.

Or, partout où il y a un mystère, les légendes se forment, et partout où il y a des femmes, les racontars vont leur train ; ainsi toutes sortes de fables circulaient sur les origines et la patrie d’Elsi. Les uns en faisaient une criminelle évadée, d’autres une épouse fuyant le domicile conjugal, d’autres encore une fille de paysans qui s’était dérobée à un mariage indigne ; pour d’autres enfin, c’était une sœur de la fermière, née en dehors du mariage, ou une fille illégitime du fermier, qu’on avait de la sorte introduite en contrebande dans la maison. Mais comme Elsi poursuivait invariablement son chemin en silence, telle une étoile dans le ciel, toutes ces rumeurs épuisèrent leurs effets, et l’étrangeté de la jeune fille, le mystère qui entourait sa personne lui attiraient d’autant plus les jeunes gens, et Christian le premier.

La ferme du jeune paysan n’était guère éloignée de celle où vivait Elsi, les terres se touchaient presque, et pour descendre dans la vallée, Christian était forcé de passer devant la maison d’Elsi. Dans les premiers temps, il se montra très maître de lui. Quand il la rencontrait par hasard, il lui adressait la parole, ou même il s’arrêtait un instant lorsqu’il la trouvait sous le large auvent de la fontaine, occupée à laver des pommes de terre ou autre chose. Elsi lui répondait sans mauvaise grâce, un mot en amenait un autre, tant et si bien que l’entretien souvent se prolongeait indéfiniment – ce qui ne manqua pas d’éveiller l’attention des gens, bien avant la leur. Christian voulut, lui aussi, inviter Elsi à boire un verre quand il la rencontrait à Berthoud ou qu’ils s’en retournaient ensemble et passaient devant l’auberge d’Heimiswyl. Mais pas plus que les autres, Elsi ne consentit à le suivre, ni ne se laissa offrir à boire. Christian en fut tout d’abord froissé et irrité : il estimait que si un jeune fermier voulait bien payer un demi à une servante, c’était lui faire assez d’honneur et qu’elle était mal venue de refuser. Mais quand il vit qu’elle en usait de même avec chacun, quand il apprit qu’elle n’avait jamais mis les pieds dans une auberge depuis qu’elle était au pays, cette réserve lui plut fort, et toujours davantage. « En voilà une qui sera fidèle, pensa-t-il, qui n’allait pas faire les yeux doux au premier freluquet venu, ne se laissait pas entraîner n’importe où et par n’importe qui pour la demi-queue d’une poire ; un homme qui en aurait une pareille pourrait l’envoyer à l’église ou au marché, la laisser seule à la maison, sans avoir à craindre qu’un autre vînt chasser sur ses terres. » Et pourtant, il ne pouvait s’empêcher, chaque fois qu’il la rencontrait, de revenir à la charge, de l’inviter à boire un verre ou de lui dire que le dimanche suivant, il se rendait à tel ou tel endroit et qu’elle devait y aller aussi ; et chaque fois il se fâchait en essuyant le même refus.

 

Quelle curieuse engeance, tout de même, que les hommes et les femmes ! Tant qu’on est libre encore, qu’on se courtise ou qu’on est des fiancés, la femme ne sait que faire pour être aimable, et l’homme pour se montrer généreux, au point que plus d’une et plus d’un s’en sont mordu les doigts, et il en est ainsi à la ville comme à la campagne. Un garçon, par exemple, commandera un rôti ou tout au moins un gâteau, et dût-il s’en arracher les ongles, il ira jusqu’au vin rouge – aujourd’hui c’est même du champagne de France – et jamais il n’invitera assez souvent la jeune fille à prendre un rafraîchissement. Il agit comme s’il était un Crésus et que son père n’eût plus un coin où s’asseoir chez lui, tant la maison est encombrée de colifichets et de petits paquets. Mais une fois marié, ces magnificences prennent fin, et plus il a été prodigue, plus il se montre alors parcimonieux, et chaque fois que sa femme veut l’accompagner à l’auberge, c’est une scène, et si un seul jour dans l’année, elle lui extorque cette faveur, il la lui reprochera encore pendant sept ans.

Quant aux jeunes filles, elles en font tout autant, avec leurs frais d’amabilité, du jour où elles sont épouses. Ceci paie du moins cela, dit-on, mais il est difficile de décider si c’est l’homme le premier qui retire ses largesses ou la femme son amabilité. Tout compte fait, cela doit ressembler à ce qui se passe avec le lard dont on appâte les souris : quand la souris est prise et le lard mangé, il ne repousse plus de nouveau lard, et l’ancien a été mangé une fois pour toutes.

C’est pour cette raison, probablement, qu’à la ville, les pères ont presque toujours soin de mettre de côté pour leurs filles un sac d’écus, qui très souvent ne sera pas touché ; à la campagne, on n’en est pas encore là, et sur ce point, Heimiswyl ne fait pas exception.

 

Christian avait beau s’irriter, se fâcher, Elsi lui devenait de jour en jour plus chère et de jour en jour une conviction s’imposait plus fortement à lui : « Elle ou point d’autre. » Il faisait maintes courses pour lui marquer son amour et son respect, passait souvent la soirée chez le fermier et plus souvent encore sous les fenêtres d’Elsi, mais toujours en vain ; et chaque fois il prenait la résolution de ne plus revenir, et jamais il ne parvenait à s’en tenir là. Elsi apparaissait à la fenêtre, lorsqu’elle entendait sa voix, et s’entretenait avec lui, mais Christian n’en était pas plus avancé. Plus il mettait de tendresse dans ses propos, plus la jeune fille devenait silencieuse ; quand il lui parlait mariage, elle brisait là, et quand il s’engageait dans les confidences en lui parlant de ses projets, puis cherchait à savoir quels étaient les siens, elle fermait sa fenêtre. Alors Christian se fâchait pour de bon, loin de soupçonner quel combat Elsi avait à livrer dans son propre cœur.

