Le jeune sieur Brown 1

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Nathaniel HAWTHORNE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le jeune Sieur Brown, de la petite ville de Salem, sortit un soir dans la rue, au coucher du soleil ; il se retourna, après avoir franchi le seuil, pour échanger un baiser avec sa jeune femme. Fidélité (c’était le nom justement donné à cette dernière) avança sa jolie petite tête hors de la porte, les rubans roses de son bonnet flottant au vent, et, s’adressant au Sieur Brown :

« Amour de mon cœur », murmura-t-elle, d’une voix douce et un peu triste, ses lèvres tout près de l’oreille de son mari, « remettez, je vous en prie, votre voyage jusqu’au lever du soleil et dormez dans votre lit cette nuit. Une femme, lorsqu’elle est seule, est assaillie de rêves et de pensées qui, parfois, lui font prendre peur d’elle-même. Faites-moi la faveur de rester avec moi, mari aimé ; je le désire cette nuit plus que toute autre nuit de l’année. »

« Fidélité, mon amour », répondit le jeune Sieur Brown, « de toutes les nuits de l’année, c’est cette nuit qu’il me faut vous quitter. Mon voyage, pour employer votre expression, doit avoir lieu entre cette heure et l’aube. Comment ! ma douce, ma jolie, vous doutez de moi déjà, après trois mois de mariage ! »

« Alors, Dieu vous bénisse ! » dit la jeune femme aux rubans roses ; « puissiez-vous trouver tout bien comme il faut, quand vous rentrerez ! »

« Amen ! » fit le Sieur Brown. « Dites vos prières, Fidélité chérie, couchez-vous à la tombée de la nuit, et il ne vous arrivera aucun mal. »

Ils se séparèrent donc. Le jeune homme, poursuivant sa route, se retourna au coin de la chapelle et vit la tête de Fidélité, encore penchée en avant pour le voir, toute mélancolique en dépit de ses rubans roses.

« Pauvre petite Fidélité », pensa-t-il, éprouvant quelque remords. « Quel misérable je suis de la quitter pour faire cette course ! Elle parle de rêves. Il me semble que, lorsqu’elle a prononcé ces paroles, son visage s’est troublé, comme si un rêve lui avait fait pressentir la besogne qui va se faire cette nuit. Mais non, non ! Pareille pensée l’aurait tuée. Ma femme est un ange sur terre. Après cette nuit, je veux m’attacher à ses jupes et la suivre au ciel. »

Ayant pris cette excellente résolution pour l’avenir, le Sieur Brown se sentit autorisé à exécuter sans retard son coupable dessein. Il suivait un chemin sinistre, assombri par les arbres les plus ténébreux de la forêt, qui laissaient à peine l’étroit sentier se glisser entre eux et se resserraient immédiatement après le passage du voyageur. Tout était solitaire ; et il y a cette particularité dans une solitude de ce genre, que le passant ne sait pas qui peut se cacher derrière les troncs innombrables, dans l’ombre du feuillage épais ; cheminant seul, il peut passer au milieu d’une multitude invisible.

« Quelque Indien diabolique n’est-il pas aux aguets derrière chaque arbre ? » se dit le Sieur Brown ; et il jetait des regards craintifs derrière lui, ajoutant : « Et si c’était le diable lui-même qui s’attache à mes pas ! »

La tête encore tournée, il franchit un coude du sentier, et, lorsqu’il regarda de nouveau devant lui, il aperçut une forme humaine, en vêtements sombres et décents, assise au pied d’un arbre centenaire. Le personnage se leva à l’approche du Sieur Brown, et se mit à marcher à ses côtés.

« Vous êtes en retard, Sieur Brown », dit-il. « L’horloge de la Vieille Église du Sud sonnait lorsque j’ai traversé Boston, il y a de cela un bon quart d’heure. »

« C’est Fidélité qui m’a retenu un moment », dit-il avec un tremblement dans la voix, causé par l’apparition soudaine, quoique non tout à fait inattendue, de son compagnon.

La nuit était tombée sur la forêt, et il faisait plus noir à l’endroit où ils cheminaient que partout ailleurs.

Autant qu’on pouvait le discerner, le second voyageur avait à peu près cinquante ans, était apparemment de la même classe sociale que le Sieur Brown et lui ressemblait beaucoup, quoique ce fût plutôt par l’expression que par les traits. Cependant, on aurait pu les prendre pour le père et le fils. Bien que le personnage le plus âgé fût vêtu aussi simplement que le plus jeune et fût aussi simple de manières, il avait l’air, on n’aurait su dire en quoi, de quelqu’un qui connaissait le monde et qui ne se serait pas senti embarrassé à la table du gouverneur, ni même à la cour du roi Guillaume III, s’il eût été possible que ses affaires l’y appelassent. La chose particulièrement digne d’attention dans son aspect était son bâton, si curieusement sculpté, en la forme d’un grand serpent noir, qu’on semblait le voir se tordre et frétiller comme un reptile vivant. Ce n’était, sans doute, qu’une illusion d’optique, favorisée par la lumière incertaine.

