Les deux ménages

 

CONTE

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Ernest HELLO

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

DEUX mariages venaient de se célébrer en même temps à la petite église de Gléni, près La Châtre. Marie venait d’épouser Ives, et sa cousine Blanche venait d’épouser Louis, frère d’Ives.

Les deux cousines avaient perdu leurs pères ; les mères vivaient toujours et ne se ressemblaient pas. La mère de Marie s’appelait Jeanne. La mère de Blanche s’appelait Rosine.

Quand on revint de l’église, les prés étaient couverts de rosée, et les oiseaux sautillaient dans les buissons, en gazouillant tout bas : c’était le matin.

Blanche était blonde, petite, un peu grasse ; elle avait le nez fin, les veux grands, les lèvres fortes, et le sourire un peu malin. Quant à Marie, elle était plus grande que Blanche, svelte et brune. Son visage était sérieux, et, sans être jolie, elle plaisait. On la sentait discrète à la nature de son sourire. Bien qu’elle fût du même âge que Blanche, on lui parlait comme à une femme, et on traitait Blanche en enfant. Elles étaient nées le même jour, on les mariait le même jour, elles épousaient les deux frères.

 

 

 

II

 

 

Marie et Ives se choisirent leurs joies pour ce jour de fête. Suivis de trois ou quatre amis, ils gagnèrent le bois voisin. La première, la meilleure de ces amies était Jeanne, la mère de Marie. Cette vieille femme était jeune, car elle était gaie, et son bonheur était grand, car il était le même que le bonheur de sa fille. Les mariés et leur petit cortège s’engagèrent dans d’étroits sentiers ; au bout de quelques pas, ils entendirent un léger bruit, se retournèrent, et virent un ami qui arrivait en trottant, sans avoir été invité à la fête.

C’était l’âne gris de la maison. Il s’était échappé tout joyeux de l’écurie, sans bride ni bât ; libre, pour la première fois, depuis le jour où on l’avait retiré à sa mère. On lui permit d’être heureux avec les autres, et, quand il arriva dans la grande clairière, on partagea avec lui les fraises qui couvraient la pelouse.

Marie regardait son âne gris, le muguet blanc, les arbres verts, les fraises roses, avec ce bonheur indicible et muet qui part du fond de l’âme et se répand sur la nature, sur les détails de la vie, pour tout éclairer et tout réjouir : la joie et la gaieté naissaient sous les pas de la famille et naissaient à tout propos. Marie jouissait de tout, partageait toutes les joies, jusqu’à celle de son âme. Le doux animal trottait le long des sentiers, montrant à découvert une belle raie noire en croix sur son dos et sur ses épaules. Jeanne, les yeux humides de bonheur, regardait sa fille et son fils avec une tendresse toute jeune : elle donnait sa fille à un fils qu’elle aimait ; elle la donnait joyeusement, et la trouvait en la donnant.

Le même jour, à la même heure, Rosine, la mère de Blanche, regardait sa fille avec une irritation mal contenue ; elle ne donnait pas sa fille, la vieille Rosine, elle la cédait à contrecœur ; elle croyait la perdre, et réellement elle allait la perdre, par cela seul qu’elle le croyait, car la jalousie s’aliène tous les cœurs : voulant tout garder pour elle, elle perd tout ; voulant tout avoir, elle n’a rien.

Jeanne avait élevé sa fille Marie afin qu’elle devînt un jour épouse et mère. Rosine avait élevé sa fille Blanche pour qu’elle restât sa fille, et ne devînt pas autre chose.

Donc Jeanne devait avoir toujours dans Marie une fille et une amie. Rosine devait avoir bientôt dans Blanche ou une ennemie ou une victime ; elle n’eut qu’une complice, qui détesta Rosine et Louis.

Blanche, Louis, Rosine et beaucoup d’invités dînèrent ensemble chez le plus fameux aubergiste du village. On rit beaucoup pendant ce dîner ; mais personne ne s’amusa, personne n’emporta une joie intérieure, personne ne se sentait léger.

Quand on rentra à la maison, la vieille Jeanne se jeta au cou d’Ives, qu’elle aimait comme un fils, et qui l’aimait comme une mère. Personne n’avait rien perdu : tout le monde avait gagné.

Quand on rentra à la maison, la vieille Rosine jeta sur Louis un regard contraint. Elle lui reprochait intérieurement de lui avoir volé sa fille.

Jeanne, en embrassant son fils, lui recommanda de rendre sa fille heureuse.

