Le songe de Carazan

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

John HAWKESWORTH

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Carazan, marchand de Bagdad, était fameux dans tout l’Orient pour son avarice et sa fortune. Son origine était obscure comme celle de l’étincelle que le choc de l’acier et du diamant fait sortir du sein des ténèbres ; et la patiente persévérance de l’industrie laborieuse l’avait seule enrichi. On se souvenait que, lorsqu’il était pauvre, il passait pour généreux ; et on lui reconnaissait encore une justice inflexible. Mais, soit que, dans ses relations avec les hommes, il eût découvert une perfidie qui l’engageât à mettre uniquement sa confiance dans l’or, soit qu’il s’aperçût qu’en amassant des richesses il accroissait aussi son importance, Carazan les estimait d’autant plus qu’il s’en servait moins : il perdit peu à peu l’inclination à faire le bien, pendant qu’il en acquérait le pouvoir ; et, à mesure que la main du temps répandit les frimas sur son front, leur froide influence pénétra jusqu’à son cœur.

Mais, quoique la porte de Carazan ne s’ouvrît jamais pour l’hospitalité, ni sa main pour la compassion, la crainte le conduisait constamment à la mosquée, aux heures de la prière ; il observait toutes les pratiques de la dévotion avec une exactitude scrupuleuse ; et trois fois il avait porté ses vœux au temple du Prophète. La dévotion qui naît de l’amour de Dieu, et renferme nécessairement l’amour de l’homme, en associant la gratitude à la bienfaisance, et en prêtant au sentiment moral un caractère divin, ajoute un nouvel éclat à la bonté, et inspire non seulement l’affection, mais le respect. Au contraire, la dévotion de l’égoïste, soit qu’on suppose qu’elle détourne le châtiment que chacun voudrait le voir subir, soit qu’elle paraisse le rendre plus inévitable par l’alliance de l’hypocrisie et du vice, ne manque jamais d’exciter l’indignation et l’horreur. Aussi, lorsque Carazan, après avoir fermé sa porte et jeté autour de lui un regard inquiet et soupçonneux, se rendait à la mosquée, tous les yeux le suivaient avec une secrète malveillance ; les pauvres interrompaient leurs gémissements à son passage ; et quoiqu’il fût connu de tout le monde nul ne le saluait.

Telle était, depuis un grand nombre d’années., la vie de Carazan, et telle était la réputation qu’il avait acquise, lorsqu’on apprit par une proclamation qu’il venait de s’établir dans un riche palais, au centre de la ville ; que sa table était ouverte au public, et que l’étranger serait bien venu sous son toit. La multitude se précipita bientôt comme un torrent vers sa demeure : on le vit distribuant du pain à l’indigence et des vêtements à la nudité, l’œil attendri de compassion, et le visage rayonnant de joie. Chacun contemplait avec étonnement ce prodige, et le murmure de tant de voix confuses grossissait comme le bruit de la foudre, lorsque Carazan fit un signe de la main : l’attention suspendit un moment le tumulte, et il satisfit en ces mots la curiosité qui lui attirait ce concours d’auditeurs :

« À celui qui touche les montagnes et en fait jaillir la fumée, au Dieu tout puissant et très miséricordieux, honneur éternel ; il a choisi le sommeil pour ministre de ses volontés, et il m’a envoyé durant la nuit un songe pour m’instruire. Comme j’étais assis seul dans mon harem, calculant à la lueur d’une lampe le produit de mes marchandises, et ravi de l’accroissement de mes richesses, je tombai dans un sommeil profond, et la main de celui qui réside au troisième ciel descendit sur moi. Je vis l’ange de la mort s’approcher comme un tourbillon, et il me frappa avant que je pusse le fléchir par mes prières. Au même instant je me sentis enlever de terre, et transporter avec une inconcevable vitesse à travers les régions de l’espace. La terre s’amoindrit sous me pieds comme un atome, et les étoiles étincelaient autour de moi d’un éclat qui faisait pâlir le soleil. La porte du paradis s’offrit alors à ma vue, et je fus ébloui d’une soudaine splendeur que nul œil humain ne pouvait soutenir. J’allais entendre ma sentence irrévocable ; mon jour d’épreuve était passé désormais, et il n’était plus possible de rien retrancher à mes fautes, ni de rien ajouter à mes bonnes œuvres. Quand je réfléchis que mon sort pour l’éternité était fixé sans retour, et que toutes les puissances de la nature ne sauraient m’en affranchir, ma confiance m’abandonna entièrement, et, tandis que je restais tremblant et muet, couvert de confusion et glacé de terreur, une voix sortit du foyer de lumière qui resplendissait devant moi :

