Le petit âne en bois

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Magali HELLO

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À mon père

 

 

Il sentit qu’une grosse main coupait la ficelle, enlevait le papier, et le petit âne gris vit le jour. La main le posa sur une nappe blanche, au pied d’un sapin ; une branche au-dessus de lui vint caresser son dos, et devant ses yeux passait une chaîne d’argent qui s’infléchissait en arc, puis de droite, de gauche escaladait les branches de l’arbre, pour aller se perdre là-haut, où le petit âne en bois ne pouvait plus rien voir, parce qu’il ne pouvait pas retourner la tête.

– C’est prêt, dit une voix. Encore cette boule. Maintenant, tu peux allumer les bougies.

Le petit âne vit une étincelle. Près de lui, une flamme jaillit, parut s’éteindre, puis une lumière ovale se mit à briller sur une bougie. Une autre, une autre, une autre encore. Bientôt le petit âne en bois, ébloui, fut entouré d’un bain de lumière qui lui faisait cligner les paupières.

– Tu peux ouvrir la porte, dit la même voix qui avait déjà parlé.

Le petit âne entendit des bruits de pieds et de voix. Il vit des têtes d’enfants s’approcher de la table ; derrière eux se tenaient un papa et une maman qui les regardaient contents. Les enfants eux aussi regardaient, et dans leurs yeux, le petit âne vit que les bougies du sapin se reflétaient, minuscules.

– Chantons : « Voici Noël, ô douce nuit », dit une autre voix, plus grave que la première.

Les enfants et les parents chantèrent. Les flammes des bougies brillaient. Quand le chant cessa :

– Il y a un ange, dit une voix jeune. Mais l’âne ne pouvait pas le voir. Il aurait bien aimé lever la tête, rien qu’un peu, et voir là-haut l’ange qui volait, mais il ne pouvait pas.

– Et la crèche, tu vois, là.

Un doigt se tendait dans la direction de l’âne. Les enfants s’approchèrent. La grande main qui avait tenu l’ânon avant qu’il ne vit le jour, alluma une bougie à ses côtés, et celui-ci sans remuer ni bouger la tête, aperçut près de lui une crèche qu’il n’avait pas vue : un enfant dans la crèche, une dame, des rois aux manteaux couverts d’or, des bergers à genoux tenant un mouton blanc, saint Joseph. Un bœuf mettait son naseau sur la paille de la crèche. De l’autre côté, un âne gris comme lui-même penchait la tête et touchait presque le petit Jésus. Tout cela était en carton brillant et peint, mais comme une bougie était allumée au ciel, près de l’étoile dorée, et que sa lumière mouvante se réfléchissait sur l’étable par un jeu de papiers d’étain vermeils, les personnages semblaient vivre et bouger.

L’âne en bois fixait un œil étonné sur ces splendeurs si proches qu’il n’avait pas su voir seul. Les enfants faisaient cercle et posaient des questions. Le père répondait. Le petit âne apprit ainsi beaucoup de choses : que la dame s’appelait Marie ; que les rois mages étaient des païens venus d’Orient pour apporter leurs trésors à l’enfant Jésus.

– Maman, est-ce que tu me donnes la crèche ? demanda la voix d’un bambin.

– Non, répondit la mère. On ne la donne pas ; elle est à tout le monde.

Saisis de respect, les enfants reculèrent un peu.

– Alors, cette loco ?

– Oui, c’est pour toi.

– Et cette poussette, maman, c’est pour ma poupée ?

– Oui.

Un bruit de baisers, des exclamations de joie, les enfants tressautaient de plaisir. Un garçonnet se précipita dans les bras de sa mère.

– Et ça, papa, qu’est-ce que c’est ? C’est la terre ? interrogea une voix nouvelle.

– C’est le globe terrestre ; je vais vous montrer comment il tourne autour du soleil.

