La laveuse de nuit

 

CONTE FANTASTIQUE

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Ernest HELLO

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

LES goélands s’abattaient sur le rivage désert : on entendait du village de Saint-Adrien leurs cris aigus et rauques, froids comme la nuit. Mais dans la ferme où est réunie la famille des Plernick (nous sommes au fond de la Bretagne), une seule personne écoute.

Les paysans n’entendent pas les bruits de la nature, et si quelqu’un d’entre eux saisit une harmonie entre les plaintes de son âme et celles de la tempête, celui-là va cesser d’être campagnard.

Le vieux Plernick, sa journée faite, mange une écuelle de bouillie de blé noir sous la cheminée : près de lui sa femme file silencieusement sa quenouille.

Dans un coin de la chambre, à côté d’un verre de cidre vidé, dort un jeune homme, la tête dans ses mains et les coudes sur la table : c’est le gendre des deux vieillards. Anna, sa femme, prend les derniers soins de la journée, range la cabane, prépare la nuit ; mais je crois voir dans son œil une certaine mobilité de prunelle et dans ses gestes une vivacité étrangère au paysan ; elle travaille avec une activité qui semble venir de l’esprit, et s’arrête de temps en temps. Écoute-t-elle les goélands de la côte, qu’elle n’écoutait pas hier ? Peut-être !

Que s’est-il donc passé ? – Une fête. La famille Plernick a bu et dansé tout le jour à la noce d’un richard du voisinage, leur propriétaire ; car la cabane n’est pas à eux.

La porte s’ouvre, et il entre une cinquième personne : c’est une enfant de quinze ans, mal vêtue, déguenillée, une fille de ferme qu’on a prise pour faire le gros ouvrage ; elle s’appelle Ivonne.

Cette enfant ne regarde personne en face.

Le bonhomme, sans quitter sa place, pose près de lui son écuelle vide, et allume sa petite pipe pour la fumer.

Pierre, c’est le nom du jeune homme, vient de s’éveiller. Il se lève.

– Où vas-tu ? dit le vieillard.

– Au Dolmen, pour les filets, répondit Pierre.

– La pêche ne donnera rien demain et il ne fait pas bon approcher du Dolmen ce soir, reprend le bonhomme.

Les paysans bretons ne demandent jamais l’explication de rien.

Pierre s’assoit à la place qu’il vient de quitter.

La jeune femme lève la tête et regarde le vieillard ; elle a le désir de le questionner, mais le regard de son père lui ferme la bouche. La petite fille s’adresse à la bonne femme et lui dit, sans toutefois la regarder :

– Que se passe-t-il donc ce soir au Dolmen ?

Le vieillard essaye d’imposer silence à sa femme d’un geste que celle-ci ne comprend pas, et, soupirant comme les vieilles gens qui se laissent aller au souvenir de leurs jeunes années, elle s’apprête, contre son habitude, à parler longuement, et causant moitié avec elle-même, moitié avec les autres :

– J’ai vu cela, dit-elle, mes enfants. On appelait cette femme la Mère de l’argent, parce que, disait-on, l’argent faisait des petits chez elle. Vous lui prêtiez dix francs : au bout de l’année, elle vous en rendait cent ; cent francs, elle vous en rendait mille ! C’est vrai, comme je vous le dis là. Tous les pauvres gens lui portaient leurs épargnes. Il paraît qu’en rentrant chez elle, il fallait donner à manger à un oiseau de nuit, qui perchait sur la porte ; souvent l’oiseau vous mordait jusqu’au sang. Mais bien des gens ont fait leur fortune, jusqu’au jour où, à ceux qui venaient demander l’intérêt de leur argent, la vieille a répondu :

« Bonsoir, il n’y a plus rien. »

La nouvelle, vous le pensez bien, se répandit dans le canton, comme un incendie, que la Mère de l’argent ne payait plus. Les pauvres gens perdaient tout à la fois, capital et intérêt. Et moi-même, mes enfants, si M. le curé ne m’eût mise en garde, j’aurais fait comme les autres. Personne ne dormit cette nuit-là dans le pays. Je n’oublierai jamais, tant que je vivrai, la journée qui suivit. On envahit la maison de la vieille. Celle-ci semblait sourde et muette ; elle ne répondait rien, sinon que l’argent n’était plus là. On fouilla dans la maison, dans le lit, dans les armoires ; on défit les matelas ; on chercha jusque dans les jointures des planchers, tout cela sans dire un mot. Mais les figures étaient pâles.

On ne trouva rien.