« Allons, Sieur Brown ! » s’écria le nouveau venu, « vous marchez d’un pas bien lent pour le commencement d’une course. Prenez mon bâton, si vous êtes si tôt las. »

« Ami », répondit l’autre, s’arrêtant tout à fait, « j’ai observé le pacte en vous rencontrant à cet endroit. Maintenant, mon dessein est de retourner d’où je viens. J’ai des scrupules, touchant le sujet que vous savez. »

« Vraiment ? » répliqua l’homme au serpent, riant au-dedans de lui-même. « Avançons un peu, néanmoins, en discutant la question ; si je ne te convaincs pas, tu retourneras. Nous sommes à peine entrés dans la forêt. »

« Je suis déjà trop loin, trop loin ! » s’écria le jeune homme, tout en reprenant machinalement la marche. « Mon père n’est jamais venu dans les bois pour pareille besogne, ni son père avant lui. Nous sommes une race de gens honnêtes et de bons chrétiens, depuis le temps des martyrs 2. Serai-je le premier des Brown à suivre ce chemin et à s’engager... »

« En pareille compagnie, veux-tu dire », interrompit l’autre, lui coupant la parole. « Très bien, Sieur Brown ! Je connais votre famille mieux que toute autre lignée de puritains, et ce n’est pas peu dire. J’ai aidé votre grand-père l’exempt, lorsqu’il fit si allègrement fouetter la quakeresse dans les rues de Salem. Et c’est moi qui ai mis une torche dans la main de votre père, lorsqu’il incendia le village indien, pendant la guerre du roi Philippe 3. L’un et l’autre étaient de bons amis à moi. Nous avons plus d’une fois parcouru ensemble ce sentier et sommes revenus gaîment après minuit. Je voudrais faire amitié avec vous, en souvenir d’eux. »

« S’il en est comme tu dis », répliqua le Sieur Brown, « je m’étonne qu’ils n’aient jamais parlé de cela. Ou plutôt, je ne m’en étonne pas ; car si quoi que ce soit de cette manigance avait transpiré, ils auraient été chassés de la Nouvelle-Angleterre. Nous sommes des gens pieux, adonnés aux bonnes œuvres, et nous ne souffrons pas pareille malfaisance. »

« Malfaisance ou non », dit le voyageur au bâton tordu, « j’ai beaucoup de relations ici, en Nouvelle-Angleterre. Les fabriciens de plus d’une église ont bu avec moi le vin de la communion ; les conseillers municipaux de plus d’un bourg me choisissent pour leur président ; et la majorité des membres du Grand Conseil sont de fermes défenseurs de mes intérêts. Le gouverneur et moi... mais ce sont des secrets d’État. »

« Est-ce possible ? » s’écria le Sieur Brown, jetant vers son compagnon des regards effarés. « Quoi qu’il en soit, je n’ai rien à faire avec le gouverneur ni avec le Conseil ; ils ont leurs manières d’agir, qui ne servent pas de règle à un simple cultivateur comme moi. Mais, si je t’accompagne, comment pourrai-je me présenter devant ce vénérable vieillard, notre ministre, à Salem ? Oh ! sa voix me ferait trembler, le jour du Seigneur et le jour de la Conférence ! »

Jusque-là, le grison avait écouté avec la gravité qui convenait, mais à ce moment il eut un accès de rire irrépressible, qui le secoua au point que son bâton en forme de serpent sembla vraiment frétiller de sympathie.

« Ha, ha, ha ! » éclata-t-il à plusieurs reprises ; puis, se calmant : « Allons, continue, mon bon Brown, continue ; mais, je t’en prie, ne me fais pas mourir de rire ! »

« Eh bien, donc, pour en finir avec ce sujet », dit le Sieur Brown, vivement piqué, « il y a aussi ma femme, Fidélité. Cela briserait son bon petit cœur. J’aimerais mieux que ce fût le mien qui se brise ! »

« Ah, s’il en est ainsi », répondit l’autre, « fais comme bon te semblera. Peu importe une vingtaine de vieilles femmes comme celle qui va là devant nous en boitillant ; mais je ne voudrais pas qu’il arrivât malheur à Fidélité. »

Tout en parlant, il désigna de son bâton une forme enjuponnée sur le sentier, en laquelle le Sieur Brown reconnut une vieille dévote, très exemplaire, qui lui avait enseigné le catéchisme dans sa jeunesse et était restée sa conseillère morale et spirituelle, conjointement avec le ministre et le fabricien Gookin.