Rosine n’embrassa pas son fils, et, en embrassant sa fille, lui laissa deviner qu’elle regrettait d’avoir un gendre. La vieille femme se retira immédiatement à l’écart, non par discrétion, mais par mauvaise humeur. Elle se retirait, non pour laisser Blanche et Louis seuls, mais pour avoir le droit de se dire chassée, pour se préparer elle-même un grief contre eux. Louis sentit qu’il n’était reçu ni comme un enfant, ni comme un ami, ni comme un maître. Il en fit l’observation à Blanche, qui se mit à pleurer. La journée finit dans la froideur, dans la défiance, dans la contrainte et dans les larmes.

La vieille Jeanne s’endormit en se disant : « Je ne sais si j’ai bien rempli mon rôle de mère. Je ne sais si j’ai été assez bonne pour eux. Je m’unirai à Ives pour soigner le bonheur de ma fille. Je consulterai, je me défierai de moi-même, et Marie sera heureuse. »

La vieille Rosine ne s’endormit pas sans s’être dit vingt fois qu’elle avait rempli tous ses devoirs et qu’elle était irréprochable. « Avec un jugement sûr et droit comme le mien, pensait-elle, on n’a pas besoin des conseils des prêtres, et j’ai la conscience tranquille. »

 

 

 

III

 

 

Le lendemain des deux mariages, les deux familles songèrent aux visites de noce. « Allons donc bien vite voir le vieux Bertham, dit Rosine à Blanche. Peut-être ton mari voudra t’en détourner. Défie-toi des amis qu’il voudra te donner. Reste fidèle aux vieux amis de ta famille. Bertham a de l’expérience ; il a un jugement droit. Il sait ce qu’on doit à la vieillesse, et si tu es tentée de l’oublier, il te le rappellera. »

Bertham possédait aux environs de Gléni une cabane, et on le trouvait toujours assis sur le bord du chemin, en face de cette cabane, le jour, tressant les paillassons, le soir, regardant jouer les enfants dans la rue. Ses vêtements en lambeaux, d’où sortaient des pieds et des mains énormes, retombaient flasques et malpropres sur ses membres grêles. Son visage allongé, couleur de cuivre, sillonné de rides énormes, était ombragé de cheveux noirs et crépus. Ses larges oreilles étaient plates et blafardes ; les sourcils et les cils étaient blancs, l’œil fauve et couvert. Bertham clignotait dès qu’on lui adressait la parole. Sa bouche mince était garnie de dents blanches, serrées et pointues comme les dents d’un loup. Cet homme avait je ne sais quoi de fantastique et de sombre qui saisissait. Rosine et Blanche avaient de l’attrait pour lui, tandis qu’il inspirait à Jeanne et à Marie une secrète répulsion. Bertham semblait inoffensif, parlait peu et pensait encore moins.

Marie refusa d’accompagner sa cousine chez Bertham.

Rosine et Blanche entrèrent seules, causèrent avec le vieillard, regardèrent curieusement sa cabane. Le vieux fauteuil de Bertham avait les pieds enfouis dans des épluchures de légumes. Ces légumes étaient la nourriture habituelle de deux lapins. Les deux lapins broutaient au milieu d’une douzaine de poules conduites par un coq noir fort jaloux de son autorité, qui se prélassait dans tous les coins de ce taudis. Ce désordre était affreux. Blanche toucha à tout en riant aux éclats, et finit par mettre la main sur une vieille boîte cachée derrière les rideaux du lit. À ce moment, le vieux pâlit et s’avança vivement pour la lui retirer des mains. Ce mouvement si brusque n’était pas nécessaire ; Blanche avait déposé la boîte sur une planche avec une terreur inexplicable.

– Le vieux a un trésor, dit Rosine à sa fille, quand elles furent sorties de la cabane.

– Non, mère, dit Blanche ; la boîte était légère.

Cependant tout s’ébruite dans les villages. Bertham acquit cette importance énorme que donne aux yeux des paysans un trésor supposé ; aussi l’on plaignait Marie et l’on enviait Blanche, car Bertham n’approchait jamais la première, et passait des journées entières chez la seconde.

Lorsque Blanche et Louis étaient aux champs, Bertham et Rosine causaient ensemble. Vers le soir, Blanche rentrait un peu avant son mari. Pendant cet instant, Bertham lui adressait paternellement la parole : il la plaignait d’être dominée, subjuguée par Louis. Une femme, disait-il souvent, ne doit pas être l’esclave d’un homme. Blanche s’excusait comme une coupable ; elle craignait, disait-elle, de rendre son mari malheureux, de le pousser à de graves désordres, de compromettre pour toujours la paix et le bonheur de sa vie. – Pauvre enfant, répliquait Bertham, vous ne voyez donc pas que plus une femme obéit, plus son despote devient impérieux ! Allons, un peu de caractère et de dignité, si vous voulez être heureuse.

Peu à peu, Blanche faiblit. Bientôt elle passa à ses yeux, et aux yeux de tous, pour une esclave, pour une victime malheureuse, innocente et persécutée.