Après le premier froid de la terreur, il y eut comme une rage. Ce furent des cris, des larmes, des malédictions ! Je vois encore d’ici une femme qui vint chez moi, folle, s’arrachant les cheveux, hurlant comme un loup, et se jetant à mes genoux comme si le secours eût été en mon pouvoir. Elle ne s’entendait plus ; elle me criait : « Grâce ! » d’une voix qui me fendait le cœur : « Grâce ! mon mari va me tuer ! J’ai caché chez elle mes économies, pour qu’il ne les boive pas au cabaret. Je lui ai dit qu’elles étaient toujours dans mon armoire. Il va me redemander la dot de notre fille et je n’aurai rien à lui donner. Je ne rentrerai plus chez moi. » Et la femme, déchirant ses vêtements, monta sur le Dolmen, d’où elle se jeta dans la mer. On a retrouvé le matin, à la marée descendante, son corps meurtri.

Et ces peines-là s’entendaient de tous les côtés, du matin au soir, du soir au matin. On ne parlait plus, on ne faisait que pleurer. La campagne ressemblait à un cimetière. On ne tuait pas la vieille, et même on la ménageait encore, parce qu’on espérait toujours. On l’abordait d’un air suppliant ; mais elle, sans répondre, se tenait dans sa cheminée : une main sur sa pelle et l’autre derrière le dos, elle avait l’air de préparer quelque nouvelle horreur ; quand elle faisait entendre un bruit, c’était comme un ricanement.

Un jour, elle voulut quitter le pays. Alors les paysans la poursuivirent à coups de fourche. Hommes, femmes, enfants, tout le monde se mit de la partie, comme on fait pour les chiens enragés, et on l’atteignit près du Dolmen. « Dire que je ne pourrai la tuer qu’une fois ! » cria une vieille paysanne en baissant le bras qui tenait une fourche. Le coup porta sur la tempe gauche. La Mère de l’argent tomba ensanglantée et s’appuya sur la grande pierre. Tous reculèrent : ils avaient peur de leur vengeance, car ils croyaient en Dieu. Mais il n’était plus temps. La vieille ne se releva plus.

Voilà quarante-neuf ans de cela, mes enfants ; mais il paraît que tous les sept ans, à la pleine lune de décembre, à minuit, ceux qui vont regarder le Dolmen, voient au clair de lune une vieille en haillons qui se tient debout sur la pierre. Elle pousse des cris plaintifs, puis tout à coup tire de sa poche des écus d’argent et s’approche à pas lents de la mer ; elle y plonge les pièces blanches, les lave, les lave encore, les regarde au clair de la lune, les lave toujours. Alors elle tire de sa robe un couteau de cuisine et s’ouvre le sein ; puis elle lave l’argent avec son sang, en rugissant elle se raidit les bras, et tord son argent comme du linge, le regarde, aiguise sur le Dolmen la pointe du couteau, agrandit la blessure qu’elle vient de se faire, se déchire la poitrine avec fureur, comme si le fer froid la rafraîchissait ; quand elle est inondée, elle embrasse avec amour les écus d’argent et les plonge dans le sang rouge.

On dit qu’alors elle se tourne lentement de tous les côtés et regarde dans la campagne autour d’elle, et que ceux qui l’appellent la voient entrer. Elle tend la main ; on y dépose un écu, encore comme autrefois. On est riche le mois qui vient ; mais gare à la septième année ! Il paraît que quelques-uns l’ont vue entrer seulement pour avoir pensé à elle. On dit qu’elle entend les mauvais désirs comme les chiens sentent l’odeur des morts.

La bonne femme cessa de parler, et le silence se fit dans la chambre. Le bonhomme ne disait mot. Pierre s’était rendormi. Anna était triste.

Livrée aux pensées dangereuses du soir, à la faiblesse de cette heure incertaine, elle était bercée par cette espérance vague qui se croit encore innocente parce qu’elle ne sait pas où elle conduit. « Si tu étais riche, lui disait à l’oreille la voix qui ment toujours, il n’y aurait plus de pauvres dans la campagne, et c’est toi qui renoncerais au bonheur modeste dont tu jouis. »

Mais elle reconnut l’accent du tentateur. Habituée à veiller sur elle et à se vaincre, elle avait amassé, dans les petites occasions, dans les luttes journalières, ces forces qui préparent les grandes victoires. Elle s’était assez souvent mesurée avec la tentation pour la traiter d’avance en vaincue. D’ailleurs, elle savait le moyen : elle fit le signe de la croix.

Quant à Ivonne, ses yeux brillèrent. Elle aussi connaissait les difficultés de la vie ; elle avait l’habitude de la défaite.

