La gardeuse de chèvres

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Magali HELLO

 

 

 

 

 

 

  

 

 

 

 

 

 « J’IRAI cherchant ma patrie et quand je l’aurai trouvée, je m’y installerai. Je filerai la laine. La laine que j’aurai filée sera pour eux, pour les gens de ma patrie. »

Ainsi songeait la gardeuse de chevrettes.

Personne ne savait d’où elle venait. Un matin elle était apparue dans le village. On lui confia quelques chèvres à garder. Elle s’acquitta de sa besogne, accepta le pain qu’on lui donna le soir en échange, et resta au village. Elle resta, mais elle ne s’y plaisait pas. Elle avait faim ; elle avait froid ; elle aurait aimé filer la laine et la tisser et on lui donnait des chèvres à garder.

Elle resta cependant parce que le vieux châtelain, qui habitait le manoir du Vignier, l’ayant rencontrée un jour sur le chemin, l’avait interrogée avec bonté.

Elle resta bien qu’elle eût froid, qu’elle eût désiré filer la laine et qu’on ne lui donnait que des chèvres à garder.

Le bon châtelain mourut. La chevrière s’en fut ailleurs. Dans le nouveau village qui était un grand village dans la montagne, elle eut un troupeau. Tout en surveillant ses bêtes, elle se mit à filer ; la laine qu’elle rapporta le soir à la ferme était presque blanche.

– Qu’est-ce ? dit la paysanne, nous vous avons donné de la laine brune et vous rapportez un fil blanc ! Allez, petite bergère qui faites de l’escamotage, nous vous chassons.

La chevrière s’en fut dans une autre maison. Longtemps elle garda ses bêtes en silence, en regardant la montagne et le ciel.

– Je voudrais tant filer la laine, dit-elle un soir à la servante de la ferme.

– Je t’en donnerai, répondit-elle.

Elle lui remit une quenouille chargée de laine noire. Le soir, la fileuse rapporta une pelote blanche.

– Petite sorcière, dit la servante, qu’as-tu fait ? Montre-moi un peu comment tu files la laine.

– Je ne peux pas vous le montrer, dit la gardeuse. Je ne peux travailler que dans la forêt et seule.

– Le diable est caché par là, ou il y a quelque menterie, dit la servante tout bas.

Elle confia le mystère à sa maîtresse qui s’inquiéta :

– On ne peut pas garder une sorcière dans la maison, dit-elle. Il faut qu’elle s’en aille !

– J’irai, dit la gardeuse de chèvres.

« J’irai cherchant ma patrie ; quand je l’aurai trouvée, je filerai la laine ; la laine que j’aurai filée sera pour eux, pour les gens de ma patrie. »

Et la chevrière s’en fut encore une fois.

Elle marcha longtemps dans les pâturages ; elle traversa des forêts pleines d’ombres, longea des lacs, enfonça jusqu’à mi-jambes dans des champs de neige et s’arrêta enfin dans un chalet noirci qu’une lampe allumée derrière la fenêtre indiquait au travers des arbres. Elle entra. Les gens assis autour de la table parlaient une langue qu’elle ne comprenait pas.

On lui offrit du pain et du lait. Elle s’assit. Trois femmes filaient au rouet. La chevrière les regardait. Quand elle eut fini son repas, elle s’approcha de l’une d’elles, qui était la plus vieille.

– Est-ce que je peux aussi filer ? dit-elle.

– Mais oui, ma fille, mais oui, répondit dans la langue étrangère la toute vieille femme dont la tête branlait. Et je serai bien contente si tu sais conduire le rouet.

La gardeuse posa le pied sur la pédale et tourna la roue chargée de laine blonde. Dès qu’elle toucha le fil tiré, l’enroulant sur la bobine, il se mit à blanchir.

– Quel miracle, dit la vieille femme. Venez donc voir ! la laine devient blanche.

La chevrière fila tout le soir, assise près du foyer.

– Vous resterez chez nous dit la très vieille femme, dont la tête branlait. Nous tissons aussi la laine et nous faisons nos étoffes nous-mêmes. Nous vous apprendrons à tisser.

Silencieuse, la bergère regardait les vieilles femmes et ne pouvait pas croire à son bonheur.

 

À Noël, elle se mit à tisser. L’étoffe était de laine blanche et des fils d’or y apparurent qui dessinaient des arabesques chatoyantes aux rondeurs des plis. Au dehors les chèvres bêlaient et s’appelaient les unes les autres dans le pâturage. Le soir, en descendant de l’alpe, leurs sabots menus et rapides heurtaient la pierre du chemin. Elles passaient devant le chalet. La gardeuse tissait la laine.

Elle tissait l’étoffe blanche où naissaient les dessins d’or. Le ronron du rouet accompagnait sa chanson.

« Je suis allée cherchant ma patrie, et je l’ai trouvée. Je tisse la laine. La laine que je tisse est pour eux, pour les gens de ma patrie. »

 

 

 

Magali HELLO, Terre de miracles, 1929.

 

 

 

 

 

 

 

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