Le cygne mourant

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

HERDER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Dois-je donc être le seul oiseau muet et sans voix ? se disait en soupirant le cygne silencieux en se baignant à la lueur d’un beau soir. Je suis presque le seul de tout l’empire où vivent les tribus ailées. À la vérité, je n’envie leurs voix ni à l’oie bavarde, ni à la poule caqueteuse, ni au paon criard, mais la tienne, ô tendre philomèle ! Lorsque, comme fasciné par tes accents, je sillonne lentement les ondes et me récrée à la clarté du ciel, oh ! que je voudrais pouvoir te chanter, soleil d’or du soir ! chanter ta divine lumière et ma félicité ; me plonger dans le miroir qui m’offre ton aspect de roses, et mourir !... »

Silencieux et ravi, le cygne plongea de nouveau sa tête sous les eaux ; mais à peine l’avait-il relevée au-dessus des flots qu’une figure lumineuse arrêtée sur la rive lui fit signe d’approcher ; c’était le dieu éclatant du matin et du soir, le blond Phébus :

« Aimable et gracieuse créature, dit-il, le désir que tu nourris depuis longtemps dans ton sein mystérieux, et la prière qui s’en élève sont exaucés. » En disant ces mots, il touche le cygne de sa lyre, et fait résonner sur lui une note de l’immortelle harmonie. Pénétré de ce son, l’oiseau ravi ouvre son gosier délivré ; il se répand en chants suaves, et, plein de joie et de reconnaissance, il chante le beau soleil, le lac étincelant et son innocente et heureuse vie.

Le chant mélodieux était doux comme l’oiseau lui-même ; longtemps il rasa lentement les flots, à demi endormi dans l’harmonie suave, jusqu’à ce qu’enfin il se retrouva dans l’Élysée, aux pieds d’Apollon, lui-même, revêtu alors de sa pure et céleste beauté. Le chant qui lui avait été interdit durant sa vie devint ton chant de mort ; ses liens terrestres devaient se délier, car il avait vu le visage d’un Dieu. Plein de joie, le cygne se coucha aux pieds d’Apollon, et prêta l’oreille à ses divins accents. Sa compagne fidèle qui, dans un chant plaintif avait pleuré sa mort, vint le retrouver au divin séjour. La déesse de l’innocence les prit tous deux pour ses favoris, et en fit le bel attelage de sa conque nacrée, quand elle va se baigner dans la mer de la jeunesse.

Patience, cœur silencieux qui espère ! Ce qui t’est refusé dans cette vie, parce que tu ne saurais le supporter, l’instant de la mort te l’apportera.

 

 

HERDER.

 

Paru dans La France littéraire,

artistique et scientifique,

en novembre 1856.

 

 

 

 

 

 

 

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