« Étonnant, vraiment, que la bonne vieille Cloyse soit ici si loin dans la brousse, la nuit ! » dit Brown. « Mais, avec votre permission, ami, je vais couper à travers bois pour dépasser cette digne chrétienne. Comme elle ne vous connaît pas, elle pourrait me demander avec qui je suis et où je vais. »

« Comme il vous plaira », dit l’étranger. « Passez par le bois, je vais continuer par le sentier. »

En conséquence, le jeune homme fit un crochet, mais prit soin de rester à portée de vue de son compagnon, qui avança sans bruit et se trouva bientôt à deux pas de la vieille dame. Elle, cependant, cheminait de son mieux, avec une rapidité surprenante pour une personne aussi âgée, marmonnant des paroles indistinctes, sans doute une prière, tout en trottinant. Le voyageur leva son bâton et toucha légèrement le cou flétri de la vieille avec ce qui semblait être la queue du serpent.

« Qui, diable !... » glapit la pieuse vieille.

« Ah, la bonne dame Cloyse reconnaît son ami de toujours ! » dit le voyageur, se mettant devant elle, appuyé sur son bâton tortillé.

« Mais oui, c’est votre Honneur ! » s’écria la vieille dame. « Et, je le vois, sous la forme de mon ancien compère, Brown, le grand-père du jeune sot d’aujourd’hui. Mais, votre Honneur le croira-t-il ? mon manche à balai, chose étrange ! a disparu, volé, j’imagine, par cette sorcière pendable, la vieille Cory, et cela, lorsque je m’étais dûment ointe de suc de céleri, de cinq-feuilles et d’aconit tue-loup... »

« Malaxé avec de la farine fine et de la graisse d’enfant nouveau-né », compléta celui qui avait pris la forme du grand-père Brown.

« Ah, votre Honneur connaît la recette », s’écria la vieille dame, ricanant tout haut. « Ainsi donc, comme je le disais, étant prête pour la réunion, et comme je ne pouvais trouver un cheval, j’ai pris la résolution de venir à pied ; car on m’a dit qu’il y a un gentil jeune homme qu’on va initier cette nuit. Mais que votre Honneur veuille bien me donner le bras, et nous allons être là en un clin d’œil. »

« Ce n’est guère possible », répondit son ami. « Je ne puis pas vous donner le bras, ma bonne dame Cloyse, mais voici mon bâton, si vous le voulez. »

Ce disant, il jeta son bâton aux pieds de la vieille, où, semble-t-il, il prit vie, étant un de ceux que son possesseur avait prêtés autrefois aux Mages égyptiens. De ce fait, cependant, le Sieur Brown ne pouvait rien savoir. L’étonnement lui avait fait lever les yeux en l’air ; quand il abaissa de nouveau ses regards, il ne vit plus ni Dame Cloyse ni le bâton en forme de serpent ; son compagnon de voyage était seul et l’attendait avec autant de calme que si rien ne s’était passé.

« Cette vieille », dit Brown, « m’a enseigné le catéchisme. »

Qu’il y avait de sens dans ce simple commentaire !

Ils continuèrent leur chemin. Le voyageur âgé exhortait son compagnon à faire diligence et à ne pas rebrousser chemin, discourant d’une façon si persuasive que ses arguments semblaient germer dans le sein même de son auditeur, au lieu d’être suggérés du dehors. En cours de route, il cassa une branche d’érable pour s’en servir de bâton, et se mit à en arracher les branchettes et les petites baguettes qui étaient tout humides de la rosée du soir. Au moment où ses doigts les touchaient, elles séchaient et se recroquevillaient, comme si elles avaient été une semaine au soleil. Ils avançaient ainsi, d’un bon pas, lorsque soudain, à une dépression profonde et sombre du chemin, le Sieur Brown s’assit sur une souche d’arbre et refusa d’aller plus loin.