« Est-ce qu’on est riche comme celle qui vient de se marier aujourd’hui ? dit-elle. Est-ce qu’on a un château et des domestiques ? » Elle se parlait à elle-même, jetait sur ses vêtements déchirés un regard amer, comme si elle eût regretté les habits de fête qu’elle quittait ; puis son œil devint vague.

La famille se coucha. Les deux vieillards et Pierre se couchèrent comme tous les jours. Anna s’endormit avec délices : après avoir senti dans la journée les premiers désordres du désir, elle se serrait tendrement contre son bonheur, se réfugiait en lui ; elle savourait cette joie, ignorée comme toutes les grandes joies, et qui n’a que Dieu pour témoin, la joie douce et immense des victoires intérieures ; elle aimait en ce moment-là tous les hommes.

Ivonne se coucha sans s’être mise à genoux. Elle se sentait seule. Ne prenant pas encore la tentation au sérieux, elle s’amusait à se laisser tenter : ses yeux étaient attachés sur une pièce d’or qu’elle avait prise près d’elle dans son lit ; cette pièce, la première qu’elle eût jamais eue en sa possession, elle l’avait rapportée de la fête. De qui la tenait-elle ? Je l’ignore ; mais ce que je sais, c’est qu’elle prenait plaisir à la cacher dans ses draps, puis à l’en retirer et à la voir briller.

– Tu n’as pas éteint la chandelle, Ivonne, cria de son lit la vieille mère.

– J’éteins, j’éteins, répondit l’enfant, qui, forcée de renoncer à sa joie, serra avec amour et force la pièce d’or dans ses mains, comme si elle eût voulu s’infuser le métal dans le sang. Elle éteignit la résine. Minuit sonna à l’horloge de Ploemeur ; les douze coups retentirent lentement dans le silence de la nuit. La jeune fille prit deux cailloux qu’elle avait instinctivement mis à sa portée, et fit jaillir une étincelle pour voir une fois de plus briller le jaune de l’or ; elle avait peine et plaisir ; elle s’abandonnait à une sorte de défaillance agréable ; ses yeux s’allumaient, que se passait-il dans son âme.

L’or l’attirait comme le reptile attire l’oiseau, le gouffre, celui qui se penche, la vue du sang, la bête féroce. L’étincelle mourut. "Ce serait le moment," pensa Ivonne. Elle sentit ce malaise qui précède les chutes, semblable à une avance que vous ferait le désespoir. Puis elle se cacha sous la couverture comme pour échapper à quelque regard qui l’eût suivie dans l’obscurité. Cinq minutes plus tard environ, elle entendit une clef grincer dans la serrure. Et elle se sentit pâlir dans les ténèbres.

« Entrez », pensa-t-elle.

Elle ne vit rien, mais elle entendit distinctement le bruit d’un bâton noueux comme ceux sur lesquels les vieilles gens s’appuient ; puis une main froide lui toucha le cou.

Dans la chambre voisine Anna dormait paisiblement.

Le lendemain, quand Ivonne se rhabilla, Anna lui dit :

– Je ne te vois plus la croix d’or que tu portais au cou.

Ivonne fit semblant de chercher quelque chose dans l’armoire pour cacher sa pâleur.

– Peut-être l’aurai-je perdue hier en dansant, dit-elle avec indifférence, mais sa voix chevrotait.

 

 

 

II

 

 

Voici ce qui s’était passé au château le jour de la fête.

Jean Kernorak épousait Louise, belle et charmante. Les paysans conviés chantaient dans la campagne, aux rayons du soleil, au son du vieux biniou breton, dans leurs habits de fête, avec l’ardeur sérieuse des fêtes bretonnes. Jean et sa femme, qui chantaient, beaux et confiants comme la jeunesse, s’arrêtèrent et saluèrent en passant un vieillard affaissé plutôt qu’assis dans un fauteuil de bois noir. C’était le père de Jean, de l’heureux Jean et de la belle Louise. Le vieillard détourna la tête, comme si le spectacle de ses enfants lui eût été odieux.

