La recherche

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Ernest HELLO

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’ÉTAIT le plus grand des rois d’Asie, et, près de sa magnificence, les contes orientaux avaient l’air de récits bourgeois. Ne cherchez pas, en Occident, à vous en faire une idée. Vos splendeurs sont du fumier, près des siennes.

Chacune des colonnes du parvis de son palais eût illustré la capitale d’un grand empire.

Les serviteurs qui le servaient à genoux appuyaient le front contre terre quand ils approchaient de lui, et ils le faisaient volontiers, instinctivement, comme s’ils avaient été non pas contraints de le faire, mais sincèrement écrasés par la redoutable majesté de leur maître.

Et l’idée de la béatitude se mêlait, dans l’esprit de ses sujets, au spectacle de cette puissance et de cette richesse, et ils n’osaient pas dire : heureux comme un roi, dans la crainte de comparer quelque chose à la béatitude de leur souverain.

Et le peuple lui-même semblait en fête, parce qu’il avait un tel roi. On eût dit qu’il était heureux de contempler cette béatitude.

Mais depuis quelque temps le ciel s’assombrissait. Le soleil était moins brillant, et le peuple moins joyeux.

Mais nul n’osait se demander si par hasard sur le front du souverain avait osé passer un nuage.

Et cependant oui ; sur le front du souverain avait osé passer un nuage.

Le roi était généralement invisible. Retranché au fond de son palais, il ne voyait que ceux des grands de sa cour qu’il avait manifesté l’intention de voir, et la peine de mort était prononcée contre quiconque l’aurait vu sans son ordre ou sans sa permission.

Un jour, il assembla tous les grands de sa cour, tous les sages du royaume, et leur dit :

– Mon esprit est travaillé par un besoin nouveau qui le trouble et l’importune. Mes honneurs me sont à charge et le gouvernement de mon royaume m’ennuie. Je voudrais savoir où est le Seigneur Dieu. Je voudrais savoir son Nom.

Chacun des grands, chacun des sages proposa un nom.

Pendant la séance, un bruit vague s’entendit dans la cour du palais.

– Que se passe-t-il ? dit le roi.

– Sire, ne faites pas attention. C’est un chien que vos serviteurs chassent.

Or ce n’était pas un chien, mais un mendiant. Mais ce mendiant-là, connu de tout le pays, était appelé partout le Chien, tant il était misérable. Près de lui, les autres mendiants avaient l’air de monarques orientaux ; on eût dit, à le voir, qu’il marchait à quatre pattes, et on ne savait pas trop si c’était un homme.

La séance continua, dans le palais. La consultation fut longue, savante. Plusieurs discours furent prononcés.

Cependant, pendant les jours et les nuits qui suivirent ce jour-là, le front du roi s’obscurcissait, et le nuage se faisait plus sombre sur la face de son peuple.

Il y eut cependant, dans la soirée, dans la cour du palais, un instant de gaieté ; ce fut l’instant où l’on se raconta que le Chien avait voulu voir le roi, le Roi des rois, celui que personne n’approchait, et que, pour cette tentative, déjà amusante par elle-même, il avait choisi l’instant le plus occupé et le plus solennel de la vie du prince.

Cependant le front du roi allait s’obscurcissant.

Et il convoqua, pour la seconde fois, les grands et les sages, et il leur dit de s’entourer des mages qui étudient les astres.

Et le roi, les voyant venir, se leva de son trône, avec un geste de douleur et dit :

– Je n’ai pas trouvé la paix. Quelqu’un de vous sait-il le Nom du Seigneur Dieu ?

Et chacun fit sa réponse. Les discours, plus longuement préparés que la première fois, étaient remplis d’une érudition plus profonde. Et chacun se disait intérieurement :

« Si c’est moi qui apprends au roi le Nom de Dieu, Dieu et le roi sont seuls à savoir jusqu’où s’élèvera ma fortune, et quel trône me sera donné. »

Cependant un bruit se faisait dans la cour du palais. C’était le Chien qui était revenu, et qu’on chassait pour la seconde fois. De nombreux éclats de rire se mêlaient au bruit des voix ; car il avait insisté pour parler au souverain. Les injures et les pierres qu’on lui jetait à la face, les rires qui accueillirent sa supplication, tout cela attira l’attention du prince lui-même qui vit le tableau de sa fenêtre. Et son front sombre se dérida, et voyant quel était l’être, homme ou chien, qui avait osé vouloir se présenter devant lui, et dans quel moment, le souverain éclata de rire. Et les grands et les mages, qui avaient le même tableau sous les yeux, mais qui n’osaient pas rire les premiers, éclatèrent à leur tour, quand le roi, riant lui-même, eut donné au rire des autres la permission d’éclater.

Mais la gaieté fut courte.

Et la tristesse qui lui succéda fut tellement mortelle, que les paroles s’éteignirent sur les lèvres des docteurs, et ils s’en allèrent, les uns après les autres, aussi terrifiés au moment du départ, qu’ils avaient été fiers au moment de l’arrivée, car ils craignaient la colère du roi.

