Les noces du comte

 

 

Le digne fils du duc Aimeri de Narbonne,

De celui qui devant Charlemagne en personne,

Au temps où la framboise embaume le verger,

Prit la ville que nul ne voulait assiéger,

Guillaume Fièrebrace aujourd’hui se marie,

Et Rome, délivrée, est joyeuse et fleurie !

 

Poussé par Dieu, le comte y vint juste au moment

Où le chef de l’Église était en grand tourment :

Galafre, émir d’Afrique, à la race infidèle

Veut soumettre le pape et la Ville éternelle ;

Leur défenseur, le duc Gaiffer, est prisonnier.

Et le mécréant vient, par ce défi dernier,

Dans Rome consternée outrager le Saint-Père :

« Il est une façon de terminer la guerre :

Choisis un champion parmi les chefs chrétiens.

Et si ce guerrier-là peut vaincre l’un des miens,

Je te rends les captifs et t’abandonne Rome. »

 

C’est à ce moment-là que le comte Guillaume

Arrive, accompagné de ses onze neveux.

– « Laissez-moi tout l’honneur, leur dit-il, je le veux !

Quant à toi, fils d’enfer, va-t’en dire à ton maître

Que je serai, céans, charmé de le connaître,

Et qu’un de nous deux mort, d’autres après viendront. »

En silence Galafre a dévoré l’affront.

Et pour plus sûrement châtier tant d’audace,

C’est le géant Corsolt qu’il envoie à sa place.

Corsolt, bardé de fer, a sept pieds et demi !

À son aspect, chacun en son cœur a frémi.

Pour soutenir le choc et garder l’avantage.

Il devra besogner, le comte au fier visage !

 

Guillaume invoque Dieu, tourné vers l’Orient.

– « À qui donc parles-tu ? lui dit l’autre en riant.

As-tu recours peut-être à quelque sortilège,

Et de mes coups mortels crois-tu qu’il te protège ?

– Je parle au Dieu de gloire, au Dieu de majesté,

Pour que son bras m’assiste et que tu sois maté.

– Ton Dieu ? Je le méprise. Il foudroya mon père,

Puis regagna le Ciel suivi de son tonnerre.

Sachant bien qu’on ne peut là-haut l’aller chercher,

Mais d’écraser les siens il n’a pu m’empêcher.

Toi-même, essaie un peu, moucheron ; prend le large,

Concentre ta vigueur et frappe sur ma targe,

En invoquant tes saints, ta madone et ton Dieu,

Tu ne me feras pas remuer plus qu’un pieu... »

Il n’a pas achevé, qu’un maître coup de lance

À fait dans son gosier rentrer son insolence

Et voler la moitié de sa targe à vingt pas.

– « Aïe ! par Mahomet, dît le païen tout bas,

Il est bien fou celui qui petit homme raille

Avant que d’avoir vu comme il entre en bataille ! »

Un trait aigu, lancé d’un violent effort,

Siffle... S’il eût atteint le comte, il était mort !

Corsolt tire l’épée, il bondit, et Guillaume

Sent le fer entamer son nez avec son heaume.

– « Désormais tu seras bien marqué, vil chrétien ! »

Rugit le mécréant.

                                 Alors, – écoutez bien

Ce qu’il advint, seigneurs, et dites quelle audace

À jamais égalé celle de Fièrebrace, –

Guillaume jette au loin son heaume et son écu.

Et pendant que Corsolt, qui croit l’avoir vaincu,

Se penche, des deux mains, par un coup formidable,

Il tranche net la tête au champion du diable !

Ses neveux accourant émus : « En ce jour-ci,

Leur répond-il, mon nez s’est un peu raccourci,

Mais, d’un autre côté, mon nom s’allonge, en somme,

Et pour me distinguer, en souvenir de Rome,

On me surnommera le Marquis au court nez !

– Allez, dit Guibelin, parmi les mieux tournés

Beaucoup seraient encor fiers d’être à votre image.

– Or ça, reprend le comte, achevons notre ouvrage. »

 

Sachant Corsolt vaincu, Galafre s’est enfui,

Mais on a vite fait de s’emparer de lui ;

Et Gaiffer délivré retrouve sa famille.

Il embrasse le comte, et lui montrant sa fille.

Frêle et charmante comme une fleur d’églantier :

« Voulez-vous, lui dit-il. Être mon héritier ? »

Guillaume n’en a pas entendu davantage

Et dès qu’il aperçoit l’enfant au pur visage,

Dont le chaste regard est plus doux qu’un rayon,

L’amour s’est emparé de ce cœur de lion.

Car Dieu sait tout unir par d’invisibles chaînes,

Et la grâce des lys à la force des chênes,

Et la vierge candide au héros glorieux.

Pour la fête de l’âme et la fête des yeux

Fleur de beauté vaut bien fleur de chevalerie,

El c’est pourquoi le comte aujourd’hui se marie.

Le rude batailleur, le champion de Dieu,

Va donc, à son foyer, se reposer un peu !

 

Gais carillons, sonnez ! et toi, jongleur, apprête

Ta meilleure chanson pour ce grand jour de fête.

Et chante le bonheur, car le bonheur est court.

 

Sur les pas du cortège à flots le peuple accourt

En s’exclamant sans fin de joie et de surprise.

Voici le noble comte et la belle promise ;

La basilique s’ouvre en les voyant venir

El le pape lui-même est là, pour les unir,

Lorsque sur des chevaux haletants, blancs d’écume.

Des messagers de France, – on le voit au costume, –

Arrivent ; et fendant cette foule en émoi,

Ils abordent ainsi Guillaume, au nom du roi :

« Charlemagne n’est plus, et de son héritage

Des traîtres en secret complotent le partage ;

Son fils, trop faible, hélas ! implore votre appui.

Et le moindre retard peut tout perdre avec lui. »

 

La terrible nouvelle a fait pâlir le comte,

Un sanglot brusquement à la gorge lui monte :

Quoi ! se quitter, partir sans attendre à demain ?

S’arracher au bonheur quand on l’a sous la main,

Abandonner ainsi tant d’amour, tant de charmes ?

Avec des yeux chargés de tendresse et de larmes

Il regarde l’enfant qu’il peut ne plus revoir,

Il songe à l’empereur dont il est tout l’espoir

Et qui de son épée attend la délivrance...

 

Et, sautant à cheval, il repart pour la France !

 

 

 

Georges GOURDON,

Chansons de geste et poèmes divers,

1901.

 

 

 

 

 

 

 

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