« Ami », dit-il d’un ton obstiné, « j’ai pris ma résolution. Je ne ferai pas un pas de plus. Qu’importe qu’une misérable vieille s’en aille rejoindre le diable, alors que je pensais qu’elle prenait droit le chemin du ciel ! Est-ce une raison pour que je l’imite et abandonne ma chère Fidélité ? »

« Vous prendrez de ceci une idée plus juste, dans un moment », lui dit son compagnon, sans se troubler. « Restez assis ici et reposez-vous ; et, quand vous vous sentirez d’humeur à reprendre votre route, voici mon bâton pour vous aider. »

Sans un mot de plus, il jeta à son compagnon le bâton d’érable, et disparut aussi vite que s’il s’était évanoui dans la nuit. Le jeune homme resta un moment assis au bord du sentier, se félicitant de sa décision et pensant avec quelle claire conscience il ferait face au ministre, lorsqu’il le rencontrerait à sa promenade matinale, et soutiendrait le regard du digne fabricien Gookin. Quel sommeil tranquille serait le sien, cette nuit, où il avait été sur le point de tomber dans une erreur si coupable, et qu’il passerait en toute pureté et douceur dans les bras de Fidélité ! Au milieu de ces agréables et dignes méditations, Brown entendit des pas de chevaux sur le chemin. Il prit la précaution de se cacher à la lisière de la forêt, conscient du dessein peu recommandable qui l’avait amené là, bien qu’il vînt si heureusement de s’en détourner.

Le bruit des sabots des chevaux se rapprochait et les voix des cavaliers, deux voix graves de vieillards, conversant en chemin, se firent entendre. Ces bruits semblaient se produire sur la route, à quelques mètres de la cachette du jeune homme ; mais, en raison sans doute de l’obscurité, profonde en cet endroit, on ne pouvait voir ni les voyageurs ni leurs montures. Bien qu’ils frôlassent les petites branches du bord du chemin, ils n’interceptaient pas, même un moment, la pâle lueur qui éclairait encore un pan de ciel sans nuages là où ils passaient. Le Sieur Brown, tantôt s’accroupissait, tantôt se dressait sur la pointe des pieds, écartant les branches et tendant la tête, autant qu’il pouvait le faire sans se faire voir ; mais il ne discernait pas même une ombre. Cela le vexait d’autant plus, qu’il aurait juré qu’il reconnaissait (si pareille chose avait été possible) la voix du ministre et celle de M. le fabricien Gookin, allant tranquillement au pas, comme ils avaient l’habitude de le faire, lorsqu’ils se rendaient à une ordination ou à une réunion du Conseil de l’Église. Tandis qu’ils étaient encore à portée de voix, l’un des cavaliers s’arrêta pour prendre à un arbre une badine.

« Si j’avais à choisir, mon Révérend », dit la voix (qui semblait être celle du fabricien), « j’aimerais mieux manquer un dîner d’ordination que la réunion de cette nuit. On me dit qu’il y aura des gens de notre confession venus de Falmouth et d’au delà, et d’autres du Connecticut et de Rhode Island, outre des magiciens indiens qui, à leur manière, sont aussi forts en diableries que les plus malins d’entre nous. De plus, il y a une jeune femme de la bonne société qu’on doit initier. »

« Très bien, Monsieur le fabricien ! » répondit le ministre de son ton solennel. « Éperonnez, ou nous allons être en retard. Rien ne peut se faire, vous le savez, avant que je ne sois là. »

Les sabots de nouveau firent retentir le sol, et les voix, résonnant étrangement dans l’air vide, s’éloignèrent dans la forêt, où jamais fidèles n’avaient tenu de conventicule et où jamais aucun chrétien solitaire n’était venu prier. Où donc ces deux saints personnages pouvaient-ils se rendre en plein paganisme de la brousse 4 ? Le jeune Sieur Brown s’appuya à un arbre, suffoquant, oppressé, prêt à défaillir en raison de la tristesse douloureuse qui lui serrait le cœur. Il leva les yeux vers le firmament, doutant s’il y avait réellement le ciel au-dessus de lui. Cependant la voûte bleue était là et les étoiles scintillaient.

« Avec le ciel là-haut et Fidélité sur terre, je résisterai bien au diable ! » se dit Brown.

Tandis qu’il contemplait ainsi les espaces célestes, les mains levées en prière, un nuage traversa le zénith, bien qu’il n’y eût pas de vent, et cacha les étoiles à l’éclat sans cesse plus vif. Le bleu du ciel était encore visible, excepté juste au-dessus de lui où la masse noire du nuage glissait à grande vitesse vers le Nord. Haut dans l’air, sortant pour ainsi dire des profondeurs du nuage, venait un bruit de voix indistinct et confus. Une fois, l’écouteur sembla distinguer les voix des concitoyens de sa propre ville, hommes et femmes, pieux ou mécréants, les uns qu’il avait rencontrés à la table de la communion, les autres qu’il avait vus ripailler dans les tavernes. Un instant après, les sons étaient si indistincts qu’il se demanda s’il n’avait entendu que les murmures de l’antique forêt, bruissant sans brise. Puis vint une nouvelle vague de son plus forte, où Brown reconnut les accents familiers qu’il entendait chaque jour en plein soleil à Salem, et non pas, comme maintenant, venant d’un nuage, la nuit. Parmi ces voix, celle d’une jeune femme émettait des plaintes, non pas nettement chagrines, mais comme demandant une faveur, que peut-être elle redoutait d’obtenir. Toute la multitude invisible de saints et de pécheurs semblait l’encourager à continuer sa route.