La pâleur de cet homme était livide ; ses mains étaient tremblantes, épaisses, courtes, humides et froides comme celles des gens à qui rien ne répugne ; ses lèvres pendantes dénotaient les hideuses faiblesses d’une nature emportée et vacillante ; il semblait étaler avec je ne sais quel plaisir les difformités de la vieillesse et de la maladie. On eût dit que, par son attitude de bête fauve, par le cynisme de ses vêtements, il eût voulu arrêter l’élan du bonheur. Le corps semblait mort ; la vie s’était réfugiée dans le regard, où éclatait un feu sombre. Ce regard attestait tous les vices de la vie, grouillant au sein de la mort, dans un cœur déjà glacé. Il regardait rire autour de lui les jeunes gens avec le sourire particulier à ceux qui espèrent toujours voir la joie flétrie et l’innocence perdue ; puis, baissant les yeux, il regarda la terre comme un homme qui songe au passé. Il regrettait une fille qu’il avait perdue et n’entendait plus rien de ce qui se passait autour de lui ; il n’avait eu dans sa vie qu’une affection : il avait aimé sa fille, s’il est permis d’employer ce mot à propos d’un tel homme.

Cette enfant, morte à vingt ans, avait cependant trouvé le temps d’être un monstre. Près d’elle, et près d’elle seule, le vieillard avait pu ne rien cacher ; il s’ouvrait à elle, il trouvait en elle le complément de lui-même. Sentant tout vieillir en lui, il caressait amoureusement les vices encore jeunes de celle qu’il avait formée et en qui il espérait revivre ; il avait compté sur elle pour accomplir les œuvres qu’il avait désirées : celle-là ne l’eût pas trahi.

Quand elle était morte, il avait sentit s’éteindre la plus vive partie de lui-même. Haïssant le bonheur des autres, le soleil et le ciel bleu, il repassait les beaux temps de sa vie : l’époque où vivait sa fille.

La femme Hourra, la Mère de l’argent, était sa fermière. Souvent il s’enfermait avec elle de longues heures dans quelque coin retiré. Sa fille seule avait le droit d’entrer. Il paraît qu’une amitié épouvantable et un commerce mystérieux unissaient ces trois êtres.

Tout à coup, le vieillard se leva comme s’il fût revenu aux jours de sa première jeunesse :

– Ma fille, s’écria-t-il.

Et il sauta au cou d’Ivonne qui passait.

– Tout n’est donc pas fini ? dit-il d’une voix étouffée. Elle me disait bien, Hourra, elle qui savait les secrets, que ma fille n’était pas morte, que je reverrais l’enfant de mes entrailles.

Et le vieillard, galvanisé par une tendresse horrible, semblait prêt à oublier ses infirmités et à prendre part à la fête.

– Oui, tu es ma fille ! ma fille ! s’écriait-il, la nature ne fait pas deux êtres si semblables. Viens ! viens avec moi !

Et il l’entraîna vers sa demeure.

Un certain jour, Jean, le jeune marié, se sentit pris, en sortant de table, d’une douleur de tête inconnue. Le lendemain, il ne souffrait plus ; mais il était pâle encore. Cette pâleur augmenta, et, au bout d’un mois, sans agonie, sans maladie connue, il dit à sa jeune femme, dont les yeux n’osaient plus se fixer sur lui :

– Louise, je désire que cette campagne, pleine de souvenirs, soit ma dernière demeure. Fais-moi porter, je te prie, près de la cabane des sabotiers, quand tu verras que tout est fini. Pardonne à mon père et ne venge pas ma mort. Ne dérange pas ce qui doit se passer.

La jeune femme le crut en délire ; et d’ailleurs le désespoir ne cherche pas à comprendre.

– Écoute, dit le malade : n’entends-tu rien ? Louise prêta l’oreille.

– On dirait que quelqu’un parle dans la chambre qui a été celle de ma sœur.

– Tu ne te trompes pas, dit Louise, et cependant j’ai entendu dire que personne n’y est entré depuis sa mort. La porte est condamnée.

Louise était près de la fenêtre ; elle vit, sans la reconnaître, Ivonne qui passait dans la cour. Le bruit cessa.

Louise entra dans la chambre condamnée ; elle y resta longtemps. Tous les domestiques étaient absents à la même heure. La jeune femme revint dans la chambre de son mari, lui demanda comment il se trouvait et n’eut pas de réponse : elle sortit sur la pointe des pieds. Mais ces précautions étaient inutiles, son mari ne devait plus être gêné par aucun bruit. peut-être avait-il fait, pour appeler, un effort inutile.

Cependant son père ne témoigna ni surprise ni douleur de cette mort étrange, mais il devint plus sombre et bientôt lui-même mourut soigné par sa belle-fille Louise et aussi par Ivonne, Ivonne la préférée de son cœur, à laquelle par testament il laissait tout son bien.

 

 

 

III

 

 

Sept ans se sont écoulés. Le château a changé de maître. Que sont devenus les deux vieillards, Pierre, Anna, et Ivonne ? Quant à Pierre et aux vieillards, ne me demandez pas leur histoire. Ceux qui ne prennent point part aux combats n’ont pas d’histoire.