Louis n’entendait, en rentrant chez lui, que des théories confuses et extravagantes. Il déserta sa maison ; il n’y rentrait que pour dormir. Blanche fut livrée à Bertham, qui continuait ses enseignements.

 

 

 

IV

 

 

La maison de Jeanne était heureuse et charmante. Le matin et le soir, la mère et les deux enfants disaient leurs prières en commun. On riait, on s’aimait, on s’embrassait, on se trouvait riche.

Quand les enfants rentraient, ils trouvaient sur le seuil de la porte la vieille et charmante Jeanne, qui les recevait avec une égale tendresse. Jeanne ne cherchait que le bonheur des autres : par conséquent, elle faisait le sien. Marie et Ives l’entouraient de leur affection, et, plus ils s’aimaient, plus ils aimaient leur mère ; tandis que Rosine, en détachant sa fille de son mari, l’avait, par une punition merveilleuse, détachée de sa mère en même temps.

 

Un dimanche du mois de juillet, Marie et Ives allaient à l’église. Ils rencontrèrent Blanche qui marchait en sens inverse. Marie avait toujours ses habits de paysanne. Blanche avait adopté ceux des grisettes de la ville. Blanche arrêta sa cousine par le bras :

– Il faut que je te parle, lui dit-elle d’un air sombre.

– Je veux bien, dit Marie ; la messe n’est pas encore sonnée. Ives fera un tour le long de l’eau.

– Vois-tu, dit Blanche à sa cousine, d’une voix saccadée, Bertham a un secret. Il peut nous donner tout l’argent que nous voudrons. Je pars pour Paris avec ma mère. Bertham sera notre domestique. Nous serons riches, riches, riches, entends-tu ?

– Et Louis ! répondit Marie.

– Louis se dérange, dit Blanche ; je ne lui dois plus rien.

– Malheureuse ! cria Marie, comment rendras-tu à Bertham son argent ?

– Tu ne comprends donc pas ? Je te dis qu’il a un secret ! cria Blanche presque tout haut, puis, baissant la voix : Il y a chez lui une boîte que j’ai touchée le jour de mon mariage.

– Eh bien ? dit Marie, qui avait le frisson sans savoir pourquoi.

– Eh bien, dit Blanche d’une voix basse et précipitée, les petites pièces d’argent qu’on y met se changent en pièces d’or : nous partons pour Paris.

Marie regarda Blanche fixement.

– Au nom du ciel, refuse et reste, dit-elle.

Blanche dégagea ses deux mains de l’étreinte de Marie et partit sans répondre.

Deux jours après, ni Bertham, ni Rosine, ni Blanche n’étaient plus au village. Louis tomba dans un désespoir très voisin de la folie. Ives alla le trouver, le prit par la main, l’amena dans sa maison. Mais Louis resta dans une sorte d’hébétement, et on l’entendait chanter à voix basse une complainte monotone.

 

 

 

V

 

 

Jeanne, Marie et Ives étaient heureux. Ils travaillaient et ils s’aimaient sans jalousie. Ils travaillaient à la terre. Le travail rend à l’homme les vraies richesses, les richesses fleuries, parfumées, vivantes, la splendide abondance sans laquelle les trésors du monde entier perdent leur valeur.

Les richesses de la terre sortaient de leurs mains rudes et vigoureuses.

Marie interrompait par instants son travail, s’appuyait sur sa bêche et disait à Ives, en regardant la terre :

– Nous sommes heureux, Ives ; nous nous aimons ; nous travaillons, parce que c’est la loi. Nous avons un peu écorché cette pauvre terre sur laquelle nous vivons ensemble. Nous lui avons confié un grain ; nous pouvons rentrer dans notre maison. Dans quelque temps, elle sera couverte, cette terre chérie et reconnaissante, de fleurs roses, bleues, parfumées. Il fera frais le long des prés. Un peu plus tard, les arbres plieront sous le poids des fruits ; les blés seront mûrs ; nous n’aurons plus qu’à avancer la main et à prendre ce que Dieu offre, comme dans ce pays des contes de fées où on relève, en se baissant, des perles et des rubis. Tout nous est rendu au centuple. Il me semble qu’en retour nous devons quelque chose à Dieu. Quand je suis à l’église, quand je m’adresse à lui, je sens dans mon cœur une joie profonde, comme si je ne pouvais lui parler sans recevoir à l’instant ma récompense ; il nous comble de biens ; que pouvons-nous lui rendre ?

– Tiens, dit Ives, voici la réponse.

En effet, un pauvre venait à eux et demandait l’aumône.