Pour commencer, Elsi s’était bien trouvée de vivre ainsi seule, parmi des étrangers, délivrée de la croix que lui infligeait la conduite de son père ; mais, peu à peu, cette solitude même lui devint un tourment, car l’être humain n’est pas fait pour vivre ici-bas sans fardeau. Et puis, n’avoir personne au monde auprès de qui trouver un refuge, sur qui pouvoir compter chaque fois qu’on est dans la peine, c’est un mal qui fait saigner bien des cœurs. Quand Christian se rapprochait de la belle jeune fille, elle en éprouvait une joie infinie ; c’est que Christian était en quelque sorte le pont qui la reliait à son passé, de sa condition de servante à la maîtresse de maison qu’elle avait été. Mais pour se marier, elle eût été forcée de dire qui elle était, de dévoiler ses antécédents, obligée aussi de faire connaître, dans sa commune d’origine, le lieu où elle avait échoué ; et c’est à quoi elle ne pouvait se résoudre. Elle était convaincue que dès l’instant où Christian apprendrait qui elle était, il l’abandonnerait, et cette idée lui était intolérable. Elle savait trop quelle triste réputation son père s’était acquise au près et au loin, et que dans cette vallée on préférait cent fois une bru sans fortune à la fille d’une famille déshonorée. Si tant de jeunes filles pauvres se réjouissent à la pensée d’épouser un homme riche, c’est qu’elles espèrent ainsi amener un rayon de soleil dans les jours sans joie de leurs vieux parents, alors que l’enfant d’une famille tarée ne peut se promettre ce bonheur. Elle n’apporte que la honte dans sa nouvelle famille, elle n’est d’aucun secours pour ses parents, elle ne peut les sortir de leur déchéance ni les affranchir de leurs vices. Elsi savait aussi que rien ne pouvait plus sauver son père, de quelque manière qu’on s’y prit : lui donner de l’argent, c’était jeter de l’huile sur le feu ; le prendre chez elle, c’était au delà de ses forces, et comment eût-elle attendu d’un mari qu’il tolérât ce qu’elle-même, sa propre fille, ne songeait pas à endurer ? Telle est la malédiction qui pèse sur les parents indignes : ils finissent par être un poison dans la vie de leurs enfants ; leur nom maudit est le spectre qui continue à rôder, alors qu’ils pourrissent depuis longtemps dans leurs tombes, un fantôme qui s’attache aux pas de leurs enfants et resurgit comme un présage de malheur chaque fois que le bonheur tente de s’approcher et que des jours meilleurs semblent se lever pour eux.

La lutte était âpre dans le cœur de la jeune fille, mais elle ne livrerait pas son secret. Si jamais Christian avait pu voir les larmes que ce combat arrachait à Elsi, comme elle souffrait et priait, il n’aurait pas été si colère, il eût peut-être redoublé d’amour en découvrant le secret ; mais ce qui travaille au-dedans de nous-mêmes, ce n’est pas en vain que Dieu l’a caché aux regards des autres. Souvent Elsi était reprise par l’idée de s’enfoncer dans la sombre nuit, de disparaître à nouveau, comme elle avait disparu de son village, mais elle ne pouvait s’y résigner. Elle se disait que les gens ne manqueraient pas de clabauder sur son compte, on prétendrait qu’elle s’était enfuie comme un voleur, ou pis encore. Mais c’était autre chose qui la retenait, et elle n’osait se l’avouer à elle-même. Aussi la pauvre fille souffrait-elle cruellement : le bonheur suprême, si proche, et toujours ce spectre dressé entre elle et ce bonheur pour l’en séparer à jamais. Et ce spectre, les yeux des autres ne le voyaient pas, elle n’osait crier la vérité, il lui fallait endurer les plus cruels reproches, comme si c’était elle qui repoussait ce bonheur par dédain et fierté.

Or les reproches ne lui venaient pas seulement de Christian : la fermière ne les lui épargnait guère ; voyant l’amour de Christian, elle en voulait à sa servante, qu’elle aimait comme une sœur et pour qui elle souhaitait ce bonheur de toute son âme, à la différence de bien des maîtresses de maison. En ces occasions, elle pouvait lui faire les griefs les plus violents sur son manque de confiance, allant même parfois jusqu’à laisser entendre qu’Elsi devait avoir quelque grave faute à cacher, du moment qu’elle refusait de se confier à sa maîtresse qui ne lui voulait pourtant que du bien.

Elsi en éprouvait une profonde amertume et se sentait misérable ; et cependant, elle ne pouvait parler et moins encore chasser le spectre qui se mettait entre elle et son bonheur.

On en était là lorsque arriva l’Ancien Jour de l’An, où Elsi dut accompagner sa maîtresse à Berthoud. (On désignait ainsi le jour sur lequel s’ouvre la nouvelle année d’après le calendrier julien, et que l’on célébrait autrefois un peu partout dans la campagne, de même que l’Ancien jour de Noël ; la coutume n’a subsisté que dans quelques contrées montagnardes.) Ce Jour de l’An était tombé, cette année-là, un jour de marché, et il y avait foule sur la place ; on s’amusait ferme, parmi les jeunes, tandis que chez les vieux, on parlait beaucoup des Français qui, disait-on, faisaient mine d’entrer dans le pays, mais auxquels on réservait une fameuse brossée, jusqu’à ce qu’ils crient grâce. De-ci de-là, à mots couverts, on laissait échapper quelques prudentes allusions à la Liberté, à l’Égalité et aux rigueurs des seigneurs de Berne ; mais on y allait prudemment car, pour les gens de la montagne, les Français et le diable, c’était tout un, ou peu s’en faut.

Quand la fermière eut terminé ses affaires, elle se dirigea vers son auberge habituelle – il n’était point dans ses principes de rentrer de Berthoud le ventre vide, et l’Ancien Jour de l’An moins que jamais. Elle pensait s’arrêter là en compagnie d’Elsi, mais celle-ci refusa et s’excusa : elle n’avait besoin de rien, et si toutes deux s’attablaient, elles devraient terriblement se hâter puisqu’il n’y avait personne à la maison pour faire le nécessaire ; si au contraire elle partait en avant, sa maîtresse pourrait prendre son temps tout à son aise et attendre de la compagnie pour rentrer ou même une occasion de faire la route en char.