« Fidélité ! » cria le Sieur Brown, d’une voix d’angoisse et de désespoir. Les échos de la forêt le raillèrent, répétant : Fidélité ! Fidélité ! comme si de malheureux égarés la cherchaient dans toute l’étendue solitaire.

Le cri de douleur, de rage et de terreur retentissait encore dans la nuit, que le malheureux jeune homme prêtait déjà l’oreille pour entendre la réponse. Il y eut un cri perçant, bientôt étouffé par un brouhaha retentissant de voix qui finirent en un rire lointain. Le nuage noir fila, laissant de nouveau le ciel clair et silencieux au-dessus de la tête de Brown. Mais quelque chose voltigea légèrement dans l’air et s’accrocha à une branche. Le jeune homme s’en saisit : c’était un ruban rose.

« Fidélité, en est-ce fait de toi ? » s’écria-t-il, après un moment de stupéfaction. « Le bien n’existe plus sur la terre ; le péché n’est qu’un mot. Allons, Satan ! le monde est à toi. »

Fou de désespoir au point qu’il se mit à rire d’un long rire bruyant, le Sieur Brown serra du poing son bâton et se mit en marche, d’un pas si rapide qu’il semblait voler par le sentier forestier, plutôt que marcher ou courir. Le chemin devint plus hérissé et plus désolé, s’effaçant peu à peu, puis disparut tout à fait, le laissant au cœur de la sombre forêt, sans qu’il ralentît sa marche, poussé par l’instinct qui mène à l’accomplissement du mal. La forêt retentissait de bruits effrayants, craquements d’arbres, hurlements de bêtes sauvages, cris d’Indiens ; tantôt le vent éclatait en longues vibrations comme un glas lointain de cloches, tantôt déchirait l’air de rugissements tout près du voyageur comme si toute la nature le raillait en un ricanement. Mais il était lui-même la principale horreur du lieu ; aussi, les autres horreurs ne le faisaient pas reculer.

« Ha, ha, ha ! » lança-t-il, quand le vent le cingla de son rire. « Nous verrons bien qui rira le plus fort ! Je ne suis pas homme à m’effrayer de vos diableries ! Venez, sorciers, sorcières, enchanteurs indiens ! Vienne Satan lui-même ! Me voici, moi, le Sieur Brown. Il n’a pas plus de raisons de vous redouter, que vous lui ! »

À vrai dire, dans toute la forêt hantée, il ne pouvait y avoir rien de plus effrayant que le Sieur Brown. Il volait, parmi les pins noirs, brandissant son bâton de gestes frénétiques, tantôt s’abandonnant à une rage d’horribles blasphèmes, tantôt lançant un rire si aigu que l’écho semblait peupler la forêt de ricanements de démons. Le Malin est moins hideux sous sa forme propre que lorsqu’il jette l’égarement dans le cœur d’un homme... Notre dément poursuivit sa course, jusqu’au moment où il aperçut, rutilant devant lui parmi les arbres, une lueur rouge d’incendie, comme lorsqu’on a mis le feu aux troncs et aux branches d’une partie de forêt qu’on vient de défricher, et que les flammes sinistres jaillissent vers le ciel, en plein minuit. Il s’arrêta, dans une accalmie de la tempête intérieure qui l’avait poussé en avant, et entendit les accents de ce qui semblait être un hymne, dont les ondulations graves, venues de loin, procédaient de nombreuses voix humaines. Il connaissait l’air. C’était un de ceux que la maîtrise chantait souvent aux offices de la chapelle de Salem. Le verset s’arrêta brusquement, et fut prolongé par un chœur, non pas de voix humaines, mais de tous les bruits de la forêt, la nuit, éclatant ensemble en une horrible harmonie. Le Sieur Brown se mit à crier : son cri fut insensible à sa propre oreille, perdu dans le débordement des cris de la forêt.

Dans un intervalle de silence, il se glissa jusqu’à l’endroit où la lueur étincelait sans obstacles. Au fond d’une vaste clairière, entourée du mur noir de la forêt, se dressait un rocher ayant naturellement quelque grossière ressemblance avec un autel ou une chaire, et encadré de quatre pins en flammes, dont la cime brûlait sans que les troncs fussent touchés, comme des cierges à un office du soir. La masse des buissons, qui avait poussé sur le sommet du rocher, brûlait aussi, dardant des flammes dans la nuit et illuminant tout l’espace de lueurs capricieuses. Toutes les branches, tous les festons de lianes crépitaient. Selon que le brasier étincelait ou s’affaissait, une nombreuse assistance se révélait ou disparaissait dans l’ombre, puis surgissait de nouveau de l’obscurité, peuplant soudain le cœur de la forêt solitaire.

