Conte arabe

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jean GRANGE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LE calife Ahmed-ben-Djerid étant tombé dans une maladie de langueur qui lui permettait à peine de quitter ses appartements, un peu pour le distraire, et beaucoup pour remplir leurs bourses, ses ministres l’engagèrent à exiger de tous les juifs établis dans ses États, un cadeau digne du successeur du Prophète. Ils connaissaient la générosité d’Ahmed, et comptaient bien avoir leur part du gâteau.

Comme il y avait près d’un million de juifs dans les États du calife, il ne fallait pas songer à les faire venir tous à Bagdad déposer leur offrande. Il fut donc décidé que chaque centre de population important nommerait un délégué chargé de porter au pied du trône les présents de ses coreligionnaires.

On ne pouvait introduire dans les appartements royaux que les objets d’une grande valeur sous un petit volume, tels que les perles, les rubis, les diamants, l’or, les parfums, les essences. Quant aux cadeaux encombrants, comme les éléphants, les autruches, les chevaux, les chameaux, les bœufs, les moutons, le froment, les épices, les étoffes, les tapis, les meubles, etc., ils devaient être étiquetés et rangés en bon ordre dans les cours, les salles, les greniers, les écuries composant les vastes dépendances du palais.

Inutile de dire, tant cela va de soi, que le cadeau devait être proportionné d’une part à la dignité de celui qui voulait bien l’accepter, et de l’autre à la fortune de celui qui le faisait. On se serait exposé à la prison, à la bastonnade et même au pal, si on avait traité l’ombre de Dieu sur la terre comme un pacha à trois queues, ou même un grand vizir.

Alors vivait à Smyrne un rabbin nommé Iakoub, sage entre les sages. Les livres hébreux, aussi bien que les livres des gentils, n’avaient pas de secrets pour lui. Comme Salomon, il pouvait discourir de tout depuis le moucheron jusqu’à l’éléphant, depuis l’hysope jusqu’au cèdre, deviner les énigmes les plus obscures et expliquer les plus difficiles paraboles.

Tel était le personnage que les juifs de Smyrne allèrent trouver pour lui demander conseil.

Que devaient-ils donner au calife ?

Ils hésitaient entre quatre chevaux arabes descendus, leur généalogie en faisait foi, des coursiers qui eurent l’honneur de porter le Prophète, et une émeraude superbe estimée quarante mille livres de monnaie franque.

– Mes amis, dit Iakoub, si vous voulez m’en croire, vous garderez vos quatre chevaux et votre émeraude.

– Ce serait notre plus cher désir, répondirent les juifs de Smyrne ; mais nous n’avons pas envie d’être emprisonnés, ou bâtonnés, ou empalés.

– Je comprends cela ; tranquillisez-vous : je me charge de contenter le calife, sans bourse délier.

– Sans bourse délier ! s’écria un jeune homme nommé Ioussef.

– Oui, car le cadeau que j’offrirai au nom des juifs de la ville de Smyrne, ne coûtera pas dix livres franques.

– Prenez garde, Iakoub ! dit Ioussef. Il ne faut pas jouer avec le lion.

– Ni donner un avis à plus sage que soi. Allez tous en paix, et que la colère du calife retombe sur sa seule tête ; car je prends la responsabilité de ce que je vais faire.

Au jour fixé pour la réception des cadeaux, les juifs se rendirent aux portes du palais. Ils étaient au nombre de cent cinquante, représentant chacun un centre important de population. Richement vêtus, ils se montraient graves et recueillis, ainsi qu’il sied à des misérables qui vont être admis à contempler l’ombre de Dieu sur la terre. Le calife leur donna audience, assis sur une pile de coussins de soie qui lui servaient de trône. Ses ministres l’entouraient. Ahmed-ben-Djerid, qui s’ennuyait à mort d’ordinaire, s’amusa beaucoup à regarder ces cinquante juifs avec leur costume ridicule, leurs manières bizarres, et leurs visages suant la peur de la bastonnade ou du pal. Il n’était pas non plus insensible aux présents déposés à ses pieds royaux.