Elles étaient à discuter de la sorte, quand survint Christian, qui prit aussitôt le parti de la fermière pour persuader Elsi d’accepter : il trouvait bien étrange qu’une jeune fille comme elle ne voulût pas entrer dans une auberge ; c’était bien la première fois qu’il voyait une chose pareille. Elsi resta inébranlable et refusa poliment : elle ne supportait pas le vin, disait-elle, et puis l’ouvrage ne se ferait pas tout seul à la maison. Mais Christian insista : elle devait entrer ; elle boirait aussi peu qu’elle voudrait et s’en irait quand ça lui plairait, mais lui entendait savoir une bonne fois si, oui ou non, elle avait honte de lui.

« En voilà une idée ! » s’écria Elsi ; comment pouvait-il imaginer qu’une pauvre servante ait honte d’un riche fermier ? Il aurait tort de se fâcher : toute sa vie elle avait eu pour règle de ne pas faire d’embarras, mais de réfléchir d’abord, de parler ensuite, puis de s’en tenir à ce qu’elle avait dit.

La brave fermière, qui ne connaissait guère d’autre loi que celle de son bon plaisir, poussait encore à la roue en disant que de telles façons étaient inconcevables et que, de son temps, si un honnête et brave garçon l’avait invitée à boire, elle aurait eu honte de refuser et de lui faire un pareil affront.

Or, rien n’attise mieux la colère de l’homme et ne l’ancre plus sûrement dans son désir que de se voir soutenu de la sorte. Aussi Christian redoubla-t-il de fureur jusqu’à vouloir entraîner de force Elsi au cabaret. Mais Elsi tint bon. Alors Christian éclate :

– Eh bien, soit ! Tu dois savoir mieux que personne pourquoi tu n’oses pas mettre les pieds dans une auberge ; mais si toi tu ne veux pas, il y en a d’autres.

Sur ces mots, il abandonna Elsi et eut bien vite jeté son dévolu sur une autre fille d’Heimiswyl qui passait justement par là et le suivit sans se faire prier. La fermière jeta un regard furieux à sa servante et lui dit :

– Héhé, tu ne l’as pas volé !

Et elle suivit les autres.

Elsi, restée seule, sentit son cœur se briser. La colère que lui laissaient les insinuations de Christian et sa propre jalousie envers la toute docile jeune fille furent bien près d’obtenir ce que l’amour n’avait pu faire : elle faillit courir après lui. Pourtant, elle parvint à se dominer : les cabarets où avaient sombré l’honneur et le bonheur de sa famille ne lui inspiraient que de l’horreur, et en même temps elle les fuyait parce que c’était là qu’elle courait les plus grands risques d’être reconnue ou d’apprendre quelque triste nouvelle de son père. C’est au cabaret, en effet, que les gens se retrouvent et ont tout loisir d’examiner et de détailler ce qui passe inaperçu dans les brèves rencontres de la rue.

Elsi s’en retourna, mais jamais il n’avait fait si sombre dans son cœur depuis le jour où le malheur s’était abattu sur elle. Dans le premier moment, elle eut peine à retenir ses larmes, mais elle les refoula de toutes ses forces, à cause des gens. Et peu à peu, une amère, une sourde rancune monta en elle et prit toute la place.

... Voilà donc où elle en était : non seulement elle ne connaîtrait jamais le bonheur, mais il fallait encore se voir tourmentée et soupçonnée, et accepter tout cela sans pouvoir se justifier ; voilà comment se comportaient avec elle les gens dont elle avait le moins mérité ce traitement, les gens qui auraient dû le mieux la connaître. De même que les montagnes ont surgi, dit-on, au cours des formidables bouleversements qui secouèrent la terre, ainsi jaillit de son cœur bouleversé la résolution de se tenir de plus en plus à l’écart de tout le monde, de n’avoir de relations suivies avec personne, de ne parler que quand il le faudrait absolument et de quitter aussitôt que possible un lieu où l’on pouvait la traiter de la sorte.

La fermière, à son retour, fortifia encore cette résolution ; ce n’était certes pas son intention, tout au contraire, mais il n’est pas donné à chacun de calculer juste, même pas en matière de chiffres, et moins encore quand il s’agit de mesurer ses paroles. Ainsi la fermière se mit à raconter comment Christian s’amusait à Berthoud, et sûrement qu’il allait rentrer avec la jeune fille, et pour ce que ça donnerait, personne ne pouvait le dire, mais toujours est-il que la fille était jolie et riche et assez maligne pour prendre un oiseau dans ses filets. Elsi n’avait que ce qu’elle méritait, et ce n’est pas sa maîtresse qui la plaindrait car, pour une servante, ce n’était pas une façon de se conduire avec un riche paysan. Du reste, elle commençait, elle aussi, à croire qu’il y avait là-dessous quelque chose de peu avouable – c’était la seule explication – ou alors, si ce n’était pas ça, pourquoi ne pas le dire ? – À ces propos, Elsi n’opposa qu’un silence obstiné.

C’est dans ce même silence farouche qu’elle se retira pour aller se coucher, ce même silence qu’elle garda lorsqu’on frappa à sa fenêtre et que la voix de Christian se fit entendre. Il n’avait pas eu le cœur de rester un jour de plus brouillé avec Elsi. Il avait, comme on dit, « le vin bon », et plus il buvait, plus la bonté le gagnait. Sur le chemin du retour, à mesure que le vin agissait, il se sentait plus fortement attiré vers Elsi et impatient de se réconcilier avec elle. À l’auberge d’Heimiswyl encore, il était entré avec sa compagne, mais désirant simplement se débarrasser d’elle, il avait commandé un demi, fait servir à manger, et s’étant esquivé sous un prétexte quelconque, il avait réglé la dépense et n’était pas réapparu. Quant à la jeune fille, ce n’était pas une oie, nous l’avons dit ; elle eut bien vite flairé de quoi il retournait, et au lieu de se répandre en plaintes et en imprécations, elle avait retenu à sa table un autre garçon pour partager ce que Christian venait de payer ; ainsi elle ne manqua pas de compagnie pour rentrer chez elle. Le malheureux Christian ne s’en tira pas à si bon compte. Elsi, dont la fermière avait ravivé les griefs, s’entêta dans sa résolution et Christian eut beau prier et s’humilier, elle ne répondit pas ; elle dut enfouir sa tête dans ses oreillers pour qu’il ne l’entendît pas pleurer, mais elle resta inébranlable et ne proféra pas un son. Christian, excédé, se fâcha, Elsi ne bougea pas, et il finit par s’éloigner, moitié furieux, moitié rassuré à l’idée qu’Elsi, plongée dans un profond sommeil, ne l’avait pas entendu.