« Quelle grave compagnie vêtue de noir ! » 5, dit le Sieur Brown.

La remarque était exacte. Dans la foule, tantôt éclairée tantôt retombant dans l’ombre, apparaissaient des visages qu’on pourrait revoir le lendemain au Conseil de la province, des regards qui, le dimanche, se lèveraient pieusement vers le ciel, ou se tourneraient bénignement vers les bancs des fidèles, émis par les plus saints des ministres dans les plus vénérées des chaires. D’aucuns affirment qu’on voyait là l’épouse du gouverneur. Du moins, il y avait de grandes dames qu’elle connaissait bien, les femmes de maris honorés, des veuves en grand nombre, d’antiques demoiselles de réputation au-dessus de tout soupçon, et de belles jeunes filles, qui tremblaient d’être reconnues par leur mère. Ou bien la vue du Sieur Brown, éblouie par les éclats de lumière qui illuminaient soudain l’espace obscur, se brouilla, ou bien il vit vraiment une vingtaine de dévots et de dévotes de l’église de Salem, fameux pour leur extraordinaire sainteté. Le bon vieux fabricien Gookin était arrivé et s’attachait aux basques de ce vénérable saint, le révérend ministre. Mais, tenant impudente compagnie à ces gens graves, honorables et pieux, défenseurs de l’église, chastes dames, vierges pures, il y avait des hommes dissolus et des femmes dévergondées, misérables créatures s’abandonnant à tous les vices bas et répugnants, soupçonnés même d’horribles crimes. Chose étrange, les bons ne se détournaient pas des méchants, les pécheurs n’étaient pas intimidés par les saints. Dispersés aussi parmi leurs ennemis aux visages pâles, se trouvaient des enchanteurs indiens, ou powwows, qui avaient souvent fait trembler leur forêt natale par des incantations plus hideuses que n’en pratiquaient les sorciers anglais.

« Mais, où est Fidélité ? » se demandait le Sieur Brown ; et, l’espoir renaissant dans son cœur, il se mit à trembler.

Les assistants entonnèrent un nouveau verset de l’hymne, sur un air lent et triste, tel que l’aiment les gens pieux, mais avec des paroles qui exprimaient tout ce que la nature humaine peut concevoir de péché, et suggéraient les souillures morales les plus affreuses. Impénétrable pour les simples mortels est la science des démons. Les versets se succédaient, toujours coupés par le chœur des cris de la forêt, plus assourdissant que le bourdon d’un orgue puissant. À la fin de cette musique effrayante éclata une formidable acclamation, comme si le mugissement du vent, le fracas des cataractes, le hurlement des bêtes sauvages et tous les bruits de la brousse inviolée s’unissaient et s’accordaient à la voix des coupables humains pour lancer un hommage au prince universel. Les quatre pins en flamme rutilèrent d’un plus vif éclat, et des nuages de fumée en forme de corps monstrueux et de visages grimaçants roulèrent au-dessus des têtes de l’assemblée impie. Au même moment, le brasier sur le rocher s’aviva et forma un arc ardent de flammes rouges, au centre duquel se dressa un personnage. Disons, sans oublier le respect dû au sacerdoce, que cette apparition ressemblait beaucoup, par le costume et le comportement, à quelque grave pasteur d’une église de la Nouvelle-Angleterre.

« Faites avancer les catéchumènes ! » tonna une voix qui retentit dans la clairière et se répercuta dans la forêt.

À ces mots, le Sieur Brown sortit de l’ombre des arbres et s’approcha du cercle des fidèles, avec lesquels il se sentait en répugnante confraternité par la sympathie de tout ce qu’il y avait de corrompu dans son cœur. Il aurait pu jurer que la forme même de son père défunt lui faisait signe d’avancer du sein du nuage de fumée au-dessus, tandis qu’une femme âgée, portant sur le visage tous les signes du désespoir, levait la main pour l’arrêter. Était-ce sa mère ? Mais il ne se sentait pas la force de faire un pas en arrière, ni de résister même en pensée, lorsque le ministre et le fabricien le prirent par le bras et l’amenèrent au pied du rocher, que couronnait le brasier. Là aussi arriva une frêle forme de femme, au visage voilé, qu’encadraient Dame Cloyse, pieuse monitrice de la classe de catéchisme, et Marthe Carrier, sorcière avérée, qui avait reçu de Satan la promesse de devenir reine de l’enfer. Les prosélytes étaient prêts, sous le dais de flammes.