Marie alla à sa rencontre :

– Venez, lui dit-elle, voici ma maison. Vous la reconnaîtrez aux roses qui sont plantées le long des fenêtres ; venez souper avec nous tous les soirs. J’obéis à mon maître en vous parlant ainsi.

Le pauvre y vint, et s’assit comme les autres près de la cheminée, en mangeant sa soupe et son pain. Ce mendiant jouait de la flûte et accompagnait Louis quand Louis chantait sa complainte.

 

 

 

VI

 

 

Un soir, Ives, Marie et Jeanne, le vieux pauvre et Louis, étaient réunis dans la cabane.

Assise sur le banc de bois qui garnissait la grande cheminée, Jeanne s’était endormie ; Louis fredonnait sa complainte ; Ives tressait des paniers ; Marie racontait tout bas au vieux musicien, devenu son ami, l’histoire de Blanche et de Rosine. Au dehors, le vent soufflait avec violence. Tout à coup, un cri, un seul, mais déchirant et terrible, se fit entendre. Louis, retrouvant son agilité perdue, sauta d’un seul bond vers la porte, en criant : « Blanche ! » et disparut. Tous coururent dans la direction qu’il avait semblé prendre ; tous rentrèrent, après quelques heures de recherche, sans l’avoir retrouvé.

Ils se racontaient les uns aux autres leur poursuite vaine, quand ils aperçurent une troupe de paysans qui venaient à travers champs, portant un brancard. Les paysans approchèrent de la cabane, déposèrent le brancard au milieu de la grande cuisine, tout à l’heure si calme, et le découvrirent. On aperçut alors Blanche et Louis couchés l’un près de l’autre. On les avait trouvés au bas de la montagne, et on les avait rapportés sans connaissance. Blanche vêtue de velours et d’hermine, Louis dans sa blouse de futaine. Que s’était-il donc passé ? Le médecin fut appelé en toute hâte. Blanche et Louis rouvrirent les yeux l’un après l’autre mais les yeux de Blanche restèrent fixes ; elle refusa de quitter ses riches vêtements, et rit d’un rire affreux ! Elle avait perdu la raison. Louis jetait sur elle des regards désolés : il la perdait une seconde fois.

Il demeura comme anéanti. Il avait oublié sa complainte. Le vieux musicien, consterné du malheur de ses amis, avait oublié sa flûte, et le silence régnait dans la maison.

Un soir, Ives dit à Marie :

– La gaieté a quitté la maison, il faut qu’elle y revienne. Tout le monde est triste. Relève-toi, car il faut que tu nous relèves. Chante un de nos vieux airs d’autrefois, Marie ; Pierre (c’était le nom du musicien) t’accompagnera. Il retrouvera sa flûte quelque part, si tu l’ordonnes.

De grosses larmes vinrent aux yeux de Marie ; il y avait si longtemps que personne n’avait chanté dans la maison ! Jeanne l’encouragea d’un regard et Marie chanta doucement d’une voix basse et tremblante la complainte de Louis. Louis leva la tête, au bout d’un instant, ses yeux brillèrent d’un éclat étrange qu’on ne leur connaissait pas. Blanche tremblait et sa pâleur était effrayante. Le vieux Pierre reprit sa flûte et accompagna Marie. Celle-ci, sans se rendre compte de rien, sentit qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire. Sa voix s’éleva et devint frémissante. Pierre avait rejeté en arrière ses cheveux blancs ; sa taille s’était redressée. Tout à coup, Louis se leva, courut à un vieux coffre, seule richesse qu’il eût conservée, et l’ouvrit avec transport. Il en retira une vieille coiffe de dentelle jaune et flétrie à laquelle pendaient encore quelques boutons de fleurs d’oranger. Ses membres tremblaient, ses genoux pliaient. Blanche courut à lui, l’entoura de ses bras et cria de toute sa force :

– Anne ! Marie ! Ives ! Louis ! je suis sauvée !

– Elle pleure, dit Marie, elle n’est donc plus folle !

Se dépouillant à la hâte des lambeaux d’hermine et de soie qui la couvraient encore, Blanche puisa dans ce coffre ses habits de jeune mariée. Elle suspendit au crucifix de Marie la couronne d’oranger et coiffa la coiffe jaunie de son mariage, que Louis couvrait de baisers.

Or on trouva dans la belle robe de Blanche une lettre ainsi conçue  :

 

« La boîte que tu sais est perdue. Nous irons, Bertham, toi et moi, demain soir, sur la montagne où on en fabrique. Sois exacte au rendez-vous, ma fille.

« Signé : Rosine. »

 

On retrouva sur la montagne deux cadavres calcinés. Les habitants du pays crurent reconnaître Rosine et Bertham.

 

 

 

Ernest HELLO, Contes extraordinaires, 1879.

 

 

 

 

 

 

 

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