Cependant, il ne fut pas long à comprendre où Elsi voulait en venir. C’en était fait de leur amitié ; Elsi, désormais, se comporta en étrangère, ne lui répondant que juste le nécessaire, le remerciant simplement quand il lui souhaitait le bonjour et, pour tout le reste, demeurant inflexible. Christian ne décolérait pas, et pourtant il ne pouvait renoncer à Elsi. Cent fois il prenait la résolution de ne plus penser à elle, de s’en détacher pour de bon – elle était toujours devant ses yeux ; à travers sept épaisseurs de haies, il voyait encore étinceler les mancherons de sa chemisette blanche, an bord de la fontaine ; il se sentait tiraillé de partout, jusqu’à ce qu’il cède et s’en revienne sous sa fenêtre. Cent fois il décidait de choisir une autre jeune fille et de mettre ainsi un terme à tout cela, mais il ne pouvait être aimable avec aucune, et quand l’une d’elles lui montrait quelque amitié, il en prenait de l’humeur, comme si toutes les jeunes filles étaient responsables de la froideur qu’Elsi lui témoignait.

 

Tandis que ce mal envahissait le cœur de Christian comme une plante maudite, des rumeurs de plus en plus alarmantes se répandaient dans le pays au sujet des Français. Depuis longtemps déjà les soldats étaient sur pied et de nombreux bataillons rassemblés, prêts à refouler les Français postés aux frontières ou cantonnés dans le Pays de Vaud. De jour en jour le peuple s’affermissait dans l’idée que les Français avaient peur, qu’ils n’osaient pas attaquer ; d’autre part, toutes sortes d’individus se glissaient çà et là, cherchant à faire croire que les dirigeants voulaient trahir le peuple ; sinon, insinuaient-ils, il y a longtemps que les Français seraient repartis, au lieu de rester là, à guetter une occasion favorable et en attendant de s’être mis d’accord avec les Seigneurs. Il faut dire que le peuple des campagnes haïssait le Français comme l’Antéchrist, avec plus d’âpreté encore qu’il n’eût haï un cannibale ; aussi l’inertie du Conseil de Berne l’irritait-elle d’autant plus ; ce flottement, ces hésitations n’étaient point faits pour donner un démenti à ces calomnies. Les rumeurs terrifiantes allaient bon train. Puis la nouvelle se répandit tout à coup : la guerre était déclarée. Les courriers volèrent de vallée en vallée pour appeler dans leurs lieux de rassemblement tous les hommes incorporés encore disponibles.

Ce fut le 1er mars, tard dans la soirée, que Christian reçut son ordre de marche. Il s’équipa sur l’heure, mit de l’ordre dans ses affaires, tandis que ses voisins arrivaient les uns après les autres pour lui offrir leurs services, sans épargner leurs recommandations : « Point de quartier pour ces coquins, n’en laissez pas échapper un seul, coupez-leur la tête et les jambes, brûlez-les encore tout vifs, ces assassins d’enfer. Ça leur apprendra pour l’avenir à nous laisser en paix. »

Christian ne pouvait plus attendre que le dernier fût parti, et qu’il se fût débarrassé de ceux qui voulaient l’accompagner, car jamais il ne s’en irait sans avoir pris congé d’Elsi. Quand il se trouva sous sa fenêtre, tout se passa comme les jours précédents ; il eut beau frapper et appeler, il n’obtint pas de réponse. Alors il s’écria :

– Écoute, Elsi, je viens de passer mon uniforme et je m’en vais partir pour la guerre, et qui sait si tu me reverras vivant – et sûrement pas si tu agis comme ça. Viens donc, sans quoi tu pourrais t’en repentir pour le restant de tes jours.

Ces paroles allèrent au cœur d’Elsi. Elle ne put que se lever et venir à la fenêtre. Alors Christian lui dit :

– Ah ! tu te décides tout de même. Mais à présent, donne-moi la main et dis-moi que tu n’es plus fâchée contre moi et que si Dieu me laisse la vie sauve, tu consentiras à être ma femme, promets-le-moi.

Elsi lui tendit la main, mais garda le silence.

– Tu me le promets ? demanda Christian.

Elsi sentit le cœur lui manquer, et pendant un long moment elle ne put proférer un son. Christian se faisait toujours plus pressant :

– Mais parle donc ! Dis-moi que tu veux bien de moi, pour que je sache à quoi m’en tenir.

Alors, elle répondit :

– Je ne puis pas.

– Mais Elsi, réfléchis, reprit Christian, ne fais pas ça, songe que tu pourras t’en repentir un jour, dis oui !

– Je ne puis pas, répéta Elsi.

– Elsi, réfléchis bien, supplia Christian, ne me dis pas non une troisième fois ; qui sait si de ta vie tu auras encore une occasion de me dire quelque chose. Dis oui, pour l’amour de Dieu, je t’en conjure.

Un spasme étreignit la poitrine d’Elsi ; puis, à bout de souffle, elle dit encore :

– Je ne puis pas.

– Eh bien ! rends-toi compte de ce que tu fais, repartit Christian, et tu en répondras devant Dieu.

Et, sur ces mots, il se détourna et s’élança dans la nuit.