Voici ce qui se passait au château.

Les domestiques riaient, buvaient, chantaient devant une table bien servie. Un cri se fit entendre.

– N’irons-nous pas voir ? dit Marie, la plus jeune de deux servantes.

– Ah bah ! dit un autre domestique ; il a crié aussi là-bas, notre vrai maître, le fils, l’héritier de tout, et elle a su faire que personne ne fût là pour lui porter secours. C’est une histoire qu’on n’éclaircira pas de longtemps.

– Tais-toi, dit Marie, ne dis pas de ces choses-là.

– Je sais ce que je sais, répondit l’homme.

Dure et injuste envers ses gens, Ivonne s’était fait haïr de tous. Elle avait usé de la richesse comme en usent ceux qui l’ont désirée immodérément.

– Va donc voir, disait Jeanne. Qui sait si ce cri n’est pas le dernier ?

– Va toi-même si tu veux, répondait Julie qui devint pâle.

La porte s’ouvrit, et une jeune femme entra, c’était Anna. Anna n’avait jamais pénétré dans cette demeure sans avoir été saisie de ce froid particulier que vous connaissez peut-être et qui ressemble aux caresses glacées d’une main invisible. Jamais aussi elle ne rentrait chez elle sans éprouver un sentiment de joie et de sécurité ; elle subissait dans sa cabane ce charme de la simplicité qui parfois nous saisit au cœur quand nous traversons un village et que nous regrettons de le quitter si vite. La simplicité est attendrissante. Devant Anna, les domestiques prirent un air de componction.

– Comment va-t-elle ? demanda la jeune femme.

– Pas bien, ma pauvre dame, dit Jeanne ; elle est tous les jours plus pâle que la veille, et les médecins ne conçoivent rien à cette maladie-là.

– Et vous la laissez seule ? dit Anna.

Personne ne répondit.

– Madame, dit Jeanne à voix basse, je ne vous engage pas à entrer.

Sans répondre, Anna prit le chemin de la chambre d’Ivonne, et Jeanne la suivit presque involontairement.

Quand elles furent seules :

– Jeanne, dit Anna, il fallait m’avouer que vous n’osiez plus veiller, je vous aurais remplacée.

– J’ai veillé, bien sûr, dit Jeanne, j’ai veillé.

On arrivait à la chambre de la malade. Anna ouvrit malgré Jeanne, qui, instinctivement, retenait sa main. Ivonne était sur son lit, pâle comme les vivants ne le sont jamais, comme les morts ne le sont pas ordinairement. Anna approcha un miroir de ces lèvres sans couleur : le miroir ne fut pas terni.

Il y eut entre les deux femmes un silence terrible.

– S’il y a là-dessous quelque chose de plus affreux que la mort, jurez-moi le secret, dit Anna à Jeanne.

– C’est à vous de me le jurer, si vous voulez savoir, dit Jeanne à Anna.

– Parlez, dit Anna.

– Vous ne répéterez à personne ce que je vais vous dire. On rirait de moi.

– Parlez donc.

– Cette nuit, dit-elle, je veillais Ivonne. À minuit je me suis éveillée ; j’avais froid. J’entendis un petit bruit ; je vis une lueur, mais je croyais que c’était la veilleuse qui éclairait la chambre comme toutes les nuits. Je me levai pour lui donner à boire. Voulant chauffer du tilleul, je m’approchai de la veilleuse, et je m’aperçus alors qu’elle était éteinte, et pourtant il y avait toujours une lueur dans la chambre. Alors j’ai regardé du côté du lit, et j’ai vu dans l’alcôve, j’ai vu comme je vous vois et à la place où je vous vois (Anna recula involontairement), j’ai vu une vieille aux yeux fauves comme ceux d’un chat-huant. Je ne dormais pas, je ne suis pas folle et je ne mens pas. Ivonne se débattait contre elle. La vieille lui présentait une petite croix d’or, reculait en ricanant, dès que celle-ci, dit Jeanne en montrant la morte, dès que celle-ci voulait la saisir, et elle disait : « Est-ce que je ne te l’ai pas bien payée, cette méchante petite chose qui ne valait pas deux liards ? » Puis la vieille s’est approchée : elle a fouillé avec ses ongles dans la poitrine autour du cœur en disant : « Ce serait le moment, ma mignonne : la lune se lève, il te reste quelques gouttes près du cœur, et il me les faut, j’en ai besoin pour ma lessive. »

 

 

 

Ernest HELLO, Contes extraordinaires, 1879.

 

 

 

 

 

 

 

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