« Soyez les bienvenus, mes enfants », dit le personnage sombre, « au moment où vous allez communier avec toute votre race ! Tout jeunes que vous êtes, vous avez découvert votre nature et votre destinée. Mes enfants, retournez-vous ! »

Ils obéirent : étincelante, semblait-il, dans une nappe de feu, leur apparut la foule des adorateurs du démon ; un sourire engageant brillait sur tous les visages.

« Vous voyez là », reprit l’homme noir, « tous ceux que vous révérez depuis votre enfance. Vous les croyiez plus saints que vous et aviez horreur de votre indignité, la comparant à la rectitude de leur conduite et à la ferveur des prières qu’ils adressaient au ciel. Cependant les voici tous ici, célébrant mon culte ! Cette nuit, il vous sera accordé de connaître leurs actions secrètes : voici des anciens de l’église, à la barbe chenue, qui ont chuchoté des propos libidineux à de jeunes servantes de leur maison ; voici des femmes, impatientes de porter le voile de veuve, qui ont préparé une boisson pour leur mari à l’heure du coucher et l’ont fait s’endormir du dernier sommeil sur leur sein ; voici des adolescents imberbes qui se sont hâtés d’hériter de la fortune de leur père ; et voici de gentes filles – ne rougissez pas, mes douces – qui ont creusé une petite tombe dans le jardin et m’ont appelé, moi seul invité, à l’enterrement de leur enfant. Par l’affinité de votre cœur humain avec le péché, vous flairerez en tout lieu, à l’église, dans la chambre à coucher, dans la rue, dans les champs ou dans la forêt, les crimes qui ont été commis, et exulterez de contempler sur la terre une vaste souillure, une immense tache de sang. Bien plus, il vous sera donné de pénétrer dans tous les cœurs le mystère profond du péché, la source de toutes les roueries coupables, le réservoir inépuisable des instincts mauvais, trop nombreux pour que la capacité humaine, pour que ma puissance même à son point culminant, puisse les faire passer à l’acte... Et maintenant, mes enfants, regardez-vous. »

Ils le firent ; et, à la lueur des torches infernales, le malheureux jeune homme reconnut Fidélité, et la jeune femme son mari, tremblant devant cet autel d’impiété.

« Vous voici donc des nôtres, mes enfants », reprit l’homme sombre, d’un ton profond et solennel, presque triste, empreint d’une gravité dolente, comme si le souvenir de son ancienne nature angélique lui permettait encore de pleurer l’infortune humaine. « Vous appuyant l’un sur l’autre, vous espériez que la vertu n’était pas qu’un rêve. Maintenant, vous voici instruits ! Le mal est aux racines de la nature humaine. C’est dans le mal seul qu’il vous faut trouver le bonheur. Encore une fois, mes enfants, soyez les bienvenus dans la grande famille de notre race ! »

« Soyez les bienvenus ! » répétèrent les adorateurs du démon, en un seul cri de triomphe et de désespoir.

Les deux jeunes gens étaient là debout, le seul couple, semblait-il, qui hésitait encore au bord de l’abîme du mal, en ce monde désolé. Une vasque naturelle se creusait dans le rocher. Contenait-elle de l’eau, rougie par les lueurs sinistres du brasier ? ou du sang ? ou du feu liquide ? L’Esprit du Mal trempa sa main dans le contenu de cette vasque et se prépara à tracer sur leur front le signe du baptême, afin qu’ils pussent participer au mystère du péché, plus conscients de la souillure des autres, dans leurs pensées aussi bien que dans leurs actes, que de la leur propre. Le mari jeta un regard vers sa femme, toute pâle, et Fidélité vers lui. Quelle corruption les deux malheureux allaient-ils découvrir l’un chez l’autre, dans un instant ? De quel effroi n’allaient-ils pas trembler, en raison de ce qu’ils montreraient et de ce qu’ils verraient !

« Fidélité ! Fidélité ! » s’écria le mari. « Lève les yeux au ciel et résiste au Malin ! »

Fidélité obéit-elle ? Il ne le sut pas. À peine avait-il parlé qu’il se trouva dans la nuit calme et dans la solitude, écoutant le mugissement du vent dont les dernières rafales secouaient la forêt. Il s’appuya au rocher, se sentant tout mouillé et grelottant ; une petite branche, qui portait des traces de feu, humecta sa joue de rosée froide.