 

Paisible, le deuxième jour de mars se leva sur la vallée. La plupart des villageois étaient restés debout fort tard, la veille au soir ; ils avaient fait un bout de conduite à ceux qui partaient, et c’est pourquoi le brouhaha quotidien du matin ne commença pas aussi tôt qu’à l’ordinaire. Elsi, dans une sorte de torpeur, allait et venait, telle une ombre sur la muraille. La fermière avait bien remarqué que Christian était venu sous la fenêtre d’Elsi pour prendre congé, mais elle n’avait pu saisir leurs propos. Elle espérait qu’ils s’étaient mis d’accord et se sentit prise de compassion pour Elsi, pensant qu’elle avait si pauvre mine tant elle se tourmentait pour la vie de Christian. Elle la consola du mieux qu’elle put, lui disant qu’il n’était pas certain que la guerre fût déclarée, que ce n’étaient peut-être encore que de faux bruits. Et d’ailleurs, en admettant qu’on soit en guerre, elle avait entendu dire que sur cent balles, c’était à peine si une seule atteignait son homme, et Christian était en âge de veiller à ne pas s’exposer ; il n’allait pas lancer son cheval dans la mêlée, comme un ouragan, sans prendre garde où ça l’entraînait. Elsi ne devait donc pas se tourmenter, tout finirait au mieux, et avant la Pentecôte, il pourrait bien y avoir une belle noce au village.

Mais, une fois de plus, ces consolations allèrent à fin contraire et, tout à l’opposé de ses habitudes, Elsi donna libre cours à son chagrin.

– Il ne reviendra pas, je le sais, et c’est ma faute ! s’écria-t-elle, désespérée.

– Mais, mon Dieu, lui dit la fermière, est-ce que tu ne t’es donc pas réconciliée avec lui et ne lui as-tu donc pas donné ta parole ? Il est pourtant venu te voir tout exprès et peut-être va-t-il te léguer sa ferme par-devant notaire avant de quitter Berthoud.

– Je lui ai répondu non et il m’a dit que je ne le reverrai pas vivant.

En entendant cela, la fermière leva les bras au ciel et s’écria :

– Mon Dieu, mon Dieu ! Ou bien tu es folle, ou bien tu es une infanticide ou encore la fille d’un bourreau. De ces trois choses l’une, ce n’est pas possible autrement, sinon tu n’aurais pas eu le cœur de refuser un garçon qui s’est montré aussi prévenant avec toi – je l’ai bien vu, moi. Es-tu fille de bourreau ou as-tu assassiné ton enfant ? Allons, parle, je veux le savoir, à présent.

– Ni ceci, ni cela, répondit Elsi, profondément blessée d’un pareil soupçon ; je suis de parents honorables, tels qu’on n’en trouverait pas dans toute cette paroisse, et quant à ce que mon père a fait, je n’en suis nullement responsable.

– Tiens ! Et qu’est-ce qu’il a donc fait ? demanda la fermière. Il aura tué quelqu’un ou fabriqué de la fausse monnaie et on l’aura mis aux fers, ou même exécuté.

– Non, madame, répliqua Elsi, et je ne comprends pas pourquoi vous imaginez les pires infamies sur mon compte.

– Mais il faut bien que quelque chose te barre la route et mette obstacle à un mariage ; on n’envoie pas ainsi promener un honnête garçon pour un rien. Peut-être a-t-il fait des faux ou s’est-il suicidé et on ne l’a pas enterré dans le cimetière de l’église ?

– Non, madame, dit Elsi, ce n’est pas ça. Il a fait faillite et maintenant il doit aller mendier son pain. J’aime mieux tout avouer, à présent, sinon on pensera du mal de moi, et comme tout sera bientôt fini, également, je ne voudrais pas que la calomnie me suive dans ma tombe.

– Comment ! Il a fait faillite et c’est pour cela que tu ne veux pas te marier, nigaude ? Et c’est là ce que tu n’osais pas dire ? Mais voyons, moins tu possèdes et plus tu dois chercher à épouser un homme riche. S’il suffisait d’une faillite dans la famille pour que la jeune fille renonce au mariage, pense un peu combien resteraient célibataires, et qui étaient faites pour fonder un foyer.

– Oh ! madame, vous ne savez pas qui nous étions et ce que notre malheur a été pour moi.

– Eh bien ! quoi ? Vous n’étiez tout de même pas les frères et sœurs du bon Dieu, j’imagine.

– Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! Maman, maman, ils arrivent, ils arrivent ! cria un enfant dans la cour.

– Qui ? demanda la fermière.

– Les Français, ils sont déjà à Lochbach ou même à Berthoud ; écoute comme ils tirent !

– Ô Christian, Christian, gémit la pauvre Elsi.

Et l’on se précipita au-dehors. Partout les villageois étaient devant leurs portes, aussi loin qu’on pouvait voir, et « poung ! poung ! », les coups se succédaient en sourds grondements, par-dessus la montagne. Le visage grave, les hommes tendaient l’oreille ; auprès d’eux, les femmes tremblaient, chacune se tenait à côté de son mari ou derrière lui, le touchant ou mettant sa main dans la sienne, et plus d’une, qui depuis longtemps n’avait pas eu une bonne parole pour lui, se faisait tendre et suppliait : « Ne m’abandonne pas, pour l’amour de Dieu, ne m’abandonne pas, de toute ma vie je ne te dirai plus une parole méchante. »

Enfin, un vieillard, appuyé sur son bâton, leur dit :

– Il n’y a pas de danger pour le moment ; le combat est encore éloigné, de l’autre côté de l’Aar, probablement dans la montagne. Quand la revue des troupes se fait à Granges, on entend les tirs exactement comme en ce moment. Les Bernois campent à Langnau et il doit y en avoir aussi sur les hauteurs ; c’est là que les Français essaieront de passer, mais ils ne perdent rien pour attendre ; ils ne pourraient pas mieux tomber, on leur fera leur affaire, à Soleure, parce que les Soleurois, en voilà des gaillards qui s’en donnent à cœur joie pour ce qui est de tirer.