Et, à partir de ce jour, ceux qui passaient devant le palais croyaient voir un drap noir, constellé d’or, suspendu devant la porte ; la mort du roi était le sujet de toutes les conversations. Le sommeil avait fui sa couche, comme le sourire avait fui ses lèvres. Et il avait fait couvrir d’un voile son portrait. Fatigué de lui-même, il était fatigué de son image.

Cependant une troisième consultation était annoncée, et le majordome avait pris des mesures pour que l’incident burlesque du Chien ne pût se renouveler.

Et des mages furent appelés du fond de l’Asie, des mages lointains, au secours des autres mages ; la Perse et l’Inde envoyèrent ceux que désigna la voix publique. Tout ce que l’Asie avait de grand, de superbe, de savant et de magnifique, tout cela se prosterna, le front contre terre, au jour et à l’heure indiqués. Et les rois avaient l’air de domestiques en livrée, étant à la cour du roi des rois.

Mais le roi des rois était pâle ; car le sommeil n’était pas au nombre de ses sujets. Le sommeil ne lui obéissait pas. Et quand il lui disait : « Viens », le sommeil ne venait pas.

Tout lui était soumis, excepté le sommeil ; et sa fureur éclatait contre ce révolté. Tantôt il l’insultait ; tantôt il le suppliait.

Depuis que le majordome avait donné des ordres pour l’éloignement plus complet du Chien, depuis que les environs même du palais étaient interdits au Chien, comme on eût craint qu’il n’eût troublé par ses aboiements le silence des nuits du roi, depuis ce moment, le sommeil, de son côté, avait fui plus loin du palais.

Le sommeil, le rire et l’oubli comme trois exilés, avaient fuit le palais du prince, puis la demeure du peuple.

L’insomnie, la tristesse et la préoccupation étaient assises au seuil du palais et au seuil des palais ; puis elles envoyèrent leurs filles et leurs servantes s’asseoir au seuil des chaumières.

C’est pourquoi le roi était pâle, quand arrivèrent les rois d’Asie, suivis de leurs grands, de leurs sages, de leurs éléphants et de leurs chameaux.

Les éléphants et les chameaux étaient chargés des plus riches présents. Mais le roi, pâli, jetait un œil sans regard sur les magnificences qu’on lui offrait, et son œil avait l’air de dire :

« Le sommeil est-il au nombre de vos présents ? Savez-vous le Nom du Seigneur Dieu ? »

Et toute l’Asie versa dans le palais du souverain tous les trésors de son éloquence et de son érudition, comme tous ceux de son industrie.

Et les rois et les mages se regardaient les uns les autres et regardaient le front du roi, et du front du roi leurs regards retombaient sur les autres fronts, et, se jalousant les uns les autres, ils cherchaient à prévaloir les uns contre les autres, et chacun voulait lire son triomphe, à lui, sur le front du roi.

Mais le roi des rois se leva sans répondre. Il ne jeta pas même sur eux un regard ! Non ! pas même un regard de dédain. Il se leva et disparut. La porte se ferma, et nul n’osa le suivre. Et quand, après la première surprise, on demanda : « Où est le roi ? », au lieu d’une réponse, chacun trouvait sur les lèvres de l’autre une question. Tout se demandaient les uns aux autres : « Où est le roi ? »

La nuit tomba sur le palais, à son heure ordinaire. Et le roi n’était pas retrouvé.

Ce fut parmi les serviteurs une étrange et singulière émulation. Qui donc devinera ?

On cherche, on fouille ! On interroge les corridors, les détours, les cachettes les plus invraisemblables. Et le roi était absent. La nuit se passa en recherches vaines qui finirent par devenir des recherches folles. Chacun doutait de sa raison, et de celle des autres. Le palais finit par prendre l’apparence d’une maison de fous.

Cependant à travers l’Asie, et bientôt à travers l’Afrique, voyageait une caravane. Les ânes et les chameaux transportaient les pèlerins ; chacun disait le but de son voyage, excepté l’un des voyageurs. Celui-là était vraiment singulier. Magnifiquement vêtu, entouré de serviteurs qui ne venaient pas du même pays que lui, qu’il avait attachés à son service depuis son départ, il ne disait son nom à personne.

Il y avait sur son front un air de puissance, et son bâton ressemblait à un sceptre. Il se faisait appeler le pèlerin.

Quand on lui demandait où il allait, il répondait : « Je ne sais pas. »

Partout où un homme illustre avait laissé trace de son passage, le pèlerin s’arrêtait. Il passait là de longues heures, étudiant les lieux, les inscriptions, interrogeant les hommes, fouillant les choses.

Et quand un pas célèbre avait fait sa marque sur le sable, il s’arrêtait au bord de la mer, assis sur une pierre, la tête dans ses mains. Et quand le soleil se couchait dans l’Océan, embrasé de son image, et quand la lune se levait, sereine et tranquille, à l’autre extrémité de l’horizon, lui, sans regarder ni à droite ni à gauche, repassait dans sa mémoire les recherches, les travaux, les études de la journée.