« Carazan, tes hommages n’ont pas été acceptés, parce qu’ils ne prenaient pas leur source dans l’amour de Dieu ; et ta justice ne peut recevoir de récompense, parce qu’elle ne provenait point de l’amour de l’homme. Pour ton intérêt seulement, tu as rendu à chacun ce qui lui était dû, et tu n’as approché du Tout-Puissant que pour toi-même. Tu n’as pas tourné tes regards vers le ciel avec gratitude, ni autour de toi avec bienveillance. Autour de toi tu as vu sans doute le vice et la perversité ; mais, si le vice et la perversité pouvaient absoudre ton avarice, ne serait-ce pas accuser la providence divine ? Si ce n’est sur le vicieux et le pervers, sur qui le soleil fera-t-il luire ses rayons, ou sur qui les nuages épancheront-ils leur rosée ? Où le souffle du printemps exhalera-t-il ses parfums, et où la main de l’automne répandra-t-elle ses bienfaits ? Souviens-toi, Carazan, que tu as banni la compassion de ton âme, et que tu as retenu tes trésors avec un cœur d’airain. Tu as vécu pour toi seul, et dès lors, aussi tu vivras seul à jamais. Tu seras exclu de la lumière du ciel, et de la société de tous les êtres ; la solitude prolongera pour toi les heures tardives de l’éternité, et les ténèbres ajouteront aux horreurs du désespoir.

« Dans ce moment, je fus entraîné par un pouvoir secret et irrésistible à travers le brillant système de la création, et je franchis, en un instant, des mondes innombrables. Comme j’approchais des confins de la nature, je vis s’épaissir autour de moi les ombres d’un vide immense et sans bornes, effroyable séjour d’éternel silence, de solitude et d’obscurité. Une horreur inexprimable me saisit à cet aspect, et je m’écriai avec toute l’ardeur du désir : « Oh ! que ne suis-je condamné pour toujours à la commune demeure de l’impénitence et du crime ! Là, du moins, la société adoucirait les tourments du désespoir, et la violence des flammes n’interdirait pas les bienfaits de la lumière. Ou bien, si j’étais destiné à languir dans une comète qui dût revoir une seule fois en mille ans les régions de la vie et du jour, l’attente de ces rares intervalles me soutiendrait dans le triste passage du froid et des ténèbres, et les vicissitudes mêmes du supplice feraient succéder le temps à l’éternité. » Tandis que cette pensée traversait mon esprit, je perdis de vue la plus lointaine des étoiles, et un reste de lueur s’éteignit dans une complète obscurité. Les angoisses de mon désespoir augmentaient à chaque instant, puisque chaque instant reculait la distance du dernier monde habitable. Je réfléchis avec une insupportable amertume que, quand même dix millions d’années m’emporteraient par-delà tout, hormis le pouvoir qui remplit l’univers, je ne découvrirais qu’un immense abîme de ténèbres dans lequel je m’enfoncerais toujours plus avant, sans consolation et sans société, plus loin et encore plus loin, à jamais et à jamais. J’étendis alors mes bras vers les régions de l’existence avec une émotion qui me réveilla. Ainsi j’ai appris à sentir le charme de la société, comme celui de tout autre avantage, par la privation. Mon cœur s’anime d’un généreux transport, et je brûle de partager le bonheur que j’éprouve avec ceux à qui j’en suis redevable ; car la compagnie d’un seul malheureux que, dans l’orgueil de la prospérité, j’aurais repoussé du seuil de ma porte, m’eût paru, dans l’horrible solitude à laquelle j’étais condamné, bien plus précieuse que l’or de l’Afrique et que les diamants de Golconde. »

Après cette réflexion sur son rêve, Carazan garda tout à coup le silence, et leva les yeux au ciel dans une extase de gratitude et de recueillement. La multitude fut témoin à la fois du précepte et de l’exemple ; et le Kalife, auquel on raconta cet évènement, afin de répandre un bienfait au-dessus de toutes les largesses, ordonna de l’inscrire pour l’instruction de la postérité.

 

 

John HAWKESWORTH.

 

Paru dans La France littéraire, artistique,

scientifique en octobre 1856.

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net