À ces mots, les femmes reprirent courage, mais quelques jeunes gens, la fourche ou la hallebarde à la main, déjà prêts à partir en guerre, ne goûtaient pas cette sagesse.

– On y va ! dit l’un d’eux, et même s’il faut aller jusqu’à Soleure. En partant tout de suite, on a des chances d’arriver à temps pour la grosse bagarre.

– Attendez, vous autres ! leur ordonna le vieillard. Si l’un se lance ici, l’autre là, on n’arrivera à rien ; ce n’est pas avec des gouttes d’eau qu’on fait tourner la roue du moulin. Si les Français font leur trouée à Soleure, alors on donnera l’alarme, on sonnera le tocsin, on tirera sur les hauteurs et on allumera les signaux. Et à ce moment, tout ce qui a bon pied, bon œil, accourra au nom de Dieu, et d’un même élan se jettera dans la mêlée ; et les Français verront ce qu’il en coûte d’entrer sur les terres bernoises. Mais jusque-là, attendez !

Parmi les jeunes, les plus échauffés ne l’entendaient pas de cette oreille, et, se glissant à l’écart, ils eurent bientôt disparu, et plus d’un ne revint jamais.

– Tu ne crois pas que nos gens soient déjà en guerre ? demanda Elsi qui s’était approchée du vieillard, toute tremblante.

– Oh non ! répondit-il, à l’heure présente, ils doivent tout juste sortir de Berthoud en direction de Fraubrunnen ou de Bätterkinden ; quels ordres ont-ils reçus ? Je ne le sais pas. Mais rien n’empêche qu’on envoie quelqu’un à Berthoud pour savoir où l’on en est.

Seulement, à Berthoud, on n’était guère mieux informé que dans la vallée d’Heimiswyl ; toutes sortes de bruits couraient, plus fantastiques les uns que les autres. Les ennemis des Français s’entendaient à raconter comment l’adversaire avait été battu : ceux qui n’étaient pas morts l’étaient déjà plus qu’à moitié ; les amis des Français prétendaient le contraire – toute l’armée bernoise était défaite, prisonnière ou trahie – et ils ne se cachaient pas pour dire qu’on aurait tort de résister, qu’on n’y gagnerait rien à se faire trouer la peau d’un coup de fusil ou d’un coup de sabre, Ainsi allaient et se brassaient cent rumeurs contradictoires, comme se pressent et se chassent les nuages à l’approche de l’orage.

Vers le soir, la canonnade avait cessé, le silence était revenu sur les campagnes, on espérait que les Français avaient été pris à Soleure comme dans une souricière, par ceux qui descendaient des montagnes ou arrivaient de Büren. Cet espoir avait aussi ramené le calme dans le cœur d’Elsi. Elle avait dû avouer à la fermière qui elle était, et celle-ci, une fois de plus, avait levé les bras au ciel. Elle avait entendu parler du meunier, de ses frasques et de ses richesses, et depuis qu’elle la voyait sous son vrai jour, elle considérait Elsi avec un vrai respect. On le lui aurait raconté, qu’elle n’aurait jamais cru, disait-elle, qu’une riche fille de meunier pût en arriver là, mais elle avait remarqué tout de suite qu’Elsi n’avait pas été servante toute sa vie.

– Et c’est cela que tu n’as pas osé lui dire, mon petit ! Mais, dans toute cette affaire, tu n’y peux rien, toi, et si ton père n’est plus qu’un vagabond, ta famille, elle, est toujours riche et considérée et, à part ça, on n’y trouverait pas la moindre tache, et ceci doit compenser cela. Oh ! si seulement je pouvais raconter toute l’histoire à Christian, là, tout de suite ; tu verrais bien que non seulement il ne s’y arrêterait même pas, mais qu’il prendrait ton père chez lui pour qu’il ne tombe pas à la charge de la commune.

– Mais je ne veux pas cela, s’écria Elsi, je ne veux plus jamais me retrouver avec mon père, et je ne puis pas non plus épouser Christian, je ne me marierai pas, ni maintenant ni plus tard, jamais. On ne se ferait pas faute de me reprocher la conduite de mon père et de me rappeler que je suis pauvre. Je sais trop comment sont les hommes, et voilà ce que je ne supporterais pas, j’en deviendrais folle, c’est bien ce qui a failli m’arriver un jour, personne ne le sait mieux que moi. Mais pourvu que Christian, par dépit, n’aille pas commettre une folie en cherchant à se faire tuer – je n’y survivrais pas.

– Tu n’es qu’une sotte, reprit la fermière ; pourquoi ne lui avoir pas parlé ? C’est l’orgueil qui te tenait, rien d’autre. Mais attends, nous allons dès demain lui faire savoir ce qu’il en est. On trouvera bien un père ou un autre qui a son fils à l’armée et qui lui enverra du fromage, du jambon ou du kirsch ; pour Christian, je n’y regarderai pas de lui faire envoyer un jambonneau et d’y joindre un message : comme quoi le temps a changé, par ici, et qu’il doit revenir aussitôt que possible, mais sain et sauf. Il saura bien deviner ce que cela veut dire.

Longtemps encore Elsi ne voulut pas en entendre parler ; elle se morfondait d’en avoir trop dit, menaçait de s’enfuir, gémissait de n’être pas morte depuis longtemps, et si Christian s’en revenait vivant, elle mourrait sans regret et sur l’heure, mais quant à l’épouser, elle ne le voulait ni ne le pouvait.

Cependant la fermière ne se laissa pas démonter, elle s’était mis ce mariage en tête et quand une femme a un mariage sous son bonnet, il n’est pas facile de l’en faire démordre. Le jambonneau devait partir, et elle n’eut de repos qu’elle n’eût trouvé un gars qu’une mère attentive envoyait porter des provisions à ses fils soldats. Elle lui confia le jambonneau avec force recommandations, en spécifiant bien à qui il devait le remettre et ce qu’il devait dire à Christian.

