Il ne faut tenter Dieu

 

 

« Il ne faut tenter Dieu », le proverbe dit vrai.

Écoutez la Chanson de Raoul de Cambrai.

 

Raoul est comte, mais s’il lui plaisait de mettre

La couronne ducale à son cimier d’ancêtre,

Qui donc s’opposerait à ce droit du plus fort ?

Précisément, Herbert de Vermandois est mort ;

Or, il ne convient pas, vraiment, que l’on partage

Entre ses quatre fils un si bel héritage ;

C’est pourquoi, lui Raoul, il se l’adjugera,

Et s’ils n’acceptent pas le prix qu’il offrira,

Que les intéressés décampent au plus vite !

En apprenant le coup d’audace qu’il médite,

Bernier, fils de l’un d’eux, l’est venu supplier :

« Messire, vous m’avez nourri, fait chevalier.

Et je vous suis lié par la reconnaissance ;

Mais épargnez aux miens cette mortelle offense ;

Ce que vous méditez est par Dieu défendu.

– Pas de sermon, Bernier, car c’est du temps perdu !

Je ne te savais point diseur de patenôtres ;

Si le passé te pèse, eh ! va te joindre aux autres ! »

 

Le jeune homme est parti, sombre, le cœur serré.

Déjà l’envahisseur en campagne est entré

Avec les appétits d’une bête de proie ;

Et le paysan fuit et la grange flamboie,

Et la guerre sinistre, à l’œil épouvanté,

Promène par les bourgs son spectre ensanglanté.

Implacable, cédant au diable qui le tente,

Au moutier d’Origny Raoul dresse sa lente.

– « Au porche de l’église attachez vos chevaux,

Sur le crucifix d’or perchez mes deux gerfauts,

S’écrie-t-il en poussant un horrible blasphème,

Et faites pour la nuit mon lit sur l’autel même !

De mon passage il faut laisser tel souvenir

Qu’il remplisse les chants des jongleurs à venir.

En ce Vendredi-Saint, où, raconte l’Église,

Le Christ pour les pécheurs sur la croix agonise,

Laissons la pénitence aux faibles de raison ;

Servez-moi paons rôtis et grasse venaison,

Pillez la basse-cour et défoncez les tonnes,

Et puis, comme bouquet, nous grillerons les nonnes ! »

 

Les hommes n’osent pas suivre ce réprouvé,

Mais deux têtes soudain roulant sur le pavé

Montrent quel sort attend quiconque lui résiste.

Tel un tigre qui suit sa victime à la piste,

La meute sacrilège a souillé le saint lieu.

Et, troupeau moissonné sous le regard de Dieu,

Les vierges au blanc voile, hélas ! gisent à terre

Comme des lys brisés jonchant le sanctuaire,

Et vers le Ciel muet – ô Dieu, Dieu tout-puissant ! –

La flamme tourbillonne et monte en mugissant...

Puis, pour s’abattre ailleurs, la Mort ouvre ses ailes.

 

Cependant, entourés de leurs vassaux fidèles,

Les fils du duc Herbert s’avancent. – Le lointain

Est transparent et clair au réveil du matin,

Et, pour décor ayant le calme paysage,

Dans la plaine, là-bas, la bataille s’engage.

La Mort fauche. Les coups succèdent aux défis.

Ernaud, comte de Douai, voit tomber ses deux fils,

Et hurlant de douleur, affamé de vengeance,

Il provoque Raoul et charge à fond. Sa lance

À ta hauteur du sein démaille le haubert,

Et l’étoffe jaillit de l’acier entrouvert.

Mais il a présumé de lui, le pauvre père !

Il ne tient pas longtemps contre un tel adversaire.

Déconfit, accablé de coups, mort à moitié,

Il fuit à travers champs, criant : « Pitié ! pitié !

Puisque mes fils sont morts, prenez mon patrimoine.

Mais laissez-moi la vie et je me ferai moine,

Je prierai Dieu pour vous !

                                             – Non, non, tu vas mourir,

Sans espoir qu’un des tiens vienne te secourir

Ou qu’une âme s’émeuve à ton cri d’agonie.

Quant à ton Dieu, s’il est là-haut, je le renie !

– Alors, répond Ernaud, frappe ; Dieu t’a jugé :

Je ne t’estime pas plus qu’un chien enragé,

Et si nul ne m’assiste à cet instant suprême,

L’herbe me soit en aide, et la terre elle-même !

– Herbe, terre, ni Dieu, ni saints du Paradis

Ne pourront te sauver, c’est moi qui te le dis !

– Tu mens, blasphémateur, et ton heure est venue ! »

Crie une voix terrible et qu’il a reconnue.

C’est Bernier !

                        – « D’où viens-tu ?

                                                    – D’Origny tout en feu,

Où tu brûlas ma mère et profanas son Dieu,

Et nous allons enfin nous mesurer ensemble ! »

Et tout à coup voilà que le mécréant tremble ;

Ô mystère ! devant le trépas il a peur...

Peur ! lui le batailleur, le pillard, le coupeur

De têtes et de bras ! un frisson le secoue

Et la sueur du lâche a perlé sur sa joue ;

Il veut fuir, mais Bernier ne le permettra pas :

Il l’attaque, le presse ; il s’attache à ses pas,

Lui barrant le chemin chaque fois qu’il se sauve.

Raoul enfin s’arrête, acculé comme un fauve,

Et tandis qu’il s’affole en un suprême effort,

Bernier le frappe au cœur et l’étend raide mort !

 

 

 

Georges GOURDON,

Chansons de geste et poèmes divers,

1901.

 

 

 

 

 

 

 

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