Le lendemain matin, le jeune Sieur Brown traversa d’un pas las les rues de Salem, jetant des regards effarés autour de lui. Le bon vieux ministre faisait sa promenade matinale le long du cimetière pour se donner de l’appétit et méditer son sermon ; il fit, en passant, un geste de bénédiction adressé au Sieur Brown. Celui-ci se recula, comme pour éviter l’anathème. Le vénérable fabricien Gookin était occupé chez lui à ses dévotions du matin ; on entendait par la fenêtre les saintes paroles de sa prière. « À quel Dieu le vieux sorcier s’adresse-t-il ? » se demanda le Sieur Brown. Dame Cloyse, cette chrétienne exemplaire, était debout près de sa fenêtre, aux premiers rayons du soleil, catéchisant une petite fille qui venait de lui apporter son pot de lait du matin. Le Sieur Brown emmena vivement l’enfant, comme pour l’arracher au démon lui-même. Au moment où il tourna au coin de la chapelle, il aperçut la tête de Fidélité, ornée des rubans roses, tendue anxieusement ; elle manifesta une grande joie à le voir, sortit dans la rue d’un pas sautillant, et l’embrassa presque sous les yeux des gens. Mais le Sieur Brown la regarda d’un air sombre et sévère et entra, sans répondre à ses démonstrations.

Le Sieur Brown s’était-il endormi dans la forêt, et avait-il seulement eu en rêve la vision troublante du sabbat des sorciers ?

Ce sera comme vous voudrez. Mais, hélas ! ce fut un rêve de malheur pour le Sieur Brown. Après cette nuit-là, il devint sombre, triste, absorbé, défiant, presque égaré. Le dimanche, lorsque les fidèles chantaient le psaume, il ne pouvait pas écouter, car un hymne de péché grondait bruyamment à son oreille et étouffait les accents sacrés. Quand le ministre, en chaire, la main sur la Bible ouverte, discourait avec une éloquence ardente et forte des vérités de la religion, de la vie des saints et de la mort des martyrs, de la félicité éternelle ou du châtiment innommable, le Sieur Brown pâlissait, craignant que le toit ne s’écroulât avec un bruit de tonnerre sur la tête du blasphémateur aux cheveux gris et sur ses auditeurs. Souvent, se réveillant en sursaut à minuit, il s’éloignait du sein de Fidélité et, le matin et le soir, lorsque le groupe de famille s’agenouillait en prière, il fronçait le sourcil, marmonnait tout bas et lançait des regards sévères à sa femme, puis se détournait. Lorsqu’après une longue vie, on le porta en terre, cadavre chenu, accompagné de Fidélité vieillie, de ses enfants et de ses petits-enfants en cortège nombreux, sans compter plus d’un voisin, on n’inscrivit sur sa tombe aucune épitaphe d’espoir ; car sa dernière heure avait été assombrie de ténèbres 6.

 

 

 

Nathaniel HAWTHORNE, Contes,

traduits et préfacés par Charles Cestre,

Aubier-Montaigne, s. d.

 

 

 

 

 

 



1 Publié dans Mosses from an Old Manse, en 1846. L’épisode fantastique qui forme le sujet de ce conte se place aux débuts de la colonie, à l’époque de la ferveur puritaine. La croyance au diable et aux sorciers était aussi ferme que la foi en Dieu et en ses anges. Des gens de ce temps avaient vu de leurs yeux le Malin, sous quelque déguisement, et surpris les suppôts du Malin se rendant au Sabbat.

2 Les martyrs protestants, suppliciés en Angleterre au XVIe siècle par la reine Marie Tudor.

3 Le roi Philippe était le nom que les puritains avaient donné à un chef indien belliqueux, auquel ils firent la guerre au milieu au XVIIe siècle. La répression contre les incursions de cette tribu de sauvages fut atroce.

4 Les anciens puritains croyaient que la forêt, encore habitée dans ce temps-là par les Indiens, était le domaine du diable et de l’idolâtrie.

5 C’était donc une assistance de puritains, aux visages sévères et aux vêtements uniformément de teintes sombres, comme c’était le cas tant que régna l’impitoyable discipline calviniste. Hawthorne, puritain émancipé, fait dans ce conte la satire de cette discipline inhumaine. Elle provoquait des sursauts dangereux. Sa description est d’ailleurs poussée au pessimisme pour les besoins de l’effet artistique. Une légère veine d’humour nous prévient qu’Il s’agit, de sa part, d’une exagération fantaisiste.

6 On le sent inquiet dans son for intérieur, après deux siècles de lumières, de l’existence du mal et de l’influence destructive du péché. Aucun des écrits de Hawthorne ne montre plus clairement comment se rencontrent en lui l’artiste et le puritain. L’artiste est maître de toutes les ressources de la littérature narrative. Le puritain, évolué, dégagé de la crédulité d’autrefois, reste adonné à l’introspection, à l’angoisse des problèmes moraux, à de sombres réflexions sur la nature et la condition humaines. D’où le relief, la justesse et la force d’émotion de ses symboles.

 

 

 

 

 

 

 

 

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