Les tombeaux illustres, fréquentés par les multitudes l’attiraient.

Aux lieux où ils avaient vécu, aux lieux où ils étaient morts, il cherchait les traces des sages.

Il voulait s’inspirer de leur esprit ; il méditait sur leur tombeau. Quelquefois aussi il pensait au sien. La cérémonie de ses funérailles lui apparaissait quelquefois dans le lointain de ses pensées : il se voyait conduit à sa dernière demeure, escorté par les savants et escorté par les rois. Mais dans cette dernière escorte, les pauvres n’avaient aucune place. Il les oubliait dans son rêve. Rêves glorieux, ou rêves funèbres, les rêves de ce pèlerin étaient pleins de choses fortes et pleins d’hommes forts. En ma qualité de scrutateur, je les scrute ! Je les vois remplis de héros. La force les habite, les pénètre. Ils admirent ce qui est vigoureux, hardi, entreprenant. Ils admirent ce qui s’impose, et sans le savoir, ils admirent ce qui est riche. Je vois le pèlerin lui-même figurer dans ses rêves. Je le vois se contempler, roi d’abord, pèlerin ensuite. Je le vois préoccupé de sa grandeur, et se promenant dans sa gloire. Il me semble qu’à ses propres yeux le pèlerin grandit le roi. Il me semble que son voyage lui apparaît plus grand que son trône. Son investigation autour du globe lui apparaît comme la plus grande preuve qu’il se soit donnée à lui-même de sa richesse et de sa puissance. Il se pare intérieurement des splendeurs qu’il contemple ; il lui semble qu’il boit et qu’il mange la substance des grands hommes qui ont vécu là où il passe. Je fouille encore ces rêves avec l’indiscrétion qui caractérise le conteur et avec les droits qu’il tient de sa position. Dans ces rêves fouillés, remués, creusés, je ne vois pas les larmes de ceux qu’il a quittés, malheureux et immobiles, aux régions d’où il est parti. Je ne vois pas la place des désolés. Je ne vois pas le souvenir des femmes cherchant le pain de leur mari malade. Je vois des navires et des chameaux. Je ne vois pas les remerciements d’un malheureux, et cependant je sais qu’il y a des malheureux dans son empire. Cependant tout a un terme ici-bas, et le tour du monde est bientôt fait. On ne peut pas marcher toujours. Le point de départ menace de devenir un point d’arrivée.

Un jour, on revit le roi dans son palais.

Ce fut une émotion indescriptible. On s’empresse ; on crie ; on tremble, on s’enfuit même. Qui pourra démêler dans les transports qui éclatèrent la part de la sincérité et la part du mensonge ? Celui qui revenait, revenait maître, et il ne demandait à personne s’il avait bien fait de partir.

Il traversa les magnificences de ses jardins, aborda celles de ses palais, et rentra dans celles de ses appartements.

La foule des courtisans se disputait un regard et attendait un sourire.

Quant à lui, il s’assit sur son trône. Tous regardaient et tremblaient. Ses cheveux avaient blanchi. Sa. figure hautaine avait contracté des plis étranges. Ses yeux étaient sans trouble, immobiles et froids. Un orgueil singulier, l’orgueil d’avoir fait ce qu’il avait fait, même inutilement, l’orgueil d’être ce qu’il était, même vainement, habillait son désespoir des vêtements du dédain et des vêtements de l’insolence.

Son front portait le pli d’une certaine douleur morne et inavouée, qui n’avait rien de touchant. La pompe qui l’entourait était pleine de richesse et vide de majesté. Une certaine ironie, mal définie dans sa cause et dans ses effets, errait vaguement sur ses lèvres, et si elles s’étaient ouvertes, il semble qu’elles eussent dit :

« Je n’ai pas trouvé le nom du Seigneur Dieu ; mais si ma recherche était à recommencer, je la recommencerais, telle que je l’ai faite, et non pas autrement. »

Tout à coup le roi poussa un léger soupir, et, s’affaissant sur lui-même, glissa de son trône, jusque sur le tapis qui supportait le trône.

Le premier médecin du palais s’approcha, ce que les autres spectateurs n’osaient faire, et, appuyant le doigt sur la place où le pouls aurait dû battre :

– Il est mort, dit-il.

Le lendemain, les rois d’Asie, suivis de leurs grands et de leurs mages, suivaient les obsèques du roi des rois.

Or il se trouva que le Chien avait été chassé, par les ordres du majordome, à une distance du palais qui était précisément la distance du cimetière.

Et quand passa le dernier cortège du roi des rois, on vit le mendiant des mendiants à genoux, le long de la route, à la porte du cimetière.

Au fond de la sébile qu’il tendait aux passants, quatre lettres étaient écrites :

 

C’ÉTAIT LE NOM DU SEIGNEUR DIEU.

 

 

 

Ernest HELLO, Contes extraordinaires, 1879.

 

 

 

 

 

 

 

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