Tout cela fut comme un baume sur le cœur d’Elsi, mais elle ne voulut point en convenir. Elle querellait la fermière de l’avoir ainsi trahie, elle se querellait elle-même d’avoir laissé échapper son secret, elle ne savait si elle devait rester ou s’en aller. Elle faisait un peu penser à un commandant de forteresse qui, après avoir déclaré qu’il se défendras jusqu’à la mort, quitte à se faire sauter, en vient insensiblement à se convaincre que cela ne rapporterait guère et que, tout bien pesé, il valait encore mieux survivre.

Le 3 mars s’écoula sans qu’on entendît gronder le canon, mais le bruit courut que Fribourg était tombé et Soleure aussi, que Büren était en flammes et que ces messieurs de Berne s’apprêtaient à livrer le pays sans combat. Ces rumeurs allumèrent une terrible colère partout où elles parvinrent. « Ça ne se passera pas sans nous, disaient les paysans, mais d’abord il s’agira de faire leur affaire à ces coquins qui vendent ce qui ne leur appartient pas. »

Dans la soirée, on prétendit avoir vu des soldats qui traversaient la vallée, venant de Wyningen. À les en croire, ils arrivaient du Weissenstein, et là-bas tout était fini ; les uns avaient capitulé, les autres s’étaient dispersés à temps, et les Français seraient là avant qu’on s’en doute.

Ces nouvelles se répandirent dans la vallée avec la rapidité de l’éclair et mirent tout en ébullition – mais pour s’évanouir avec la même rapidité... En fin de compte, on ne savait plus qui avait vu ces soldats, ni si c’étaient bien des soldats et non pas des espions chargés de recueillir des renseignements dans la région, car, à ce qu’on racontait, il y avait parmi les Français beaucoup d’Allemands qui parlaient exactement comme les gens du pays et qui d’ailleurs étaient faits comme tout le monde. Tous ces on dit ne pouvaient qu’accroître l’indécision où l’on était : fallait-il attendre le retour des soldats qui rentraient ou fallait-il s’élancer sur leurs traces ? On ne faisait plus que tourner en rond, on emballait, on déballait – absolument comme si l’on eût voulu exciter à vide l’ardeur populaire pour la laisser s’épuiser en fumée.

 

Le jeune homme qu’on avait dépêché ne revint que le surlendemain, le 4 mars, sans le jambonneau mais avec de mauvaises nouvelles. Il n’avait pu joindre Christian ; d’après ce qu’on lui avait dit, le canonnier devait s’être dirigé vers Bätterkinden avec sa batterie, mais lui n’avait pas voulu aller jusque-là, pour tomber aux mains des Français : on donnait dans leurs embuscades comme dans des nids de frelons et leurs dragons vous arrivaient dessus, à croire qu’ils dégringolaient du ciel ; vous vous figurez qu’ils sont à une lieue de là, et vous les avez déjà sur le dos. C’est pourquoi il avait déposé le jambonneau à Fraubrunnen, avec ordre de le remettre à Christian si on le voyait. Seulement, les soldats ne songeaient pas à rentrer, ils voulaient attendre les Français ; certains disaient qu’au premier signal, on marcherait sur les Français, qui n’osaient pas sortir de Soleure. De toute manière, on allait en venir aux mains, et ça ne traînerait pas.

Elsi en fut terriblement bouleversée. Donc, c’était la guerre, et Christian le tout premier s’y trouvait, sûrement poussé par le « non » d’Elsi, et il n’y avait personne pour le consoler et le message de bonheur ne lui était pas parvenu ; elle ne le reverrait donc pas vivant. Elle ne pouvait plus attendre de lui porter elle-même la nouvelle, mais elle ne savait quel chemin prendre – sans compter qu’elle risquait, ainsi toute seule, de tomber aux mains des Français. La fermière la rassurait : le landsturm ne tarderait pas à partir de tous les coins du pays, et chacun le suivrait ; Elsi n’avait qu’à se joindre aux autres ; elle-même resterait à la ferme, car tout le monde ne pouvait pas s’en aller et laisser le bétail. Elsi arriverait encore assez tôt, du moment qu’on n’allait pas déclencher l’affaire avant que toutes les troupes soient sur les lieux.

Chacun s’équipa, chacun trouva une arme de son choix ; Elsi se procura une de ces fourches à deux dents, montée sur un long manche, dont on se sert au temps de la moisson pour charger les gerbes. Ainsi armée, et toute brûlante d’impatience, elle attendit le signal du départ.

Ce fut le 5 mars que les Français pénétrèrent dans le pays, que l’ouragan se déchaîna, que les cloches sonnèrent et que les feux s’allumèrent sur les tours de guet, que les mortiers tonnèrent et que de toutes les vallées le landsturm afflua dans la plaine, – ce landsturm qui ne savait ce qu’il devait faire parce que personne ne se demandait comment on pourrait l’employer. Des vallées voisines, il se dirigea sur Berthoud ; de là, disait-on, il fallait marcher sur Fraubrunnen, car le bruit courait que les Français avaient fait une sortie à Soleure et qu’on allait se battre dans la campagne de Fraubrunnen où les Bernois, et en particulier les fusiliers et les canonniers du pays, attendaient l’engagement. Ce fut un flot de population qui se mit à rouler à travers la contrée –enfants, vieillards, femmes, tout déferlait pêle-mêle ; on était à cent lieues de songer à un ordre quelconque et très peu se préoccupaient de ce qu’une pareille foule ferait en face de l’ennemi. Emporté par un sentiment prodigieux, presque inexplicable, chacun courait à l’ennemi de toute la force de ses jambes, comme s’il se fût agi de chasser d’un champ un troupeau de moutons. Les premiers coups de feu ne ralentirent pas cette fougue, on eût dit que chacun avait peur d’arriver trop tard.

Elsi se trouvait toujours parmi les premiers, et chaque coup de fusil la frappait au cœur : « A-t-il atteint Christian ? » se demandait-elle.