Alors, le petit âne assista à une scène compliquée. Le père alluma une lampe électrique : c’était le soleil. Le soleil restait immobile dans l’espace. La terre ronde, sur laquelle on voyait dessinées l’Amérique, l’Asie, l’Afrique, l’Océanie et l’Europe, était portée autour de la poire électrique qui figurait le soleil, et cette terre tournait sur elle-même autour de son axe ; cela faisait le jour et la nuit.

C’était trop difficile pour la tête du petit âne.

Aussi le père fit chercher un verre avec de l’eau et une aiguille à tricoter. Il versa de l’huile sur l’eau, et de l’alcool sur l’huile. Il y plongea l’aiguille qu’il tourna entre ses doigts. L’huile se mit en boule et tourna sur elle-même autour de l’aiguille ; tout autour de la grosse boule d’huile, de plus petites tournaient en rond.

– Le gros globule, c’est le soleil, expliqua le père ; les petits, les planètes ; celui-ci qui tourne autour d’une planète, c’est la lune ; on l’appelle le satellite de la terre.

L’âne en bois et les enfants étaient penchés sur le verre où se mouvaient les mondes. Ils retenaient leur souffle, émerveillés.

À l’autre extrémité de la table, dans un meuble étrange en métal brillant comme de l’or neuf, de l’eau se mit à cuire en chantant. Les enfants s’assirent autour de la table. Le père et la mère versèrent du thé et du lait dans les verres. Le petit âne, devenu le compagnon d’un garçonnet qui ne le lâchait plus, dut en goûter aussi.

– Maintenant, raconte-nous, papa, comment tu es parti pour la Russie.

– D’abord à Nice.

– D’abord à Nice. J’avais vingt ans. J’accompagnais le professeur Desor ; nous avions quitté Combe-Varin par une bise froide qui chassait la neige. Maintenant nous descendions du train, sur la Côte d’Azur, dans le soleil. C’était la première fois que je voyais la mer. Des oranges pendaient aux arbres...

 

Les enfants ferment un peu les yeux. Au travers de leurs cils en rayons, ils voient loin, bien loin, s’étendre une mer bleue, un soleil blanc, des routes. Et des oranges pendent aux arbres.

 

– Alors le savant est mort là-bas, et l’année suivante, j’ai tenu l’école aux Bayards. Il y avait un mètre et demi de neige en décembre. À Noël, je suis venu à pied jusqu’à la maison, à Neuchâtel, en brassant la neige tout le jour et jusqu’à la nuit. J’en avais plus haut que les genoux.

 

Les enfants et le petit âne ferment un peu les yeux. Au travers de leurs cils en rayons, ils voient la forêt noire, la neige. Là-bas, derrière les sapins, on entend rôder les loups...

 

– En quatre-vingt-trois, je suis parti pour la Russie. Ces champs tout plats, ces plaines à perte de vue... on avance, on avance pendant des jours et des nuits, et c’est toujours la plaine, et toujours plat. J’ai eu le mal du pays.

 

Les enfants et l’âne gris ferment un peu les yeux. Au travers de leurs cils en rayons, ils voient la plaine de Russie interminable, sous le ciel terne, la plaine qui touche le ciel là-bas, mais qui ne finit pas.

 

– Six ans plus tard, je suis revenu en bicycle, à travers l’Europe, avec le samovar.

 

L’eau cuit dans ]e samovar ; une pile d’oranges s’élève sur la table. En fermant un peu les yeux, le petit âne en bois et les enfants, voient au travers de leurs cils en rayons, la vaste plaine couverte de neige où luisent les yeux des loups, et là-bas la mer bleue sous le soleil ; des oranges aux branches pendent dans la mer d’azur.

 

– Chante-nous en russe, papa.

 

La mélopée qui vient de là-bas est un chant dans une église. L’eau bruit dans le samovar ; les charbons s’éteignent sous la cendre. Très loin, la plaine, la neige, l’appel des loups... L’âne est plus gros que l’étable... Jésus s’endort sur la paille... Ici, des oranges sont posées sur la nappe, et la grande mer luit au travers de leurs cils en rayons.

 

 

 

Magali HELLO, Terre de miracles,

Éditions Victor Attinger, 1929.

 

 

 

 

 

 

 

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