Les ministres ne s’amusaient pas : ils observaient, comptaient, comparaient la valeur du don à la fortune du donateur. Le défilé dura deux jours. Vers le milieu du second jour, cent trente délégués n’avaient pas encore eu leur audience. Soit que l’ennui commençât à s’emparer du calife et de ses ministres ; soit que les cadeaux fussent d’un prix inférieur, calife et ministres se montraient nerveux et agacés. Vingt cadeaux successifs furent jugés trop minces et refusés. Avis fut donné à ceux qui les avaient apportés d’avoir à les remplacer immédiatement par des dons plus convenables, s’ils ne voulaient être empalés vifs.

La terreur était parmi les juifs. Nul ne s’approchait plus qu’en tremblant de ce trône redoutable. Lorsque le tour de Iakoub fut venu, il se prosterna et dit :

– Ombre du Très-Haut, je t’apporte tout ce qu’il y a de plus précieux en ce monde.

Tout en parlant il ouvrit une cassette de bois de cèdre, et en retirait un livre imprimé sur vélin. C’était un exemplaire du Coran.

Les ministres étaient furieux.

Ce rabbin se moquait-il d’eux ? Est-ce que ce livre qui ne valait pas dix livres de monnaie franque était digne du calife, de ses ministres, de l’opulente communauté juive de Smyrne !

Cependant le calife paraissait plus étonné que courroucé. Au lieu de faire un léger signe de tête pour accepter ou refuser le cadeau, ainsi qu’il en avait usé jusque-là, il daigna ouvrir la bouche et laisser tomber cette phrase, une des plus longues qu’il ait prononcées pendant tout le cours de son règne

– Tu as raison, juif ; le Coran est ce qu’il y a de plus précieux en ce monde.

 

 

Un an plus tard, le calife s’ennuyant toujours, et ses ministres ayant besoin d’argent, un décret parut obligeant de nouveau les juifs à aller porter leurs hommages et leurs présents aux pieds du calife.

Les juifs de Smyrne s’étaient trop bien trouvés de leur mandataire pour ne pas lui renouveler son mandat.

Il accepta sans se faire prier.

– Vous en serez quitte, leur dit-il, à meilleur marché que l’année dernière. Je compte avec la dépense d’une livre franque satisfaire le calife, et même ses insatiables ministres.

Arrivé à Bagdad et admis devant le successeur du Prophète, Iakoub ne se troubla pas plus que l’année précédente.

Il y avait pourtant de quoi se troubler. Il était trop sagace pour ne pas remarquer que le calife et ses ministres l’observaient particulièrement, et s’occupaient plus de lui que de tout le reste de la députation.

Malheur au délégué des juifs de Smyrne, s’il ne faisait pas cette fois un cadeau d’un prix exceptionnel !

Iakoub, après les révérences d’usage, tira d’un petit coffret de bois d’ébène une éponge bien ordinaire qu’il présenta au calife en disant :

– Je vous offre un objet bien précieux : cette éponge, qui a recueilli les larmes et les sueurs de plusieurs milliers de Musulmans.

Les ministres firent des efforts héroïques pour ne pas éclater en injures, en menaces et même en voies de fait.

Évidemment ce misérable juif se moquait d’eux et de leur maître.

Moins orgueilleux, moins cupide, plus intelligent que ses ministres, le calife dit après un instant de réflexion :

– Qu’on place cette éponge à côté du livre sacré que Iakoub me donna l’année dernière. Les larmes et les sueurs des vrais croyants sont en effet, après les paroles du Prophète, ce qu’il y a de plus précieux en ce monde.

 

 

 

Jean GRANGE.

 

Recueilli dans Corbeille de légendes et d’histoire,

par l’abbé Allègre, 1888.

 

 

 

 

 

 

 

 

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