Comme ils sortaient de la forêt de Kernenried, ils virent que la bataille était engagée à l’autre bout de la plaine de Fraubrunnen, du côté de Soleure. Les canons grondaient, la fusillade des bataillons crépitait, on distinguait des cavaliers au galop ; des paquets de fumée se traînaient sur les marais. Stupéfaits, les hommes du landsturm s’étaient arrêtés : ils n’avaient jamais vu de bataille – du moins à peine un sur cent d’entre eux. Et là, quelle effroyable mêlée ! À pareille distance, même pas moyen de savoir qui étaient les ennemis et qui étaient les amis ! Plus ils regardaient et plus leur stupeur allait croissant ; ils commencèrent à trembler de frayeur devant le feu déchaîné des fusils et des canons, et tout cela chargé à balles et à boulets ; aussi pensèrent-ils qu’il valait mieux attendre et voir quelle tournure ça prendrait ; en se lançant au petit bonheur, on risquait de se tromper et de tomber parmi les adversaires. Il n’y avait personne pour les prendre en mains, les stimuler et les entraîner vivement à l’attaque.

En ces journées, les Bernois étaient frappés d’un funeste aveuglement. On laissait ignominieusement se refroidir l’ardeur des soldats, et cette flamme une fois éteinte, à force de haltes interminables et sans objet – les soldats souvent livrés à eux-mêmes en l’absence des chefs – chacun finissait par s’en aller de son côté. La seule fois que les soldats reçurent l’ordre d’avancer au lieu de reculer, les Français apprirent à leurs dépens ce dont la force et le courage des Suisses étaient encore capables : c’était à Neuenegg.

Elsi se rongeait d’angoisse, tandis qu’on restait là à flâner, sans rien décider, et que de temps en temps une voix s’élevait : « Bonne gens, chacun ferait mieux de rentrer chez soi ; également on ne gagne rien à rester ici. » Eh bien ! si personne ne voulait aller à leur secours, elle irait, elle, puisqu’on était venu jusqu’ici pour cela. Qu’on lui indique seulement le plus court chemin pour traverser le marais. « Nous irons avec toi ! » s’écrièrent quelques jeunes gens, et abandonnant le gros de la troupe, ils s’élancèrent par le plus court, dans la direction de Fraubrunnen. Arrivés à la grand-route, ils trouvèrent une cohue, un désordre sans nom. Il leur fallut presque user de violence pour se frayer un passage à travers la masse des soldats bernois tranquillement postés sur la route à regarder un bataillon des leurs aux prises avec l’ennemi... Le combat se déroulait, là-bas, de la façon la plus singulière : les soldats dispersés sur le terrain, on attaquait l’ennemi isolément, ou bien on attendait qu’il lui plût d’attaquer. Aucun des hommes n’appuyait son voisin ; tout au plus, quand un bataillon était anéanti, un autre laissait-il entendre qu’il était là, prêt à subir le même sort.

Elsi vit tout cela d’un coup d’œil, et quand les soldats, auxquels elle n’épargnait pas les bourrades, la houspillèrent en lui criant qu’elle pouvait rentrer chez elle et filer sa quenouille, elle sut leur riposter : puisqu’ils restaient plantés là comme des benêts, il fallait bien que les femmes prennent les devants pour sauver la patrie, et eux, s’ils étaient bons à quelque chose, ils n’avaient qu’à se lancer au secours des autres.

Elsi avait aperçu, au delà du marais, un grand filleul dominant la plaine, et tout autour, la fumée des canons. C’est là que devait se trouver Christian et c’est là qu’elle s’élança dans une course folle. Lorsqu’elle arriva sur la hauteur derrière laquelle s’élève le fameux filleul de Fraubrunnen, les canons tonnaient toujours ; mais Elsi vit alors, sur sa droite, entre la route et le marais et couverts par le talus, des cavaliers qui arrivaient à fond de train, rapides comme la bise, et dont l’aspect étranger la frappa. « Les Français, les Français ! » cria-t-elle aussi fort qu’elle put, mais sa voix se perdit dans le bruit de la canonnade. Les cavaliers savaient bien ce qu’ils voulaient : ils en avaient à la batterie qui leur portait de rudes coups. Eux aussi avaient les yeux sur le filleul, et dès qu’ils furent arrivés à sa hauteur, ils escaladèrent le talus, franchirent la route et se ruèrent sur les canonniers. Ceux-ci se trouvant désormais à découvert cherchèrent refuge entre leurs pièces pour se défendre, mais ils furent abattus les uns après les autres. Elsi n’en vit plus qu’un seul qui ferraillait encore avec son sabre court – c’était son Christian.

– Christian, Christian ! défends-toi, je viens ! s’écria Elsi d’une voix forte.

Christian entendit ce cri, il vit son Elsi, mais au même instant il s’effondrait entre les canons, blessé à mort. Elsi fonça avec la fureur d’une lionne ; les Français lui criaient de se rendre, mais Elsi n’écoutait rien. De sa fourche, elle désarçonna le premier cavalier, puis attaqua tout ce qui se trouvait sur son passage, entre elle et Christian, blessant chevaux et cavaliers ; alors les lames sifflèrent et s’abattirent sur la jeune fille, mais elle fonçait toujours et ne s’effondra à son tour qu’en arrivant entre les canons. Christian était étendu là.

– Ô Christian, vis-tu encore ? appela-t-elle, la mort sur les lèvres.

Christian voulut se soulever, mais il ne put. Il lui tendit sa main sanglante, et la main dans la main, ils s’en allèrent dans le pays où plus rien ne vient séparer les âmes qui se sont trouvées et reconnues ici-bas.

 

Les Français, émus, contemplaient cette scène – les féroces hussards ne sont pas insensibles à la fidélité de l’amour. Souvent ils racontèrent la fin des deux amants, et chaque fois qu’ils en faisaient le récit, la même émotion les gagnait et ils disaient que s’ils avaient su quels liens unissaient ces deux-là, tous deux seraient encore en vie ; mais la fureur du combat ne laisse pas de temps pour de longues questions.

 

 

 

Jeremias GOTTHELF, Elsi, l’étrange servante, 1843.

 

Traduit de l’allemand par Blaise Briod.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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